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La peur ne l’emporte pas 

dimanche 20 mars 2022, par Yann Leblanc

Photo / Copyright : Yan Leblanc - 2022

La peur ne l’emporte pas

Je me suis assis tout au bord du promontoire rocheux, pieds dans le vide. Le soleil réchauffe mon visage. L’air semble si pur que chaque inspiration produit dans le corps l’effet d’une gorgée d’eau fraîche, désaltérante. En face le défilé s’évase et le regard voit loin et clair. La pensée s’est enfin arrêtée, elle n’interfère plus avec la conscience du monde tel qu’il se manifeste : des événements, des présences qui existent. Pas d’unité, pas d’harmonie et néanmoins une disposition flagrante de toute chose pouvant se résumer en deux petits mots : être là. Avec satisfaction, je ressens la fatigue des efforts qu’il m’a fallu fournir. La montée laborieuse dans la neige, à faire ma propre trace jusqu’au sommet, luttant contre les assauts incessants de peurs très anciennes : « tu vas glisser », « tu vas te perdre », « la nuit va tomber », « tu ne pourras pas résister au froid », « personne ne sait où tu es », « c’est trop risqué », « tu devrais rebrousser chemin avant qu’il ne soit trop tard ».

J’ai persisté. Le rythme des pas atténuait les peurs. Le son des chaussures qui s’enfoncent profond dans la neige, le corps qui n’écoute plus que lui et accomplit les gestes qu’il faut, mouvements à l’encontre des scénarios inculqués. Le sommet était magnifique, mais encore entaché de crainte. D’une pointe de culpabilité, comme si j’avais franchi un seuil interdit, ignoré les mises en garde, transgressé les règles. Rien d’illégitime, pourtant, à prendre la mesure du possible, de manière à réaliser ce qui est à notre portée. Les mots de Georges Mallory me viennent souvent à l’esprit. On lui demande « pourquoi vouloir gravir l’Everest ? » et il a cette réponse laconique qui entre immédiatement dans la légende : « parce qu’il est là ». Le minuscule sommet où je me suis rendu est sans commune mesure, mais la raison invoquée par Mallory s’applique avec une même évidence à son ascension. Ce qui m’a poussé là haut est avant toute chose le fait d’être vivant et d’avoir eu, au devant de moi, cette possibilité. Un désir limpide, exempt de toute prétention, dont la réalisation devrait conduire à la joie. Mais il y a cette sommation de l’enfance dont je dois, définitivement, me défaire : « tout ce que tu tentes peut te mener à ta perte, et nous faire souffrir affreusement ». Pendant des années j’ai réappris à évaluer les risques, à estimer sur le moment mes capacités, à me frayer un chemin en décelant de potentiels passages. A tous ces avertissements timorés, d’un autre âge, je peux à présent opposer mon propre adage : « tente, sans jamais nuire, tout ce qui est en ton pouvoir ».

Un bruit de pierres en contrebas attire mon regard. C’est un jeune chamois, cornes à peine sorties qui n’atteignent pas même le bout des oreilles. Un chevreau, bientôt éterlou. Il avait dû s’immobiliser un moment, effrayé par ma venue, et je n’avais pas remarqué sa présence. Tête légèrement penchée il me fixe d’un regard circonspect, insondable, profondément ancré dans l’instant. Le contour de ses yeux est rehaussé de pelage blanc, et cela contraste avec le grand « V » noir qui part du museau et remonte jusqu’aux cornes. On dirait un masque de divinité, mais sans doute est-ce plutôt une divinité sans masque qui me fait face. J’ai toujours admiré ces animaux, leur agilité, leur aisance sur les terrains les plus accidentés, voire périlleux pour la morphologie humaine. Souvent j’ai souhaité leur ressembler. Conjuguer à merveille, comme eux, la puissance et la grâce. Nous nous observons en silence, fixement. Seuls le cours de la rivière plus bas et le vol de quelques oiseaux attestent encore du temps qui passe. Puis, rassuré peut-être par mon immobilité complète, il se remet à grappiller les herbes tout en jetant régulièrement vers moi de rapides coups d’œil. Je décide de me lever et de descendre. Instantanément il se tend, attentif à chacun de mes gestes. Je me mets à lui parler doucement : « Tu m’attends hein, je vais te rejoindre. Ne t’enfuis pas s’il te plaît ». Je longe l’à-pic en prenant soin de ne pas faire rouler de pierre et rejoins le sentier. Je descends. Il est toujours là. Je m’approche encore un peu, il se cabre soudain et en quelques bonds s’éloigne d’une bonne dizaine de mètres. Mais au lieu de poursuivre sa course il s’arrête et se retourne. J’avance de quelques mètres, tout doucement. Il ne bouge pas. J’avance encore, il s’éloigne de nouveau mais cette fois sans empressement et se tourne une nouvelle fois vers moi. Je m’assieds alors sur un rocher et fais mine de ne plus m’intéresser à lui, regardant dans d’autres directions. Il se remet à brouter et au bout d’un moment, se rapproche même de moi. Je l’encourage alors : « viens, viens ne t’inquiète pas ». Il est tout près. A chaque parole ses oreilles frémissent, ses pattes sont parcourues de légers tremblements : la curiosité et la peur se font concurrence dans chaque cellule de son corps. Mais la peur ne l’emporte pas. Nous restons ainsi, à proximité, en présence l’un de l’autre pendant trente, peut-être quarante minutes. Je ne peux m’empêcher de donner à cette rencontre fortuite une signification intime. Pour moi, ce moment est comme une récompense. Je n’ai pas cédé. J’ai suivi mon désir et il ne s’est produit aucun drame, aucune tragédie. C’est même tout le contraire. Preuve s’il en est que rien, jamais, n’est couru d’avance.

Le jour déclinera bientôt. A regret, je m’apprête à partir. Je m’imprègne quelques minutes encore des circonstances et remercie le chamois. Puis je me mets debout. Il tressaille mais ne se sauve pas. C’est moi qui m’éloigne aussi discrètement que possible, reconnaissant. Arrivé à la rivière je lève la tête. Il est là. Depuis l’escarpement il m’a suivi du regard. Je lève la main en guise d’au revoir.

Yann Leblanc

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