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Autoportrait
avec la voix d’Aliénor de Mezamat
Esquisses, études, pièces & enregistrements sonores.
Un autoportrait de sons. Un autoportrait avec des sons.
1.
Marche d’approche.
Je me souviens d’une chose qui m’est arrivée lorsque j’étais enfant, d’une expérience que j’ai faite et que je tiens aujourd’hui pour initiatique.
J’aime penser qu’elle a conditionné quelque chose en profondeur. Mais cela je ne l’ai découvert que par la suite (l’expérience est une lanterne qui n’éclaire que le chemin parcouru).
Je devais avoir douze ans ce jour là quand je suis parti à vélo sur une petite route de campagne au milieu des champs.
Soudain un nouveau bruit attire mon attention.
Il est difficile de le situer à l’oreille tant il est diffus dans l’horizon.
Je ne peux pas savoir exactement d’où il vient, à quelle distance il se trouve, quelle peut en être la cause.
C’est un bruit inconnu.
Il est fort et loin à la fois.
Il est là et encore ailleurs.
Dans les champs, dans les arbres au loin, dans le ciel.
Il est partout et il grandit, vers une intensité toujours plus forte, qui finit par m’envahir complètement.
(…)
J’ai perdu l’équilibre et je suis tombé dans le fossé au bord de la route. Je me suis retourné et j’ai vu passer, lancé à vive allure, un char d’assaut.
2.
Les sons me claquent dans les doigts. De vraies bulles. Ce n’est pas tellement qu’ils meurent, non, c’est plutôt qu’ils s’en vont, qu’ils nous quittent.
3.
Autour de moi, un cabinet de miroirs, qui contemplent le monde et le restitue, tout en l’inversant.
Echo.
La première sensation d’un phénomène qui dure.
Miroir, qui à grande enjambée, abolit la distance et me relie d’une façon intime à toute empreinte candidate à la détection.
Il y en a de toutes sortes :
miroirs de poches, miroirs grossissant, miroirs aux alouettes.
Miroirs au pouvoir déformant, qui font une sorte de court circuit entre le même et l’autre.
Miroirs… dotés de mémoire.
3bis.
Ecoute. Voyage en arrière.
J’entends… ce que j’ai perdu sans jamais l’avoir possédé, un chant sans voix, une empreinte de pas sans marcheur.
4.
Chemin de sons
Chemin de désorientation
Chemin pour aller vers ce que l’on ne connaît pas.
5.
Je cherche une musique
qui serait proche du silence, qui en serait le questionnement, qui pourrait même se passer d’être sonore.
D’ailleurs la plupart du temps je me passerai bien de musique.
6.
Gérard Grisey a imaginé un générateur de silence miniaturisé,
qui pourrait faire taire tous les haut-parleurs dans les lieux publics.
Un anti-magnétophone,
qui serait une arme redoutable contre la musique fonctionnelle planifiée.
7.
Je pense à une musique d’avant son état sonore, au bord de la naissance,
lorsqu’elle n’a pas atteint le fredon.
Ce qui bouge en soi, que l’on pressent et qui tend à prendre la forme d’une mélodie ou peut-être d’un poème.
Ce qui est en instance de formation et qui ne s’est pas encore glissé dans son fourreau de sons.
8.
Le son n’est pas un élément simple, c’est un composé, un assemblage, une matière impure par essence.
Avec le son, on est du côté du désordre, de la sauvagerie, du chaos, de l’émeute.
9.
Le monde des sons est fugitif et sans permanence.
Sa présence est temporelle et fantomatique.
Le son, on peut lui faire confiance et on ne peut pas lui faire confiance.
9bis.
Fantômes, revenants, concrétions de stalactites ou draperies scintillantes.
10.
Il y a un secret du son, de l’invention du son dans l’univers
et je l’ignore.
10bis.
Longtemps, j’ai prêté l’oreille à son murmure fantôme.
11.
Célébration de bruissements. Volume.
Proche du silence
Une musique qui n’est pas destinée à être écoutée ?
12.
Musique
en adéquation avec l’idée d’une musique qui rende sonore la disparition du sonore.
Musique qui tend à disparaître, qui transparait plus qu’elle n’apparaît, qui creuse l’écoute et l’approfondit.
Le mourir du son, pour décrire le moment où il nous quitte, son retrait…
Dans l’oreille, l’organe du passage.
13.
Voilà la nuit. Toute écoute est crépusculaire.
14.
Je me reconnais assez bien dans la définition du musicien de Flaubert :
le propre du musicien, c’est de ne composer aucune musique, de ne jouer aucun instrument et de mépriser les virtuoses.
15.
Un homme à la mer. Jean Pierre est en plein vertige. Il passe me voir régulièrement dans mon studio de la rue des Solitaires.
Tout ce qu’il me raconte, il le dit pour la dernière fois. D’ailleurs, le nom de sa maladie, il l’a oublié.
À mesure qu’il me parle, sa tête l’efface.
Comme un magnétophone où chaque son entendu le serait pour la dernière fois.
Se souvenir, c’est enregistrer.
Un homme à la mer me dis-je, en plein naufrage, qui regarde son bateau s’éloigner,
emporté par le courant.
Toute musique est une cartographie du mouvant.
16.
Voix. Vois.
Voix.
Expression de la vie éprouvée comme impression.
Où la vie silencieuse se donne à entendre pour un autre, en même temps qu’elle se recueille en elle-même.
Quand je parle, je suis à l’extérieur de mon propre intérieur.
Dans l’écoute amniotique, c’est une voix que j’entends, avant d’avoir un nom.
17.
Comme les larmes.
Ailleurs que dans le dire.
18.
J’ai retrouvé mon premier enregistrement sonore et c’est une voix.
19.
Tout a été dit, mais tout n’a pas été entendu.
Dans une conversation, celui qui écoute est aussi important que celui qui parle.
Je préfère me taire que de ne rien dire.
20.
Le son, c’est ce qu’on oublie et que l’on redécouvre.
21.
Musique de scène, installations sonores, pièces chorégraphiques.
Rien n’est plus joyeux que la création collective, faite de voyages et de rencontres.
22.
Une fois je suis allé au Brésil, à Sao Paolo…
Ma chambre d’hôtel est située au 38ème étage.
La fenêtre ouvre sur une forêt de buildings et de tours qui s’étendent à perte de vue et dont il émane une immense clameur.
A cette hauteur, tous les sons se mélangent. Un nuage harmonique se forme, les engloutit dans une onde douce et puissante à la fois, immobile et souple, redondante, entre les immeubles, prisonnière de la matière et pure émanation cependant.
23.
Forêt de sons, sono-diversité, qui porte en elle la possibilité d’un monde en soi, sans cesse renouvelé.
Un théâtre pour l’oreille, une chambre de secrets, le lieu d’un double-entendre, où l’on est à la fois traversé et enveloppé par le son, matière rapide et immédiate.
Comme si les choses se mettaient à parler d’elles-mêmes
Comme si elles nous apportaient le message d’un monde inconnu.
24.
Qu’est-ce qui produit le son ? Est-ce le dedans ou le dehors ?
Intérieur. Extérieur. Où est le cadre. Où est la limite.
Dedans et dehors.
Révélation et énigme.
24bis.
Le chemin est double. Celui de gauche croise celui de droite.
25.
Je me suis aperçu que j’étais attaché à l’idée du temps vécu dans la fabrication de mes sons. Je ne peux pas composer avec les sons d’un autre par exemple.
Il me faut en avoir la mémoire pour pouvoir les oublier. L’ouïe est une vue du dedans.
Qui disait déjà que composer c’est oublier ?
26.
Le studio est le lieu où je peux exercer ma liberté. Mais pour cela, il faut s’enfermer. Cet un enfermement qui est une ouverture. Car le son est un point de fuite hors du monde.
Sons fixés, souffles de table, modulations électroniques, effets larsens.
Le studio est un écrin, un laboratoire du battement, le Centre national des opérations silencieuses, selon les jours.
27. (l’acoustique change)
Jack, Cinch, XLR, casques et mousquetons…
La salle du bestiaire fantastique, peint à l’abri de tous les regards, au cœur de la cavité.
Il faut entrer dans la grotte pour voir quelque chose.
Pour l’atteindre, on progresse parfois au prix de quelque reptation.
Lent travail d’effacement, où tout est passé à la loupe.
Temps mis en suspend.
27bis.
Oreille.
Télescope temporel tourné vers le dedans.
Qui projette un monde hors de notre portée, un arrière-monde, un territoire dont il n’existe aucun relevé, aucune carte.
Une flamme noire éclaire cette voute démesurée, aux parois tourmentées, dessinant au hasard de l’éclairage un spectacle minéral.
J’envie les compositeurs qui peuvent travailler n’importe où.
28.
Qu’est-ce qu’un compositeur ?
Songe à l’astronome, inattentif au monde tel qu’il est.
Pour lui comme pour le compositeur, l’objet identique à lui-même est sans réalité.
Le compositeur et l’astronome regardent le monde avec les yeux de la nuit.
Ils font un pas hors de la limite.
Dans mon studio il y a une petite reproduction de L’astronome de Vermeer.
On y voit l’intérieur d’une chambre, balayée de gauche à droite, par une lumière douce et tamisée.
Elle enveloppe d’abord un globe céleste, puis une étoffe posée sur la table, puis le livre…
En suivant son cours naturel, elle éclaire le visage d’un homme.
De sa main droite, il fait tourner le globe.
Un rêve d’infini l’anime, une lueur venue de loin.
Il se tient à l’écart de la clarté, comme un insecte acharné.
Sa respiration est celle d’un homme endormi. Mais ses yeux sont grand ouverts.
On dit que l’astronome voit dans les régions qu’il s’étonne d’atteindre luire un astre nouveau, d’autres astres s’éteindre.
Une suite de mondes tourbillonnent derrière lui comme les flots d’un torrent.
Ainsi est le compositeur et son carnet de bruits.
Trafiquant dans l’inconnu et se consumant dans le gouffre lumineux de la nuit dissimulée dans la limbe gravée d’un astrolabe.
28bis.
Cratères d’impacts, tempêtes magnétiques, effondrements gravitationnels…
Plus le télescope est perfectionné, plus il y a d’étoiles.
Joie de l’égarement.
29.
Le tambour est le roi des instruments.
Qui écoute le tambour entend le silence.
La membrane du tympan dans l’oreille aussi est un tambour
et l’univers est un tambour.
D’ailleurs mon premier instrument de musique est un tambour.
30.
Une fois, je me suis réveillé sans raison au milieu de la nuit.
Le silence était total. J’avais beau fouiller l’obscurité des yeux, le noir était absolu.
Rien ne pouvait être vu. Rien ne pouvait être entendu.
Alors je me suis rendormi.
31.
Je rêve d’une musique qui pourrait exister sans le son.
Mais tout a un bruit, n’est-ce pas ?
32.
J’irai travailler le vent. J’irai travailler la neige encore.
Pour que dans l’oreille,
le son naisse de nouveau.
33.
Faire parler le support. Faire chanter le réel.
34.
J’ai placé des haut-parleurs dans le rayon d’énormes ventilateurs industriels,
dans l’espoir d’entendre le son se déformer dans les turbulences de l’air. En vain.
J’ai passé des journées entières accroché à des haut-parleurs dans les arbres.
Il m’est arrivé d’en enfouir sous terre pour constater qu’il ne se passait rien, hormis une cascade de petits cailloux sous l’effet de vibrations souterraines.
35.
J’aimerais construire un musée de la nuit.
Libéré du visible.
Ce n’est pas un hasard si on a découvert la trace du rayonnement fossile en observant le noir du ciel. Là où on ne voit rien.
36.
Astres, météorites, éclipses, cailloux.
Et l’homme, jusque dans ses rêves…
Nous ne savons rien du savoir astronomique de Sumer, quelques noms d‘étoiles, de constellations.
Calebasses percées d’orifices de visée, canots de pierre tournés vers le large,
comme des simulateurs de vol où s’entraînent les apprentis pilotes à mémoriser les étoiles et leur déplacement dans le ciel.
37.
Qu’un seul rayon traverse cette obscurité et elle devient toute entière transparence.
Est-ce que tu vois la même chose que moi ?
37bis.
Les Tablettes de Nippur, l’almageste de Ptolémée, l’observatoire de Samarkand, le catalogue d’Hipparque…
D’autres traités, aux détails flous et ensommeillés, aggravent l’énigme.
38.
Le début est perdu.
Interpolations, approximations.
Un voile d’obscurité nous sépare de l’origine.
L’instant zéro s’évanouit, ou se déplace.
Origine et fin sont sur la circonférence d’un cercle.
Un cercle qui jamais ne se ferme, dont rien ne marque le terme.
39.
Au milieu de cette image si peu claire du monde se pressent des entrevisions de plein jour.
Saccades, inachèvement, lenteurs.
Quelque chose d’insensé résulte de ce voisinage de visions mortes.
40.
La fin est l’endroit d’où nous partons.
Raconter l’origine d’une chose, c’est raconter la fin.
41.
Je vois du bleu.
Je vois des forêts, des arbres millénaires, les bruits de l’aube avalés par le jour.
Je vois un clair de lune sur la mer, une fête dans une ville déserte.
Je vois un petit village de Flandre nommé Noirceur sur la Lys.
Je vois des trains.
Je vois une scène de théâtre, plongée dans l’obscurité, pareille à une porte ouverte sur une nuit encore plus profonde.
Je vois des yeux dissimulés derrières de grands masques, entraînés à la nuit depuis mille ans.
41bis.
Je vois les cendres d’un brasier.
Une lueur intense illumine l’air caniculaire.
Rome, avalée par les flammes.
Grand incendie.
42.
Prisonnier du jour, le monde aurait besoin d’un autre monde où il puisse se réfugier.
43.
Point imprécis. Pure émergence. Imagination.
Arrivée de mots inconnus, de phrases illuminantes et étranges, images sorties de l’ombre, que l’ombre a fait naître.
44.
Combien de temps ai-je dormi.
Comment être sûr que nous ne sommes pas en train de rêver.
To sleep, perhaps to dream…
45.
Obscurcir l’obscurité, voilà la porte de toute merveille.
46.
L’arbre et l’autoroute, la pierre et le ruisseau, le périphérique et l’oiseau.
Un oratorio de toutes les langues dans une chambre de charmes…
Nuage d’inconnaissance.
Une forêt sensible, un château de souffles.
Voyage au pays de l’âme.
47.
Ce qui surgit, ce qui cesse, rien de définitif n’a été dit sur le sujet.
La fenêtre est fille du temps.
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