Ce modèle [2] a été très inspirant pour le management des années 90. L’entreprise se veut plus réactive et rêve de se débarrasser des vieilles structurations fonctionnalistes et des pesantes hiérarchies. Elle exige de fonctionner en réseau, c’est-à-dire en établissant des liens facilement ajustables [3]. En bonne logique connexionniste, il y aurait « plusieurs manières d’identifier les acteurs les plus “importants” d’un système, soit par des mesures de centralité, soit par des mesures de prestige. » [4] En dépit des théories sur l’« intelligence distribuée » que le réseau est censé promouvoir, le modèle connexionniste se contente de n’être qu’une grossière imitation des structures cérébrales ; en revanche, il peut rendre compte de l’évolution des réseaux managériaux et de la structure entrepreneuriale contemporaine.
La métaphore connexionniste se montre utile à la compréhension de la dynamique sociale au cours des dernières décennies car elle éclaire une vaste gamme d’interactions au sein des sociétés développées, surtout à travers la vision que les agents ont d’eux-mêmes et de leurs rapports (ou plutôt de l’idéalisation de ces rapports). Le mot « connexionniste » peut donc figurer au nombre des prédicats les plus pertinents pour exprimer ce stade de développement de la société, de même qu’on parlait ou qu’on parle encore aujourd’hui de façon plus ou moins heureuse de « société bourgeoise », « capitaliste », « industrielle » ou « néo-libérale », étant entendu qu’aucun prédicat n’a pour fonction d’exprimer une totalité et que le sujet qu’il prédique peut n’être lui-même qu’une métonymie (le mot « société » représentant un pays, ou divers pays, ou divers types de pays, etc.)
Le succès de la forme réticulaire connexionniste dans le champ social a été rendu possible par la révolution technologique majeure intervenue au XXe siècle : celle des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC). Si le développement technique a eu pour effet, depuis l’origine du genre Homo, d’accroître sa puissance motrice et sa présence matérielle dans le monde, la société connexionniste a tendance à transformer l’activité en flux informationnels et communicationnels alors que, parallèlement, les appareillages techniques ont acquis un pouvoir de transformation et une puissance destructrice gigantesques.
Le corps humain, en tant qu’entité bipolaire individu-outil, subissait et subit encore, mais à une échelle moins grande que par le passé, une situation d’enfermement destinée à la production. Dans la société connexionniste, la corporéité technique n’est plus destinée prioritairement à produire des biens ou des services, mais des flux, ni à transformer des matières premières, mais du temps. Consommer du temps pour produire des flux, voilà la tâche première de l’individu connexionniste. Il s’agit là d’une autre forme d’enfermement par enveloppement dans un maillage plutôt que par contention dans un espace foucaldien ou même dans un espace de contrôle comme le suggère Deleuze [5].
La société connexionniste vit sous la menace du ralentissement ou du blocage de ses rouages. Elle se méfie de la corporalité biologique qui est source de dysfonctionnements et de perturbation des flux. En tant qu’individu incarné, le citoyen peut provoquer des accidents de la route, encombrer les hôpitaux ou les salles d’attente des administrations (lieux qui ont d’ailleurs pratiquement disparu). Sa corporéité dérange et c’est pourquoi on tente de le réduire à un simple numéro d’identification, à quelques flux. On n’accepte de lui que des messages écrits et vocaux qui sont la plupart du temps traités par des automates ou surtaxés pour limiter leur nombre. Les solutions pouvant faciliter les « missions de service public » seraient celles qui généraliseraient le télé-enseignement ou la télé-médecine (techniques déjà largement expérimentées dans certains pays nordiques). Une autre solution consiste à créer de grandes unités dont la masse gigantesque réduit l’individu à un modeste atome : hôpitaux, aéroports, avions de plus en plus grands.
L’introduction au XVIIIe siècle de la nouvelle machine-automate industrielle, la machine à vapeur, a eu pour effet d’intégrer le travail humain à un domaine plus général qui est celui de l’énergie. Le travailleur des manufactures devait s’abstraire de son mode d’être et rentrer le plus possible dans son rôle d’appendice de la machine au lieu d’être lui-même le « producteur » direct – cet aspect constituait également le paradigme du taylorisme et du fordisme.
À partir de la fin du XIXe siècle, les industries de flux – comme une raffinerie qui est un gigantesque aménagement de tuyauteries, par opposition à des industries « solides » comme le bâtiment, les chaînes de montage représentant un moyen terme entre les deux – gagnent en importance et initient de nouveaux processus industriels : la main d’œuvre est inversement proportionnelle à la production et intervient surtout en cas d’interruption des flux [6]. Dans le processus mécanique, un fluide doit être préalablement transformé en solide par contention dans un récipient, alors que le même type de matière devient un avantage dans le processus fluidique [7] où la transformation s’effectue dans un processus de circulation. De mécanique, le processus industriel prototypique devient progressivement celui de la chimie : l’interaction des matières est seulement surveillée et contrôlée par l’opérateur. La production est de plus en plus automatisée à partir du dernier tiers du XIXe siècle et le phénomène de fluidification ne concerne plus seulement la chimie, mais touche également d’autres secteurs comme l’agro-industrie (distillation des alcools, sucrerie ou laiterie) ou la sidérurgie.
La fluidité industrielle tend à transformer le travailleur en contrôleur de flux [8]. D’opérateur mobile surveillant le circuit et intervenant sur lui à certains endroits, il se transforme en « tableautiste » dans une salle de contrôle et de commandement à distance. À partir des années 1970, les fonctions de contrôle et de planification des opérations sont confiées aux ordinateurs et la mission impartie au travailleur consiste à surveiller l’informatique. Sa qualité première n’est plus sa force de travail, mais sa vigilance, ou même sa simple disponibilité, contractuellement prévue. Toujours dans l’esprit de maintenir la continuité des flux, on tend à rendre le travail évanescent et les tâches plus floues. Le phénomène de l’« astreinte » oblige par exemple des ingénieurs à être présents la nuit non loin du lieu de production. Il en est de même de certains personnels hospitaliers ou de sociétés de transports, en particulier les conducteurs de trains. Le passage du fordisme au toyotisme et à sa gestion « à flux tendus » mobilise davantage la capacité de gestion du risque et le sang-froid du travailleur. Son « mode d’être » est tout aussi important que ses connaissances dans son évaluation. On notera son « dynamisme », sa « mobilité », son « évolutivité » et sa capacité d’« intégration ». Le travailleur doit s’adapter au système fluidique et se motiver (le motif est ce qui donne le mouvement, ce qui est moteur) tout en valorisant son capital de santé, de jeunesse ou d’expérience, de même que son capital culturel, humain, affectif, cognitif, et autre. Il doit investir toute sa personnalité dans l’interrelation et penser sa vie comme un parcours d’autoproduction plutôt que de production.
Toutes les sphères existentielles [9] et potentialités humaines sont soumises à la valorisation sociale – ce que Temps critiques a nommé société capitalisée. Quelle que soit l’abstraction des données à capitaliser, elle suppose aussi leur technicisation. Activités professionnelles, réseaux de jeu sur Internet, communications interindividuelles par ordinateur et téléphone portable, ou même « connexionisme militant », tous les flux satisfont la dynamique du capital au sein de la société connexionniste. La posture corporelle fluxiste et la situation de solitude avec l’appareil qu’elle suppose, la télévisualisation du monde et la connexio-dépendance sont de puissants facteurs de désocialisation-resocialisation par des moyens purement connexionnistes comme les « réseaux sociaux » ou les sites de rencontres. Le connexionnisme facilite l’englobement de toutes les activités humaines dans les flux de la capitalisation et accroît considérablement la tendance du capital à devenir le milieu où est immergée la vie sociale. Ce qui est réellement antithétique au processus connexionniste, c’est la relation directe entre les personnes non médiée par des moyens techniques, la démocratie locale qui se passe de flux.
La révolution intervenue dans le domaine des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) a eu l’effet parallèle d’amener les forces critiques à délaisser les organisations hiérarchiques centralistes et à adopter les mêmes dispositifs réticulaires. Le contrôle des flux (courriels, conversations, etc.) par ses automates fournit à l’État une représentation actualisée du rapport de forces entre dominants et dominés et une vision radioscopique de l’état de rébellion de ces derniers. Les synthèses de ces flux permettent aux experts en sécurité d’évaluer le niveau de dangerosité des différents groupes.
Les « systèmes fluidiques » sont souvent assimilés à une dématérialisation du monde et de l’économie en particulier. La part croissante du travail « immatériel » dans le procès de production – créativité intellectuelle, scientifique, ou capacité communicationnelle et informationnelle – entraînerait une nouvelle forme d’accumulation que certains ont dénommée capitalisme cognitif. « Le mode de production du capitalisme cognitif (…) repose sur le travail de coopération des cerveaux réunis en réseau au moyen d’ordinateurs », écrit par exemple Yann Moulier-Boutang [10]. Le « travail immatériel » serait donc « reconnu comme base fondamentale de la production » (Lazzarato et Negri) [11]. Il semble que l’on fasse une confusion entre flux et fluidité, d’une part, et insubstantiel et immatériel de l’autre. Les flux et les fluides ne sont pas immatériels – sauf ceux qui sont supposés épandre la Grâce divine. En revanche, ils s’opposent à la substance solide qui se définit par sa constance spatio-temporelle. Or si les flux ne sont pas immatériels, ils n’ont pas non plus le pouvoir de dématérialiser. Né lui-même dans la sphère de la circulation, le capital ne vise ni la dématérialisation ni la raréfaction de la substance, mais la fluidification de la dynamique économique et sociale, c’est-à-dire qu’il cherche à favoriser la vitesse de circulation et à valoriser les éléments fluides, comme la flexibilisation du travail, en relation aux inerties structurelles et aux immobilisations encombrantes, sujettes à l’usure et à l’obsolescence technologique.
La transnationalisation et les réseaux informatiques permettent, par exemple, une activité continue du personnel d’une entreprise sous forme de trois-huit en s’appuyant sur une distribution du travail répartie à travers plusieurs continents en fonction des fuseaux horaires des succursales ou filiales. L’espace des flux est a-territorial et le temps a atteint sa fluidité maximale dans une linéarisation rationalisée où a disparu toute trace de cyclicité, hormis celle qui se manifeste sous forme de crises. Un nombre conséquent de « transactions internationales » comptabilisées par les indicateurs sous forme de transferts de biens ne correspondent plus en réalité qu’à des transferts de flux au sein d’un même réseau ou groupe industriel, ou entre diverses sociétés. Certains experts estiment qu’à l’heure actuelle plus du tiers et jusqu’à la moitié du commerce mondial se déroule sous la forme d’un non-commerce intra-entreprises. Mais si l’échange privilégie le flux en relation aux transferts de substance, il n’en devient pas pour autant « immatériel ». Les infrastructures industrielles, éléments solides par excellence, sont elles-mêmes gagnées par une certaine forme de mobilité puisque les industriels n’hésitent plus à les délocaliser vers des pays où la main d’œuvre est moins chère, quitte dans certains cas, il est vrai assez rares, à les relocaliser à nouveau dans les pays d’origine.
Si la fluidification conduit à un accroissement de substance, elle est aussi à l’origine d’un mouvement chaotique qu’illustrent sans ambiguïté certaines métaphores utilisées aujourd’hui : « bulles » qui gonflent et qui éclatent, « tempêtes » [12] boursières ou financières, « naufrages » de certains États, etc. Ce processus n’est pas impersonnel ni le résultat d’un quelconque automatisme indépendant de la volonté humaine. Il est dirigé en permanence par les principaux réseaux de puissance qui ont le pouvoir d’agir à l’échelle mondiale [13].
En jouant sur les rivalités nationales, les grands groupes industriels et financiers gagnent la maîtrise du jeu et imposent des dérégulations de plus en plus cruciales. La transnationalisation du droit par les organismes d’arbitrage chargés des conflits relatifs à l’économie mondiale et les organisations financières supra-nationales, exerce une forte contrainte sur les États. Mais cela ne signifie pas que les États soient complètement destitués de leurs fonctions et mis au rebut par l’économie mondiale. Ils sont au contraire indispensables à l’établissement des normes et à la mise en œuvre des politiques d’éducation, transports, énergie ou sécurité intérieure. Ils se chargent également de répercuter les politiques financières qui répondent aux exigences de la concurrence internationale sur le marché mondial telle que les définissent les institutions comme l’OMC, la Banque mondiale, le FMI ou les G8, G20, les agences de notation et autres organisations transnationales de régulation de l’économie mondiale [14].
L’un des moyens que les États utilisent au service de l’économie mondiale, outre la désinstitutionnalisation de la plupart des médiations traditionnelles, est la dramaturgie des crises, des conflits et des risques. Les principaux risques qui servent de levier à ces politiques sont les risques techno-scientifiques, écologiques, terroristes et financiers. L’éducation à la peur est devenue la tâche principale et quasi la mission officielle de la planète TIC qui distille en permanence et donne un écho considérable à tout ce qui peut apparaître comme un risque réel ou potentiel.
Le système fluidique par excellence que constitue le réseau électrique a restructuré en profondeur la sphère productive et sa distributivité a été la condition du succès de la révolution des TIC. Mais en retour, la production et la distribution de l’énergie électrique est connexio-dépendante puisque le système n’est gérable que grâce aux TIC, ce qui le rend vulnérable au sabotage informatique [15]. Les départements de défense des pays où le niveau d’informatisation est le plus développé – et donc totalement irréversible – cherchent des solutions pour le protéger de cyber-attaques qui peuvent être aussi destructrices que les guerres conventionnelles. L’infection des centrifugeuses nucléaires iraniennes en 2009 par des virus créés par les Occidentaux ou la paralysie de l’Estonie en 2007 provoquée par les Russes en représailles contre le déplacement d’un monument érigé durant leur période d’occupation, la découverte de « bombes logiques » chinoises (virus dormants) dans le réseau électrique américain, tout cela prouve que le fluidisme poussé à l’extrême engendre des fragilités structurelles. Vulnérable aux attaques extérieures, le secteur de l’énergie est également sensible aux décisions d’un nombre restreint d’opérateurs dans chaque pays.
De la société mercantile puis industrielle jusqu’à la société connexionniste, les systèmes fluidiques ont bien sûr évolué. L’univers circulationniste visait à fluidifier l’espace et ses substances, le fluxisme de la société connexionniste veut transformer le temps.
Les systèmes fluidiques, en accélérant le temps social, ralentissent paradoxalement les délais de réaction et compromettent les ajustements à certaines finalités comme celle de la santé publique – on a vu que, dans ce domaine, le problème principal est moins celui du coût que du temps de réaction. L’énergie considérable qu’il faut déployer pour modifier la trajectoire de ces systèmes rend l’exercice périlleux et réduit son efficacité à néant. L’exemple de la nocivité des téléphones portables et des antennes-relais ou celui des accidents nucléaires sont probants : même si le danger de ces technologies est avéré, cela coûterait trop cher de les abandonner – en termes économiques, et aussi d’efforts d’imagination, de coûts politiques, et autres. L’effet de l’accélération de la fluidité a pour conséquence l’inhibition de tout changement de direction de cette fluidité, ce qui renforce l’illusion d’automatisme systémique. Le temps social est linéarisé et subsumé par le temps du développement technique et ce développement semble être imposé par la cinétique des systèmes fluidiques.
Les sociétés historiques agissaient en se projetant vers l’avenir, leur temps était ce mouvement lui-même qui les précipitait vers le futur. Mais rien n’était écrit ici-bas et leur futur demeurait incertain, leur temporalité marquée par le sceau de l’indéterminité et du risque. Nos sociétés, au contraire, voient le futur comme une épreuve menaçante qui ne cesse de se rapprocher, un à-venir qui viendra inéluctablement s’échouer sur nous sans que nous puissions nous écarter de son chemin.
Cette temporalité porteuse de déterminité et de menaces, la société connexionniste parvient tant bien que mal à la neutraliser, à la dissoudre dans un espace déterritorialisé, abstrait et lisse, un lieu sans mémoire où les TIC règnent en maîtres et dont l’accès privilégie nos sens distaux. La communication permanente et l’activité fluxiste surmontent en apparence la résistance du réel, recomposent artificiellement la socialité disparue – recomposition qui s’effectue sur un mode plus distal que proximal, magnifiant et interdisant à la fois le « contact ». Elle s’accompagne d’un discours extatico-apologétique et d’une autoglorification permanente de la « communication » vue comme une nouvelle transcendance. Les flèches des clochers qui s’élevaient jadis sur de rares hauteurs ont fait place aujourd’hui à des milliers d’antennes-relais ouvrant le domaine grandiose des cieux communicationnels aux vivants d’aujourd’hui et non plus aux croyants en un futur au-delà. Parallèlement, le temps se définit métonymiquement par le rythme des innovations technologiques qui constituent une suite sans fin et sans autre visée que de remplir ce temps devenu vide.
Ce que George Orwell avait imaginé sous la forme d’un cauchemar totalitaire – l’élimination de la mémoire sociale et du temps historique –, la société connexionniste l’a réalisé sur un mode étourdissant, plongeant ses membres dans une ivresse qui ressemble à ce « délire bachique » que Hegel assimilait au « vrai » – délire auquel personne n’échappe sans risquer de se perdre et qui est aussi, pour cette raison, « repos translucide et simple ».
Cependant, même si le futur arrive vers nous comme un mur infranchissable, il n’a pas effacé le souvenir du temps. L’ivresse n’a pas aboli le sentiment que le temps n’est pas suspendu et que son cours ne s’est pas réellement inversé. Nous savons qu’il attend simplement que nous lui redonnions son sens métaphorique premier : celui d’un chemin d’aventure vers l’imprévisible avenir.
On peut donc lire les signes de révolte incertains et sommairement formulés – émeutes de casseurs, occupations d’indignés, mouvements de la jeunesse des pays arabes, révoltes contre les politiques d’austérité – comme un réveil encore halluciné et mal dégagé de l’hypnose technologique. Mais ces signes ne trompent pas : l’imaginaire fluidique qui a poussé la rationalisation et la mobilité jusqu’à l’absurde, qui a dissocié le corps et son milieu, le distal et le proximal, le sujet et l’objet, est entré en décomposition depuis une quarantaine d’années et ne peut plus persister très longtemps à vider l’espace du rêve.