Ideas of Order at Cape Wrath, le dernier essai [en anglais, ndlr] de Kenneth White (né à Glasgow en 1936, auteur d’une œuvre immense composée d’essais, de récits de voyage et de poèmes, et fondateur de l’Institut International de Géopoétique), a été présenté comme un « livre géopolitique (géo-politico-culturel) qui prend pour exemple l’Écosse » (White, Panorama, p. 22). Cet ouvrage fait notamment suite à On Scottish Grounds (1998), « The Remapping of Scotland » (2001), On the Atlantic Edge. A Geopoetics Project (2006) et vient mettre en lumière les liens forts (et forcissant) entre l’œuvre whitienne et l’Écosse, partant entre la géopoétique [1] et la géopolitique. Publié en 2013 avec le concours de l’Université d’Aberdeen, cet ouvrage fait montre de la volonté de l’auteur d’écrire des essais en langue anglaise [2] et de s’immiscer dans le débat contemporain national.
Afin de bien situer cet ouvrage dans son temps, on rappellera de manière liminaire et succincte le contexte politique actuel de l’Écosse. Si le peuple écossais a voté pour ou contre son indépendance au mois d’octobre dernier, c’est à partir des années 1960 et 1970 (période à laquelle le Scottish National Party s’est imposé sur la scène politique) que la question de l’indépendance s’est posée. Avec la création en 1999 du parlement écossais et plus encore avec la victoire du SNP en 2007, la nation écossaise a donc été amenée à se prononcer sur la place qu’elle occupe au Royaume-Uni : les indépendantistes du SNP militant en faveur d’une rupture de l’Acte d’Union de 1707 [3] et d’une plus grande souveraineté en matière de fiscalité, de défense et de politique étrangère. Déjà autonome en ce qui concerne la politique intérieure (droit privé, systèmes judiciaire et éducatif), l’Écosse du « oui » envisageait de rompre les liens avec l’Angleterre afin de prendre son envol économique. Si la dimension économique des revendications a été centrale, on notera avec intérêt – car c’est là une fonction que pourrait remplir Ideas of Order – que la dimension culturelle était dans le livre blanc du SNP tout à fait secondaire : « Somme toute, résume Nathalie Duclos dans L’Écosse en quête d’indépendance, il n’y avait pas dans ce livre blanc de matière à révolutionner la politique culturelle de l’Écosse » (p. 162).
Le champ dans lequel se situe Ideas of Order est donc balisé d’un côté par la géopolitique – le contexte politico-culturel de l’Écosse – et de l’autre par la géopoétique – White bâtit son essai avec le concept de géopoétique en ligne de mire. La quasi-homophonie entre géopolitique et géopoétique n’est pas arbitraire. Elle laisse à entendre qu’il existe entre ces deux concepts à la fois des points de convergence et de divergence, que leur rapport est « contradictoire-complémentaire » (White, Panorama, p. 23). Si la géographie, selon la célèbre définition d’Yves Lacoste, « sert à faire la guerre » (Lacoste, 2014), la géopolitique sert à faire état de la guerre et des conflits, à décrire et penser les stratégies territoriales : « Au sens le plus fort du terme, le mot « géopolitique » désigne tout ce qui concerne des rivalités de pouvoirs ou d’influences politiques sur des territoires et de ce fait, sur les populations qui y vivent. La géopolitique est donc l’ensemble des observations et des raisonnements stratégiques, géographiques et historiques qui permettent de mieux comprendre les conflits » (Lacoste, 2012, p. 8). Là où la géopolitique s’intéresse aux frictions entre états, la géopoétique se concentre sur les relations entre territoires, elle s’efforce de faire émerger les réseaux de sens laissés dans l’ombre par la grande machine politique. La géopoétique – dont l’Institut International a été fondé par White en 1989 dans un contexte géopolitique bouillonnant – se veut une échappatoire à l’impasse générée par les crises géopolitiques et une proposition de refonte globale du champ culturel. À l’heure des crises (politiques, économiques, sociales, culturelles, écologiques), la géopoétique fait le pari qu’une autre vie est possible, qu’un autre rapport au territoire et à la Terre est envisageable, qu’un tournant culturel majeur peut être amorcé.
De tournant, il en est question dès le titre de l’ouvrage, et l’auteur de s’expliquer sur son choix : « The original meaning of ’wrath’ in this name place [Cape Wrath étant situé, comme chacun le sait, au nord-ouest de l’Écosse] has nothing to do with anger, everything to do with an old Norse word meaning ’turning point’ » (Ideas of Order, p. 102). En publiant à la veille du référendum cet essai, et par-delà le référendum au cours d’une période charnière pour l’Écosse, White vient ajouter sa pierre à l’édifice. Ideas of Order – sous-titré « The Tentative contours of a political, intellectual and cultural paradigm » – est une mise en regard du politique et du poétique, de la géopolitique et de la géopoétique. L’auteur y fait un diagnostic – la Cité souffre d’un malaise – et propose une nouvelle orientation, un nouvel ordre susceptible de panser et redynamiser cette même Cité. Mais quelle lecture White fait-il du contexte écossais contemporain ? Le poète – « poète à la limite du mot » comme le disait Nietzsche – est-il apte à penser/panser la Cité ? Peut-il y jouer un rôle décisif ?
Ideas of Order s’ouvre sur un chapitre intitulé « An Overview of Cultural History » qui propose une macro-lecture de l’histoire occidentale depuis la révolution industrielle. Soulignons d’emblée et avant d’aller plus loin, une des spécificités de la stratégie de l’auteur. En bon « nomade intellectuel », comme il aime à se décrire, White fait parcourir à son lecteur l’Histoire à grandes enjambées pour prendre de la hauteur et ouvrir de nouvelles perspectives (il s’appuiera par exemple sur l’histoire de la Russie pour éclairer la situation écossaise). Son objectif : suivre une ligne de crête susceptible de "ré-ouvrir" le champ culturel. Le chapitre mentionné ci-dessus est un bon exemple de cette stratégie. En s’appuyant sur des penseurs tels que Immanuel Wallerstein (The Modern World System, 1974), Alain Lipietz (Le Capital et son espace, 1977), Samuel Huntington (The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, 1996) et Fernand Braudel (Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 1979), White fait émerger les grands mécanismes qui ont gouverné l’ère moderne. Voici la première « conclusion » à laquelle il arrive :
What emerges from these studies, in addition to the analysis of global structures, in which a geographical reading predominates, is a general picture with an outer circle of supranational monopolies, an inner circle of confusion, resentment, frustration, and, in the smallest circle, a reduction to ‘family life’ as a last, pathetic refuge of intimate coherence – pathetic, because perpetually invaded by monopoly ‘culture’, threatened by the intermediary sector, and ultimately stifling form lack of air and projection (Ideas of Order, p. 1).
L’auteur délimite là l’espace global dans lequel son étude évoluera et donne une des clés de lecture de son essai. Trois cercles régissent les sociétés modernes. Le jeu géopolitique domine très largement la scène et génère en son sein un désordre global : dans le champ socioculturel – « the inner circle » – et au niveau de la sphère personnelle – « the smallest circle ». La vie à l’intérieur de ce dernier cercle est bornée, elle ne permet aucune « projection ». La lecture que White tire de ses ouvrages fait de cette sphère individuelle une prison à ciel ouvert. L’individu est un rouage dans une grande machine politico-économique qui empêche toute forme d’émancipation, toute croissance de l’esprit, tout esprit de citoyenneté au sens fort du terme. La sphère intermédiaire, celle où évoluent les acteurs de la vie socioculturelle, n’a de sens qu’économique. Exceptions mises à part, cette sphère est sous-tendue par une logique de marché qui génère désordre, bruit et fureur. White parlera à ce titre d’un processus de « macdonaldisation » du monde (Ideas of Order, p. 141) dénué de sens. L’entropie de la Cité – à savoir son degré de désordre – est donc très élevée, il en résulte une grande incohérence, un malaise profond dans la culture. On aura compris que cette macro-lecture n’est pas spécifique à l’Écosse, mais au monde occidental dans son ensemble.
Bien qu’il ne traite pas frontalement de la politique écossaise et qu’il ne se présente pas comme le fervent partisan de tel ou tel parti, White dresse au fil des pages son portrait politique par petites touches. Ici, il se dira démocrate – « Let me make it clear at this point, if need be, that I’m a democrat » (Ideas of Order, p. 27) –, là républicain – « I’m a republican, in the European tradition » (Ideas of Order, p. 116) – et plus loin encore il laissera entendre, avec une note d’humour et de légèreté, qu’il adhère au Scottish National Party : « A strong line of republican thought has always been there, latent and blatant, and I work in that context, with, as adjunct, an adhesion to the SNP – small nations policy » (Ideas of Order, p. 116). En évoquant ses affinités avec le SNP – dont le slogan « Independence, nothing less » affirme la volonté de faire sécession avec l’Angleterre – et en se disant démocrate et républicain, White nous renseigne sur ses coordonnées politiques. Il est en faveur d’un pouvoir par et pour le peuple. On rappellera, afin de situer l’auteur dans le paysage politique, que l’Écosse est divisée quant à sa lecture de l’Acte d’Union de 1707 : « L’union est donc dépeinte de façon contradictoire, explique Nathalie Duclos, tantôt comme une aubaine économique pour l’Écosse et tantôt comme le lourd tribut payé par le peuple écossais à la corruption et à la vénalité de ses élites, tantôt comme un partenariat entre nations égales et tantôt comme la quasi-absorption politique de l’Écosse par l’Angleterre. » La lecture que fait White est celle du « lourd tribut » et de la « quasi-absorption ». Il parlera à ce titre d’une semi-dépendance à caractère colonial – « a semi-detached state of sub-colonisation » (Ideas of Order, p. 143). Dans la droite lignée des indépendantistes, il considère que le pays s’est tiré une balle dans le pied en signant l’Acte d’Union. Aussi, l’Écosse est prise dans le second cercle – « the inner circle of confusion » – et traverse une période de « marasme historique » [4] qui pousse au repli et fait perdre toute forme de vigueur :
When societies (in Whitehead’s phraseology this term covers a whole range of groupments, from molecules to individuals) decay, they don’t lose their identity right away (on the contrary, they cling to it), their ’defining characteristics’ don’t cease to exist, they just become insignificant, they ’lapse into unimportance’, approaching nonentity through futility. A territory with a vigorous sense of order, a ’complete region’, turns into ’a province of pathology’ with total lack of actuality and coordination. Largeness yields to narrowness, coherence to vagueness, intensity and scope to triviality (Ideas of Order, p. 100-1).
White livre ici une critique radicale du contexte écossais dont le caractère corrosif et polémique n’est pas sans rappeler la grande tradition intellectuelle écossaise. « Insignifiance », « futilité », « pathologie », « étroitesse », « flou » ou encore « trivialité » disent la décadence d’une culture autrefois forte et « vigoureuse ». Cette décadence donne lieu à ce qu’il appellera la « mediocracy », le règne du médiocre. Il pointera du doigt les productions culturelles contemporaines – renvoyant par exemple à quelques films à succès – en insistant sur le fait que quantité n’est pas synonyme de qualité et en qualifiant le tout de « crap-market » (Ideas of Order, p. 141) totalement dénué de sens : « a vacuum filled with nothings, surrounded by an increasing surge of blind violence, frittery triviality and loutish vulgarity » (Ideas of Order, p. 146). La perte d’allant globale que White souligne est le signe d’une Écosse prise dans les tourments de l’Histoire, étouffée par une stratégie géopolitique délétère.
On notera avec intérêt que la réflexion menée dans Ideas of Order s’inscrit, de manière idiosyncratique, dans une dynamique nationale qui a émergé dans le milieu intellectuel écossais des années 1970-80 et dont l’objectif fut de déconstruire les mythes fondateurs de l’Écosse moderne. Cairns Craig, universitaire écossais d’envergure et, fait important, à l’origine de la publication des trois derniers ouvrages [5] de White en langue anglaise (dont l’essai étudié ici), résume la situation dans les termes suivants : « Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, la culture écossaise a donné lieu à une véritable chasse aux mythes. Les spécialistes se sont mis en quête des origines de certaines représentations considérées comme erronées. […] Toutes ces analyses convergentes affirmaient, dans l’ensemble, que depuis deux cents ans [...] l’« identité écossaise » n’était qu’un amalgame d’anecdotes fictionnelles, d’histoires fausses et de contrevérités historiques. » [6] La critique de White et celle présentée par Cairns se recoupent. L’Écosse moderne s’est travestie, le contexte géopolitique a mis à mal la dynamique culturelle du pays, le plongeant dans un « marasme historique ».
Cette vague de critiques a contribué à insuffler un nouveau dynamisme tant au niveau politique – notamment avec l’arrivée au pouvoir du SNP – que dans les cercles culturels et intellectuels. Keith Dixon, dans son introduction à L’Autonomie écossaise – met en lumière « le rôle essentiel des créateurs […] dans le processus de réappropriation critique de l’héritage écossais et de réécriture du présent » et rappelle que « par leurs œuvres » ils ont « redessiné les frontières des Écosses possibles » (L’Autonomie écossaise, p. 11). Tout en étant marginal, car vivant en France, White participe de cet élan depuis les années 1990. Mais cette marginalité revendiquée est présentée par l’auteur comme la pierre angulaire d’une critique radicale seule susceptible de générer un renouveau :
It is, I submit […] only with the individual in isolation, the thinker in search of knowledge, not with common sense and communitarism, personalism and sociologism, that a new beginning can be made. […] History (political, cultural, literary) is one thing, works are another. In the works of a real author we leave simplistic polemics, as well as oppositional dialectics, behind, and can see things (forces, ideas) in a more complete, paradoxical rather than orthodoxical kind of way (Ideas of Order, p. 7 et p. 17).
À la fois expérimental et force de proposition – « I submit » –, Ideas of Order se veut le résultat d’une réflexion personnelle et marginale. La marge ici est vue comme susceptible d’éclairer la norme, de la réinventer, d’en redécouvrir le potentiel, d’en redessiner les contours. Les institutions et leurs acteurs ne sont pas en capacité, par leurs statuts, de générer quoi que ce soit de radicalement nouveau. Leur rôle, par rapport à celui de l’auteur, est secondaire. Ils sont les porte-parole d’une éthique dont l’origine se trouve dans les œuvres d’individus indépendants et isolés. Là où dans un contexte géopolitique le cercle extérieur – celui du jeu entre les nations – domine et formate l’individu, en géopoétique c’est l’individu qui, ré-ouvrant un espace de vie, redonne du souffle à la communauté. Il y a donc un renversement : l’effet centripète qui étouffe l’individu et l’empêche de se projeter, est remplacé par un effet centrifuge qui a vocation à revitaliser. L’individu, partant l’auteur et le poète, joue le rôle d’éclaireur, d’ouvreur de pistes nouvelles. Dans le lexique de White, l’auteur, du latin augmentum, est celui ou celle qui augmente la sensation de vie. Le poète se définit non pas comme un sujet lyrique, encore moins comme un simple versificateur, mais comme un « stratège de mutation » (Ideas of Order, p. vi). Cette expression – empruntée à Ossip Mandelstam qui l’appliquait à Dante – redonne au poète une fonction primordiale au sein de la société. Si le « stratège » politique est à la tête des armées et conduit les troupes, le stratège poétique conduit les âmes, s’emploie à la croissance des esprits. À l’instar d’Hermès, le dieu psychopompe dans la mythologie gréco-égyptienne, le stratège de mutation transforme les énergies, incarne le principe de l’évolution de l’âme, joue un rôle initiatique. Le poète, dont la fonction est ici largement réévaluée, a donc un rôle à jouer dans la société, celui, au sens le plus élevé du terme, de pédagogue :
If I appreciate the intellectual force of that essay [il est ici question de The Defence of Poetry] as a whole, I don’t much care for that particular formula [’poets are the unacknowledged legislators of the world’], simply because I don’t see the function of the poet as being not to lay down laws, but to open vision, break paths and delineate a cartography. The philosopher Schelling […] had a better formula, describing the poet as ’the pedagogue of humanity’ – an idea taken up again by the American poet Charles Olson in his Human Universe when he says, peremptorily and provocatively : ’The poet is the only pedagogue left to be trusted.’ […] ’I mean the tough ones, only the very best, not the bulk of them’ (Ideas of Order, p. 157).
À la « loi » émanant de l’état et de la machine politique, White oppose la « vision », le « cheminement », la « cartographie ». L’idée n’est pas de créer une législation pour le peuple et la Cité, mais d’ouvrir un nouvel espace de vie en brisant le cadre culturel connu, en faisant émerger (et nous reviendrons sur ce point) des lignes de force inédites dans le champ des connaissances.
C’est donc avec cet esprit d’ouverture que White cherchera à penser/panser la situation écossaise. On notera pour commencer que si l’auteur prend position pour une Écosse plus autonome, ce n’est pas en tant que nationaliste, mais en tant qu’Européen : « I am a Scoto-French European writer, open to the world » (Ideas of Order, p. 62), « I came back to Scotland […] to manifest my allegiance to what I consider its high line […] because I wanted to renew Scotland’s connection with Europe » (Ideas of Order, p. 49). L’itinéraire de White, qui a fait dire à Michel Duchein qu’il est l’« incarnation vivante, en notre siècle, de la ’Vieille Alliance’ des siècles passés » [7], l’a mené de l’Écosse à la France en passant par une année en Allemagne. On passera rapidement sur cet itinéraire en rappelant uniquement que, insatisfait du contexte culturel britannique dans les années 1960, White s’est définitivement installé en France en 1967 et qu’il y a mené une carrière universitaire de premier ordre en parallèle de l’élaboration de son œuvre. Par l’intermédiaire de son itinéraire, mais aussi de toute sa poétique, l’auteur avance l’idée que l’Écosse devrait sortir du giron anglais et renouer les rapports perdus avec l’Europe.
Dans le chapitre « Working in the Outer Reaches », White fait émerger une haute lignée de moines, d’écrivains et de penseurs écossais (irlandais pour le premier) dont il se voit comme l’héritier. Jean Scot Erigène (815-877), Jean Duns Scot (1266-1308), George Buchanan (1506-1582), David Hume (1711-1776) et Robert Louis Stevenson (1850-1894) en constituent la colonne vertébrale. En dressant leurs portraits, l’auteur fait ressortir trois points en commun : premièrement tous évoluent dans la marge, à l’écart de la doxa, voire en conflit avec elle : « Erigena had no respect for set hierarchies » ; « When he [David Hume] brought out his Treatise of Human Nature, written in France, he had all the upholders of Common Sense philosophy after his blood, rejecting his work as ’atheistic and immoral’ » (Ideas of Order, p. 38-40). Deuxièmement, tous ont couru le monde par la marge : Duns Scot « is a moving spirit » ; Stevenson « a mind on the move in live ways. » Enfin, tous ont séjourné en France et ont nourri les relations franco-écossaises. Cette lignée anticonformiste représente l’antithèse de l’école du Common Sense mentionnée ci-dessus. De concert avec un certain nombre d’historiens critiques écossais, White avance l’idée qu’en embrassant la philosophie du Common Sense, l’Écosse s’est fourvoyée et a mis fin à sa grande tradition intellectuelle et au scepticisme qui la caractérisait : « Common Sense philosophy was exactly what the doctors ordered. This philosophy was in fact elaborated and set up in Scotland as a bulwark against the thinking of David Hume, considered as damnably sceptical, dangerously nihilistic, and ’un-Scottish’ » [8] (Ideas of Order, p. 6). White oppose donc deux traditions : l’une conformiste, l’autre anticonformiste. La première, fortement liée à l’intelligentsia oxbridgienne, se complaît dans un cadre culturel bien établi et partagé par le plus grand nombre. Dieu, la morale, la raison universelle sont autant de postulats à ne pas mettre en question. La seconde tradition, celle de Hume, est rebelle et anarchisante [9], elle fait bouger les lignes, elle ne se satisfait pas du cadre en place. Le rôle du poète, ou plutôt du stratège de mutation, se matérialise : faisant partie de cette seconde tradition laissée dans l’ombre pour le « confort » du plus grand nombre, il travaille à l’émergence d’une contre-culture capable de redonner du sens et de la vigueur à la Cité. Pour l’Écosse donc, il s’agira pour commencer de renouer les rapports perdus avec l’Europe, et en Europe avec la France (celle-ci étant perçue comme l’épicentre européen en matière de pensée critique). White a très tôt fait le pari que de cette « nouvelle alliance » pourrait naître un contexte culturel porteur, capable de répondre aux grands enjeux de notre époque.
En créant l’Institut international de géopoétique en 1989, White a mis la théorie en pratique. Si elle est née en France, la géopoétique n’a pas tardé à se déployer – ou « s’archipéliser » – à travers l’Europe puis sur d’autres continents. Ainsi, des Ateliers de géopoétique se sont formés aux quatre coins de l’Europe : en France, en Écosse, en Belgique, en Italie ou encore en Suède. Mais aussi outre-Atlantique : au Canada et au Chili et dans le Pacifique. Cette théorie-pratique transdisciplinaire dont le but est de renouveler la scène culturelle en revenant à l’essentiel se pose comme une alternative forte au désordre ambiant, comme un moyen de redonner du sens à la Cité. Là où les conflits et autres luttes de pouvoir géopolitiques orientent systématiquement le regard vers un au-delà, la géopoétique invite à se concentrer, pour commencer, sur l’environnement direct, à redéfinir le rapport Homme-Terre et partir de cette base pour s’ouvrir sur l’extérieur : « The suggestion here is that life could be lived, not according to vertical fixation, nor in blind rush to hypothetical future, but in concentric, quietly expanding circles from the point at which one finds oneself on the planet » (Ideas of Order, p. 212). À la projection vers un au-delà toujours fantasmé, mais jamais pleinement vécu, la géopoétique oppose un ancrage dans le local avec une ouverture, lente et progressive, sur le global. On remarquera une fois encore que la démarche de White se traduit par un renversement de l’ordre établi et des « cercles » qui structurent la société contemporaine. Ici l’individu, libéré du jeu géopolitique, évolue en cercles excentriques dans une relation qui se veut à la fois critique et harmonieuse : critique de la culture de masse et du prêt-à-penser ; en harmonie avec l’environnement et avec l’Autre.
La géopoétique telle que la présente White peut-elle pour autant peser dans le dialogue social ? Peut-elle donner la réplique à la géopolitique ? Peut-elle ouvrir de nouvelles perspectives pour l’Écosse contemporaine ? Et si oui, par quel canal ?
A few years ago (and the intention may still be in the air), several educative and cultural institutions here in Scotland expressed the desire to come together in order to create a new, dynamic, network. It was suggested by some that I be the pivot-man, and this proposition was accepted. But when it came down to actual organization, there was a problem, and a blockage. Within the existing framework, they didn’t know where to place me. Was I in literature, in philosophy, in art – where ? There’s talk about pluridisciplinarity, but when pluridisciplinarians, transdisciplinarians turn up in the flesh, as it were, nobody knows where to place them (Ideas of Order, p. 164).
Le champ d’action de White, comme le laisse à entendre cet extrait, est le tissu socio-éducatif et culturel. Ni intellectuel idéaliste dans la tradition de Platon, ni intellectuel engagé tel que Sartre l’a incarné, ni intellectuel médiatique, White se présente comme un « intellectuel nomade » : « The nomadic intellectual crosses territories and cultures, following a multiple itinerary, opening up uncharted space » ; « He carries no flag, is the spokesman of no identity-group, incorporates no local socio-cultural context » (Ideas of Order, p. 204) L’Université est donc un des lieux de prédilection de cet intellectuel nomade, et le projet (sans lendemain, pour l’instant) évoqué dans Ideas of Order montre dans quelle mesure le projet géopoétique pourrait donner la réplique à la géopolitique. En s’appuyant sur la découpe initiale proposée par White (celle des trois cercles), on comprendra que c’est en œuvrant à partir de la sphère individuelle que le changement pourra s’opérer. Ceci fait écho à la paideia mentionnée plus haut. D’un côté, la paideia, ainsi que l’ont définie les Grecs, doit développer l’esprit critique et le caractère, permettre de cultiver le goût et, en bout de chaîne, donner naissance au « grand esprit » (mégalopsychos). De l’autre, mettre l’accent sur la paideia, revient à accorder une place de choix au « patrimoine culturel », à se focaliser sur les « possibilités latentes d’une époque », à « ébaucher les lignes futures du développement » (White, L’Esprit nomade, p. 43). À l’instar de ce que White fait à plusieurs reprises dans son essai, l’Université pourrait, en travaillant selon une logique transdisciplinaire, faire émerger des lignes de forces inédites dans le champ de la connaissance. On notera donc que c’est à travers ce type de projet que White voit l’amorce possible d’un tournant dans la société contemporaine. On peut aisément imaginer le bénéfice que l’Université écossaise en tirerait : en renouant avec la part européenne de son « identité », en travaillant dans le sens de la transdisciplinarité, en s’efforçant de redéfinir le rapport Homme-Terre, l’Écosse pourrait non seulement continuer à se réapproprier une partie de son passé, mais aussi répondre aux grands enjeux internationaux du moment. Soulignons enfin que ce projet à l’intérieur de l’Université n’est pas le seul cheval de bataille de White. De livres en conférences, en passant par des festivals, des émissions radio, ou des lectures publiques, ce nomade intellectuel est un infatigable militant culturel qui fait vivre la géopoétique à plein régime.
La géopoétique de Kenneth White, certes moins en vue et moins connue que la géopolitique, entretient un rapport fécond avec cette dernière en cela qu’elle l’intègre pour mieux la dépasser. Elle n’en reste pas au stade de la compréhension des conflits, mais cherche à poser les bases d’une nouvelle culture. Par-delà les rivalités de pouvoirs et en prenant comme dénominateur commun la Terre, la géopoétique pense et panse la Cité. Bien sûr, il ne s’agit là que des premiers jalons sur un long chemin qui pourrait n’être qu’un baroud d’honneur et le rouleau compresseur qui alimente les réflexions géopolitiques a de fortes chances de passer en force et de taire la voix géopoétique. Mais, comme le disait Nietzsche, « les pensées qui mènent le monde n’arrivent-elle pas sur des pattes de colombe » ? L’histoire ne nous montre-t-elle pas que les changements majeurs sont souvent les fruits de personnes isolées ?
Le champ de la culture évolue à un rythme plus lent que celui de la politique. Mais là où le bruit et la fureur qui se dégagent de la vie politique ne sont souvent que passagers, les propositions qui émanent des grandes œuvres restent et peuvent, de fil en aiguille, avoir un impact dans le champ de la culture puis, par ricochet, dans celui de la politique. À ce titre Ideas of Order at Cape Wrath pourrait contribuer à « révolutionner la politique culturelle de l’Écosse » (Duclos, 2014, p. 162) et servir de base idéologique au tournant politico-culturel qui a cours en Écosse. On soulignera d’ailleurs l’intérêt qu’a eu Michael Russel (homme politique écossais et membre du SNP) pour une des conférences données par White au début des années 2000 : « His 80-minute performance should have been a « must-do » for anyone interested in what we might make of our little country […] His views of the nature and place of identity and culture, alongside politics and economics in a developed democracy, and the way in which we might aspire to have a developed electorate, deserve very serious consideration by those who aspire to govern. » (The Herald, August 27, 2001, rapporté par White dans Ideas of Order, p. ix). C’est un message fort que Russel envoie en direction des acteurs de la vie politique et de ceux de la vie culturelle : la marge pense/panse la Cité, écoutons-la.
Bibliographie :
L’Autonomie écossaise. Essais critiques sur une nation britannique, trad. Wirth Françoise, sous la direction de Keith Dixon, Grenoble, ELLUG, 2001.
DUCHEIN, Michel, Histoire de l’Écosse. Des origines à 2013, Paris, Tallandier, 2013.
DUCLOS, Nathalie, L’Écosse en quête d’indépendance ? Le référendum de 2014, Paris, PUPS, 2014.
LACOSTE, Yves, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris, La Découverte, 2014.
Géopolitique, la longue histoire d’aujourd’hui, Paris : Larousse, 2012.
RONCATO, Christophe, Kenneth White : une œuvre-monde, Rennes, PUR, 2014.
SCOTT, Paul H., Scotland in Europe. Dialogue with a Sceptical Friend, Édimbourg, Canongate, 1992.
WHITE, Kenneth, L’Esprit nomade, Paris, Grasset, 1987.
Ideas of Order at Cape Wrath, Aberdeen, Research Institute of Irish and Scottish Studies, 2013.
Panorama géopoétique. Entretiens avec Régis Poulet, Lapoutroie, Éditions de La Revue des Ressources, 2014.