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Fragment d’un journal du dehors — 1/7 

vendredi 23 décembre 2022, par Yann Leblanc

Fragment d’un journal du dehors

La marche du jour m’a mené sur un sentier perdu, qui finit par se perdre lui-même au milieu des pierres et des taillis. Les collines s’étendaient à perte de vue, vertes et grises puis bleutées dans le lointain. J’escaladais avec délice les imposants rochers dans lesquels l’eau a creusé mille prises. Je contemplais leurs formes, mais sans rien imaginer. Sans chercher à y voir comme on fait souvent des silhouettes animales ou des traits humains. « Tu vois la tête d’ours, là ? » « non je ne vois rien » « mais c’est flagrant regarde ! On dirait vraiment un ours : le museau, plus haut l’œil »... et ainsi de suite. Ce que je visualisais plutôt c’était les phénomènes d’érosion à l’œuvre, l’eau de pluie s’insinuant dans les fissures, remplissant les creux, contournant les aspérités et dessinant au fil du temps des passages de plus en plus accentués. Tout au sommet d’un de ces blocs massifs, je découvrais un étrange spectacle. Plusieurs trous étaient remplis d’ossements très fins et menus, de graines à la surface polie. Un enchevêtrement d’os blanchis rendant impossible toute reconstitution de squelette. Je finis par trouver un petit crâne de rongeur. Orbites démesurées, incisives lancées en avant puis recourbées vers le bas comme un grappin. Vraisemblablement le rapace avait pour habitude de se poser là, en hauteur, vue dégagée à 360 degrés, pour se repaître de ses proies. Un peu plus loin, dans une autre anfractuosité, de nombreuses coquilles d’escargot vides, de la mousse d’un jaune éclatant. Partout, des traces du passé. Dans les strates géologiques, les affleurements et surgissements de roche, dans les grandes étendues comme les plus infimes détails. Mais le passé, ici, n’est que présences et passages. Nulle absence dans ces traces, rien qui fasse défaut. L’empreinte est une présence en creux qui s’adresse d’abord à nos sensations. La trace est événement en soi. Contrairement à nos maisons qui peuvent regorger de fantômes, de souvenirs et de manque, le dehors n’est hanté d’aucun spectre, affligé d’aucune nostalgie. Juste peuplé d’esprits, peut-être. Mais au sens de virtualités, de potentialités, de souffles… et pas d’âmes errantes d’êtres morts. Même la branche séchée que je ramasse, contorsionnée, exsangue de sève, n’est que mouvement vibrant où se condensent l’eau et le vent.

J’alterne les moments de marche à un pas rapide avec des pauses où je m’accroupis et écoute, observe, capte. L’endroit qui semblait parfaitement immobile foisonne toujours, en réalité, de trajectoires et d’activités. Fouissements, bourdonnements, déplacements furtifs, signaux souvent imperceptibles à l’oreille et que l’on met du temps à voir alors que tout se déroule là, juste sous nos yeux. Être attentif. Jusqu’à ce que concentration et dispersion agissent de concert. Au sommet d’une colline, là où la roche est plane et lisse, je trouvais de nombreuses inscriptions gravées. Des initiales, des noms, des dates taillés avec application. 1776, 1858, 1919, 1975… lettres et chiffres bien tracés mais qui commencent déjà, par endroits, à s’effacer. Qui étaient-elles, ces personnes ? Au fond la réponse n’a pas beaucoup d’importance. Elles n’ont pas écrit pour qu’on se souvienne d’elles, comment le pourrait-on ? Si elles se sont données le mal de laisser une inscription c’est pour que même une fois leur mémoire éteinte, le lieu n’oublie pas. Il y a des noms, des initiales, mais pour le marcheur de passage ce sont des traces aussi anonymes que peuvent l’être les pierres ajoutées à un cairn. Le paysage est accumulation de traces impersonnelles, mémoire en devenir, survenue d’événements, présences et passages.

À un moment quelque chose m’a poussé ou plutôt attiré en contrebas d’une crête. Une arche naturelle se trouvait là, jusqu’au dernier moment invisible. Qu’est-ce qui nous fait tendre vers un lieu ? Ma curiosité est immense, mais je crois bien qu’il y a autre chose. Une forme d’intuition peut-être, quelque chose qui nous précède, qui se tient en avant de nous-mêmes. Je me demande si ce n’est pas précisément cela qu’on appelle « exister ».

Yann Leblanc —

Yann leblanc - 2022

Yann leblanc - 2022

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P.-S.

Toutes les images : Yann leblanc - 2022.

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