Fragment d’un journal du dehors — 7/7
1er août
J’arrose un jardin qui n’est pas le mien. Amis partis en vacances. Ce jardin c’est une petite cour aux murs couverts de glycine, quelques arbres aux troncs fins mais qui montent haut, à hauteur des toits, des plantes aromatiques, des plantes grasses, un rosier...
Je ne connais quasiment aucun nom, ne peux identifier les différentes essences, espèces ou variétés, mais le jardin me parle. Je sais l’écouter, le sentir, y détecter les frémissements les plus infimes. Une petite tarente se faufile derrière les tiges entremêlées. Quelques pas rapides comme l’éclair suivis d’une immobilité absolue. Une minuscule plume d’oiseau est resté accrochée à une branche. Son fin duvet blanc frémit au moindre souffle d’air. Un peu plus bas sur le tronc, passe un chemin de fourmis, et sur la plante à côté, une sorte de gendarme attend sur un bourgeon, le frôlant régulièrement de ses antennes comme pour encourager son éclosion.
Mes amis ont omis de me dire que le robinet extérieur a un débit très faible. L’arrosoir met bien cent ans à se remplir, avec un bruit délicieux de source secrète. Impression de me retrouver dans le jardin de mon enfance. Non qu’il y ait quelque similitude entre les deux espaces... le jardin de mes grands-parents était immense et ouvert sur la campagne. Ici le lieu est comme une alcôve de verdure en pleine ville, un recoin caché. L’impression vient d’autre chose. Rien ne m’était plus agréable, enfant, que de jouer seul dehors, pendant que mes grands-parents faisaient la sieste. Il y a des formes de solitude qui nous connectent à tout, il y a une étrange quiétude qui émane des végétaux, des insectes, des oiseaux, petit monde plein de vie, détaché de toute temporalité humaine. Le jardin susurre à tous mes sens qu’il est grand temps de vivre au présent.
3 août
A mon arrivée ce matin le jardin était plongé dans la torpeur. Je n’ai pas arrosé hier : la plupart des plantes ployaient vers le sol en signe d’accablement. Il faisait déjà chaud. J’ai commencé à verser de l’eau lentement, abondamment. Rien ne bougeait. Tout semblait anticiper en silence l’arrivée des rayons et l’écrasante chaleur annoncée. Pourtant, à peine avais-je terminé l’arrosage que déjà tiges et feuilles se redressaient. Avec un mélange de lenteur et de rapidité qui m’a fait songer aux couchers de soleils : cette immobilité apparente lorsque le regard est fixé sur l’astre... alors qu’il suffit de quelques secondes d’inattention pour que tout ait changé.
De nombreux insectes se sont mis à voltiger autour des plantes, comme s’ils avaient sagement attendu leur signal, tapis dans l’ombre. Un menu papillon s’est posé sur la menthe, les ailes soigneusement repliées l’une contre l’autre, comme deux mains en prière. Un quart d’heure plus tard, alors que j’étais assis à la table en train d’écrire, ce sont des oiseaux qui ont pointé le bout de leur bec. Trois moineaux et une hirondelle lancés dans une conversation à bâtons-rompus, ponctuée de vigoureux battements d’ailes.
Dans la bibliothèque de mes amis j’ai trouvé les œuvres complètes de Fernand Deligny. Tandis que je lisais Graine de crapule, la chaleur s’est accentuée et à présent, le jardin est de nouveau en sommeil. Seules quelques mouches virevoltent encore ça et là, leurs ailes scintillent sous les rayons du soleil.
Le moment où l’eau imprègne la terre s’apparente à une fête. Ensuite, tout se met au repos, en retrait. Du moins en surface... car juste là, en-dessous, une intense vie souterraine bat sans doute son plein.
4 août
Comment se porte le petit peuple du jardin ? La question m’a traversé aujourd’hui, alors que j’étais en train de faire les courses. J’arrose un jardin qui n’est pas le mien... mais à ma manière, je lui appartiens.
6 août
Nouvelle technique d’arrosage. Je branche le tuyau au robinet extérieur, et me contente de le déplacer de temps à autre, de plante en plante. Le reste du temps, je suis assis sur le transat. J’observe les ombres danser sur le mur de briques, je perçois les sons, l’agitation du voisinage. Un bébé pleure. Des gens échangent bruyamment sur les broutilles du quotidien, un avion sillonne le ciel, un chien aboie sans relâche. Tout cela est très proche, mais le calme qui règne ici instaure une distance, un décalage. Je suis à la fois dans et hors de la ville, dans un univers sonore essentiellement fait de bruissements de feuilles, de chants d’oiseaux et de bourdonnements d’insectes.
Je pose la main sur un tronc rugueux. Je sens une entente immédiate s’établir entre l’écorce et ma peau, entre la sève et mon sang. Dans la brièveté fulgurante d’un instant je change de règne. Inconcevable concordance entre les rythmes de l’arbre et ceux de mon organisme.
Je ne suis pas proche de la nature, non : dès lors que mes sensations partent explorer le monde, circulent en dehors de toute pensée, se dépersonnalisent, il n’y a plus que la vie, la vie, la vie.
7 août
Un vieux matou malingre et fatigué m’observe dédaigneusement du haut du muret. Très rapidement, il renonce à sa posture de maître incontesté des lieux pour s’adonner à une sieste bien méritée. Des hirondelles se posent sans crainte non loin de lui : le redoutable chasseur d’antan n’est plus.
Et voilà qu’une étrange araignée blanche se promène sur mon cahier. Elle trouve sans doute cette surface bien inhabituelle. Je me demande si elle voit le tracé des mots que j’y ai inscrits. Ses quatre pattes de devant sont démesurément grandes et lorsque j’approche mon stylo, elle les écarte et les relève bien haut en signe d’intimidation.
Comme tous les enfants j’imagine, j’aimais beaucoup observer le trajet de l’eau sur la terre. La façon dont elle se fraye un chemin en contournant, en passant par dessus, par dessous, à travers... J’aimais aussi creuser des canaux, changer son cours, l’amener à couler selon des trajectoires choisies et savamment calculées. Le moment privilégié pour cela était quand mon grand-père posait le tuyau d’arrosage entre les rosiers. Je voyais la terre sèche et craquelée prendre instantanément une belle teinte brune et se ramollir. Je voyais l’eau dévaler dans les rigoles et son élan était communicatif : le courant m’emportait dans une
course d’obstacles imaginaire et effrénée. Puis des lacs se formaient, des tunnels souterrains, des îles !
Je réalise combien le jardin a façonné l’enfant solitaire que j’étais, lui a appris à ne jamais connaître l’ennui, à observer avec attention et curiosité ; dans un état d’esprit où une simple motte de terre pouvait prendre les dimensions d’un continent.
Yann Leblanc —
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