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Les gnostiques vus par Pacôme Thiellement 

jeudi 24 octobre 2013, par Pacôme Thiellement



A ma question d’une évocation de la gnose, pour présenter une série d’articles à venir sur les Alaouites [1], Pacôme Thiellement, l’auteur multiple dont c’est à plusieurs titres une source d’inspiration, dans une stratégie inter-média de l’essai où pièce par pièce il tisse une œuvre poétique et philosophique, hétérogène, nous a honorés de répondre mais contradictoirement en excluant notre question, par un texte inédit sur les gnostiques chrétiens, que voici. Du fond du cœur, je le remercie [2]. (A. G. C.)




Les Gnostiques


Pendant longtemps, on n’a connu les gnostiques qu’à travers leurs réfutations par Tertullien, Hippolyte ou Irénée de Lyon : autant connaître l’Histoire d’une population exterminée par les propos de ses exterminateurs. Ceux qu’on appelle gnostiques se différencient des habituels monothéistes par la variété de leurs cosmogonies ou des noms donnés à leurs dieux et leurs anges, leur humour sarcastique, leur peu d’intérêt pour la morale sexuelle, leur absence totale de sens de la hiérarchie, l’importance donnée à la solitude dans leur vision du monde (le gnostique est « solitaire et simplifié » dit L’Evangile de Thomas) ou leur haine de la religion institutionnelle. Leurs lieux de naissance et de propagation ? La Syrie, l’Egypte, l’Iran : berceaux de toutes leurs figures tutélaires. Simon le Magicien, Basilide, Valentin, Marcion, les Ophites, les Sethiens, tous diffèrent mais ont néanmoins en commun l’image de ce monde comme celle d’un ratage – une prison de mort construite par un démiurge fou et mauvais, un dieu inférieur. Leur véritable essence, leur véritable nature n’est pas d’ici. Elle vient d’ailleurs, et ils errent sur la Terre en recherche de l’étincelle qui les rappellera à leur véritable nature.

Un poème des Actes de Thomas décrit la situation existentielle du gnostique : il s’agit du « Chant de la Perle ». Dans celui-ci, suite à une lettre livrée par un oiseau, un prince quitte son Royaume à la recherche d’une perle magique. Mais, lorsqu’il arrive en terre étrangère, des inconnus le font boire un poison qui lui fait perdre la mémoire de son identité. Il devient un clochard, et il a parfois le souvenir lointain de son identité royale. Un jour, le même oiseau lui porte une lettre dans laquelle il lit la réalité de son identité et l’importance de sa mission. Il se remet à la recherche de la perle, sachant qu’il réintégrera ensuite le Royaume.

On croit à tort que les gnostiques ne sont qu’un ensemble de sectes para chrétiennes qui aurait existé les premiers siècles du christianisme en mélangeant des éléments épars d’hérésies juives, d’influences perses et de charabia para-platonicien. En réalité, malgré les efforts des chrétiens institutionnels pour, d’une main, réfuter les hérésies, de l’autre les persécuter jusqu’à s’imaginer les avoir définitivement exterminées, les gnostiques n’ont jamais cessé d’être parmi nous. Alors qu’on croyait en avoir fini au IVe siècle, surprise : ils ressurgissent en Occident entre les XIe et XIIe siècles sous le nom de Cathares et les chrétiens institutionnels sont obligés de tous les re-tuer (comme ça a dû être fatigant !). Leur influence est indéniable chez les Hermétistes d’Alexandrie du IVe siècle, et, par les voyages qu’ils durent faire et les métamorphoses de leur identité, les pseudo Sabéens de Harran dont la fréquentation par les historiens arabes tels que Ibn Wahshiyya donna naissance, au Xe siècle, à notre conception moderne de la magie. On retrouve des pans entiers de la pensée gnostique dans l’Ishraq, le mouvement initié par Shihaboddin Yahya Sorhawardi en Perse au XIIe siècle. Gershom Scholem estime que le gnosticisme a eu une influence prépondérante sur les premiers textes de la Kabbale juive, en particulier le Sefer Yetsirah, et plus tard le Bahir et le Zohar (XIIe et XIIIe siècles), en particulier dans l’image d’un dieu qui se serait absenté de sa création, et aurait abandonné celle-ci à des puissances de mort (les Qliphoth), à part sous la forme d’une figure féminine qu’il s’agit de libérer : la Sofia chez les gnostiques, la Shekinah chez les Kabbalistes. Sans se référer directement à eux, mais par l’intermédiaire du Corpus Hermeticum des premiers Hermétistes, encore très proches de la pensée gnostique, la Renaissance hermétique leur doit énormément : Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, Giulio Camillo, Giordano Bruno, Tomasso Campanella.

La presque totalité de leurs intuitions ressurgit chez les grands poètes du XIXe siècle (Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Ducasse, Jarry, etc.) et ils infusent tout l’occultisme de ce dernier, pour le meilleur ou pour le pire : Fabre d’Olivet, Eliphas Lévi, Joséphin Péladan, Stanislas de Guaita, Oswald Wirth, etc. Enfin, ce n’est pas étonnant de voir nombre de grands penseurs et artistes du XXe siècle découvrir, ou se souvenir d’un rapport de filiation avec les Gnostiques : Simone Weil, James Joyce, Raymond Queneau, Carl Gustav Jung, Jorge Luis Borges, José Lézama Lima, Raymond Abellio, Philip K. Dick, les Beatles, David Bowie, Tori Amos, Jean Baudrillard. Enfin, en 1945, à Nag Hammadi [3], à côté d’un monastère copte, un groupe de jeunes Cairotes venant enterrer le cadavre de l’assassin de leur père, creusèrent si profondément la terre qu’ils tombèrent sur une jarre contenant 52 codex. L’équivalent d’une Bible : deux mille pages de pensées et de poèmes gnostiques, une bibliothèque entière prête soudain à remplacer l’Ancien et le Nouveau Testament. Nous ne connaissions des Gnostiques que leur reflet ou leur ombre, leur influence ou leur souvenir ; désormais ils allaient enfin nous parler directement, sans intermédiaire, sans médiation. Ce fut l’ultime clin d’œil des gnostiques exterminés : un jour nous comprendrons qu’ils avaient raison et que nous avions tort. Ils étaient des princes et nous étions des clochards. Ils étaient vivants et nous étions morts.


© Pacôme Thiellement
(Inédit, octobre 2013)



En logo : une double page manuscrite extraite de l’« Apocryphe de Jean » — Codex II du Livre des secrets de Jean (vers 170), bibliothèque de Nag Hammadi, Musée Copte du Caire.

* NdLaRdR : Le livre de référence de la gnose musulmane est le Kitab al-Majmu’, principale source d’enseignement du schisme alaouite, (également partagé par quelques sunnites), lu sur la base du chef d’œuvre de la littérature liturgique chiite, le Nahj al-Balagha.


P.-S.


 Son dernier livre à paraître, officiellement dans les librairies urbaines, le 14 novembre 2013 — présentation publique à la librairie Monte-en-l’air, à Paris, le même jour, le 14 novembre 2013 à 19 heures...

Pacôme Thiellement, Pop Yoga, aux éditions Sonatine, Paris. Le livre est déjà accessible dans toutes les librairies numériques. Sous le titre, le lien mène à la page de l’ouvrage également accessible chez l’éditeur, dont la présentation sous l’icône est extraite...

Pacôme Thiellement, Pop Yoga
éditions Sonatine (déc. 2013)

Dans cet ouvrage kaléidoscopique, à la fois rigoureux, intense et farfelu, Pacôme Thiellement nous propose quarante-deux textes consacrés à la culture contemporaine et à l’expérience pop. On y trouvera des exégèses des grands musiciens de rock (les Beatles, les Beach Boys, Dylan, Bowie, Gainsbourg, Joy Division, les Residents), mais aussi des évocations de grands écrivains de l’impossible (Pynchon, Lowry, Jarry, Joyce), plusieurs enquêtes subjectives sur des cinéastes démonologiques (Roman Polanski, Lars von Trier, Kiyoshi Kurosawa), des séries théophaniques (Buffy contre les Vampires, Lost) et des dessinateurs de bande dessinée électriques (Fred, Killoffer), enfin, des fragments poétiques sur Marilyn Monroe, une conférence sur les bandes magnétiques inversées, deux explorations de l’hypothèse extraterrestre, un adieu à Amy Winehouse. On y retrouvera surtout les obsessions magico-gnostiques de l’auteur, nourries de la tradition hermétique et d’une bonne dose de théologie alternative. Oh yeah !

Pacôme Thiellement est romancier, journaliste et réalisateur. On lui doit en particulier des essais mêlant culture pop et philosophie (Cabala – Led Zeppelin occulte, Hoëbeke, 2009 ; La Main gauche de David Lynch, PUF, 2010 ; Tous les chevaliers sauvages – un tombeau de l’humour et de la guerre, Philippe Rey, 2012).


Encore quelques instants avant le retour de l’Imam caché
ENTRETIEN AVEC PACÔME THIELLEMENT (Le Fric-Frac Club, 2011).

Le RenDez-vous, avec Pacôme THIELLEMENT, Hervé AUBRON, Emmanuel BURDEAU et la Session de GRANVILLE - 17/1/2013. (France Culture, document audio de 51 minutes accessible en streaming et podcastable).

Sa page générale d’index sur France Culture (avec les liens audio).

Tous les chevaliers sauvages, Top Ten de la revue Elle.

Thomas Bertay et Pacôme Thiellement, Le dispositif
(pour avoir un aperçu, l’ensemble du cycle dans le site Vimeo de la production Sycomore films).

Pacôme Thiellement @ fr.wikipedia.

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Sur la gnose de l’islam des nosaïris (du nom de son fondateur Mohammed Ibn Nosair, aux IXe et Xe siècles) ancêtres des alaouites syriens (que l’on désigne souvent aussi sous leur premier nom), voir Le Monde Diplomatique : Sabrina Mervin, Poids de l’histoire et mémoire des persécutions : L’étrange destin des alaouites syriens, janvier 2013.

Notes

[1Contrairement à ce qu’on peut lire parfois, les Alaouites, actuellement ciblés en Syrie à cause du pouvoir présidentiel contesté de Bashar al-Assad, membre de cette communauté, ne constituent pas une ethnie mais une communauté symbolique, identifiée par une religion ésotérique syncrétique, apparentée à la gnose, référant à l’Islam et parfois référée au chiisme, qui peut coopter des non membres afin de les initier. Les alaouites sont peu nombreux, — non seulement minoritaires en Syrie, mais encore au Liban, en Turquie. En Syrie ils sont environ 2 000 000 millions d’individus (Carnets de l’IFPO).

[2L’auteur considère que, (en le paraphrasant) : ses textes principaux sur les gnostiques sont dans L’homme électrique (en relation avec Nerval), dans son roman Soap Apocryphe (sous un mode comique), et dans son prochain livre, Pop Yoga (avec la pop culture).

[3Bibliothèque de Nag Hammadi — in fr.wikipedia.
 Bibliothèque copte de Nag Hammadi — Université Laval.

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