** CHAPITRE I
***LES PRÉDICTIONS DE L’ASTROLOGUE
La famille de Don Juan.—Maternité douloureuse.—Le baptême.—Chez l’astrologue.—Alchimie et magie.—Les rêves de la comtesse.—Le langage des astres.—Jacobi assommé.—La revanche du hibou.—Les prétentions de Don Jorge.
Don Juan Tenorio était le fils de Don Diego Pons Tenorio, quinzième seigneur de Cabezan en Asturie, onzième seigneur de Peral y Cobos en Vieille-Castille, sixième seigneur de Fuente-Palmera en Andalousie. C’est dire qu’il descendait d’une antique et noble lignée.
Don Diego était un personnage considérable. Il possédait, outre ses seigneuries, gagnées par ses ancêtres à la pointe de l’épée, un palais à Séville où il séjournait une partie de l’année. Il y gérait l’Intendance des dîmes et des bâtiments pour l’ordre religieux militaire dont il était commandeur. La totalité de ses revenus était estimée à dix-huit mille ducats d’or.
Lorsque sa femme, la belle comtesse Clara, se sentit prise des douleurs de l’enfantement, il y eut un grand émoi dans le château. Elle passa tristement les mois de sa grossesse. Il semblait qu’une maladie terrible et mystérieuse se fût abattue sur elle. Souvent on la voyait pleurer sans motif ou tressaillir d’épouvante. Parfois, l’œil fixe, la poitrine haletante, elle paraissait subir la fascination de quelque fantôme visible à elle seule. En vain passait-elle la plus grande partie de ses nuits enfermée dans son oratoire. On l’entendait murmurer de longues prières, entrecoupées de sanglots convulsifs. Des rêves d’épouvante troublaient ses nuits, et maintes fois elle s’éveilla en sursaut, poussant des cris étouffés. Ni les soins affectueux de son mari, ni les encouragements du chapelain ne pouvaient lui rendre le calme.
À l’annonce de la délivrance, attendue par la comtesse avec une si singulière appréhension, on fit venir de Séville un des plus illustres médecins du temps.
C’était un juif baptisé du nom d’Alonzo Levita. Il avait étudié dans toutes les Universités d’Europe.
Il interrogea la malade, examina les symptômes et rassura tout le monde. Quelques heures après, en effet, Doña Clara accouchait d’un beau garçon.
Ce fut une chèvre qui servit de nourrice à Don Juan, une chèvre sauvage de la haute sierra.
Il fut baptisé en grande cérémonie dans la cathédrale de Grenade, en présence des rois catholiques et de leur cour. Il eut pour marraine Doña Francesca Pacheco, marquise de Mondejar et pour parrain Don Juan de Ganelès, dont il prit le nom selon l’usage.
La comtesse avait fait un projet. Elle voulait consulter un astrologue fameux qui lui avait été recommandé par Don Alonzo Levita. Les soucis qui l’avaient hantée dès les premiers jours de la conception de l’enfant ne s’étaient pas dissipés en effet.
Elle s’en fut donc trouver Don Jorge, le frère de son mari, au cours d’un voyage à Séville, et lui fit part de son désir de se rendre en sa compagnie chez l’homme des sciences occultes.
« Il me semble naturel en effet, Doña Clara, lui dit Jorge, que vous consultiez un professionnel de la Kabbale sur l’avenir de votre fils... Mais il faut prendre garde que ces kabbalistes sont souvent de simples coquins, fort capables d’attenter à la bourse et même à la vie des honnêtes gens. Je vous accompagnerai...
— Jorge, je vous demande le secret. Si l’astrologue venait à me prédire quelque chose de fâcheux...
— Je lui couperai les oreilles ! Je n’entends pas qu’un drôle de cette espèce s’avise de faire de la peine à ma jolie belle-sœur. »
Après l’oraison du soir, Don Jorge et Doña Clara, guidés par maître Alonzo Levita, se rendaient donc chez l’astrologue qui demeurait dans une rue déserte, à l’une des extrémités de la ville.
Maître Max Jacobi avait été prévenu par son compère de l’honorable et lucrative visite qu’il allait recevoir. Aussi le guichet s’ouvrit-il au premier coup de marteau.
Une vieille à tête de sorcière montra à travers les barreaux de fer sa lampe fumeuse. Son œil chassieux dévisageait avec méfiance les visiteurs.
« Ouvrez, Barbara, dit le médecin. Votre maître nous attend. »
La vieille obéit, en silence.
Ayant suivi un long couloir sinueux, ils arrivèrent à une porte que Levita ouvrit sans plus de cérémonies, et ils se trouvèrent dans le laboratoire de l’astrologue qui était en même temps un alchimiste.
C’était une grande pièce à haute voûte cintrée qu’éclairait une lampe suspendue à un crampon de fer. Des ombres irrégulières se jouaient sur les murs noircis de fumée. Il y avait peu de meubles mais beaucoup d’objets et ustensiles de science : fourneaux, soufflets, cornues, fioles, alambics, sphères, compas, équerres, sabliers, métaux, pierres, plantes desséchées, animaux empaillés, squelettes, ossements, une tête de mort à mâchoire démesurée entre autres, mille autres bric-à-brac accrochés, pendus, posés sur des planches, entassés ou épars sur le sol. Perché sur une carcasse mobile, au fond d’un angle obscur, un hibou se balançait en roulant dans l’ombre ses yeux lumineux et sinistres.
La comtesse frissonna ; Don Jorge leva les épaules avec une grimace. Quant à Levita, il souriait.
Dans le coin le plus éloigné se trouvait une table singulièrement encombrée. Une petite lampe mobile projetait une lumière assez vive sur ce pêle-mêle. Dans un grand livre ouvert, posé sur un vieux pupitre, lisait l’astrologue. Sa tête chauve, où brillait le reflet de la lampe, reposait immobile entre ses deux mains. Il était tellement absorbé qu’il n’entendit pas les visiteurs entrer.
Jorge, se penchant sur le livre, aperçut un grimoire indéchiffrable qui lui donna une opinion médiocre de l’orthodoxie du maître. Mais comme il ne s’en souciait pas autrement, il lui frappa sur l’épaule :
« Hé ! l’ami, voici que vous rend visite une dame de condition suffisamment élevée pour que vous preniez la peine de vous lever. Debout donc ! »
Don Jorge, vieux militaire, affectait un langage simple et cru.
Maître Max Jacobi se leva en effet, salua gravement la comtesse et attendit. Son aspect n’allait pas sans en imposer : son front était vaste, ses yeux longs brillaient d’un regard intérieur, un regard de savant accoutumé à transformer en abstractions imprévues les images fournies à la méditation par la contemplation de la nature ; sa tête présentait les modifications énergiques dues à des habitudes ascétiques.
« Que voulez-vous savoir ? madame, dit-il.
— L’avenir de mon plus jeune fils.
— Quelle partie de la science désirez-vous consulter, la chiromancie, la sciomancie, la néomancie, la nécromancie, l’oniromancie ?
— Parlez chrétien, interrompit brusquement Don Jorge. Madame n’entend pas l’hébreu !
— Je vous demande, madame, s’il vous plaît d’interroger les signes de la main, les nombres ou les morts ?...
— Pas les morts ! s’écria la comtesse avec effroi.
— Les songes, continuait Jacobi, les astres...
— Oui, les songes et les astres.
— Les mains et les jeux de cartes, reprit Don Jorge d’un air entendu, cela est bon pour les petites gens qui se font tirer la bonne aventure à un maravédis par tête. Les songes me plaisent médiocrement, puisque toutes les vieilles commères s’en mêlent... Je me fais cependant une raison à leur endroit. Mais ce qui me convient tout à fait, ce sont les étoiles. Elles sont d’usage chez les princes et dans les familles considérables. Parlez donc, maître astrologue, mais faites-moi le plaisir de ne prédire à ma belle-sœur que choses agréables... Nous aurions autrement à en découdre ensemble. Je suis maître des hommes d’armes du Grand Capitaine et n’ai point le poignet pourri. Faites-en votre compte.
— Monseigneur, répliqua l’astrologue, je ne suis que l’interprète des arrêts du ciel et ne dois point en subir les responsabilités.
— Cela est juste, Don Jorge, dit la comtesse. Je vous prie de laisser parler en toute franchise le savant homme que j’interroge. Comment me pourrait-il dire la vérité s’il n’était pas libre de ses paroles ?
— N’en parlons plus. Ce qui est dit est dit. À bon entendeur, salut !
« J’ai souvent rêvé, dit la comtesse à la demande de l’astrologue, que, pendant mon sommeil, un serpent se réfugiait dans mon sein pour s’y réchauffer. Éperdue d’horreur et de crainte par le contact de ses écailles glacées, je voulais le rejeter loin de moi. Mais il était si beau, il me regardait avec des yeux si doux et si tristes que je n’avais plus le courage de m’en défaire. Alors il se mettait à siffler langoureusement, comme pour me remercier, et je me rendormais le cœur attendri et troublé...
— Ensuite ?
— La première fois, le rêve se termina là... Un autre jour, je vis les fleurs de mon jardin s’agiter en même temps, couvertes de sang, et le serpent glissait rapidement au milieu d’elles. Et j’entendis que les fleurs chantaient, et elles disaient : « Justice ! justice ! Il nous tue. » Mais le serpent enroulé près de moi reprenait : « Ne les crois pas. Ce sont elles qui m’ont blessé avec leurs épines. Ce sang que tu vois est le mien. Sauve-moi. » Il paraissait souffrir autant que les fleurs. Je me mis à pleurer. Il but mes larmes, et nous nous rendormîmes tous les deux.
« Une autre fois, c’étaient des colombes blanches qui voletaient autour de moi en poussant des cris désespérés. Le serpent se jouait autour de mon cou et caressait mes cheveux. « Il a dévoré nos petits, disaient les colombes, venge-nous... » Mais le serpent murmura à mon oreille : « Elles se trompent... L’aigle a mangé leurs petits, et moi j’ai tué l’aigle. » Se penchant sur mon épaule, il me montra un grand oiseau de proie qui se débattait à terre dans les convulsions de l’agonie. Puis il redressa la tête en sifflant d’une manière terrible. Les colombes s’enfuirent en criant : « Malheur à toi ! malheur à toi ! »
« La dernière nuit enfin, je me sentis piquée au cœur. « Ingrat, m’écriais-je, assassin de ta bienfaitrice ! » Et j’arrachai le serpent de mon sein. Tombé à terre, il y resta sans mouvement. Mais il me dit avec tant de douceur que j’en fus navrée : « Plains-moi si je t’ai tuée, c’est parce que je t’aime. Je vivais par toi, je n’ai pas voulu mourir sans toi. » Il se métamorphosa en fleur. Moi, je me trouvai changée en colombe. Je saisis la fleur, mais elle s’était changée en aigle. L’aigle me prit dans ses serres et m’emporta dans le soleil où nous fûmes consumés ensemble.
« Je n’ai plus rêvé depuis. »
— Vos rêves ont une signification claire, dit maître Jacobi. Ce serpent, c’est votre fils.
— Hum, hum, gronda Jorge.
— Ce serpent, disais-je, représente votre fils. Ces fleurs sont l’emblème de la joie, les colombes de l’affection, l’aigle du courage, le soleil de la gloire. C’est la loi des contrastes qui règle la divination de l’onirocritique, et les songes disent le contraire de ce qu’ils semblent dire. Ainsi votre songe signifie que vous aurez un fils dont la tendresse fera votre bonheur et la vaillance votre gloire.
— Les bonnes paroles, maître, s’écria la comtesse toute joyeuse. Comptez sur ma reconnaissance.
— L’explication est convenable, daigna approuver Jorge.
— Maître, reprit la comtesse, je vous prie maintenant de consulter les astres. Puisse leur réponse être aussi favorable que l’a été celle des songes !
— Il me faudrait l’état du ciel au moment de la naissance.
— Je l’ai dressé très exactement, dit Levita, tirant un papier de sa poche.
L’astrologue examina le dessin tout en murmurant des formules cabalistiques.
« Orion vers l’Orient. Bras gauche en l’air. Sirius au plus haut. Hum ! hum ! Le cœur. Jupiter en conjonction avec le Taureau. Aldebaran, étoile de la Bohême. Vénus absente. C’est bien, très bien... Traçons le carré magique. »
L’astrologue inscrivit sur un papier deux carrés l’un dans l’autre et partagea l’intervalle en douze triangles égaux.
« Qu’est-ce que c’est que ces petites machines ? demanda Don Jorge, qui paraissait s’intéresser fort à l’opération.
— Les douze maisons du soleil.
— Et qu’est-ce qu’il y fait ?
— Il les visite tour à tour. Dans chacune est une phase de la vie humaine... Maisons de la santé, des richesses, des héritages, des biens patrimoniaux, des legs et donations..., maisons des chagrins et des maladies, du mariage et des noces, maisons de l’effroi et de la mort, de la religion et des voyages, des charges et dignités, des amis, des emprisonnements et de la mort violente...
L’astrologue se tut. Dans le silence général, il avait ouvert un livre rempli de signes astronomiques et tourna plusieurs feuillets, comparant ensemble les observations du médecin, le carré magique et les formules consacrées. Enfin, après de longues méditations, il reprit :
— Voici, madame, l’horoscope de votre fils. La conjonction de Jupiter avec le Taureau annonce beaucoup de souhaits qui se réaliseront, grands voyages et abondantes richesses. Votre fils sera élégant dans ses vêtements et honoré dans sa vie. Mais qu’il y prenne garde ! Orion influe sur son bras gauche et commence à se renverser, preuve que son cœur sera souvent menacé. Il ne s’agit, au reste, que d’un danger moral. Le Soleil n’ayant point visité la douzième maison, votre fils ne doit point mourir de mort violente, cependant... ce point présente une particularité inconnue dans les annales de l’astrologie.
— Oh ! mon Dieu ! fit la comtesse.
— En tout cas, il ne sera pas dépourvu d’argent, s’en étant procuré par legs, donations et autres moyens encore.
— Qu’est-ce à dire ? fit Don Jorge.
— Oh ! avouables, tout à fait avouables en notre temps.
— Sera-t-il heureux ? demanda la comtesse.
— Si la fortune, la santé, la puissance et la célébrité peuvent faire son bonheur.
— Aura-t-il une nombreuse postérité ? demanda enfin la comtesse.
— Je ne saurais le dire, Vénus, qui préside à la fécondité, étant cachée sous l’horizon. Tout ce que je puis vous dire, c’est que votre famille finira comme elle a commencé.
— Et que signifie ? firent à la fois la comtesse et Don Jorge.
— À qui fait-on remonter son origine ?
— Au fondateur de la maison de Lara, dont les Tenorio sont seuls descendants directs, à Madarra-le-Bâtard.
— Cela signifie donc, poursuivit l’astrologue penché sur ses dessins et grimoires, que votre famille finira par... par... d’innombrables bâtards !
— Misérable ! Gredin ! Menteur ! Insolent ! hurlait Don Jorge furieux.
Et laissant au médecin le soin de ranimer la comtesse évanouie, il prit celui de la venger. Avec une large règle, jadis d’usage mathématique, il entreprit de bâtonner l’infortuné Jacobi, qui criait en se débattant :
« Miséricorde ! Au secours ! À l’assassin !
— Je t’avais prévenu, drôle !
— Levita ! Levita ! Vieux camarade ! »
Mais Levita se tenait prudemment dans un coin. Nul doute qu’à montrer son courage comme combattant il ne préférât intervenir plus tard comme médecin.
Soudain, Don Jorge fit un moulinet terrible qui s’en vint frapper le squelette ballant au sommet duquel se tenait perché le hibou.
Celui-ci, effrayé, secoua ses ailes. Une poussière lourde s’en dégagea, obscurcissant l’atmosphère. Peut-être l’animal n’avait-il pas bougé depuis plusieurs années. L’oiseau nocturne volait, comme fou, à travers la chambre, montant, descendant, heurtant les squelettes, dispersant les paperasses, mêlant ses ululements funèbres au concert des voix humaines. Il faut dire que Barbara, enfin accourue, poussait des hurlements semblables à ceux des chiens qui aboient à la mort.
Enfin le hibou, fatigué, s’arrêta pour prendre contact avec un objet solide. Mais lequel, grands dieux ! Ainsi que l’arche sainte se posant, après le déluge, au sommet du mont Ararat, l’oiseau s’agrippa solidement au crâne de l’exaspéré Don Jorge.
Celui-ci s’enfuit épouvanté, les bras en l’air, renversant tout sur son passage. Les objets fragiles se brisaient : Patatras ! Catacri ! Gressecrec ! La comtesse se précipita sur sa trace. Ce ne fut que sur le seuil que, de son épée tirée, Don Jorge réussit à faire lâcher prise à l’antique volatile qu’offusquait, du reste, la lumière du jour.
« Quelle caverne, criait-il. La peste soit à Levita ! Le diable emporte Jacobi ! Quant à ce hibou !... »
La nuit tombait. Don Jorge accompagna chez elle sa belle-sœur.
« Les moines sont des fanatiques, les médecins des ânes, les astrologues des menteurs... Faire du chagrin à ma charmante, charmante belle-sœur. Je ne le souffrirai pas... »
Et, ce disant, le vieux galantin, dans l’ombre propice, passait son bras épais autour de la taille gracile de Doña Clara.
Mais celle-ci tournait déjà dans la serrure la petite clef d’or de la porte secrète par laquelle elle s’était échappée.
« Donnez-moi un baiser afin que je garde le secret, poursuivait Don Jorge...
— Un baiser ! beau-frère, vous n’êtes qu’un vieux polisson. Tenez, voici pour secouer la poussière du hibou ! »
Et, poussant la porte, elle frappa d’un léger coup d’éventail le nez enluminé du soudard.
PLANCHE II
F. Goya.—CHEZ LE SORCIER
** CHAPITRE II
***LA PREMIÈRE MAÎTRESSE DE DON JUAN
Discours de Don Jorge.—Les trois courtisanes.—Les préparatifs.—Jalousie de Niceto.—Les avances de la Pandora.—Le festin.—Les danseuses nues.—La petite Monique.—Le baiser.—L’altercation.—La bagarre.—Le duel aux flambeaux.—Niceto blessé.—Rivalité de femmes.—Première nuit d’amour.—Mort de Niceto.
À dix-sept ans, Don Juan était dans la fleur de la beauté.
« Décidément, dit un matin Don Jorge à son neveu, tu ne peux pas en rester là. Tu as eu la plus brillante éducation des Espagnes, des maîtres de toutes les langues, vivantes ou mortes, de mathématiques, de littérature et même de poésie et de musique, bref, tu es endoctriné dans les sept arts. Tu as dix-sept ans, ta moustache commence à pousser, tu montes à cheval comme Don Alexandre, l’empereur des Grecs, tu manies la lance aussi bien que Bernal del Carpio et la rapière mieux que moi, tu es beau garçon, du reste, et point sot. Il est indécent que tu n’aies pas une maîtresse.
— Une maîtresse ! Une maîtresse ! répétait Juan effaré.
— Tu es novice, mais non moine ! De mon côté, j’ai la prétention de n’être point pédant. Si la famille me déshérita, ce n’est point sans quelques bons motifs. Nous sommes l’un et l’autre gentilshommes, bons parents et bons amis. Je te dois les lumières de mon expérience.
« Tu vas entrer dans le monde. Il t’y faut mettre sur un bon pied. Un homme bien né se reconnaît à deux qualités : la galanterie et la bravoure.
« Si nous avions quelque belle guerre, je t’amènerais avec moi et t’engagerais à monter le premier sur la brèche. Mais, hélas ! il ne se livre plus de grande bataille. Ce bon temps est passé ! Mon capitaine est mort, et il a emporté la gloire dans son tombeau.
« A un gentilhomme de la qualité, il n’est donc plus permis que de chercher querelle personnelle, et pour cela rien ne vaut les intrigues de l’amour. »
Don Rinalte, chez lequel l’oncle comptait le soir même conduire son neveu, était un excellent homme, aimant la joie pour lui et les autres. Riche de son patrimoine, il possédait en outre une des meilleures commanderies d’Alcantara. Il dépensait convenablement sa fortune, mangeant le revenu sans trop entamer l’avenir, magnifique avec une certaine sagesse. Il donnait les meilleurs repas de Séville, chère délicate, vins choisis, service splendide, et en prenait sa bonne part.
C’était un fin mangeur et un buveur de premier ordre. Il avait une vraie nature de taureau, calme, lente, puissante, terrible dans sa colère.
Don Niceto Iglesias, l’autre convive, était un garçon fort chatouilleux sur le point d’honneur. Il avait pour le tapage un goût singulier. Parfait gentilhomme du reste, fort élégant de sa personne et brûlant son bien par les deux bouts, les femmes l’adoraient autant que les hommes le craignaient.
« Je le crois, dit Jorge à Juan, d’accord avec la Pandora, une des courtisanes que tu verras ce soir.
« Pandora est un nom mythologique que sa beauté lui a fait donner en Italie où elle fut se former. Une fille superbe à voir, mais rien de plus. Elle n’a pas l’ombre de cœur, mais ce n’est pas son métier d’en avoir. Il n’y a pas à espérer lui plaire. L’amour est avec elle une affaire d’argent.
« Don Niceto ayant pris les devants, il ne serait du reste pas convenable d’aller sur ses brisées. Si elle te plaît, tu prendras date. Mais tu ferais bien, en ce cas, de me consulter sur les arrangements. Hélas ! mon cher neveu, j’ai l’expérience !
« Pour les deux autres, Soledad et la Magdalena, je n’ai pas besoin de te dire qu’elles sont occupées. L’une, Soledad, appartient à Don Rinalte ; quant à l’autre, c’est ma maîtresse. J’ai passé la soixantaine, mais le jarret est bon et l’œil vif. Tu les dois respecter également, puisque Don Rinalte est ton hôte et que je suis ton oncle.
« Cependant, petit neveu, tu es libre, au moins à mon égard. J’ai trop d’expérience pour donner dans la jalousie et je t’aime trop pour le chagriner à l’occasion d’une femme.
« Je doute du reste que la Magdalena te convienne. C’est une fort jolie personne, mais un peu niaise, pour ne pas dire bête. Sa gaucherie, qui m’amuse, t’ennuierait probablement.
« Et puis, elle n’a que seize ans. C’est de mon goût, mais trop jeune pour toi. Une personne un peu mûre serait mieux appropriée à ta fringante jeunesse.
« Rien ne forme les jeunes gens comme la société des courtisanes. Elles ne hantent, du moins à ma connaissance, que des gens comme il faut, titrés, riches, chevaliers et, parmi le clergé, jamais moins que des chanoines. Près d’elles un bourgeois perdrait ses écus et un moine son latin. Écoute, regarde et profite donc. Prends un costume avantageux ; ces dames sont reines de la mode. Si, elles te découvrent joli, les autres te trouveront charmant.
« Le rendez-vous est à huit heures. Je vais, de ce pas, chez un théologien de l’ordre, avec lequel j’ai à traiter d’affaires. Je reviendrai te prendre au coucher du soleil. Sois prêt. »
Ébloui, enivré, consterné de ces paroles, Juan passa le reste de la journée dans une agitation violente. Une vraie fête ! Une orgie, peut-être ! Tout cela lui semblait merveilleux et terrible.
Il revêtit un pourpoint bleu de ciel, brodé de soie blanche, manches de dessous et chausses de soie blanche aussi.
Jorge loua la simplicité de ce costume qui faisait ressortir l’éclatante beauté du jeune homme.
« Tu as eu tort, lui dit-il seulement, de prendre l’épée que t’a donnée ton parrain : c’est une arme de parade ou guerre et non de promenade. J’ai ce qu’il te faut, une rapière à riche garde, dont le fourreau, en velours bleu de ciel, s’harmonisera parfaitement à ton habit.
« Essaie-la toi-même. Tu verras qu’elle est bonne, bien montée et bien trempée. Tout le poids est dans la garde ; la lame est légère et simple. Elle vient, la marque du petit chien en fait foi, de Romero, le meilleur armurier de Tolède.
« J’ai eu plus d’une fois l’occasion de m’en servir et n’ai jamais eu qu’à m’en louer. Je l’ai, en maintes rencontres, prêtée à des amis qui ont toujours tué ou blessé leur homme. C’est ce que je puis appeler une épée heureuse. Elle te portera bonheur. Je te la donne. »
Juan ceignit la rapière, remercia son oncle et partit avec lui.
Le cœur lui battait fort en entrant chez Don Rinalte. Celui-ci vint à la rencontre de ses hôtes dès qu’ils furent annoncés.
C’était un homme d’une quarantaine d’années, gros et grand, l’allure d’un seigneur et d’un bon vivant.
Dans le salon se trouvaient déjà les autres convives.
La vue des femmes mit un éblouissement dans l’âme de Juan. Il les admirait toutes trois sans les distinguer encore.
Dès l’abord, elles ne se firent point faute de le regarder. Jamais elles n’avaient vu de jeune homme aussi accompli. Les femmes galantes savent juger du premier coup d’œil la beauté masculine.
Juan se trouvait quelque peu embarrassé de cet examen. Il craignait plutôt d’être un objet de ridicule que d’admiration.
Mais les autres hommes ne s’y trompèrent pas. Les deux anciens échangèrent un sourire, tandis que le plus jeune pinçait les lèvres.
Don Niceto Iglesias, dans sa vingt-cinquième année, avait l’œil vif, les dents blanches, les cheveux noirs, les traits réguliers et fins, la taille svelte, toute la grâce andalouse enfin.
Une main habile avait, de plus, parfait l’élégance de son magnifique costume, satin et velours, or et broderies. Un soin méticuleux avait présidé à sa toilette capillaire.
Il passait pour le plus joli garçon de Séville. Il le savait et tenait à cette réputation.
À l’instant, il se sentit dépossédé. La supériorité de son nouveau concurrent était trop manifeste et ne permettait pas le doute. Le jugement des trois courtisanes n’était-il point du reste sans appel ?
Don Niceto devint sur-le-champ jaloux de Don Juan et, pour un fat comme pour une coquette, la jalousie c’est la haine. Mais c’était un homme bien élevé, qui connaissait son monde. Et puis n’était-il pas plus habile de prendre son parti d’une défaite inévitable ?
Il se résolut donc à traiter en ami ce rival inconnu et dans le fond du cœur détesté.
Juan s’efforça de répondre dignement aux prévenances du jeune cavalier, mais il eut beau faire pour être cordial, il ne fut que poli. L’instinct lui faisait pressentir un ennemi sous ces dehors bienveillants, comme un serpent sous des fleurs.
Les deux portes du salon s’ouvrirent toutes grandes, et le maître d’hôtel, suivi des laquais porte-flambeaux, annonça que le souper était servi.
Les femmes se débarrassèrent de leurs mantilles. Les épaules splendides de l’une, plus frêles mais non moins blanches des autres, apparurent à nu. C’était l’usage des courtisanes de se décolleter assez bas. Leur corsage, fendu dans le sens de la longueur, laissait voir leurs seins fermes et marbrés de délicates veines bleues. Par derrière, la ligne du corsage s’infléchissait en arc jusqu’à la taille. Les robes étaient si légères ! Elles ignoraient le corset. Ce spectacle ne fut pas sans mettre quelque émoi dans l’âme encore inexperte du jeune Juan.
Après s’être levé comme tout le monde, il ne sut plus que faire et resta embarrassé comme un nigaud au milieu du salon. Don Niceto offrit son bras à Soledad, qui était considérée comme la maîtresse de maison.
La Pandora attendait debout. C’était une magnifique créature, grande, admirablement faite, blanche et pâle comme le marbre, avec de grands yeux noirs et des cheveux aile-de-corbeau. Elle avait une robe de satin noir, une basquine jaune, une chaîne d’or au cou et, dans la chevelure, une rose d’un rouge éclatant. Les deux amies étaient vêtues avec un luxe égal. Elles avaient adopté une mode singulière, qui consistait à se couvrir la tête de perruques aux diverses couleurs de l’arc-en-ciel. Celle-ci, fille blonde de la Murcie, cette autre Catalane, s’étaient ainsi donné des chevelures d’or aux reflets d’aubergine et d’orange.
Voyant que ni l’oncle ni le neveu ne venaient à elle, la Pandora alla résolument au jeune homme et lui donna le bras en souriant.
Juan trembla, et involontairement il serrait ce beau bras nu qui venait de se poser sur le sien.
« Voilà un fort beau couple en vérité ! » s’exclama Don Rinalte.
Juan sourit et baissa les yeux ; Pandora fit une petite moue dédaigneuse.
Juan, hasard ou non, se trouva placé à droite de la Pandora, qui avait à sa gauche Don Niceto.
On trouvait là réuni tout ce qui fait la beauté, l’excellence et le charme d’un repas.
La salle était décorée avec goût et follement illuminée. Il y avait des fleurs à profusion ; la nappe était jonchée de feuilles de roses. La table resplendissait des luxes européens les plus raffinés : toiles damassées de Flandre, cristaux de Venise, argenterie de Florence. Chaque détail avait son prix et révélait quel expert dilettante était Don Rinalte.
Les mets recherchés, les vins dorés, la beauté demi nue des femmes, l’odeur mêlée des parfums et de la chair, une conversation animée, tout parlait aux sens, invitait à l’abandon et au plaisir.
Cependant le souper commença tranquillement. Les gens qui savent vivre graduent les jouissances.
Les femmes, d’ailleurs, témoignaient encore d’une certaine réserve. Juan se demandait même s’il ne s’agissait point là de véritables dames du monde égarées.
L’influence de la bonne chère se fit sentir peu à peu. Esprits et regards s’animèrent. Les voix s’élevèrent, le ton devint plus vif. L’oncle risqua quelques propos salés qui reçurent des convives le meilleur accueil.
Juan buvait comme tout le monde, et sa timidité s’évanouissait dans les fumées du vin. Les lumières lui semblaient plus brillantes, les hommes plus spirituels et les femmes plus jolies s’il est possible. Il voyait rose. Son sang circulait plus vite et lui donnait du courage. Il osa parler et parla bien. Il eut de l’esprit, et les hommes eux-mêmes furent obligés de l’applaudir.
« Il est charmant, dit Rinalte d’un air paternel.
— Adorable ! appuya Niceto. »
Jorge se frottait les mains, enchanté de voir réussir son élève.
Pandora jetait à Juan des regards de flamme. Cependant il se contenait et n’osait encore lui rendre ses avances.
Au dessert, on fit venir des danseuses. Elles exécutèrent une traditionnelle séguedille avec cette furia, cette conviction qui appartient à leur race. L’offre et le désir, le refus et l’abandon, la plus lascive volupté enfin, voilà ce qu’elles aimaient, les seins offerts, la croupe tordue, les yeux mi-clos. Puis, sur la demande de Don Jorge, l’une d’elles, une petite Morisque, se dévêtit et dansa nue. Ce ne fut pas sans quelques manières de la mère maquerelle que deux ou trois ducats d’or amenèrent cependant à composition.
Le petit corps brun se balança à son tour tandis que les convives claquaient des mains en cadence. Cette fillette vierge mimait, avec une perversité à damner tous les hommes, le rythme de la possession. Le mouvement allait en s’accentuant, selon ce que prescrit la tradition africaine. Elle tomba enfin, pâmée, morte de s’être donnée à tous, crispée d’un spasme presque douloureux. Et les convives prirent les fleurs qui jonchaient la table et les jetèrent sur son joli corps étendu, ses seins mignons à peine éclos, son petit ventre doré, ses cuisses nerveuses et musclées.
Cependant la Pandora, d’un geste maladroit, avait laissé tomber entre ses seins la fleur rouge qui ornait ses cheveux. Niceto s’empressait déjà, mais la fille hautaine se détourna :
— Prenez ma rose, dit-elle à Juan.
Celui-ci, fort éméché par le généreux xérès et le spectacle auquel il venait d’assister, ne se le fit pas dire deux fois. Il plongea sa main dans l’opulent corsage de la courtisane et en retira la fleur qu’il baisa passionnément.
Pandora lui donna de plus sa main, et il y appuya ses lèvres.
Tout le monde avait applaudi, Niceto plus fort que les autres.
Mais se voir ravir sa maîtresse en même temps que sa royauté, se sentir frappé coup sur coup dans son amour-propre et dans son amour, c’était trop ! En dépit de ses efforts, il commençait à ne pouvoir plus se maîtriser.
Rinalte s’en aperçut et, en hôte averti, s’efforça de trouver un dérivatif.
« Je crois que le moment de s’embrasser est venu », dit-il.
Et se penchant sur sa maîtresse, il la baisa sur la joue.
« Fais passer », dit-il.
Soledad se tourna vers Niceto et lui transmit le baiser.
Niceto, vaguement consolé, s’inclina sur Pandora qui se laissa faire assez docilement. Elle se vengea de son mieux en appliquant un beau baiser sur le cou de l’imberbe Juan.
Mais celui-ci, au lieu de le transmettre, ainsi qu’il le devait, à Magdalena qui déjà tendait la joue, jugea plus agréable de le restituer et posa ses lèvres au coin de la bouche impériale de la Pandora.
Rinalte, diplomate, poussa un grand éclat de rire. Jorge se mit à trépigner de joie. L’attendrissement atteignait chez le vieux guerrier aux dernières limites. Il eût volontiers pleuré.
Niceto avait tressailli avec un rire jaune.
Ce fut la Magdalena qui sauva la situation.
« Et moi ? » dit-elle d’un ton piteux.
Ce fut une hilarité générale. Elle redoubla quand on vit que la pauvre fille s’en attristait au lieu de s’en amuser.
« C’est juste, fit Jorge. Elle n’a pas son compte. »
— Pardon, ma belle, dit Don Juan. Je vais réparer mes torts.
— Je ne veux pas », s’écria la Pandora d’un ton farouche, en le retenant par le cou.
Juan se laissa faire, tandis que la Magdalena éclatait en sanglots.
Jorge et Rinalte riaient de plus belle.
Mais Niceto était à bout de patience :
« De quoi te mêles-tu ? demanda-t-il à Pandora d’une voix tremblante.
— Et vous-même, répliqua-t-elle avec hauteur, de quoi vous mêlez-vous ? Vous n’avez aucun droit sur moi. Je ne suis pas votre maîtresse !
— Ma maîtresse, non. On n’achète pas une maîtresse, on n’achète que des esclaves.
— Moi, votre esclave !
— Oui, puisque tu portes ma chaîne, dit-il avec un rire amer en lui montrant la chaîne d’or qu’elle avait au cou.
— Eh bien ! Je me délivre ! »
Elle arracha la chaîne en la brisant et la jeta devant Niceto. Celui-ci la ramassa pour la jeter à la tête de la Pandora.
Mais Juan avait vu le geste et il étendit vivement le bras pour amortir le coup.
« Lever la main sur une femme ! dit-il.
— Ce n’est pas une femme, répondit Niceto hors de lui, c’est une prostituée !
— Lâcheté sur lâcheté ! »
Il n’avait pas achevé ces mots que déjà Niceto lui avait lancé la chaîne au visage. Juan se précipita d’un bond sur son adversaire et le renversa sur la table. Au choc, assiettes et bouteilles dégringolèrent sur le parquet.
Niceto tenta de résister, mais en vain. Alors on le vit qui portait la main sur un couteau.
« Pas de couteaux ! dit Rinalte en lui arrachant de la main l’arme effilée.
— Non, s’écria Jorge, des épées ! Vive Dieu ! Des épées ! Nous ne sommes pas des muletiers. Lâche-le, Juan. »
Niceto relevé, tout le monde sortit d’un commun accord.
« Les épées sont dans l’antichambre, dit Jorge. Pour vous battre, vous serez mieux dans le jardin qu’ici. »
Pandora, pâle comme la mort, tremblait de tous ses membres. Les deux autres femmes pleuraient et criaient. Leurs robes s’étaient dégrafées, leurs basquines déchirées, qui sait comment ! Demi nues, l’œil brillant de vin, elles tentaient de s’accrocher aux manches des hommes.
« Paix là ! Paix là ! dit Jorge de sa grosse voix de commandement. Restez dans votre coin ou je me fâcherai, petites ! »
Elles obéirent et se groupèrent sur le divan de la salle à manger dont Rinalte en sortant ferma la porte à clef.
Chacun des deux hommes avait pris son épée.
« Ne te trompes-tu pas, dit Jorge à son neveu. Est-ce bien celle dont je le fis cadeau ? »
Et ce disant il lui passait au cou une petite médaille suspendue à une chaîne d’argent.
Niceto était déjà descendu. Juan s’empressa de marcher sur ses traces. Jorge, qui l’accompagnait, fut arrêté par la voix de Rinalte.
« Ami Jorge, lui dit-il, prenez, je vous prie, une de ces torches. Je tiendrai l’autre. Il convient que ces enfants y voient clair. Ils ne seront pas dérangés. Les femmes sont sous clef, et j’ai congédié les domestiques. »
« Votre neveu est-il habile à tirer l’épée ?
— Plus habile que moi ! Et je fus en mon temps, vous ne l’ignorez pas, un bretteur de quelque renommée. Des dix coups de taille, il n’en est pas un qu’il n’exécute à la perfection, soit en droit-fil, soit en faux-fil. À personne je ne vis faire aussi élégamment la main droite oblique ascendant. Quant au coup de pointe dans l’œil, je n’en dis rien : vous jugerez par vous-même.
— La lutte sera belle, car Niceto est fort.
— Il trouvera à qui parler ! À propos, vous êtes le parrain de Niceto. Je seconde mon neveu, comme il est juste. »
Dans la cour, les deux témoins se placèrent en face l’un de l’autre, croisant la ligne occupée par les combattants. Puis ils les mirent en place.
« Vous pouvez aller ! seigneurs », dit Rinalte.
Contrairement à ce que les deux témoins avaient prévu, il n’y eut pas de lutte. Les deux adversaires fondirent impétueusement l’un sur l’autre, le fer tendu. Il y eut un coup fourré mais avec des résultats bien différents : l’épée de Niceto glissa sur la poitrine de Juan, l’épée de Juan atteignit Niceto en plein ventre.
Celui-ci, l’arme lâche, tomba en arrière, la figure crispée. Une tache rouge suinta peu à peu à travers son pourpoint blanc...
Juan s’était arrêté, épouvanté. Mais Jorge respirait plus paisiblement.
« Vous êtes grièvement blessé ? demanda Rinalte à son client.
— Non, répondit Niceto par fierté. J’aurai ma revanche.
— Quand vous voudrez, reprit Don Juan », auquel cette nouvelle menace avait rendu son assurance.
Cependant l’écuyer de Rinalte était accouru et, avec son maître, il transporta Niceto dans son lit.
« Je suis content de toi, Juanito, dit l’oncle à son neveu. Voilà tes preuves faites et bien faites. Mais une autre fois n’y mets pas tant d’ardeur. C’est dangereux. Tu as failli te faire tuer. Je ne comprends pas que l’épée... Mais voyons donc... »
Il saisit la médaille qu’il avait donnée à Juan et l’examina attentivement. Elle était profondément sillonnée d’un bord sur l’autre.
« La médaille t’a sauvé la vie ! C’est une médaille de Saint-Jorge, mon patron, que le pape Alexandre VI a bénie lui-même. Elle met à l’abri du fer et du feu. Sans elle, comment me serais-je tiré de tant de mauvaises rencontres ! Et maintenant, remontons, ta belle t’attend.
— Quoi, mon oncle, après ce qui s’est passé ?
— Raison de plus. Tu t’es battu pour elle, elle te doit la récompense ! »
Au moment d’entrer dans la salle à manger, Juan s’arrêta, croyant entendre le bruit d’une altercation.
C’étaient, en effet, Soledad et Pandora, qui se disputaient.
« Je t’ai bien vue, disait celle-ci. Pendant le souper tu lui as fait de l’œil en dessous.
— Le soleil luit pour tout le monde. N’ai-je pas le droit de regarder ce jeune homme ?
— Si tu as le malheur de recommencer, j’avertis Don Rinalte.
— Je m’en moque. Je ne chômerais pas d’amoureux à Séville. Te crois-tu seule capable de plaire aux hommes ? Parce que tu as eu des cardinaux ! Moi aussi, j’en aurais des cardinaux, si j’allais en Italie !
— À savoir. Quoi qu’il en soit, Juan n’est pas pour toi ! Tu n’es pas à la hauteur, ma petite. Du reste, je suis Sévillane et porte un poignard à ma jarretière. Comme je n’en ai pas besoin pour défendre ma vertu, je m’en servirai pour défendre mon amour. Oui, mon amour, car je l’aime, entends-tu. Je le veux ! »
Don Juan entra dans la salle, à demi grisé par les propos qu’il venait d’entendre. Il promena son regard sur les deux créatures, dont la chair s’offrait ainsi à lui. Il était le maître. Il pouvait choisir.
Mais Pandora avait saisi son bras.
« Viens, mon bien-aimé, dit-elle. Viens que je te serre dans mes bras. Tu t’es vaillamment battu. Je t’ai vu. J’étais là, à la fenêtre, penchée sur le jardin, et je regardais. Ah ! si ce Niceto t’avait tué, je l’aurais poignardé ! »
Elle le baisa longuement sur les lèvres.
« Prenons nos manteaux, mesdames, dit Don Jorge. Rinalte passera la nuit auprès de Niceto et vous souhaite le bonsoir.
— Madame Soledad n’a personne pour l’accompagner, dit la Pandora d’un ton ironique. Mais nous irons la reconduire... »
Soledad était vaincue. On la reconduisit, en effet, à son logis, sans qu’elle osât plus rien tenter contre son audacieuse rivale.
De là, on se rendit à la maison de Pandora. Elle frappa d’une main impatiente, et sa camériste vint lui ouvrir. Alors, Juan quitta son bras et la salua respectueusement.
« Madame, dit-il, j’ai l’honneur de vous souhaiter une bonne nuit.
— Ah çà, reprit-elle en le regardant d’un air moqueur, comptes-tu m’épouser dans six mois ? »
Jorge partit d’un éclat de rire.
La Magdalena poussa Juan dans l’allée et lui souhaita à son tour une bonne nuit.
Le lendemain, Don Jorge se rendit de bonne heure chez Don Rinalte pour prendre des nouvelles du blessé.
« Ah ! ce fut un fameux coup d’épée, dit celui-ci. Les médecins n’ont pu arrêter le sang. Niceto est mort cette nuit. Venir à bout dans la même soirée du plus fameux duelliste et de la plus froide courtisane de Séville ! À dix-sept ans ! Votre neveu ira loin ! »
** CHAPITRE III
***DON JUAN À LA COUR DE NAPLES
En exil.—Une duchesse violée.—L’arrivée du Roi.—Intervention de Don Jorge.—L’oncle et le neveu.—La fuite.—La duchesse au secret.—Les conseils d’un valet de chambre.—Stupéfaction et fuite du duc Octavio.
Dans les bras experts de la Pandora, Juan avait appris la volupté et tous ses raffinements. Ces leçons ne furent pas perdues. Il comprit de suite que l’amour se devait conquérir par tous les moyens, bons ou mauvais. Il était beau, il était jeune, il était fort. Les femmes seraient à lui.
Cependant, les circonstances de la mort de Don Niceto avaient été connues peu à peu ; d’autres duels, d’autres enlèvements rendirent bientôt la situation de Juan intenable à Séville, et sa famille décida de l’envoyer dans le royaume de Naples, où son oncle Jorge avait été depuis peu nommé chef de la mission militaire espagnole chargée d’inculquer aux paresseux Napolitains les secrets de l’art de la guerre.
Juan, dans cette cour facile, reprit le cours de ses amoureux exploits. L’aventure qui lui fit quitter le royaume mérite d’être contée.
La duchesse Isabelle, jeune veuve d’une ravissante beauté, devait épouser le duc Octavio, mais Juan en était éperdument amoureux. Dans ses pires tromperies, il y avait en ce temps une part de sincérité.
Il n’avait abouti à rien. Il avait de plus acquis la conviction que le duc faisait à Isabelle la cour la moins platonique, désirant sans doute s’assurer de quelques gages d’amour palpable, avant que l’heure officielle de l’hyménée n’eût sonné.
À la suite d’une fête donnée au palais royal, la duchesse s’était assoupie dans un petit boudoir retiré. Juan, qui la guettait, se glissa dans la salle mi-obscure. Il éteignit la dernière chandelle et s’assit près de la belle qui sommeillait d’un léger sommeil, agrémenté sans doute de rêves d’amour.
« C’est Octavio, ton amant, qui t’éveille, dit-il, contrefaisant la voix du duc et la prenant par la taille.
— Octavio ! cher Octavio ! » soupira la dormeuse.
Sans autre discours, Juan mit ses lèvres sur les siennes. Ses mains chiffonnaient la dentelle. Isabelle ne résista bientôt plus.
« Octavio, par ici, vous pourrez sortir plus sûrement, dit-elle, quand ils se furent relevés.
— Oui, mon adorée. Ah ! quand viendra le jour des épousailles ?
— Je veux aller chercher une lumière.
— Pourquoi ?
— Pour voir encore mon très cher amour.
— J’éteindrai la lumière.
— Oh ! ciel, qui es-tu ? Cette voix ! Qui es-tu ?
— Qui je suis ? Un homme sans nom.
— Au secours !... Vous n’êtes pas le duc ?
— Non.
— Au secours ! Au secours !
— Contenez-vous, duchesse, et donnez-moi la main.
— Ne me retiens pas, misérable ! Holà ! valets, au secours ! »
Le roi, qui aimait, en bon maître de maison, à faire un petit tour dans ses appartements avant que de faire ses dévotions nocturnes et se mettre au lit, accourut à ces cris de détresse. Peu mondain, du reste, il n’avait jamais remarqué la physionomie de Don Juan.
— Que signifient ces appels désespérés ? fit-il majestueusement.
— Le roi ! le roi ! se lamentait Isabelle. Quelle malheureuse je suis !
— Qui êtes-vous ? reprenait d’un ton sévère le monarque.
— Qui ? Un homme et une femme », répondit Juan.
Le roi, dont la devise était en politique aussi bien que dans le privé : « Pas d’histoires ! » jugea qu’il fallait être prudent. Il fit semblant de ne point voir la duchesse et se contenta de dire :
« Holà ! mes gardes ! saisissez-vous de cet homme ! »
Don Jorge, qui venait lui-même de changer la garde du palais—un bon militaire ne doit point négliger le détail—accourut à cet instant à la porte.
« Don Jorge Tenorio, dit le roi, je vous charge de ces prisonniers. Apprenez qui ils sont. Mais agissez secrètement. Je crois à une mauvaise affaire. Je ne serai rassuré que quand je les saurai en votre pouvoir ! »
« Emparez-vous de cet homme, dit Don Jorge.
— Qui osera ? répondit Juan toujours demi caché sous son manteau.
— Tuez-le, reprit Don Jorge, s’il résiste.
— Je suis prêt à mourir ! Je suis gentilhomme de l’ambassade d’Espagne ! »
Don Jorge à cet instant commença de se méfier. Il avait cru reconnaître la voix.
« Éloignez-vous, dit-il à ses gardes... Retirez-vous tous dans la chambre voisine avec cette femme.
« C’est donc toi, malheureux, dit-il à son neveu qu’il venait enfin de reconnaître. Eh bien ! tu me mets dans une jolie position ! Que se passe-t-il ?
— Il se passe ceci que j’ai trompé et possédé la duchesse Isabelle.
— Et comment ?
— J’ai dû feindre d’être le duc Octavio.
— De plus en plus grave ! Tu n’as donc pas assez des filles de cour et de basse-cour ? La duchesse ! Écoute. Tu vas sauter par ce balcon.
— Votre bonté me donne des ailes.
— Et ensuite par le premier bateau tu fileras en Sicile ou ailleurs.
— En Espagne par exemple ! Allons, tout n’est pas perdu !
— Et mon prestige ? Moi, avoir laissé échapper un prisonnier, moi chef de la mission militaire extraordinaire ? »
Mais Don Juan avait déjà escaladé d’un pied agile le balcon et sauté au dehors.
« Mes ordres sont-ils exécutés ? dit le roi qui revenait.
— J’ai exécuté, Seigneur, reprit Don Jorge, votre vigoureuse et droite justice. L’homme...
— Est mort ?
— Non, il a échappé à la fureur des épées.
— Et par quel moyen ?
— Voici. À peine aviez-vous donné vos ordres que, sans chercher à s’excuser, le fer à la main, il roula son manteau autour de son bras et avec une grande prestesse, attaquant les soldats, parvint jusqu’au balcon d’où, en désespéré il se jeta dans le jardin. Mes soldats le retrouvèrent à terre, baigné de sang, agonisant. Ils s’apprêtaient à l’emporter, quand, soudain, avec une telle promptitude que j’en demeurai interdit, il s’échappa...
— C’est du joli ! Et la femme ?
— La femme dont vous apprendrez le nom avec étonnement, la duchesse Isabelle, retirée dans cette chambre, assure que c’est le duc Octavio lui-même qui l’a fait tomber dans ce piège et déshonorée.
— Je ne comprends pas très bien.
— Moi non plus. Je me contente de répéter.
— Ah ! honneur ! honneur ! pauvre honneur ! Si tu es l’âme de l’homme, pourquoi t’a-t-on placé dans la femme, qui est l’inconstance même ? »
Cependant le garde amenait la duchesse devant le roi.
« Comment oserais-je lever les yeux sur Votre Majesté ? » dit-elle timidement.
Le roi donna ordre à la troupe de se retirer.
« En effet, répondit-il... Quelle mauvaise étoile vous inspira, madame, de profaner ainsi un palais... Prenez-vous ma maison pour un b...?
— Pardon, Seigneur !
— Tais-toi. Ta langue ne pourra jamais excuser ton offense. Cet homme était donc le duc Octavio ?
— Seigneur !
— Ah ! l’amour brave ainsi les gardes et les valets ! Don Jorge Tenorio ! enfermez cette femme dans une tour, au secret, et faites saisir le duc. Je veux maintenant qu’il lui tienne parole !
— Grand Seigneur, jetez les yeux sur moi. Je suis coupable, mais, s’il le veut, le duc Octavio me disculpera ! »
Le duc Octavio s’éveillait à ce moment. Le jour avait point en effet tandis que se déroulaient ces redoutables événements.
Son valet Ripio fut tout étonné de le trouver debout de si bonne heure.
— Eh quoi ? plus de repos, seigneur ?
— Le repos ne peut calmer le feu que l’amour allume en mon âme, répondit le duc. C’est un enfant qui ne se plaît pas dans un lit moelleux, entre deux draps de toile de Hollande recouverts d’hermine. Il se couche et ne se repose pas. Il est matinal et joue comme un enfant. Le souvenir d’Isabelle, Ripio, m’ôte la tranquillité. Comme elle vit dans mon âme, mon corps veille sans cesse, gardant, absent et présent, le château de l’honneur !
— Pardonnez-moi, votre amour est un sot amour.
— Que dis-tu, maître fou ?
— Je dis ceci. C’est une sottise d’aimer comme... Voulez-vous m’écouter ?
— Va, poursuis.
— Je poursuis. Isabelle vous aime-t-elle ?
— En doutes-tu ?
— Non, mais je le demande. Et vous, l’aimez-vous ?
— Moi ? Oui.
— Eh bien ! ne serais-je pas un fou fieffé si je m’affligeais étant aimé d’une femme que j’aime ? Donc si vous vous aimez tous les deux d’une égale ardeur, dites-moi qui vous empêche de vous marier sans attendre plus...
Sur ces entrefaites, un domestique entra.
« Le chef de la mission militaire espagnole, ambassadeur extraordinaire, vient, dit-il, de mettre pied à terre dans le vestibule ! Il demande d’un ton courroucé et hautain à parler à Votre Grâce. Si j’ai bien compris, il s’agirait de prison.
— De prison ! Dis-lui d’entrer. »
Don Jorge pénétra accompagné de soldats.
« Qui dort ainsi, dit-il sur le seuil d’une voix sentencieuse, doit avoir la conscience nette.
— Oh ! reprit Octavio. Est-il convenable que je dorme quand Votre Excellence me fait l’honneur de me rendre visite ? Je veillerai toute ma vie. Pour quelle cause êtes-vous venu ?
— Parce que le Roi m’a envoyé ici.
— Et quelle bonne étoile a voulu que le Roi songeât à moi ? Vous n’ignorez pas que, le cas échéant, je lui donnerais ma vie.
— Hélas ! Hélas !
— Marquis, je n’ai nulle inquiétude. Parlez.
— Le Roi m’a envoyé pour vous arrêter...
— Et de quoi donc suis-je coupable ?...
— Vous le savez mieux que moi. Mais si, par hasard, je me trompe, écoutez la mésaventure et sachez pourquoi le Roi m’a envoyé. À l’heure où les noirs géants, pliant leurs sinistres pavillons, fuient pêle-mêle devant le crépuscule, je traitais de certaines affaires en compagnie de Son Altesse. Les grands aiment l’aube de la nuit. Nous entendîmes une voix de femme qui criait au secours. À ce bruit, le roi lui-même s’élança, et il trouva la duchesse dans les bras d’un homme gigantesque...
— Un homme gigantesque ! gigantesque !
— Le Roi ordonna qu’on se saisît d’eux. Je tentai de désarmer l’homme. Mais je crois que le démon avait pris cette forme humaine, car devenu soudain vapeur, il s’échappa par le balcon à travers les ormes.
— Et la duchesse ?
— La duchesse, arrêtée, déclara que c’était le duc Octavio qui l’avait ainsi abusée en lui promettant de l’épouser...
— Que dites-vous ?
— Je dis ce que tout le monde sait, qu’Isabelle, par mille moyens...
— Laissez-moi, ne me parlez pas d’une pareille trahison. Isabelle me trompe ! Je deviens fou ! Mais non, ce n’est pas vrai !
— Comme il est vrai que les oiseaux volent dans l’espace, que les poissons vivent dans les eaux, que la loyauté habite dans un véritable ami, que la trahison est dans un ennemi, j’ai dit la pure vérité.
— Marquis, je veux vous croire. Il n’y a rien qui m’étonne, car la femme la plus constante n’en est pas moins femme. Mon outrage est avéré.
— Le Roi ne voit d’autre solution, à ce que j’ai cru comprendre, que de vous faire épouser solennellement et sans tarder la duchesse.
— Certes, j’avais jadis à cette fille promis le mariage, mais aujourd’hui... Par la Madone !
— Vous n’avez qu’une ressource, vous absenter de ce pays. Et que votre départ soit prompt !
— Je vais m’embarquer pour l’Espagne aujourd’hui même.
— La porte du jardin est ouverte. Partez, je ne vois rien ! »
Le duc Octavio ne se le fit pas dire deux fois. Il quitta sa maison tout en maugréant :
« Un homme dans le palais avec Isabelle ! Je deviens fou. Les femmes : des girouettes ! »
Après de nombreuses péripéties parmi lesquelles un naufrage, Juan revint sur la terre d’Espagne. Il emportait malgré tout un remords, le souvenir de la belle duchesse qu’il avait, en la nuit noire, tenue entre ses bras... À défaut d’autre mémoire, il avait celle de la volupté... Cependant, jeté au rivage par la tempête, il se consola en séduisant la fille des pauvres pêcheurs qui l’avaient recueilli.
PLANCHE III
(Photo J. Lacoste, Madrid).
F. Goya.—LES MAYAS AU BALCON
** CHAPITRE IV
***LA MORT DU COMMANDEUR
Petite revue du demi-monde.—Inès d’Ulloa.—Discours de l’abbesse.—Visite de la duègne.—La lettre d’amour de Don Juan.—Don Juan au couvent.—L’enlèvement.—Don Gonzalo d’Ulloa.—Propos aigres-doux.—Le réveil de Doña Inès.—La séduction de Don Juan.—Arrivée inopinée de Don Gonzalo.—Violente discussion.—Mort du commandeur.
De retour à Séville, Don Juan se rendit chez son ami Mota, en la compagnie duquel il avait jadis mené la joyeuse vie :
« Vous ici, Don Juan !
— Naples est pourri, pourri, mon bon ! Rien à faire chez les mangeurs de pastas ! Et quoi de nouveau à Séville ?
— Tout y est bien changé.
— Les femmes ?
— Chose jugée.
— La Pandora ?
— Se retire des affaires après fortune faite.
— Magdalena ?
— À l’hôpital.
— Soledad ?
— Au tombeau.
— Charmant séjour. Et Constance ?
— Elle pleure ses cheveux et ses sourcils. Le Portugais l’appelle vieille, et elle entend belle.
— Et Téodora ?
— Au printemps dernier, elle échappa à une indisposition galante, et devant moi il lui tomba une dent parmi les fleurs de sa conversation.
— Julia, celle du Candilejo ?
— Elle se défend avec son fard.
— Se vend-elle toujours comme poisson frais ?
— Elle se donne pour poisson salé.
— Le quartier de Cantarranas est toujours bien habité ?
— Surtout par les grenouilles.
— Et les deux sœurs de nos amours vivent-elles toujours ?
— Ainsi que la guenon de leur mère Célestine qui leur enseigne les bons principes.
— La vieille de Belzébuth ! Comment va l’aînée ?
— Elle a un petit saint pour qui elle jeûne.
— Et l’autre ?
— L’autre fait flèche de tout bois.
— Mais assez des catins ! Et dites-moi, Mota, Inès ? douce Inès ? »
La voix de Juan tremblait légèrement en prononçant ces mots. Doña Inès d’Ulloa était une jeune fille qu’il avait connue toute enfant. Alors qu’ils jouaient ensemble, il la considérait déjà comme son bien, sa propriété. À la majorité de Don Juan, il avait été question de lui faire épouser cette riche et charmante héritière. Mais le projet avait été écarté par l’opposition du père, Don Gonzalo, auquel la réputation de Don Juan semblait du plus mauvais aloi.
Parmi les aventures, le jeune chevalier ne s’était point soucié de ce mariage. Il rencontrait toujours Doña Inès dans le monde. Il se disait qu’elle serait un jour à lui comme les autres femmes. Il l’aurait, sinon vierge, du moins mariée.
Cependant, dans ce voyage en Italie, il avait senti son sentiment s’exaspérer étrangement pour la pure jeune fille auprès de laquelle il avait grandi et dont il se trouvait maintenant séparé. L’absence révèle l’amour, dit-on.
« Inès, répondit Mota après une hésitation. Inès, on ne sait pourquoi, est entrée au couvent.
— Au couvent ?
— Et elle doit demain prononcer ses vœux ! »
Le visage de Don Juan devint cendre. Il se passait un combat en lui.
« Dieu n’a pas encore le dernier mot », murmura-t-il...
La mère abbesse était inquiète de ses nouvelles religieuses. Aussi laissait-elle à celle qui ne serait bientôt plus Doña Inès d’Ulloa quelques privautés de nature à lui adoucir la transition de la vie mondaine à la vie religieuse. Sur la demande de la jeune fille elle-même, la date de ses vœux avait été avancée. Mais avait-elle ainsi trouvé le repos ?
« Quels souvenirs, lui disait la mère abbesse, auriez-vous encore des traces et plaisirs du monde ! Derrière ces saintes murailles, vous ne connaîtrez pas le doute. Quand vous aurez pris l’habitude de ce verger, douce colombe, vous n’aspirerez plus à étendre vos ailes dans l’espace. Lis charmant, votre calice ne s’ouvrira ici qu’aux baisers du zéphyr, et ici tomberont doucement vos feuilles. Dans le coin de terre où notre chétive personne est renfermée, dans le coin de ciel qui apparaît à travers les grilles, vous ne verrez qu’un lit où vous reposerez dans un doux sommeil... Ah ! j’envie, Inès, la vie d’innocence qui vous est réservée.
« Mais pourquoi baissez-vous la tête, pourquoi ne me répondez-vous pas ? Pour aujourd’hui encore, vous aurez la visite de la gouvernante qui vous a élevée. Cette bonne fille vous consolera peut-être... N’oubliez pas cependant, mon enfant, que vous ne devez pas jeter de regards en arrière... Demain seront prononcés vos vœux.
— Que Dieu vous accompagne, ma mère.
— Adieu, ma fille. »
La mère abbesse partie, Inès se laissa aller à quelques réflexions mélancoliques. Elle avait voulu entrer dans ce couvent, et maintenant un vrai tourment, un tremblement la prenait à l’idée qu’elle prononcerait demain les vœux qui devaient la lier pour jamais...
Cependant la gouvernante Brigitte venait de pénétrer auprès d’elle par autorisation spéciale. De suite la duègne poussa la porte derrière elle.
« L’ordre est de laisser la porte ouverte, remarqua Inès.
— C’est bon et sage pour les autres novices, mais pour vous...
— Brigitte, ne vois-tu pas que tu enfreins les ordres du monastère ?
— Bah ! C’est plus sûr de cette façon. On peut parler sans mystère et sans embarras. Avez-vous regardé le livre que je vous fis parvenir en cachette il y a tantôt deux heures ?
— Je l’avais oublié !
— Je vous suis bien obligée de cet oubli.
— La mère abbesse me vint rendre visite.
— La vieille impertinente !
— Mais le livre est-il donc si intéressant ?
— S’il est intéressant ? Sache que je l’ai laissé bien troublé, le malheureux.
— Et qui donc ?
— Lui, Don Juan...
— Don Juan ! Il est donc de retour ? Qu’entends-je ? Et c’est lui qui me l’envoie.
— Sans doute.
— Oh ! je ne dois pas le prendre.
— Pauvre garçon ! Mais c’est le désespérer, c’est le tuer !
— Que dis-tu ?
— Si vous ne prenez pas ce livre d’heures, il en aura tant de chagrin qu’il en tombera malade. Je le vois d’ici.
— Eh bien ! s’il en est ainsi, je le regarderai.
— Vous ferez bien. »
Inès prit alors le livre qu’elle avait mis sous l’oreiller de son petit lit.
« Qu’il est joli ! dit-elle.
— Qui veut plaire y met tous ses soins.
— Et regardez les belles prières. »
Tandis que Inès feuilletait avec admiration le beau livre à fermoir d’or, une lettre s’en échappa et tomba à terre.
— Un petit papier, fit Brigitte.
— Une lettre !
— Pour vous offrir le cadeau.
— Quoi ! le papier serait de lui.
— Que vous êtes innocente ! Puisqu’il vous fait le cadeau, il est naturel que la lettre soit de lui.
— Ah ! Jésus !
— Qu’avez-vous ?
— Rien, Brigitte, ce n’est rien.
— Mais si, vous changez de couleur... »
La maligne gouvernante savait fort bien ce qui se passait dans l’âme de sa jeune maîtresse, sa chère maîtresse qu’elle avait vue, elle aussi, avec peine entrer au couvent.
« La main me brûle, reprit Doña Inès, qui a touché ce papier.
— Dieu me protège ! Jamais je ne vous ai vue ainsi... Vous tremblez.
— Malheur à moi !
— Mais qu’avez-vous donc ?
— Je ne sais... J’entrevois mille fantômes inconnus qui traversent mon esprit et le torturent.
— En est-il un par hasard, entre eux, qui ressemble à Don Juan ?
— Je ne sais. Depuis que tu m’as redit son nom, cet homme, que j’avais oublié, presque oublié, est toujours devant moi. Ah ! quelle fascination il a depuis l’enfance exercée sur mes sens... Voici à nouveau que l’image de Tenorio absorbe toutes mes pensées.
— Je suis tentée de croire que vous ressentez de l’amour.
— De l’amour ! Est-ce cela de l’amour ?
— Le moins entendu y verrait de l’amour. Revenons à la lettre. Qui vous arrête ?
— Je la regarde, mais n’ose la lire : « Inès de mon âme... » Vierge sainte, quel début !
— Allons, allons, continuez. C’est de la poésie.
— « Lumière où vient puiser le soleil... Ravissante colombe privée de la liberté, si vous daignez abaisser sur ces lignes vos beaux yeux, ne les détournez pas avec colère sans aller jusqu’au bout... »
— Quelle délicatesse ! interrompit Brigitte. Qui aurait plus de déférence ?
— Brigitte, je ne sais ce que j’éprouve...
— Continuez, continuez la lecture...
— « Nos pères, vous le savez, avaient jadis décidé d’unir nos deux destinées... Ravie d’un si riant espoir, mon âme, Inès, avait toujours aspiré à vous. L’étincelle d’amour qui avait jadis jailli de mon cœur, le temps l’a convertie en un feu dont la flamme grandit sans cesse en moi... »
— C’est évident. Je sais, moi, qu’on lui avait toujours fait espérer votre amour...
— « L’absence a exaspéré encore mon sentiment. Et me voici aujourd’hui suspendu entre la tombe et mon Inès. »
— Comprenez-vous, Inès ? Si vous aviez repoussé ce livre d’heures, il vous eût fallu à l’instant préparer son suaire.
— Je me meurs.
— Poursuivez.
— « Inès, âme de mon âme, attrait unique de ma vie, perle cachée parmi les algues de la mer, colombe qui n’a point voulu voler loin du nid, Inès, si à travers ces murs tu regardes tristement le monde, si pour lui tu soupires, avide de liberté, souviens-toi qu’aux pieds de ces mêmes murs où tu es prisonnière Don Juan, prêt à te sauver, tend vers toi les bras... »
Sur ces derniers mots, Inès se sentit prête à s’évanouir. Mais Brigitte tenait à ce que la missive fût lue tout entière, et elle dut continuer :
« Souviens-toi de celui qui pleure sous ta persienne, la nuit l’y surprendra. Pour toi seule il vit, chère âme. Que tu l’appelles, il volera à tes pieds. »
— Il viendrait ! Il viendrait ! À votre signe...
— Il viendrait !
— Oh ! oui ! Mais finissez.
— « Adieu ! lumière de mes yeux... Médite avec calme, je t’en prie, tout ce que je t’ai dit. Si tu hais ton cloître, qui doit être ton tombeau, ordonne, et Juan saura braver tous les périls. »
Inès demeura un instant silencieuse :
« Ah ! dans quel trouble nouveau me jette cette lecture, dit-elle enfin, oppressée. On dirait qu’une lumière nouvelle se montre à moi...
— Don Juan vous attend.
— Don Juan ! Nos deux destinées sont-elles donc à ce point unies ?
— Silence, j’entends un pas... »
Les deux femmes écoutaient. Il était neuf heures du soir, et l’ombre s’était faite autour des hauts murs du couvent.
— Qui peut venir ici ? dit Inès avec effroi.
— Lui seul !
— Qui ?
— Lui !
— Don Juan ! »
La porte s’était ouverte, en effet, et Don Juan était entré. Il se précipita, un genou en terre, et prit la main de ta tremblante Inès.
« Ma chère Inès, Inès de mon cœur, répétait-il.
— Est-ce vous, Don Juan ? Ou bien est-ce un fantôme ?... »
Mais trop faible pour tant d’émotions, elle s’évanouit et laissa tomber la lettre à terre.
« Je vais prendre Doña Inès dans mes bras, dit Juan à ta gouvernante, et gagner au plus tôt le cloître solitaire, puis la porte.
— Je suis à vos ordres, reprit la duègne. Tout ce que vous ferez pour la sauver de ce couvent sera bien, mon seigneur.
— Je sortirai d’ici, s’il le faut, l’épée dans ma main libre...
— Ah ! vous êtes un lion ! Rien ne vous trouble, ne vous arrête... Je m’attache à vos pas. »
Mais l’abbesse avait entendu le bruit insolite de l’arrivée de Don Juan. Elle se rendit à la chambrette d’Inès et fut stupéfaite de n’y plus trouver personne.
« Ces gouvernantes ! fit-elle inquiète. Jamais je ne les laisserai pénétrer auprès de mes saintes enfants.
— Ma mère, ma mère, dit la sœur tourière, qui entrait précipitamment, il y a à la porte un noble vieillard qui désire vous parler.
— Un homme ! Dans le couvent ! À cette heure ! C’est inutile.
— Il est, dit-il, chevalier de Calatrava, ce qui lui donne le privilège d’entrer. L’affaire est d’urgence, dit-il.
— A-t-il dit son nom ?
— Sa Seigneurie Don Gonzalo de Ulloa.
— Don Gonzalo ! Qu’il entre ! »
La visite du père coïncidait avec la disparition de la fille. Que signifiait tout ceci ?
Don Gonzalo était un grand vieillard aux traits un peu rudes, au regard froid, à la mine sévère.
« Mère abbesse, dit-il, pardonnez-moi de vous déranger à pareille heure. Mais il s’agit d’une affaire qui intéresse peut-être notre honneur...
— Jésus !
— Écoutez.
— Parlez donc.
— J’avais conservé jusqu’ici un trésor plus précieux que tout l’or du monde. Ce trésor est mon Inès.
— Précisément...
— Or, j’ai appris à l’instant que sa duègne vient d’être vue en ville parlant avec un certain Don Juan Tenorio, un homme qui n’a pas sur la terre son pareil pour l’audace et la perversité. Jadis, on songea à le marier avec ma fille... Mais en raison de ses vices, de ses crimes, j’ai refusé... Que cet homme songe à se venger, c’est dans sa nature. Il est, paraît-il, revenu de Naples. Je dois être sur mes gardes, car il suffirait à ce fils de Satan d’un jour, d’une heure d’imprévoyance pour ternir mon honneur... Il a séduit cette duègne par ses discours et de l’argent, j’en jurerais... Elle est maintenant au couvent... Je suis venu afin de vous prier d’en finir avec cette vieille femme. Qu’Inès demeure seule et, puisqu’elle l’a voulu, prononce demain les vœux qui la feront disparaître du monde !
— Vous êtes père, et vos inquiétudes se comprennent, commandeur, mais remarquez que vous m’offensez !
— Vous ignorez qui est don Juan !
— Si pervers que vous le peigniez, je vous dis que Doña Inès est en sûreté tant qu’elle sera ici, Don Gonzalo.
— Je le crois, mais allons au fait. Remettez-moi cette duègne et excusez mes idées mondaines.
— On se conformera à vos exigences. »
Sur ce la mère abbesse appelle la tourière.
« Sœur tourière, lui dit-elle, allez donc quérir Doña Inès et sa duègne. Elles ont quitté la chambre. »
La tourière sortit.
« Elles ont quitté la chambre ? reprit Don Gonzalo avec inquiétude.
— Oui, elles sont sorties l’une et l’autre, je ne sais pourquoi. »
À cet instant, Don Gonzalo aperçut la lettre qui traînait à terre. Il la prit et l’examina :
« Malédiction ! s’écria-il soudain... Mes inquiétudes me le criaient ! Lisez, ma mère : Inès de mon âme. » Signé Don Juan. Voici la preuve écrite. Tandis que vous priiez Dieu pour elle, le Diable est venu qui l’a enlevée !
La tourière accourait à ce moment.
« Madame ! madame ! Je n’ai pas retrouvé Doña Inès. Mais tout à l’heure un homme a escaladé avec une échelle le mur du jardin.
— C’est bien lui ! fit le commandeur. Je pars... Malheur à moi !
— Où allez-vous, commandeur ?
— Sotte ! À la poursuite de mon honneur que vous avez laissé voler ! »
Avec l’aide de son valet Ciutti, Don Juan avait fait transporter Inès dans sa maison de campagne, aux proches environs de Séville, dans un paysage enchanteur. C’est là que la jeune fille reprit ses sens. Brigitte était auprès d’elle.
« Où suis-je ? dit-elle.
— Dans la maison de Don Juan.
— La maison de Don Juan n’est pas un lieu convenable pour moi : Je suis noble ! Brigitte. Viens. Il faut partir d’ici.
— Don Juan va revenir, Don Juan qui vous a sauvée de la mort du cloître...
— Oui, mais il m’a empoisonné le cœur.
— Vous l’aimez donc ?
— Je ne sais ; mais, par pitié, fuyons, fuyons au plus vite cet homme au seul nom duquel je sens se dérober mon cœur...
— Vous l’aimez ?
— Certes, si cela est de l’amour, je l’aime, mais je sais aussi que cette passion me déshonore. Si mon faible cœur m’entraîne vers Don Juan, mon honneur et mon devoir m’éloignent de lui. Partons donc d’ici avant qu’il ne revienne : la force me manquerait si je le voyais à mes côtés. Partons. Mon père, Don Gonzalo, me recevra.
— Mais Juan s’est rendu auprès de Don Gonzalo pour lui demander son pardon et sa parole.
— Est-ce vrai ?
— Du reste, voici un bruit de rames sur le Guadalquivir. N’entendez-vous point ? C’est la barque de Don Juan. »
C’était lui en effet. Il sauta légèrement du frêle bateau et, en un instant, fut auprès d’Inès. Minuit venait de sonner. Le silence était tombé sur la campagne et sur le fleuve...
« Où est Don Gonzalo ? lui dit Inès.
— À cette heure, répondit Juan, il dort tranquillement. Je n’ai pu le joindre, mais l’ai rassuré par un message.
— Que lui avez-vous dit ?
— Que vous étiez en sûreté sous ma garde, respirant les saines brises de la campagne... »
Don Juan prit la main d’Inès.
« Calme-toi donc, ma vie. Repose ici et pour un instant oublie la sombre prison de ton couvent. Ah ! n’est-il pas vrai, ange d’amour, que sur ce rivage solitaire l’air est meilleur, la lune brille d’un éclat plus pur ? Ces bises qui passent, pleines des doux parfums des fleurs champêtres, ces eaux calmes et limpides, ces forêts qui chantent doucement en attendant l’aurore, ne respirent-elles point l’amour ?
« Écoute mes paroles, Inès. Elles respirent aussi l’amour. De tes yeux coulent deux perles liquides. Permets-moi de les boire, agenouillé devant toi. Oui, vois, ce cœur inconstant est devenu à jamais ton esclave.
— Taisez-vous, pour Dieu, Don Juan, reprit Inès... par pitié, taisez-vous... En vous écoutant, il me semble que la folie trouble mon cerveau et que mon pauvre cœur à moi brûle. Oh ! dites-moi seulement que vous ne m’avez pas donné à boire un philtre infernal...
— Je t’ai donné la sincérité de mon âme.
— Assez, assez, Don Juan... Je ne pourrais plus résister. Oh ! je sens que je vais à vous comme ce fleuve va à la mer. Pitié ! pitié ! Don Juan ! Arrache-moi le cœur ou aime-moi parce que je t’adore !
— Mon cœur, cette parole change mon être au point de me laisser espérer que l’Éden s’ouvrira pour moi. Non, Doña Inès, ce n’est pas Satan qui m’inspire cet amour, c’est Dieu qui veut sans doute par toi me gagner à lui... Bannis toute inquiétude, à tes pieds je me sens capable de vertu. Oui, mon orgueil, je te le promets, s’inclinera devant le bon commandeur. Il m’accordera ta main ou n’aura qu’à me tuer.
— Don Juan de mon cœur !
— Silence ! Avez-vous entendu... Une barque vient d’aborder. Je vois des hommes qui se dirigent vers la maison. Veuillez m’attendre quelques instants. »
PLANCHE IV
Eug. Devéria.—ENLÈVEMENT DE DONA INÈS
Mais le valet de Don Juan, Ciutti, accourait. Il rencontra son maître qui descendait au grand salon d’entrée, mal éclairé aux chandelles.
« Seigneur, sauvez votre vie, lui dit-il.
— Qu’y a-t-il ?
— Le commandeur arrive avec des gens armés.
— Laisse-le entrer, lui seulement...
— Mais, seigneur...
— Obéis-moi... »
Mais déjà Don Gonzalo, bousculant violemment la porte, venait de pénétrer dans la salle.
« Où est-il ce traître ? » criait-il, agitant son épée.
Don Juan s’avança :
« Me voici, dit-il, mais faites attendre, je vous prie, ces gens à la porte ! »
Le commandeur, étonné de ce calme, fit signe à sa troupe de demeurer au dehors. Alors Don Juan s’avança et poliment mit un genou à terre devant Don Gonzalo.
« Me voici à tes pieds.
— Tu es donc vil jusque dans tes crimes, Don Juan ?
— Retiens ta langue, vieillard, et écoute-moi un instant.
— Comment les paroles pourraient-elles effacer ce que la main a écrit sur ce papier ? Aller surprendre, infâme, l’extrême candeur de celle qui ne pouvait soupçonner le poison contenu dans ces lignes ! Verser traîtreusement dans son âme chaste le fiel qui déborde de ton âme sans foi ni vertu. Vouloir ainsi ternir l’éclatante pureté de mon blason comme s’il était une guenille dédaignée d’un marchand. Est-ce là, Tenorio, le courage dont tu te vantes ? Est-ce là cette audace proverbiale que t’attribue le vulgaire craintif ? Avec les vieillards et les jeunes filles tu en fais étalage, et pourquoi ? vive Dieu ! pour venir ensuite lécher leurs pieds et prouver ainsi que tu manques à la fois de courage et d’honneur.
— Commandeur !
— Misérable ! Tu as volé ma fille Inès dans son couvent, et je viens, moi, prendre ta vie ou mon bien.
— Jamais mon front ne s’est incliné devant aucun homme ; jamais je n’ai supplié ni père ni roi, et je reste à tes pieds dans la position où tu me vois. Juge, Gonzalo, de la puissance du motif qui m’y retient.
— Ce qui t’y retient, c’est la peur de ma justice.
— Par Dieu ! Écoute-moi, commandeur, ou je ne saurai me contenir. Je redeviendrai ce que j’ai toujours été et ce qu’à cette heure je ne voudrais plus être.
— Vive Dieu !
— Commandeur, j’idolâtre Doña Inès. Je suis convaincu que le ciel me l’a réservée pour ramener mes pas dans le droit chemin. Ce n’est pas sa beauté que j’aime ni sa grâce que j’adore, mais, Don Gonzalo, j’adore la vertu personnifiée en Doña Inès. Ce que ni juges ni évêques n’ont obtenu de moi par les cachots et les sermons, sa candeur l’a obtenu. Son amour fait de moi un autre homme ; il régénère mon être. Elle peut transformer en un ange celui qui était un démon. Comprends-tu enfin, Don Gonzalo, ce que t’offre l’audacieux Don Juan Tenorio, agenouillé devant toi ? Je serai l’esclave de ta fille ; je vivrai dans ta maison ; tu gouverneras mes biens et me diras : Voilà ce qui doit être. Indique-moi le temps de ma réclusion. Je me soumets à toutes les épreuves que tu exigeras de mon audace et de ma fierté. Je les subirai dans la forme que tu me prescriras ; et quand ta conscience jugera que j’ai su la mériter, je lui donnerai un bon mari, et elle me donnera le paradis.
— Assez, Don Juan. Je ne sais comment j’ai pu me contenir en entendant les honteuses preuves de ton infâme effronterie. Don Juan, tu es un lâche. Quand tu te sens pris, il n’y a pas de bassesses que tu ne tentes pour te tirer d’affaire.
— Don Gonzalo !
— J’ai honte de te voir ainsi à mes pieds. Ce que tu voulais gagner par la force, tu cherches à l’obtenir par la prière.
— Tout se règle ainsi du même coup.
— Jamais, jamais. Toi, son époux ! Je te connais depuis trop longtemps. Je la tuerai avant. Allons ! rends-la-moi de suite. Autrement ta vile posture ne m’empêchera pas de te traverser la poitrine.
— Réfléchis bien, Don Gonzalo ; avec elle tu me feras perdre peut-être jusqu’à l’espoir de mon salut.
— Que m’importe ton salut !
— Commandeur, tu me perds !
— Ma fille ? Où est ma fille ?
— Remarque que j’ai tenté par tous les moyens de te donner satisfaction. Les armes à la ceinture j’ai toléré tes outrages ; à genoux, je t’ai proposé la paix. »
Don Juan se releva. Don Gonzalo tenait son épée en avant.
« Ma fille ! ma fille ! te dis-je, lâche qui m’as frappé par derrière...
— Ah ! ce supplice a trop duré, reprit Don Juan avec un rire qui sonna étrangement. L’enfer triomphe ! »
Mais Don Gonzalo avait ouvert la porte.
« A moi, mes gens ! » cria-t-il.
Juan avait saisi son pistolet.
« Ulloa, dit-il, tandis que la foule des soldats faisait irruption, si mon âme va à nouveau se plonger dans le vice, tu répondras pour moi quand Dieu m’appellera devant son tribunal de justice. »
Il fit feu. Le commandeur tomba raide mort entre les bras de ses soldats.
** CHAPITRE V
***DONA ELVIRE
Mort d’Inès.—Débordements de Don Juan.—Sa profession de foi.—Arrivée de Doña Elvire.—Sanglants reproches.—Piteuses explications.—Vive querelle de famille.
C’est par miracle que Don Juan, après cette terrible aventure, échappa à la justice. Mais il reçut plusieurs coups d’épée des soldats, en sorte qu’il put plaider la légitime défense. Doña Inès s’enfuit au couvent ; mais quelques jours après sa rentrée, elle commença de dépérir et mourut rongée par le terrible mal intérieur qui la dévorait. Les uns prétendent que l’affreuse mort de son père fut cause du trépas de cette belle enfant ; ceux qui la connaissaient mieux affirment que ce fut sa passion inassouvie pour Don Juan qui la conduisit au tombeau.
Don Juan, à la vérité, ne fut pas le même dès ce jour. Il semblait qu’il voulût exercer une sorte de vengeance contre cette humanité féminine que cependant il avait déjà tant fait souffrir. Le sens de l’amour qu’il avait possédé si fort, si beau, parut émoussé en lui. Jadis, il avait été sincère dans ses séductions ; ce ne fut plus désormais pour lui que jeu et comédie. C’est ainsi qu’il contracta plusieurs mariages qui furent rompus par la triste mort de ses épouses, la rupture prononcée à Rome avec l’appui des cardinaux qu’impressionnait le grand nom des Tenorio ou encore par le simple abandon. Fiancé avec Doña Elvire, il la séduisit quelques jours avant la date du mariage, puis partit dans une campagne retirée, abandonnant là la noce.
Le cynisme de Don Juan était tel que son fidèle valet, Ciutti, maître ès canailleries, en prit lui-même dégoût et se permit à diverses reprises d’en faire reproche à son maître.
« Quoi, lui répondait Don Juan, tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ! La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non, la constance est bonne pour des êtres ridicules : toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence qui nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable, et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à séduire par cent hommages le cœur d’une jeune beauté ; à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait ; à combattre par des transports, des larmes et des soupirs l’innocente pudeur qui a peine à rendre les armes ; à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose ; à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et à la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs et présenter à nos cœurs les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants qui volent perpétuellement de victoire en victoire et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs ; je me sens un cœur à aimer toute la terre et, comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
— Hélas ! seigneur, tant que vous ne vous en prîtes qu’aux hommes !... mais cette fille que vous avez osé disputer à Dieu ! Et ne craignez-vous rien de ce commandeur que vous avez tué d’un coup de pistolet ?
— J’ai eu ma grâce en cette affaire. »
Sur ces entrefaites, on sonna. Don Juan crut que c’était une charmante fillette dont, en cette campagne, il avait entrepris la conquête à défaut de plus riche morceau. Il fit donc entrer. Mais sa déconvenue fut grande quand, sous ses voiles noirs, il aperçut la fiancée qu’il avait abandonnée, Elvire, maigre maintenant, et sur les traits de laquelle se lisait une infinie désolation. Il eut un geste d’impatience.
« Me ferez-vous la grâce, Don Juan, lui dit Elvire, de vouloir bien me reconnaître, et puis-je au moins espérer que vous daigniez tourner le visage de ce côté ?
— Madame, je vous avoue que je suis surpris et que je ne vous attendais pas ici.
— Oui, je vois bien que vous ne m’attendiez pas, et vous êtes surpris, à la vérité, mais tout autrement que je ne l’espérais, et la manière dont vous le paraissez me persuade pleinement de ce que je refusais de croire. J’admire la simplicité et la faiblesse de mon cœur à douter d’une trahison que tant d’apparences me confirmaient... Mes justes soupçons chaque jour avaient beau me parler, j’en rejetais la voix qui vous rendait criminel à mes yeux et j’écoutais avec plaisir mille chimères ridicules qui vous peignaient innocent à mon cœur ; mais enfin cet abord ne me permet plus de douter, et le coup d’œil qui m’a reçue m’apprend bien plus de choses que je ne voudrais en savoir. Je serais bien aise pourtant d’ouïr de votre bouche les raisons de votre départ... Parlez, Don Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous saurez vous justifier.
— Madame, voilà Ciutti qui sait pourquoi je suis parti. »
Ciutti fut fort inquiet de se voir mis en cause.
« Moi, seigneur, glissa-t-il à son maître à l’oreille, je n’en sais rien, s’il vous plaît.
— Eh bien ! Ciutti, parlez, faisait à haute voix Don Juan qui n’avait pas l’air d’entendre...
— Parlez, Ciutti, reprit Doña Elvire, il n’importe de quelle bouche j’entende ces raisons.
— Allons, parle, maraud... »
Pressé de questions et voyant que, de toutes façons, l’affaire tournerait mal pour lui, Ciutti se décida à prendre une mine innocente :
« Madame, dit-il, les conquérants, Alexandre et autres mondes sont causes de notre départ. Voilà, monsieur, tout ce que je puis dire.
— Vous plaît-il, Don Juan, répondit Doña Elvire, d’éclaircir ces beaux mystères...
— Madame, fit, assez penaud, le coupable, à vous dire la vérité...
— Ah ! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses ! J’ai pitié de voir votre confusion. Que ne vous armez-vous le front d’une noble effronterie ? Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m’aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n’est capable de vous détacher de moi que la mort ? Que ne me dites-vous que des affaires de la dernière importance vous ont obligé à partir sans m’en donner avis ; qu’il faut que, malgré vous, vous demeuriez ici quelque temps, et que je n’ai qu’à m’en retourner d’où je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu’il vous sera possible ; qu’il est certain que vous brûlez de me rejoindre, et qu’éloigné de moi vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son âme ? Voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes.
— Je vous avoue, madame, que je n’ai point le talent de dissimuler et que je porte un cœur sincère. Je ne vous dirai point que je suis toujours dans les mêmes sentiments pour vous et que je brûle de vous rejoindre, puisqu’enfin il est assuré que je ne suis parti que pour vous fuir, non point pour les raisons que vous pouvez vous figurer, mais pour un motif de conscience, et pour ne croire pas qu’avec vous davantage je puisse vivre sans péché. Il est mal d’avoir, avant la date, consommé un hymen. C’est profaner le sacrement de mariage. Une telle insulte aux lois divines et humaines ne se saurait trop expier. Notre union, madame, eût été malheureuse et maudite. Oui, le repentir m’a pris, et je crains le courroux céleste...
— Ah ! scélérat ; c’est maintenant que je le connais tout entier, et, pour mon malheur, je te connais lorsqu’il n’en est plus temps et qu’une telle connaissance ne peut plus servir qu’à me désespérer ; mais sache que ton crime ne demeurera pas impuni, et que le même Ciel dont tu te joues me saura venger de la perfidie...
— Que penses-tu du Ciel, Ciutti ?
— Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres, répondit le valet qui tremblait en même temps du blasphème qu’il était obligé de proférer.
— Il suffit, reprit Doña Elvire, qui avait retrouvé sa fierté par tant d’impudence ; je ne veux pas en ouïr davantage et m’accuse même d’en avoir trop entendu. C’est une lâcheté que de se faire trop expliquer sa honte, et sur un tel sujet un noble cœur, au premier mot, doit prendre son parti. N’attends pas que j’éclate ici en reproches et en injures : non, non, je n’ai point un courroux à s’exhaler en paroles vaines, et toute sa chaleur se réserve pour sa vengeance. Je te le dis encore, le Ciel te punira, perfide, de l’outrage que tu me fais. Et si le Ciel n’a rien que tu puisses appréhender, appréhende du moins la colère d’une femme offensée. »
Don Juan eut en effet maille à partir avec les frères et cousins de Doña Elvire qui s’étaient ligués contre lui. Mais il sauva inopinément l’un d’eux d’une attaque de brigands, en blessa un autre en duel et put ainsi gagner quelque temps.
** CHAPITRE VI
***LA STATUE DU COMMANDEUR
Visite au cimetière.—Le badinage de Don Juan.—L’invitation.—M. Domingo.—Le souper.—L’orgie.—Les toasts.—La statue de pierre.—Don Juan aux enfers.
Cependant le châtiment approchait. Don Juan était de tous considéré comme un fléau, mais grâce à son courage, à sa ruse, à sa haute naissance, personne ne pouvait l’abattre. Il s’était habitué à l’impunité, et plus rien ne l’eût fait reculer.
La fantaisie le prit un jour de visiter le cimetière de Séville, où repose tout ce qui porta un nom en Castille. Et sur chaque tombe, au grand scandale de Ciutti, il plaisantait des exploits de l’un, des fautes oubliées d’une autre. La vue d’un magnifique mausolée qu’il n’avait pas remarqué encore le surprit :
« Quel est, dit-il à Ciutti, l’édifice que j’aperçois entre ces cubes ?
— Vous ne le savez pas ?
— Non, vraiment.
— Bon ! c’est le tombeau que le commandeur Don Gonzalo d’Ulloa faisait faire lorsque vous le tuâtes.
— Ah ! tu as raison. Tout le monde m’a dit tant de bien de cet ouvrage et de la statue du commandeur que j’ai envie de l’aller voir.
— Monsieur, n’allez point là.
— Pourquoi ?
— Cela n’est pas civil d’aller voir un homme que vous avez tué.
— Au contraire, c’est une visite dont je veux lui faire la civilité, et qu’il doit recevoir de bonne grâce s’il est galant homme. Allons, entrons dedans. »
Et Don Juan, sans hésiter, poussa la petite grille et entra dans le tombeau, suivi de Ciutti fort ému.
« Que cela est beau ! faisait le valet pour s’encourager. Les belles statues ! Le beau marbre ! Les beaux piliers ! Ah ! que cela est beau ! Qu’en dites-vous, monsieur ?
— Qu’on ne peut voir aller plus loin l’ambition d’un homme mort ; et ce que je trouve admirable, c’est qu’un homme qui s’est contenté, durant sa vie, d’une assez simple demeure en veuille avoir une si magnifique quand il n’en a plus que faire.
— Voici la statue du commandeur.
— Parbleu ! le voilà bien avec son habit d’empereur romain !
— Ma foi, monsieur, voilà qui est bien fait. Il semble qu’il est en vie et qu’il s’en va parler. Il jette des regards sur nous qui me feraient peur si j’étais tout seul ; je pense qu’il ne prend pas plaisir de nous voir.
— Il aurait tort. Ce serait mal recevoir l’honneur que je lui fais. Tu sais que j’offre, ce soir, à souper à quelques-unes des plus jolies filles de Séville. Demande-lui s’il veut me faire l’honneur d’être mon convive.
— C’est une chose dont il n’a pas besoin, je crois.
— Demande-lui, te dis-je.
— Vous moquez-vous ? Ce serait pis que d’aller parler à une statue.
— Fais ce que je te dis.
— Quelle bizarrerie ! »
Cependant Ciutti en prit son parti, confus du rôle stupide que lui attribuait son maître. Les caprices de Don Juan avaient à l’ordinaire le mérite d’une certaine logique, si extravagants fussent-ils.
« Seigneur commandeur, dit gravement Ciutti, mon maître Don Juan vous demande si vous voulez lui faire l’honneur de venir souper avec lui... »
Et le valet fixait poliment la statue. Mais soudain il recula avec vivacité et, chancelant, tomba dans les bras de son maître.
« Maraud ! fit Juan, tu viens de m’écraser le pied ! Qu’as-tu donc, parle ? »
Ciutti ne pouvait répondre. Il se contenta de baisser à maintes reprises la tête.
« La statue, articula-t-il enfin péniblement.
— Eh ! que veux-tu dire, traître ?
— Je vous dis que la statue...
— Je t’assomme si tu ne parles.
— La statue m’a fait signe.
— La peste du coquin !
— Elle m’a fait signe de la tête, vous dis-je ; il n’est rien de plus vrai. Allez-vous-en lui parler vous-même pour voir... »
Le ton de son valet intriguait Don Juan. En riant il s’avança donc à son tour :
« Viens, maraud, viens. Je veux bien te faire toucher du doigt ta poltronnerie. Attention... Le Seigneur commandeur voudrait-il me faire la grâce de souper avec moi ? »
Don Juan regarda, et il vit, il vit de ses yeux, la statue baisser lentement ta tête en signe de consentement.
« Eh bien, monsieur, fit Ciutti, qui avait gagné la grille ?
— Allons ! sortons d’ici, reprit Don Juan d’un ton qu’il s’efforçait de garder indifférent. On n’y voit pas clair dans cette tombe. Mais sors donc ! »
Tandis que les préparatifs du grand festin auquel il avait convié la fleur de la ville se faisaient hâtivement dans l’appartement de Don Juan, son valet Ciutti vint l’avertir que le marchand M. Domingo désirait avec lui quelques minutes d’entretien.
« Je puis, Seigneur, reconduire sous quelque prétexte... Nous l’avons avisé d’abord de votre absence, mais il s’est obstiné, et voici trois quarts d’heure qu’il se tient assis dans l’antichambre.
— Mais fais-le entrer, dit Juan, c’est d’une fort mauvaise politique de se cacher de ses créanciers. Il est habile de les payer de quelque chose... J’ai le secret de les renvoyer satisfaits sans leur donner un double.
M. Domingo, introduit, s’avança précautionneusement avec mille courbettes. C’était un vieil homme d’affaires à la mine chafouine, le roi des usuriers de Séville, où maints israélites vivent cependant grassement des prêts qu’ils consentent à une jeunesse qui n’a jamais su compter.
« Ah ! monsieur Domingo, fit Don Juan, approchez. Que je suis ravi de vous voir ! Et que je veux du mal à mes gens de ne vous pas faire entrer d’abord. J’avais donné ordre qu’on ne me fît parler à personne. Des préparatifs pour une cérémonie de haute importance m’absorbent, mais cet ordre n’est pas pour vous, et vous êtes en droit de ne trouver jamais de porte fermée chez moi.
— Monsieur, reprit Domingo avec un salut, je vous suis fort obligé.
— Parbleu ! coquins, fit Don Juan tourné vers Ciutti et consorts, je vous apprendrai à laisser M. Domingo dans une antichambre et vous ferai connaître les gens.
— Monsieur, cela n’est rien, protestait M. Domingo confondu.
— Comment ! Dire que je ne suis pas là à M. Domingo, au meilleur de mes amis !
— Monsieur, je suis votre serviteur. J’étais venu...
— Allons, vite un siège pour M. Domingo.
— Monsieur, je suis bien comme cela.
— Point, point, je veux que vous soyez assis contre moi.
— Cela n’est point nécessaire.
— Ôtez ce pliant et apportez un fauteuil.
— Monsieur, vous vous moquez et...
— Non, non, je sais ce que je vous dois ; et je ne veux point qu’on mette de différence entre nous deux.
— Monsieur...
— Allons, asseyez-vous.
— Il n’est pas besoin, monsieur, et je n’ai qu’un mot à vous dire. J’étais...
— Mettez-vous là, vous dis-je...
— Non, monsieur, je suis bien. Je viens pour...
— Non, je ne vous écoute point si vous n’êtes assis.
— Monsieur, je fais ce que vous voulez. Je...
— Parbleu, monsieur Domingo, vous vous portez bien !
— Oui, monsieur, pour vous rendre service ; je suis venu...
— Vous avez un fonds de santé admirable, des lèvres fraîches, un teint vermeil et des yeux vifs.
— Je voudrais bien...
— Comment se porte Mme Domingo, votre épouse ?
— Fort bien, monsieur, Dieu merci.
— C’est une brave femme.
— Elle est votre servante, monsieur. Je venais...
— Et votre petite fille Clotilde, comment se porte-t-elle ?
— Le mieux du monde.
— La jolie petite fille que c’est ! Je l’aime de tout mon cœur...
— C’est trop d’honneur que vous lui faites, monsieur, je vous...
— Et le petit Colino, fait-il toujours bien du bruit avec son tambour ?
— Toujours le même, monsieur. Je...
— Et votre petit chien Brusqueti, gronde-t-il toujours aussi fort et mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous ?
— Plus que jamais, monsieur et nous ne saurions en chévir.
— Ne vous étonnez point si je m’informe des nouvelles de toute la famille, car j’y prends beaucoup d’intérêt.
— Nous vous sommes, monsieur, infiniment obligés. Je... »
M. Domingo semblait perdre de sa bonne humeur.
Juan pensa qu’il était temps d’en venir aux grands moyens. Il se leva et lui tapa vigoureusement d’une main sur l’épaule, prenant la sienne de l’autre.
« Touchez donc là, monsieur Domingo. Êtes-vous bien de mes amis ?
— Monsieur, je suis votre serviteur.
— Parbleu ! Je suis à vous de tout mon cœur.
— Vous m’honorez trop. Je...
— Il n’y a rien que je ne fisse pour vous.
— Monsieur, vous avez trop de bonté pour moi.
— Et cela sans intérêt, je vous prie de le croire.
— Je n’ai point mérité cette grâce assurément. Mais, monsieur...
— Or çà, monsieur Domingo, sans façon, voulez-vous souper avec moi ?
— Non, monsieur, il faut que je m’en retourne tout à l’heure. Je... »
Don Juan se leva brusquement et se tournant vers ses valets :
« Allons, vite, un flambeau pour conduire M. Domingo, et que quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons pour l’escorter. »
M. Domingo vit qu’il était temps de partir, de gré ou de force.
« Monsieur, il n’est pas nécessaire et je m’en irais bien tout seul, mais... »
Ciutti cependant se précipitait et rapidement faisait disparaître les sièges.
« Jamais ! reprit Don Juan. Je veux qu’on vous escorte, je m’intéresse trop à votre personne. Je suis votre serviteur et de plus votre débiteur...
— Ah ! monsieur, répondit M. Domingo espérant enfin que la question allait venir sur le véritable terrain.
— C’est une chose que je ne cache pas, répétait Don Juan, relevant fièrement la tête.
— Si donc... commença M. Domingo prêt à toutes les transactions.
— Voulez-vous que je vous reconduise ? coupa Don Juan.
— Ah ! monsieur, vous vous moquez... »
Cependant Don Juan se précipitait sur M. Domingo et le prenait des deux bras à l’étouffer.
« Embrassez-moi donc, s’il vous plaît. Je vous prie, encore une fois, d’être persuadé que je suis tout à vous, et qu’il n’y a rien au monde que je ne fisse pour votre service. »
Et ce disant, Don Juan poussa la porte. M. Domingo, sans trop savoir comment, se trouva dans le corridor.
Ciutti était émerveillé. S’il demeurait au service de Juan, qui oubliait de lui payer ses gages, c’est qu’il éprouvait à l’égard de son maître une admiration qui allait jusqu’au culte. Il était né valet, jamais il n’eût pu trouver seigneur plus accompli. Ciutti se fût peu satisfait du service d’un parvenu. Son sort l’obligeait à demeurer sous les brimades de Juan ; il n’essayait même plus de l’éviter.
La réception de M. Domingo lui parut d’un style impeccable, merveilleux. Ah ! qu’il était juste que l’argent affluât dans les poches de Juan et n’en sortît que pour son agrément ! Certes, il n’était pas fait pour ce croquant de Domingo. Et Ciutti le lui fit bien voir.
« Il faut avouer, lui dit-il, que vous avez en monsieur un homme qui vous aime bien.
— Il est vrai. Il me fait tant de civilités et de compliments que je ne saurais lui demander de l’argent.
— Je vous assure que toute sa maison périrait pour vous, et je voudrais qu’il vous arrivât quelque chose, que quelqu’un s’avisât de vous donner des coups de bâton : vous verriez de quelle manière...
— Je le crois. Mais, Ciutti, je vous prie de lui dire un petit mot de mon argent.
— Oh ! ne vous mettez pas en peine. Il vous payera le mieux du monde.
— Mais vous, Ciutti, vous me devez quelque chose en voire particulier.
— Fi ! ne parlez pas de cela...
— Comment ! Je...
— Ne sais-je pas bien que je vous dois ?
— Oui, mais...
— Allons, monsieur Domingo, je vais vous éclairer.
— Mais mon argent ? »
Ciutti saisit M. Domingo par le bras.
« Vous moquez-vous ?
— Je veux, protestait l’infortuné marchand.
— Hé ! Hé ! répétait Ciutti couvrant sa voix et le poussant vers la porte. Bagatelle ! vous dis-je.
— Mais...
— Fi...
— Je...
— Fi ! » vous dis-je...
Et cette fois M. Domingo se trouva dans la rue.
Le souper organisé par Juan fut follement gai. Il y avait là quelques-uns de ses compagnons de la première heure : Don Garcia, Mota et des jeunes gens qui considéraient comme un grand honneur d’être admis à la table fameuse de Tenorio.
Les femmes étaient belles. Il y en avait, à la vérité, de tous les mondes. C’était le plaisir de Don Juan d’abaisser celles de ses maîtresses qui appartenaient ou avaient appartenu au monde à la société des courtisanes. Il n’aimait les roses qu’elles ne fussent salies. Il y avait aussi des actrices, deux danseuses, une poétesse et quelques fillettes à peine nubiles destinées peut-être à perdre leur virginité à la fin de l’orgie.
Propos galants, rires, baisers, fleurs et vins exquis, les heures passaient. Les filles se laissaient aller peu à peu entre les mains des hommes, et plus d’un corsage avait été dégrafé. Bientôt les discours seraient superflus...
« Ce cher Juan, dit Mota, je porte à sa santé. Les années ne le vieillissent pas...
— Les années ! Bah ! fit Don Juan, encore vingt ou trente de cette espèce, et nous songerons à nous amender.
— Il est heureux que les Castillanes nous donnent de temps à autre de belles fillettes, car où trouverais-tu ta pâture, Juan ?... »
L’orgueil était entré dans le cœur de Tenorio. Il se leva, un peu gris.
« Quelques femmes ont bien voulu m’accorder leurs faveurs, en effet, fit-il, depuis le jour où, en la compagnie de mon oncle Don Jorge—Dieu ait son âme—je soupais aussi à côté de la belle Pandora. Elle tient, m’a-t-on dit, maison de vin et d’amour dans les quartiers discrets. Il n’est point, mesdames, de fin plus élégante pour une courtisane, cette honorable corporation à laquelle vous pouvez toutes vous vanter d’appartenir. Mais tandis que je considère votre beauté, vos blanches épaules, vos seins dorés et bien d’autres choses, je pense à celles qui ne sont pas ici, qui ne viendront plus en ma maison. Au souvenir de nos amours passées, cet amontillado ! Magdalena, Soledad, Concepcion, Mercedès et la Carmencita, Doña Teresa, la duchesse Isabelle, Irène la Pêcheuse, Doña Maria, Doña Juana, Doña...
« Tu en oublies, fit Mota, tandis que Juan poursuivait une interminable énumération. Tu en oublies parmi celles qui portèrent un nom.
— J’en oublie, fit Juan, eh bien non ! le vin rouge de France à la mémoire de Doña Inès d’Ulloa ! »
Juan, ce disant, poussa un ricanement sinistre et, ayant bu son verre, le jeta à l’autre bout de la salle.
Un silence se fit, silence singulier, comme si un vent glacé eût passé sur les têtes échauffées des convives. Et soudain, à la porte, on entendit frapper trois coups.
« Les alguazils, peut-être », fit Don Garcia, tandis que les dames refermaient leurs corsages et reprenaient place sur leurs chaises respectives.
Juan était devenu pâle.
« Ouvre », dit-il à Ciutti...
Ciutti ouvrit la grande porte à deux battants. Et sur le seuil, détachée de l’ombre, apparut la statue blanche du commandeur Gonzalo d’Ulloa.
« Don Juan, tu m’as invité à ton souper. Me voici. »
Les hommes, même les plus braves, tremblaient. Les femmes s’étaient pour la plupart évanouies. Seules avaient encore des yeux hagards celles qui croyaient à une excellente mystification organisée par leur hôte. Mais elles virent de suite, au visage décomposé de Juan, qu’il s’agissait bien là d’un phénomène hors programme.
Le Tenorio maîtrisa ses sentiments.
« Je n’ai pas oublié mon invitation, dit-il. Allons, vite, Norendo, une chaise et un couvert pour Son Excellence le Commandeur Don Juan d’Ulloa... »
Mais cependant il reculait. Et tous faisaient cercle, les femmes aux angles de la salle, tandis que, gravement, la statue de pierre prenait place sur la chaise que Ciutti avait avancée.
Juan cependant leva son verre.
« Allons, mes seigneurs, videz votre coupe, et vous, mesdemoiselles, retrouvez votre plus gracieux sourire en l’honneur de notre hôte le Commandeur...
— Mais n’est-ce point la coutume, Don Juan Tenorio, reprit la statue de sa voix sans accent, de serrer d’abord la main à ses invités... Ta main ! »
Juan hésita, puis tendit la main au commandeur qui la prit d’un mouvement saccadé... Alors il se fit un grand bruit. Ulloa avait levé le poing et frappé d’un coup formidable sur la table. Tout s’écroula, les bougies s’éteignirent, victuailles et vins dégringolèrent. Il se dégageait en même temps une forte odeur de soufre qui fit tousser ces dames à qui mieux mieux. Quand on les retrouva dans ce désordre, seins égratignés, jambes nues en l’air parmi les bouteilles cassées, grâce à une chandelle que Ciutti avait pu allumer, on s’aperçut que Don Juan avait disparu.
« Où est don Juan ? dirent-ils tous.
— En enfer ! » répondit une voix sépulcrale.
Les convives prirent leur chapeau, leur cape, leur épée, et chacun d’eux accompagnant une des femmes, ils filèrent sans demander leur reste.
« En enfer ! en enfer ! grommelait le lamentable Ciutti, cela devait arriver. Je l’avais prévu. Mais qui me réglera mes trois années de gages ? »
II
DON JUAN DE MARANA
***ou
LE DON JUAN DES FLANDRES
** CHAPITRE I
***À L’UNIVERSITÉ DE SALAMANQUE
La famille de Maraña.—Les âmes du Purgatoire.—À l’Université de Salamanque.—Don Garcia Navarro.—À l’église.—Fausta et Teresa de Ojedo.—Première sérénade.
Don Juan de Maraña était le fils de l’un des seigneurs les plus importants de Séville, Don Carlos de Maraña. Ce gentilhomme s’était illustré dans maintes guerres. Couvert de blessures, il fit un mariage des plus avantageux. Sa femme ne lui donna d’abord que des filles, dont plusieurs devaient entrer en religion. Ses cheveux avaient déjà blanchi quand, pour son plus grand bonheur, Don Juan vint au monde.
Juan fut un enfant mal élevé. Son père le voulait guerrier, sa mère dévot. La comtesse de Maraña lui serinait des prières du matin au soir, le père lui contait les prodigieuses aventures que ses aïeux et lui-même avaient courues pendant les révoltes des Mores. C’était auquel de ses deux parents le gâterait le mieux pour qu’il daignât suivre son enseignement.
La comtesse lui expliquait par le détail un grand tableau qu’elle possédait et qui représentait les divers supplices réservés aux fidèles condamnés à faire un stage au Purgatoire. On y voyait notamment un homme dont un serpent rongeait les entrailles pendant qu’un brasier ardent lui brûlait les membres un à un. Un tel châtiment lui avait été réservé parce que, dans sa vie terrestre, il avait négligé la leçon de catéchisme, fait des singeries à la procession ou trompé son confesseur.
Le comte lui énumérait les exploits des diverses armes qu’il conservait suspendues sur les murs de son cabinet de travail. Avec celle-ci il avait pourfendu un More, avec celle-là transpercé un chef de brigands. Quand il fut question d’envoyer Juan à l’Université de Salamanque, son père lui confia une épée à poignée d’argent, portant gravées les armes de la famille.
« Ton honneur, lui dit-il, est celui des Maraña. Prends cette pure épée... Puisse-t-elle n’être jamais souillée que du sang de l’infidèle ou du coupable ! Ne la tire jamais le premier, mais n’oublie pas que tes ancêtres ne la remirent jamais au fourreau avant qu’elle n’eût fait son office... »
PLANCHE V
Boucher.—DON JUAN INVITE LA STATUE DU COMMANDEUR À SOUPER
L’Université de Salamanque n’était pas seulement célèbre dans les Espagnes, mais dans l’univers entier. Ses professeurs étaient savants, ses élèves zélés. Cependant cette jeunesse ne se privait pas de manifester une exubérance sans souci de la tranquillité des bourgeois. Rixes, enlèvements, c’était le quotidien tracas de la police. Les plus grands ennuis venaient, comme il est juste, des étudiants nobles auxquels la morgue d’un nom permettait de défier les lois. Cependant nul d’entre eux n’avait beaucoup d’argent à sa disposition. Les pères de famille estimaient qu’à vingt ans un jeune homme doit pouvoir tout se procurer sans monnaie trébuchante.
Don Juan arrivait à l’Université empli de saines résolutions. Aussi, dès le premier cours, il s’efforça de trouver une bonne place auprès du professeur. Précisément, sur un des premiers bancs, un vide paraissait avoir été réservé. Juan s’y assit sans plus de façons. Mais un étudiant dont la triste mine et le vêtement en loques disaient suffisamment la pauvreté lui dit :
« Ce que vous faites est bien imprudent et audacieux. On voit que vous êtes nouveau venu à l’Université. Cette place est celle où s’assied à l’ordinaire Don Garcia Navarro.
— La place est au premier occupant », répondit Juan.
Et, sans s’émouvoir, il se mit en demeure de suivre la conférence.
« Don Garcia Navarro est tout à fait chatouilleux, poursuivait l’étudiant misérable, sur le point de l’honneur. Il estime cette place la meilleure du cours et considère par le fait qu’elle doit lui revenir. Oh ! méfiez-vous d’une querelle avec Don Garcia. Plusieurs, dit-on, sont déjà tombés sous son épée... »
Don Juan n’était pas sans quelque inquiétude. Certes, une querelle n’était pas pour l’effrayer. Mais débuter ainsi à l’Université, ç’eût été mécontenter sa sainte mère et, sans doute, aussi le comte Carlos qui avait voulu faire de son fils un gentilhomme, non un bretteur.
Mais un chuchotement se fit parmi les étudiants qui avaient observé, les uns avec curiosité, les autres avec angoisse, la petite scène. C’était Don Garcia Navarro lui-même qui pénétrait dans la salle.
Ce Garcia était un jeune homme à la forte carrure d’épaules, au visage marqué déjà, l’œil fier, la lèvre dédaigneuse. Il portait un pourpoint sombre tout râpé et un manteau percé de nombreux trous. Sur cet accoutrement défraîchi pendait une longue chaîne d’or.
Juan ne fut pas trop étonné d’apercevoir en cette tenue un si réputé seigneur. Il savait que c’était la mode parmi les étudiants de paraître insoucieux du costume. Seule comptait l’arme gravée au pommeau de l’épée. La jeunesse écolière voulait ainsi s’opposer à la jeunesse militaire qui affectait de porter des uniformes impeccables, plumets frisés et bottes reluisantes.
Mais, à la stupéfaction générale, Don Garcia, apercevant à sa place Don Juan, le salua avec une grande politesse :
« Maraña, lui dit-il, vous êtes un nouveau parmi nous. Mais nos pères furent jadis de grands amis. Si vous le permettez, les fils ne le seront pas moins.
— Seigneur Garcia Navarro, répondit sans se démonter Juan, il me sera doux de profiter à l’Université et même en ville des conseils d’un étudiant aussi savant et expérimenté que vous. J’ignorais que nos pères eussent été ainsi liés, mais vous m’en voyez, en vérité, heureux et flatté.
— Certes, reprit Garcia, je vous ferai connaître Salamanque, et dans tous ses secrets. Mais, pour aujourd’hui, il s’agit d’écouter la parole de ce pédant... Allons, fit-il à l’étudiant qui avait tout à l’heure prévenu Juan, déménage, Perico. Crois-tu qu’un croquant de ton espèce puisse tenir compagnie à un Maraña ou à un Navarro ?... »
Le pauvre Perico fila prestement aux derniers bancs de l’amphithéâtre sans se le faire dire deux fois.
« Les méchantes langues, Juan, dit Garcia à son nouvel ami au sortir du cours, vous raconteront que je fus en mon enfance voué au Diable. Mon père, las d’implorer saint Michel pour ma guérison, eut, un beau jour, recours à celui que l’Archange foule aux pieds... Je guéris ainsi d’une maladie désespérée... Tout cela n’est que sotte légende. Je suis un homme libre, indépendant des puissances infernales tout autant que célestes. »
Et ce disant, Don Garcia assurait son chapeau sur le coin de l’oreille et faisait claquer son épée sur ses éperons.
Juan fut cependant étonné que l’étudiant lui proposât d’entrer dans l’église San-Pedro, où se tenait, à cet instant, le dernier office du soir. Il le suivit et, agenouillé, fit sa prière.
Il l’avait terminée depuis longtemps que Garcia semblait toujours absorbé dans ses méditations. N’osant pas le déranger de ses pieuses oraisons, il fit de l’œil le tour des quelques vieux messieurs et des dévotes qui composaient le plus clair du public. Cependant, à peu de distance, agenouillées sur le tapis, il remarqua trois femmes qui méritaient attention. Celle du milieu était évidemment une duègne, mais les deux autres laissaient deviner ainsi de dos, sous la mantille, de souples tailles, des formes rondes, d’opulentes chevelures, de gracieuses beautés enfin.
Il demeura à regarder les jeunes filles. Soudain, Garcia le poussa du coude.
« Vous êtes un novice, fit-il. Détournez l’œil. Vous pensez bien que ce ne sont point les litanies du vénérable padre qui me retiennent ici. Je les surveille aussi...
— Et qui sont-elles ? risqua Juan.
— Elles sont filles d’un auditeur au Conseil de Castille. Doña Fausta, l’aînée, est ma princesse. Tâchez, si le cœur vous en dit, d’être amoureux de la seconde, Teresa. Ainsi pourrons-nous mener le siège de conserve. Ah ! voici qu’elles se lèvent enfin. On est donc bien dévot dans la famille de Ojedo ? Hâtons-nous. Peut-être le vent soulèvera-t-il leurs légères basquines, tandis qu’elles monteront en voiture, et apercevrons-nous ainsi la ligne charmante de leurs jambes... »
Était-ce l’influence de Garcia, mais Don Juan, en effet, se sentit immédiatement amoureux de Doña Teresa.
« Mes affaires avec l’aînée vont assez bien, lui dit Garcia, tandis qu’ils s’éloignaient. Elle a pris mon billet de l’air le plus naturel du monde.
— Votre billet ?
— Eh ! oui, mon billet... Ne le vîtes-vous point ?
— Quand ?
— Quand ma main dégantée tendait à ses jolis doigts l’eau bénite. Il n’est de tel à Séville que l’église pour faire connaissance. Le prêtre fait les mariages, le sacristain, pour une moindre monnaie, les unions passagères.
— Par exemple !
— Bref, Juan, il vous faut presser votre affaire. Ainsi livrerons-nous sans tarder un assaut contre la famille Ojedo.
Le soir ils furent dîner à une table où se réunissaient un certain nombre d’étudiants. Il y fut question de bal, d’amourette, de guet rossé, de vin, et très peu des études que ces messieurs poursuivaient à Salamanque.
« Tout ceci pour vous étonner, Juan, dit Don Garcia. Pas un de ces gamins ne saurait proprement tenir une épée. Oh ! que la vôtre est belle ! »
— C’est une épée des Maraña. Elle n’a jamais trempé que dans le sang de l’infidèle...
— Peut-être à Salamanque connaîtra-t-elle d’autres aventures », fit Garcia avec une certaine ironie.
C’était l’heure de la promenade nocturne au bord de la Tormes. Quelques jolies femmes lorgnaient les passants. Amoureuses et soupirants, amants et maîtresses y venaient échanger, sous la surveillance malhabile de leur famille ou de leur moitié conjugale, des œillades incendiaires autant que coupables. Des brises parfumées montaient de la rivière ; c’était un soir de printemps merveilleusement doux.
Cependant la nuit était tombée.
« C’est l’heure, dit Garcia, de nous rendre sous la fenêtre de nos belles. Que si le guet survient, vous n’aurez qu’à me suivre. Je connais les détours, et du diable si ces maudits alguazils parviennent à nous joindre ! »
En passant près du porche d’une église, Garcia siffla, et son petit page parut tenant une guitare à la main.
« Je chanterai pour nous deux, fit-il, car comme moi vous avez ici votre gibier. Soyez prudent pour un début. Il n’est d’important en amour que le premier contact avec la femme... et le dernier. »
Ce disant, Garcia posa le pied sur une borne et, accompagné de sa guitare, chantait en sourdine une vieille mélopée campagnarde qu’il avait légèrement transformée pour la circonstance.
En dansant, là-bas au village
Fausta m’a promis un baiser.
Tu l’as promis, fille volage,
Ah ! ne va pas te raviser.
Quand vint le moment de la danse,
Comment ai-je fait pour oser ?
Je la pris sans plus de prudence
Et lui demandai le baiser.
Inès honteuse me regarde,
Tout tremblant d’amour et d’effroi,
Et me dit : Prends-le, mais prends garde,
Désormais je compte sur toi.
J’ai dit : Tu peux, je te le jure,
Compter sur de longues amours,
À ce prix-là, n’es-tu pas sûre,
Fausta, de me garder toujours ?
Prête du moins, si tu ne donnes,
Je te paierai les intérêts,
J’en rendrais trois, Dieu me pardonne !
Pour un que tu m’avancerais !
Comme se terminait la romance, les jalousies de deux fenêtres se soulevèrent légèrement. On écoutait. Alors Garcia posa sa guitare et, debout sur la borne, entama une conversation à voix basse avec la Fausta.
Don Juan regardait l’autre fenêtre, rendu plus timide encore après les recommandations de son ami. Il avait toujours aimé, dès l’enfance, les femmes. Il se sentait en tranquillité, en paix d’âme, en communion d’idées auprès de ce sexe. Mais quand la question est posée sur le terrain d’un amour offensif, les relations changent. Il y avait au fond de Juan un secret instinct qui l’avertissait que les femmes, naturellement, devaient venir à lui. Les cours assidues et pénibles ne seraient pas son fait. Elle doit faire tous les pas, celle-là qui eut l’honneur de plaire à Don Juan !
« Jésus ! Mon mouchoir est tombé. »
Et, en effet, la frêle batiste de Doña Teresa venait de choir. Maladresse ? Calcul ? Juan se précipita pour le ramasser et sur la pointe de son épée le tendit à la jeune fille.
« Grand merci, Seigneur, dit-elle... Mais ne vous ai-je point aperçu ce soir sous le porche de l’église San-Pedro ? »
Décidément tout se passait comme il convient.
« Hélas ! répondit d’une voix doucereuse Juan, je fus en effet ce soir à l’église San-Pedro, et dès cet instant j’ai perdu le repos...
— Et comment ?
— Parce que je vous ai vue ! »
Une conversation si bien entamée ne s’arrêta pas là. Jusqu’à l’heure du retour au logis du seigneur d’Ojedo, les deux galants soupirèrent à leurs belles des paroles d’amour. Le premier effort fait, Juan s’était découvert une merveilleuse et naturelle habileté sur ce sujet. Ah ! que valaient les propos vides de la vie courante, les discussions oiseuses, à côté d’un si charmant duo galant ! Il s’en fut dans la nuit, le cœur grisé de ses propres paroles, plein de son premier amour...
** CHAPITRE II
***FAUSTA ET TERESA
Premiers baisers.—Don Cristoval.—La rixe.—Un mort.—L’épée des Maraña.—Visite des deux sœurs.—Rendez-vous en ville.—Le souper des étudiants.—Deux jolies maîtresses.—Leçons de volupté.—Première fatigue.—Le signe de beauté.—Échange de femmes ?—Le pari perdu.—L’amontillado.—La tentative de viol.—Mort de Fausta.—Fuite de Don Juan.—En Flandre !
Chaque soir, la sérénade recommençait. La position des deux compères s’améliorait. Bientôt ils furent autorisés à poser un baiser sur les jolies mains effilées, baiser gagné au prix d’une pénible escalade. Don Garcia, que ces bagatelles ne satisfaisaient point, fit allusion à une échelle de corde qui permettrait de circuler plus aisément, ou même à de fausses clefs qui donneraient l’accès des appartements tandis que le seigneur de Ojedo faisait chaque soir sa partie chez des amis.
Par une nuit très sombre, tandis que les galants entretiens se poursuivaient, sept à huit hommes en manteaux, portant pour la plupart des instruments de musique, se montrèrent à l’extrémité de la rue.
« Voici Don Cristoval qui vient nous offrir une sérénade, s’écria Teresa. Par le ciel, éloignez-vous. Ils ne manqueraient pas de vous chercher querelle. »
Mais Don Garcia n’écoutait guère ces paroles de prudence.
« Holà ! cria-t-il, qui s’avise de venir nous déranger ici ? Passez votre chemin, messieurs ; la place est prise !
— Et qui donc ose me parler ainsi ? Un de ces gamins d’étudiants. Parbleu ! Je vais lui tirer les oreilles !
— C’est à l’épée, si vous le voulez bien, que nous viderons la question. »
Et roulant avec une prestesse admirable son manteau autour de son bras, Don Garcia avait mis flamberge au vent. Juan l’imita sans hésiter. Cristoval et les deux hommes d’armes qui l’accompagnaient avaient de même tiré l’épée. Quant aux musiciens, ils s’enfuyaient à toutes jambes, craignant que leurs précieux instruments ne fussent brisés dans la bagarre.
Juan, avec toute l’impétuosité de son âge et de son sang, s’était jeté en avant, et ce fut lui qui croisa le fer avec Don Cristoval. Celui-ci était un escrimeur habile, et peu à peu il repoussait Juan vers la muraille. Fort heureusement l’étudiant se rappela une certaine botte que lui avait enseignée le seigneur Uberti, son maître d’armes. Il se laissa aller à terre sur la main gauche et, de la droite, lancée en avant avec plus de force, plongea son épée au défaut des côtes de Cristoval. Le coup fut si violent que le fer se brisa après avoir pénétré d’une bonne moitié dans le corps.
Quand ils virent leur maître à terre et sérieusement touché, les deux spadassins tournèrent les talons. On entendait en effet dans la rue voisine le bruit de la patrouille qui arrivait en hâte.
« Sauvons-nous, dit Garcia à Juan... Adieu, mes belles ! »
Ce fut à travers les ruelles de Séville, une bonne demi-heure, une acharnée poursuite. Mais Garcia connaissait tous les tours et détours. Au moment où ils allaient être saisis, ils rencontrèrent une bande nombreuse d’étudiants qui se promenaient en chantant. Dès qu’ils virent leurs camarades poursuivis, ils s’armèrent de pierres, de bâtons, et résolument entreprirent de barrer la route au guet. Les alguazils, essoufflés, ne jugèrent pas à propos d’engager la bataille, et les deux compagnons purent enfin regagner la chambre de Don Garcia.
« Mais qu’avez-vous fait de votre épée ? dit celui-ci soudain à son compagnon.
— Mon épée ! Par le diable, la lame s’était brisée en deux. Je l’aurai laissé tomber.
— Et vos armes sont gravées sur le pommeau ! C’était bien la peine ! Don Juan, nous sommes perdus ! Ce Cristoval est un puissant seigneur...
— Quoi qu’il en soit, dormons, répondit Don Juan, je suis rompu. »
Et il s’étendit sur le matelas de cuir, à côté du lit de Garcia, où il passait maintenant la plupart de ses nuits.
Mais il dormit mal. Il vit en rêve s’agiter devant ses yeux une lame brisée, et cette lame était teinte de sang, et sur l’acier se jouait l’écusson des Maraña. Ce n’était pas dans le corps d’un infidèle qu’était entrée jusqu’à la garde la bonne épée que son père, le vieux Carlos, lui avait confiée !
Au petit jour, un sommeil lourd les prit l’un et l’autre. Ils en furent brusquement tirés par un coup frappé à la porte.
« Je n’attends personne, dit Garcia. Debout, Juan. Ce sont les alguazils. Cette fois, il n’y a plus à résister. Recevons du moins ces messieurs dignement. »
À la hâte ils firent un brin de toilette, étonnés que l’on ne cognât pas plus fort. Enfin Garcia tourna la clef et, à leur grande stupéfaction, ils aperçurent sur le seuil deux femmes soigneusement voilées.
Elles entrèrent et se découvrirent le visage. C’étaient Doña Teresa et Doña Fausta.
Ils baisèrent les mains de leurs belles, cependant que Garcia se répandait en excuses sur le peu de luxe répandu dans son logis.
« Au reste, dit-il, je n’y compte plus habiter longtemps. Nous sommes, lui et moi, inséparables, et à ce combat nocturne...
— Nous avons admiré votre bravoure, firent les deux sœurs.
— À ce combat, dis-je, il a laissé tomber son épée sur laquelle est gravé l’écusson des Maraña. Nul doute que le guet ne l’ait découverte. Je suis étonné que le procureur ne se soit pas encore inquiété de nous faire jeter en prison.
— L’épée de Don Juan, dit Teresa, la voici. Nous l’avions vue tomber et nous nous sommes empressées de la ramasser, tandis que le guet s’était lancé à votre poursuite. C’est pour vous la rapporter que nous sommes venues ici ce matin toutes deux... »
Don Juan tomba aux genoux de Teresa, tandis que Garcia, sous le prétexte de fêter ce bonheur imprévu, embrassait sans autre forme au visage Doña Fausta qui se défendait à peine...
Les deux sœurs s’en furent, mais non sans avoir donné, en un coin écarté de la ville, rendez-vous à leurs amoureux. Il ne s’agissait plus, après la bagarre où Cristoval avait trouvé la mort, de venir bayer à la lune sous les fenêtres de la maison du seigneur de Ojedo.
Le soir, quelques étudiants offrirent un banquet aux deux amis pour fêter convenablement le trépas de Don Cristoval. Cavalier fameux, il était fort redouté des étudiants, et sa disparition était une vraie bénédiction du ciel. Cependant, en ville, tous avaient soigneusement gardé le silence sur le drame. Les étudiants savaient entre eux tenir étroitement une parole.
« Savez-vous, dit Garcia, que le corregidor ne nous soupçonne en rien ? De prime abord, il m’avait fait l’honneur de penser à moi. J’étais tout désigné, paraît-il, pour un semblable exploit ! Mais il a changé d’opinion parce que maints témoins sont venus affirmer que j’avais passé la soirée avec vous. Vous avez, mon cher, une réputation de sagesse bien établie ! »
Don Juan voulut sans doute donner tort à l’opinion du corregidor, car ce soir-là, pour la première fois de sa vie, il se grisa abominablement.
La Fausta ne tarda point de succomber entre les bras de Garcia, et quelques jours après sa sœur Teresa devenait la maîtresse de Juan.
C’était une jolie créature au buste petit et étroit, à la taille ployée, aux longues jambes fines. Juan n’avait pas connu de femme, et la jeune fille était vierge quand elle se donna à lui. Les premiers temps de la passion furent chez Juan un ravissement. Il était en adoration, en extase devant le joli corps de sa maîtresse ; il eût passé des heures, des semaines, des mois sans relâche auprès d’elle. Ensemble ces deux enfants apprirent la volupté.
Elle l’avait d’abord dominé, mais il la domina bientôt. Les femmes étaient faites pour se courber devant Don Juan.
Du jour où elles se déclaraient esclaves, elles étaient perdues du reste.
Don Garcia, qui n’avait point attaché d’importance à la conquête de la Fausta, démontra à Juan que la constance était une vertu chimérique. Il lui fit même honte d’une passion qui l’empêchait de mener comme par le passé la libre vie d’étudiant.
Un matin, Juan reçut un billet de la Teresa qui lui exprimait son regret de manquer au rendez-vous pour le soir. Une vieille parente venait d’arriver à Salamanque, et on avait dû lui donner la chambre de Teresa qui devait coucher dans celle de sa mère. Impossible de s’échapper par les fenêtres !
Don Juan éprouva une sorte de satisfaction à la lecture de ce billet. En compagnie de son ami Garcia qui n’avait pas de scrupule, lui, à se défaire un soir de sa maîtresse, ils pourraient passer ensemble une bonne nuit de garçon, au cabaret et ailleurs !
Mais au moment où il sortait, une femme voilée lui remit un autre billet de Teresa. Elle avait arrangé l’affaire de la chambre, et ils pourraient se retrouver le soir.
Don Juan se rendit au rendez-vous, mais il éprouvait une sorte d’irritation contre la pauvre enfant, et il ne s’efforça même pas de le dissimuler.
Doña Teresa avait sous le sein gauche un signe de beauté. Ce fut une immense faveur que requit Don Juan de se le faire montrer avant qu’elle ne lui appartînt. En ces temps, il comparait le signe tantôt à une violette, tantôt à une anémone, tantôt à la fleur de l’alfale. Tandis que sa petite maîtresse se dévêtait et avant qu’elle se rhabillât, Juan ne manquait point d’embrasser à maintes reprises amoureusement le signe.
« C’est une singulière tache noire que vous avez là, lui disait-il maintenant... Parbleu ! Cela ressemble à une couenne de lard... Le Diable emporte ce nègre ! »
Puis il s’enquit d’un médecin pour le faire disparaître. À quoi Teresa répondit en pleurant qu’il n’y avait pas un seul homme, excepté lui, qui eût vu cette tache, et que sa nourrice lui avait dit que de tels signes portaient bonheur...
« Je crois plutôt que c’est un signe de réprobation », reprit Juan avec un rire qui lui fit peur à lui-même.
« J’ai bien envie, dit un matin Garcia à Juan, d’envoyer ma princesse à tous les diables !
— La Fausta est une jolie personne, au teint si clair...
— Ses cuisses en effet sont d’une blancheur de cygne. Mais les ai-je trop contemplées ? Cette fille-là n’a pas de couleur. Auprès de sa sœur, elle semble fade... C’est vous qui êtes bien heureux.
— La petite est assez gentille, mais si enfant !
— Une femme est comme un cheval, Don Juan, il faut la savoir dresser.
— Avec la gaule ?
— Peut-être... Soyons francs, Don Juan. Voulez-vous me céder votre Teresa ? Je vous donne la Fausta en échange.
— Si ces dames y veulent consentir !
— Si elles consentiront ! Quel blanc-bec vous êtes pour croire qu’une femme puisse hésiter entre un amant de six mois et un amant d’un jour ! Tenez, voici pour la Fausta une lettre comminatoire. Je lui dis que pour régler une dette de jeu, je lui ordonne de se mettre, corps et âme, à votre disposition... Elle m’appartient, que diable ! J’ai le droit d’en disposer ! »
Le soir, Don Juan, ayant bu une bouteille d’amontillado pour se donner du courage, se rendit chez les Ojedo, frappa à la fenêtre de la Fausta, le manteau sur les yeux, et, selon le protocole, escalada et pénétra dans chambre en silence. Là, il se découvrit le visage.
« Comment, c’est vous, seigneur Don Juan, mais Don Garcia serait-il malade ?
— Il n’a pu venir...
— Ma sœur sera contente de vous voir.
— Je ne désire pas la voir.
— Votre air est singulier, ce soir... »
Glacial, Don Juan lui tendit le billet de Garcia. Elle le lut rapidement, ne comprenant pas d’abord. Puis elle le relut, ne pouvant en croire ses yeux... Ses lèvres tremblaient, une pâleur mortelle couvrait son visage :
« Garcia n’a pas écrit cela, dit-elle d’un effort désespéré.
— Vous reconnaissez son écriture. Il ne savait pas quel trésor il possédait, et moi j’ai accepté... parce que je vous adore, Fausta ! »
Elle se contenta de jeter sur lui un regard de mépris, puis, avec des larmes, relut encore la lettre.
« C’est une plaisanterie, fit-elle soudain, se ressaisissant... Garcia va venir... C’est une plaisanterie.
— Ce n’est point une plaisanterie. Je vous aime.
— Si tu dis cela, tu es encore un plus grand scélérat que Don Garcia !
— L’amour excuse tout. Allons, trêve de discours, tu as lu la lettre, ma belle ! »
Il s’avança sur elle. Mais elle avait pris un couteau. Alors il lui saisit le bras et la désarma. Puis il l’embrassa à pleine bouche, l’entraînant vers le petit lit de repos. Elle se débattait, n’osant crier... Elle résistait des dents, des ongles, se cramponnant aux meubles. Il s’irrita, la brutalisa, la renversa de force, puis, un genou sur son ventre, commença à la déshabiller... Ses yeux étaient injectés de sang, l’amontillado lui était remonté au cerveau.
Elle comprit qu’elle allait être vaincue. Alors elle n’hésita plus. Elle se mit à crier de toute la force de ses poumons, luttant contre la main de Juan qui essayait de lui fermer la bouche... Elle cria, et toute la maison s’éveilla.
Juan tenta de fuir, mais maintenant, ivre de fureur à son tour, elle se cramponnait à son pourpoint, elle ne voulait pas qu’il échappât.
La porte s’ouvrit. Un homme armé d’une arquebuse parut sur le seuil. Juan fit tomber la chandelle, mais trop tard, l’homme avait fait feu. Il sentit quelque chose de chaud glisser sur ses mains, tandis que se desserrait l’étreinte de Fausta... La pauvre enfant tomba sur le parquet. La balle venait de lui fracasser l’épine dorsale ; son père l’avait tuée au lieu de Don Juan !
L’épée à la main, celui-ci cherchait maintenant à se frayer un passage. Les laquais le harcelaient en effet. Soudain Don Alonso de Ojedo se trouva devant lui. Juan ne voulait que se défendre, mais l’attaque appelle la riposte et la riposte l’attaque. Don Ojedo tomba transpercé devant lui.
Il put ainsi gagner la rue sans être poursuivi. Les domestiques et Doña Teresa, qui ne connaissait pas encore tout son malheur, s’empressaient auprès des victimes. Il fit bientôt irruption dans la chambre de Garcia, toujours occupé à vider des bouteilles d’amontillado. Lui s’était dégrisé. Il se laissa tomber dans un fauteuil, les yeux hagards, et des râles douloureux sortaient de sa poitrine.
Avec des mots entrecoupés, il raconta ce qui s’était passé.
« Buvez, lui disait Don Garcia, buvez, vous en avez besoin. Tuer un père est grave... Rester à Salamanque, ce serait folie. Votre réputation, à l’heure actuelle, à l’Université vaut la mienne, c’est-à-dire pas grand’chose... Même l’affaire étouffée, notre cas est mauvais. Il faut partir. Don Juan, on se bat dans les Flandres. Nous sommes devenus ici bien trop savants pour des gentilshommes de bonne maison. Partons au massacre des hérétiques : rien n’est plus propre à racheter nos peccadilles.
— C’est cela, fit Juan. En Flandre ! En Flandre ! Allons nous faire tuer en Flandre !
** CHAPITRE III
***À LA GUERRE EN FLANDRE
Le déguisement.—La petite marchande de souliers de Saragosse.—La fillette rousse d’Italie.—En Flandre.—Le capitaine Gomare.—Brillants débuts guerriers.—Débauches de garnison.—Séductions et coups d’épée.—La guerre recommence.—Mort du capitaine Gomare.—La promesse.—La partie de pharaon.—Ivrognerie.
Ce fut à la faveur d’un déguisement que les deux amis purent quitter l’Espagne sans encombre.
Ils avaient quitté leurs costumes d’étudiants et revêtu des vestes de cuir ornées de broderies, telles qu’en portaient la plupart des militaires. La ceinture bien garnie de doublons, ils se mirent en route.
Ils purent sortir de la ville à pied, sans être reconnus, marchèrent toute la nuit et la matinée du lendemain. Dans une petite ville, ils s’arrêtèrent et achetèrent des chevaux. Ainsi purent-ils gagner Saragosse plus aisément. Dans celle ville. Don Juan prit le nom de Juan Carrasco.
Ils accomplirent leurs dévotions à la Vierge del Pilar. Garcia avait hâte de quitter le sol de l’Espagne. Mais Juan, inconscient du danger ainsi qu’il le fut toute sa vie, avait entrepris une intrigue avec une petite marchande de souliers, une créature délicieuse au teint rose et aux yeux brillants. Il prétendait que cet inélégant métier n’était point fait pour elle et tenta de lui persuader de faire voyage avec lui. La belle allait consentir. Mais Garcia fut énergique. Il déclara que, si Juan s’embarrassait de ce nouveau bagage, il partirait, lui, de son côté et abandonnerait l’autre à son sort.
À Barcelone, les deux amis s’embarquèrent pour Civita-Vecchia. Rassurés sur le sol de l’Italie, ils se laissèrent aller l’un et l’autre à dépenser leurs doublons sans compter. En Andalousie, la plupart des femmes sont jolies. Elles ont toutes, sur la promenade, ce balancement de hanches provocant qui attache naturellement l’homme à leurs pas. En Italie, la beauté est l’exception. La femme vit libre au soleil, plus facile en apparence que dans l’autre péninsule, mais en fait l’aventure est plus rare, plus difficile. Garcia et Juan durent donc mettre, sans enthousiasme, la main à la bourse. Ils achetèrent à sa mère une délicieuse enfant rousse avec une peau d’une blancheur telle que celle de la Fausta, de l’avis de Garcia, eût paru café au lait à côté. Ils la dressèrent fraternellement à leur procurer le plaisir alternativement à l’un et à l’autre. La petite s’y fit sans trop de difficultés. Elle ne connaissait pas encore grand’chose à l’amour.
Mais un beau jour elle sentit naître en elle un sentiment nouveau. Il semblait que Juan l’eût hypnotisée. Elle s’attachait à ses pas, délaissant Garcia et refusant d’accomplir avec celui-ci, les rites auxquels elle avait si aisément participé jusque-là.
Garcia en fut vexé et reprocha à son ami d’avoir exercé sur la fillette une séduction qui n’était point dans leurs conventions. Juan s’en défendit. Il imposa par la menace la société de son ami à sa petite amoureuse, puis la jeta à la porte.
En compagnie de quelques-uns de leurs compatriotes, la bourse presque vide, ils décidèrent de gagner enfin les Flandres par l’Allemagne.
Arrivés à Bruxelles, ils s’enrôlèrent l’un et l’autre dans la compagnie du capitaine Don Manuel Gomare.
C’était un soldat de fortune, Andalou comme eux, qui avait conquis chacun de ses grades à la bataille. Il considérait la guerre comme un métier qui devait lui rapporter, sinon des bénéfices moraux, au moins quelques avantages d’ordre matériel et amoureux. Le capitaine Gomare était la terreur des petites villes. Il jugeait que la guerre sans pillage et sans viol n’avait aucune raison d’être. Si les gens de métier n’ont point cette récompense, leur métier est de pure imbécillité. La grandeur du métier militaire, comme on voit, lui échappait complètement. Il est juste de dire que le gouvernement espagnol oubliait assez souvent de régler la solde de ses réguliers et de ses mercenaires.
Le capitaine Gomare n’exigeait de ses hommes que du courage et des armes bien polies. Il se montrait par ailleurs fort accommodant sur la question de discipline.
Charmé de la mine martiale de ses nouvelles recrues, il se promit de les utiliser selon leurs goûts, c’est-à-dire qu’à chaque escarmouche il leur réserva les missions les plus difficiles, les postes les plus dangereux. Le sort leur fut favorable. Vingt fois ils échappèrent comme en se jouant à la mort, quittes pour de petites blessures. Les généraux les eurent bientôt remarqués, et le même jour ils obtinrent tous deux l’enseigne.
Dès ce moment, ils reprirent leurs véritables noms, ce qui accrut encore la considération que leurs exploits leur avaient value.
Avec leur identité, le goût de l’ancienne vie les reprit. Ils recommencèrent à boire et à jouer, à courir les nobles femmes, les petites bourgeoises, les filles du peuple et les courtisanes des villes où ils tenaient garnison. La besogne leur était facilitée, car, dès que la compagnie du capitaine Gomare prenait ses quartiers, les femmes, avec des soupirs, s’apprêtaient à capituler.
L’affaire Ojedo avait été, semble-t-il, étouffée. Évidemment la Teresita n’avait pas eu intérêt à révéler pour quels motifs un homme avait pu s’introduire de nuit dans les chambres des jeunes filles. Et puis, n’aimait-elle pas Don Juan ?
Les deux jeunes gens avaient donc reçu le pardon de leurs parents, ce qui les touchait, à la vérité, médiocrement, mais aussi quelques lettres de crédit sur les banquiers d’Anvers. Ils en firent bon usage.
Ils perdaient bientôt le sens d’une certaine galanterie de bonne compagnie. Dès qu’ils apercevaient une jolie femme, ils décidaient qu’elle serait à eux. Tous les moyens leur étaient bons pour l’obtenir. Promesses de mariage, serments éternels ne les rebutaient point. Que si les pères, les maris ou les frères s’avisaient de protester, ils avaient pour leur répondre des cœurs endurcis et des épées bien trempées. Ils se firent bientôt dans toutes les Flandres, et surtout Don Juan, une redoutable réputation.
L’hiver s’était passé ainsi. Avec le printemps recommença la guerre.
Dans une escarmouche qui tourna mal pour les Espagnols, le capitaine Gomare reçut une arquebusade qui le blessa mortellement. Don Juan, qui l’avait vu tomber, courut à lui pour le relever. Mais le brave capitaine, rassemblant toutes ses forces, lui dit :
« Je sais que tout est fini. Laisse-moi mourir ici, mon petit. Serais-je mieux couché une demi-lieue plus loin ? Je vois les Hollandais qui arrivent en nombre... N’éloigne pas du service un seul homme pour moi... Je serai bien content, au contraire, de voir l’engagement... Serrez-vous tous autour de vos enseignes, dit-il à ses soldats qui s’empressaient autour de lui, et ne vous inquiétez pas de moi. »
Don Garcia, qui survint à cet instant, lui demanda si par hasard il n’aurait point quelque suprême volonté qui dût être exécutée après sa mort.
« Je n’y avais pas pensé, répondit le capitaine Gomare, qui pour la première fois de sa vie peut-être parut s’abîmer en de profondes réflexions...
« La mort, je n’y avais jamais fait attention, je ne la croyais pas si prochaine... Je ne serais pas fâché de recevoir la visite de quelque homme d’église... Mais tous nos moines sont aux bagages... Il est bien dur à un homme de ma sorte, qui a vécu comme un mécréant, de mourir sans confession...
— Eh bien ! prenez mon livre d’heures, dit Don Garcia en lui présentant son flacon d’eau-de-vie. Cela donne du courage pour les petits et les grands voyages... »
Le regard du vieux soldat chavirait de plus en plus. Il ne remarqua même pas la plaisanterie de Don Garcia, mais plusieurs de ceux qui l’entouraient en parurent fort scandalisés.
Les yeux du capitaine s’ouvrirent d’un dernier effort :
« Don Juan, dit le moribond, approchez, mon enfant. Je vous fais mon héritier. Dans cette vieille bourse de cuir se trouve tout ce que je possède. Il vaut mieux que cet argent soit à vous qu’aux mains des excommuniés. Je vous demande seulement une chose, Juan : vous ferez dire quelques messes pour le repos de mon âme.
— Votre volonté sera exécutée, capitaine. »
Cette dernière parole parut rendre confiance à Gomare. Il expira tranquillement.
Cependant les balles commençaient à siffler plus drues. Les Hollandais approchaient. Les soldats revinrent à leur rang après un dernier salut au capitaine Gomare. Bientôt on dut battre en retraite. La route était défoncée, la troupe fatiguée. Cependant les Hollandais ne réussirent point à prendre un seul drapeau ni à faire un seul prisonnier.
Au soir, on dressa le campement. Les officiers, sous leurs tentes, parlèrent des événements de la journée, critiquant la décision des grands chefs. Puis on en vint à faire le bilan des morts et des blessés.
« Je regretterai fort la mort du capitaine Gomare, dit Don Juan. J’avais fait mes premières armes sous lui. C’était un officier sans peur, un camarade sûr, un père pour le soldat.
— Je suis de votre avis, dit Garcia, mais par le diable ! pourquoi tenait-il tant, pour mourir, à la présence d’une robe noire ? L’homme n’est pas le même auprès d’une table couverte de bouteilles et à l’article de la mort. Cela prouve qu’il est plus facile d’être brave en paroles qu’en actions... À propos, Don Juan, puisque vous êtes son héritier, quelle somme avez-vous trouvée dans la bourse qu’il vous donna ? »
Juan ouvrit la bourse et la vida sur la table. On compta. Elle contenait une soixantaine de pièces d’or. « Nous voici donc en fonds, dit Garcia, habitué à considérer la bourse de son ami comme la sienne. Eh bien ! pourquoi ne ferions-nous pas une bonne partie de pharaon au lieu de pleurnicher sur les trépassés de la journée ? »
La proposition fut agréée à l’unanimité. On apporta quelques tambours sur lesquels on jeta des manteaux : ce fut la table de jeu.
PLANCHE VI
De Novelli.—LA STATUE DU COMMANDEUR
Don Juan prit le premier les cartes, mais, avant de ponter, il tira de la bourse dix pièces d’or qu’il enveloppa soigneusement dans un coin de son mouchoir et mit dans sa poche.
« Que diable en comptez-vous faire ? lui lança Garcia. Un soldat faire des économies ! Et à la veille de la grande bataille ! Vous plaisantez !
— Je ne plaisante pas. Vous savez, Don Garcia, que je ne puis disposer de toute la somme. Don Manuel Gomare m’a fait le legs sous condition.
— La peste soit du niais ! s’exclama Garcia. Auriez-vous, en vérité, envie d’acheter pour ces dix écus les patenôtres du premier curé que nous rencontrerons ?
— Je l’ai promis au capitaine mourant.
— En vérité, Juan, vous me faites honte ! Je ne vous reconnais pas ! »
Le jeu commença. La chance, qui semblait au début se montrer favorable à Juan, tourna bientôt contre lui. Il fit paroli, perdit, perdit encore. En vain, pour rompre la veine, Don Garcia prit-il les cartes en main. Une heure ne s’était pas écoulée que tout son argent, et celui de Juan, et les cinquante écus du capitaine Gomare étaient passés entre les mains de leurs camarades.
Don Juan déclara qu’il s’en allait coucher. Mais Garcia, échauffé, déclara qu’il voulait avoir sa revanche et regagner ce qu’il avait perdu.
« Allons, Juan, pas d’enfantillage ! dit-il. Voyons ces derniers écus que vous avez si bien serrés. Je suis sûr qu’ils vous porteront bonheur.
— Mais, Don Garcia, vous savez que j’ai promis.
— Il s’agit bien de messes à présent ! Le capitaine, de son vivant, eût plutôt pillé une église que de laisser passer une carte sans ponter !
— Eh bien, voici cinq écus, dit Juan, mais ne les exposez point d’un seul coup.
— Pas de faiblesses ! »
Et Don Garcia mit les cinq écus sur le roi. Il gagna.
— Paroli ! s’écria-t-il.
Mais cette fois il perdit.
— Allons, les cinq derniers, fit-il, pâlissant de rage.
Don Juan, vexé lui aussi, risqua quelques dernières objections, mais pour la forme. Il tendit quatre écus à Garcia.
— La femme de cœur !
Ce fut le valet qui sortit et le banquier rafla la mise.
Don Garcia se leva furieux et jeta les cartes au nez du banquier.
« Vous êtes un chançard, vous, dit-il à Juan. Misez à votre main le dernier écu. »
Don Juan avait bien oublié les messes et son serment. Il posa son dernier écu sur l’as et le perdit aussitôt.
« Que Satan emporte l’âme du capitaine Garcia, s’écria-t-il. Ses écus étaient ensorcelés ! »
Le banquier, poli, leur demanda cependant s’ils voulaient jouer encore ; mais comme ils n’avaient plus la moindre pièce ni dans leurs poches ni dans leurs bagages et qu’on fait difficilement crédit à des gens exposés à disparaître du jour au lendemain, force leur fut d’abandonner la partie. Ils se consolèrent en la compagnie des buveurs. Tous leurs souvenirs et l’âme du capitaine furent bientôt noyés dans le vin.
** CHAPITRE IV
***LA MORT DE DON GARCIA
Enterrement de Gomare.—Modesto.—Le siège de Berg-op-Zoom.—Le capitaine Saqui-Guitra.—Mort étrange de Don Garcia.—Les débauches de Don Juan.
Cependant, les renforts attendus par l’armée espagnole venaient d’arriver. Les généraux décidèrent de reprendre sans plus tarder la marche en avant et une vigoureuse offensive.
Les troupes traversèrent les lieux où elles s’étaient battues quelques jours plus tôt. Beaucoup de cadavres gisaient encore çà et là dans les fossés et à travers les champs. Il s’exhalait de la plaine une odeur nauséabonde.
Un soldat de l’ancienne compagnie du capitaine Gomare fit soudain entendre une exclamation. Il venait de reconnaître, dans un fossé, la lamentable dépouille de son chef. On l’entoura. Don Juan remarqua avec surprise que la figure du mort, si calme quelques instants après qu’il eût rendu le dernier soupir, était maintenant crispée.
Il lui semblait même que ce cadavre en décomposition, de ses orbites creux, le regardait d’un air menaçant. Alors, les dernières recommandations du capitaine et la manière dont il les avait exécutées lui revinrent à l’esprit. Il tenta, en vain pour la première fois, de chasser ce remords de son esprit.
Il fit cependant arrêter quelques soldats et, malgré les sarcasmes de Don Garcia, leur donna ordre de creuser une fosse. Un capucin qui se trouvait par là récita sur la dépouille du capitaine quelques dernières prières. Les soldats, habitués à de tels spectacles, reprirent silencieusement leur marche. Cependant Juan aperçut un vieil arquebusier qui, ayant longtemps fouillé dans sa poche, y découvrit enfin un pauvre écu qu’il donna au capucin en lui disant :
« Voilà pour dire une messe au capitaine Gomare. »
Ce jour-là, Don Juan se montra au feu d’un courage intrépide. Il s’exposa cent fois à la mort, sans aucun ménagement. « On est brave quand on n’a plus rien à perdre », murmura un des partenaires de la partie de pharaon !
Quelque temps après la mort du capitaine Gomare, une nouvelle recrue fut incorporée dans la compagnie où servaient Don Garcia et Don Juan. C’était un garçon singulier, à l’air sournois et mystérieux. Irréprochable au feu, on ne le voyait jamais boire, ni jouer, ni même parler avec ses camarades.
À la longue, on lui donna le surnom de Modesto. Il fut bientôt connu sous ce seul nom dans la compagnie, même de ses chefs. Modesto passait son temps à fourbir son arquebuse ou à regarder voler les mouches.
La campagne se termina par le siège de Berg-op-Zoom qui fut un des plus durs de la guerre. Le vieux capitaine Saqui-Guitra, qui avait pris la place du pauvre Gomare, s’y illustra particulièrement. Il s’emparait chaque soir d’une redoute et ne s’arrêta pas avant la centième.
Une nuit Don Juan et Don Garcia se trouvaient ensemble en service à la tranchée, alors fort rapprochée de la grande muraille. Un tel poste était dangereux entre tous, car les sorties des assiégés étaient fréquentes, leur feu bien nourri et bien dirigé. Le capitaine Saqui-Guitra lui-même n’avait réussi à rien dans cette partie des ouvrages.
Ce ne furent, aux premières heures de la nuit, que continuelles alertes. Enfin assiégés et assiégeants parurent céder à la fatigue. On cessa le feu des deux côtés, et un morne silence descendit sur la plaine. À peine entendait-on de temps à autre quelque décharge d’une sentinelle isolée.
Il était quatre heures du matin, l’heure où les soldats les mieux aguerris ont peine à lutter contre la défaillance physique et morale. Les grands capitaines redoutent cet instant entre tous et ne se rassurent que quand les premiers feux du soleil colorent l’horizon.
« Je sens, en vérité, mon sang se glacer dans mes veines, dit tout à coup Don Garcia, et ma moelle se figer dans mes os. Je crois qu’un enfant hollandais armé d’un pot à bière aurait raison de moi. Je ne me reconnais plus. Oh ! cette arquebusade dans le lointain ! Mes nerfs ! mes nerfs !
— Te prends-tu pour une jolie femme ? fit Juan goguenard.
— Non, si j’étais dévot, je crois bien que je prendrais le bizarre état où je me trouve pour un avertissement du ciel...
Tout le monde fut surpris de ce langage, Don Juan le premier, car Don Garcia Navarro ne se souciait point à l’ordinaire des puissances célestes, sinon pour s’en moquer.
Le jeune homme vit quel étonnement avait causé sa déclaration et, cédant à la vanité, il reprit bientôt :
« Que personne ne s’imagine que j’ai peur des Hollandais, de Dieu ou du diable ! À la garde montante, nous aurions un petit compte à régler ensemble !
— Les Hollandais, reprit Saqui-Guitra, passe encore ; mais pour Dieu et les autres, il est bien permis de les craindre.
— Le tonnerre ne porte pas aussi juste qu’une arquebuse protestante.
— Et votre âme ? répondit Saqui-Guitra.
— Si j’étais sûr d’en avoir une ! Qui me l’a dit ? Les prêtres. Or l’invention de mon âme leur rapporte de tels revenus qu’il n’est pas étonnant qu’ils en soient l’auteur, de même que les pâtissiers ont inventé les tartes à la crème pour les vendre.
— Vous finirez mal, Don Garcia, fit le vieux capitaine d’un ton sévère. De tels propos ne se tiennent pas à la tranchée.
— Je me tais. Car je vois que mon bon camarade Juan n’est pas moins scandalisé que vous. Lui croit surtout aux âmes du purgatoire.
— Je ne pose point à l’esprit fort, répondit Juan, et j’admire sans cesse votre belle désinvolture à l’égard des puissances célestes et autres. Je vous l’avoue, ce qu’on raconte des damnés me donne parfois le petit frisson.
— En tout cas, le diable n’est guère puissant, car il nous aurait déjà emportés, mon maître. Ce garçon-là, messieurs, auquel je fis faire ses premiers pas, a déjà mis plus de gentilshommes en bière et de femmes à mal que tout le régiment de... »
Il ne put finir sa phrase. On avait entendu le coup sec d’une arquebuse, et Don Garcia, blessé, tomba en arrière.
« Je suis touché », fit-il.
D’où était partie la détonation ?... Du rempart hollandais sans doute... Cependant certains aperçurent distinctement, du côté du camp, un homme qui prenait la fuite et se perdit bientôt dans l’obscurité.
La blessure de Don Garcia était mortelle. Le coup avait dû être tiré de très près et était chargé de plusieurs balles, à ce que virent les chirurgiens.
La fermeté du libertin ne se démentit pas un seul instant au lit de mort. Il envoya promener sans égards tous ceux qui lui parlèrent de sacrements.
« Après ma mort, fit-il, Juan, les moines vous diront sans doute que c’est là un châtiment divin. Par Satan ! ne les croyez pas. Il est bien naturel qu’un soldat attrape un jour ou l’autre une arquebusade !
« Par exemple, si le coup a été tiré de ce côté, comme le bruit en court, veuillez faire pendre le coupable haut et court... Ce sera quelque jaloux auquel j’aurai pris sa maîtresse...
« Des maîtresses, Juan, j’en ai deux à Anvers, trois à Bruxelles et quelques autres encore dans diverses localités... Faute de mieux, je vous les lègue.
« Prenez encore mon épée et surtout n’oubliez pas la botte secrète que je vous ai apprise ! Adieu ! Au lieu de messes, que mes camarades se réunissent en une glorieuse orgie après mon enterrement ! »
Tel fut le dernier discours de Don Garcia Navarro, descendant d’une noble et religieuse lignée espagnole. De l’autre monde, il ne montra aucun souci. Il expira, un sourire de défi sur les lèvres.
La compagnie reprit son train de vie. On remarqua seulement que Modesto avait disparu. Sans doute le taciturne camarade était-il tombé dans quelque fosse. D’autres pensèrent que c’était lui l’assassin de Don Garcia. Mais on se perdait en conjectures sur les motifs qui l’avaient poussé à ce crime.
Don Juan fut fort ému de la mort de son frère d’armes. Il l’aimait, peut-être comme un vice dont on ne peut plus se passer, mais il l’aimait.
Néanmoins il changea quelque temps de vie, impressionné par le côté mystérieux de ce trépas. C’est alors qu’on le mit en garnison à Cambrai, où bientôt ses anciennes habitudes reprirent le dessus. Comme par le passé, il se remit à jouer, à boire, à courtiser les femmes et à molester les maris.
Il était dans tout l’éclat de sa beauté. Ses manières féminines se mêlaient heureusement à la rudesse des hommes de guerre. Toute sa personne respirait la virilité, et cependant il y avait quelque chose de si tendre, de si doux, de si rêveur dans son regard ! Les femmes étaient folles de lui. Elles voulaient toutes goûter de son amour, et, quand elles en avaient goûté, les autres hommes leur paraissaient fades. Elles le redoutaient, mais se seraient toutes perdues pour lui.
Aussi, chaque jour, Juan avait de nouvelles aventures. Aujourd’hui la brèche, demain le balcon ; le matin ferraillant avec le mari ou l’amant, le soir buvant avec les plus basses courtisanes...
** CHAPITRE V
Épisode rapporté par le mystérieux licencié Alonso Fernandez de Avellaneda, naturel de la ville de Tordesillas, et auquel épisode il donna le titre du Riche désespéré.
Dans une ville du duché de Brabant, en Flandre, nommée Louvain, vivait un jeune cavalier, âgé d’environ vingt-cinq ans, appelé M. de Chappelin, et qui étudiait à l’Université les droits civil et canon. La mort de son père et de sa mère l’avait laissé de bonne heure maître absolu d’une des fortunes les plus considérables de la ville, et il en usait avec toute la fougue de la jeunesse, négligeant l’étude et se livrant à corps perdu à toute espèce de désordres.
Il arriva qu’un dimanche de carême il était entré dans l’église des Pères de Saint-Dominique pour entendre prêcher un orateur éminent. Ce discours, auquel il n’avait prêté qu’une attention distraite, fit néanmoins sur lui une impression inattendue ; la parole de Dieu le toucha, et il sortit de l’église tellement changé qu’il forma soudain la résolution de quitter le monde et d’entrer en religion. Il remit donc sa maison et ses biens à un parent qu’il chargea de les administrer pendant une absence à laquelle, disait-il, il était obligé ; puis il se rendit au couvent des Dominicains, où il prit tout aussitôt l’habit de novice.
Dix mois se passèrent pendant lesquels il donna de grandes preuves de ferveur, mais un malheureux hasard ramena à Louvain deux de ses amis qui avaient été les compagnons de ses plaisirs. Ils apprirent que Chappelin s’était fait dominicain, et cette résolution leur parut si étrange, ils en furent si vivement affligés qu’ils projetèrent de se rendre au couvent et de chercher à ramener leur ami au monde et à ses études. Ils obtinrent facilement la permission du prieur, car la consigne des couvents est moins rigoureuse en Flandre qu’en Espagne, et ils n’épargnèrent au novice ni remontrances, ni conseils. Chappelin était faible, le souvenir des jouissances de la vie mondaine était loin d’être éteint de son cœur ; il céda donc sans peine au discours de ses amis et s’en alla tout aussitôt demander au prieur de lui faire rendre ses habits séculiers, prétextant des affaires importantes, des engagements auxquels il ne pouvait se soustraire, et surtout l’impossibilité de se soumettre plus longtemps aux rigueurs de la vie monastique. Grand fut l’étonnement du prieur, qui fit d’inutiles efforts pour retenir son novice. En vain le conjura-t-il de rester quelques jours encore, lui offrant le concours de ses prières et de celles de tous ses religieux pour résister à ce qu’il considérait comme une embûche du démon ; Chappelin persista et quitta le couvent le soir même.
Le lendemain, il reprit, avec la direction de ses biens, toutes ses habitudes passées, et il n’y eut bientôt dans la ville festin ou réunion joyeuse dont il ne fit partie. Au bout de quelque temps, il retrouva dans le monde une jeune parente, belle, spirituelle et riche, à laquelle il avait rendu quelques soins lorsqu’elle était au couvent et avant que lui-même n’entrât chez les Dominicains. Il la demanda en mariage, et comme l’union était des mieux assorties, elle fut promptement conclue.
En réunissant à sa fortune la fortune de sa femme, Chappelin était extrêmement riche ; cette heureuse position s’accrut encore par la mort d’un oncle qui était gouverneur d’une ville située vers les frontières de la Flandre et nommée Cambrai. Notre cavalier obtint même de Son Altesse le vice-roi, et grâce aux bons services de son oncle, de lui succéder dans sa charge, et il partageait son temps entre Cambrai, où l’attiraient les devoirs de son gouvernement, et Louvain, où sa femme continuait d’habiter.
Or donc, un jour qu’il se trouvait dans cette dernière ville et qu’il se promenait seul aux environs, il rencontra sur le chemin un militaire espagnol qui se nommait Don Juan de Maraña et qui voyageait. Il l’aborda, lui demanda où il allait, et celui-ci répondit qu’il se rendait à Liège, où des amis l’avaient invité à passer quelques jours. Il ajouta que, depuis la fin du siège de Berg-op-Zoom, il était en garnison dans le château de Cambrai, et alors Chappelin, sans se faire connaître, lui adressa sur l’état de la forteresse quelques questions auxquelles l’Espagnol répondit avec intelligence et sagacité.
En arrivant aux portes de la ville, Chappelin demanda à son compagnon de route s’il avait l’intention de s’arrêter à Louvain et lui offrit de venir loger chez lui.
« Votre Grâce saura, ajouta-t-il, que je porte une grande affection à la nation espagnole, et je serai heureux de lui en donner une preuve en la recevant ce soir chez moi ; demain elle pourra se remettre en route après s’être reposée, par une bonne nuit, des fatigues du chemin. »
Le jeune officier répondit qu’il était très reconnaissant de cette offre, et que ce serait manquer à la courtoisie que professait sa nation que de ne pas l’accepter avec empressement, qu’il passerait donc cette nuit à Louvain, bien qu’il eût pu encore profiter du reste de la journée pour approcher un peu plus du but de son voyage.
Ils arrivèrent bientôt à la porte de la demeure de Chappelin, qui conduisit aussitôt le jeune Espagnol à l’appartement de sa femme. Celui-ci se présenta avec une extrême courtoisie, mais ses yeux n’eurent peut-être pas toute la réserve désirable, et ses regards eurent peine à se détacher de son hôtesse, dont la beauté le frappa vivement. C’était, en effet, d’après tous les témoignages que l’on en a, la plus belle créature de toute la province de Flandre. On servit un repas abondant ; mais Don Juan, qui repaissait ses yeux de cette merveilleuse beauté, dont la toilette était fort élégante et dont les épaules étaient quelque peu découvertes, selon la coutume flamande, mangea peu, ou du moins avec une continuelle distraction.
Le souper terminé et la table desservie, Chappelin fit apporter un clavicorde et, se plaçant devant l’instrument, il exécuta un gracieux prélude, à la suite duquel sa femme chanta, d’une voix des plus agréables, de jolies romances dont lui-même était l’auteur.
La soirée se passa de la sorte, grâce à la musique et à une conversation choisie dans laquelle la femme de Chappelin déploya, aux yeux émerveillés du jeune officier, toutes les ressources d’un esprit éclairé et subtil. Enfin, sur l’ordre du maître, vint un page qui retira le clavicorde et un domestique qui, prenant un flambeau, conduisit Don Juan de Maraña dans une pièce voisine de celle de la jeune femme et qu’occupait d’ordinaire le valet de chambre de M. de Chappelin. L’Espagnol, qui devait se remettre en route au point du jour, prit congé de ses hôtes avec tous les témoignages ordinaires de reconnaissance, et l’ordre fut donné au majordome de faire disposer, dès le matin, un déjeuner abondant et quelques provisions de route, afin que le jeune homme pût, avant son départ, prendre les forces nécessaires pour terminer d’une traite le chemin qu’il avait à parcourir. En même temps que lui, M. de Chappelin, qui avait à s’occuper de quelques travaux, se retira dans une chambre plus éloignée où il devait passer la nuit.
Don Juan se coucha, et le valet de chambre, qui occupait la même chambre, lui dit que, pour ne pas troubler le repos dont il devait avoir grand besoin, il le laisserait seul cette nuit dans sa chambre et s’en irait chercher gîte ailleurs, en compagnie des autres domestiques de la maison.
Mais l’Espagnol ne put s’endormir ; son imagination était toute remplie de l’image de sa belle hôtesse, et sa passion, aussi ardente qu’elle avait été subite, s’irritait encore par diverses circonstances fatales : d’abord le voisinage de la chambre où reposait la jeune femme, puis l’éloignement de M. de Chappelin, et, enfin, la solitude où il était lui-même, par suite d’une attention contraire aux ordres du maître.
Ces circonstances firent naître dans son esprit un projet diabolique, projet offensant pour la majesté divine, indigne de la loyauté espagnole et en même temps de la noble hospitalité du seigneur flamand.
Il se résolut donc à quitter son lit et à pénétrer sans bruit dans la chambre de la dame, présumant qu’autant pour ne pas scandaliser la maison que pour sauver son honneur aux yeux des autres elle garderait le silence. Il alla même jusqu’à supposer que, touchée des regards qu’il lui avait adressés pendant toute la soirée, elle le recevrait avec plaisir, et qu’il lui devait déjà, sans doute, l’éloignement de son mari.
Il considéra, néanmoins, qu’il pouvait y avoir pour lui péril de la vie, que, la dame appelant à son aide, le mari accourrait, qu’il y aurait lutte, scandale et sang versé ; mais son ardente passion lui suggéra une solution pour chaque difficulté. Il se leva donc vers le milieu de la nuit et, sans bruit, les pieds nus, en chemise, il pénétra dans la chambre où il s’arrêta quelques instants immobile et sans prendre de résolution.
De là, il retourna dans la pièce où il avait couché, prit son épée, la dégaina, et revint pas à pas jusqu’au lit de la Flamande. Alors il étendit la main, la toucha et la réveilla. Celle-ci pensa que c’était son mari :
« C’est vous, seigneur, dit-elle, d’où vient que vous revenez si tôt ? »
Don Juan, profitant de cette erreur, garda le silence, prit la place du mari ; puis lorsqu’il eut satisfait ses honteux appétits, il se leva, ramassa son épée et rentra sans bruit dans sa chambre.
Mais le repentir suit de près la faute, le remords n’est pas loin du péché, et une fois sa passion assouvie, le jeune Espagnol eut honte de ce qu’il avait fait et commença à craindre que le mari, venant à se lever avant lui, ne découvrît quelque chose dans les questions de sa femme. Celle-ci, en effet, toute surprise de la conduite étrange de celui qu’elle avait cru son mari, du silence obstiné qu’il avait gardé, de sa retraite précipitée, s’était endormie en se proposant de lui en faire le matin un amoureux reproche.
Aux premières lueurs du jour, Don Juan de Maraña, que la honte avait empêché de fermer les yeux, se leva à la hâte. Il chargea les premiers serviteurs qu’il rencontra de l’excuser auprès de leur maître, il ne pouvait accepter le déjeuner qu’on lui avait préparé ; et quelques instances que fissent les serviteurs, qui du moins voulaient le charger de provisions, il refusa, ajoutant qu’il y avait, à deux lieues de Louvain, une hôtellerie où il comptait prendre un peu de repos. Là-dessus, il se fit ouvrir la porte, prit congé des serviteurs et sortit de la ville.
Peu d’instants après, le noble et malheureux Chappelin, réveillé par le mouvement de sa maison, se leva et se rendit dans la chambre de sa femme, à qui il demanda comment elle avait passé la nuit, ajoutant que les affaires dont il avait eu à s’occuper ne lui avaient laissé que fort peu de repos.
« En vérité, Seigneur, lui dit sa femme en souriant et avec un petit air boudeur, vous savez dissimuler très agréablement, et votre langue, qui était si obstinément muette cette nuit, me semble bien agitée ce matin. Allez-vous-en donc d’ici, pour l’amour de Dieu, lui dit-elle, et ne me revenez pour le moins de toute la journée ; vous me devez bien cette pénitence pour apaiser la juste colère que j’ai conçue contre vous. »
Chappelin se mit à rire, l’embrassa malgré elle et lui demanda quel était le sujet de cette grande colère.
« Comment ? lui dit-elle, ne vous souvient-il pas de la visite que vous m’avez faite cette nuit, poussé par je ne sais quelle subite passion, et pendant laquelle vous n’avez pas daigné me dire un seul mot ? »
Il serait difficile de peindre l’étonnement de Chappelin en recevant cette confidence. Il pensa que le jeune Espagnol avait dû rester seul dans la chambre qu’on lui avait donnée, par la faute du serviteur qui devait la partager avec lui, et que la maudite occasion, mère de tous les crimes, l’avait amené à commettre la grave offense de laquelle il n’osait s’assurer. Il ne voulut toutefois rien laisser voir des soupçons à sa femme.
« N’accusez, lui dit-il, que l’amour extrême que j’éprouve pour vous ; mon silence vous donne la mesure de la honte que j’éprouvais à troubler votre repos. »
Hors de lui, jurant de tirer vengeance d’un tel affront, il saisit un prétexte pour prendre congé de sa femme et sortit de sa chambre. Il prit à part un de ses serviteurs et ordonna de lui seller un cheval. Pendant ce temps il s’habilla à la hâte et choisit parmi ses armes une riche demi-pique, puis descendit dans la cour. Le cheval n’était pas encore prêt et, en attendant qu’on le lui amenât, il se promenait avec agitation devant l’écurie.
« Indigne Espagnol ! murmurait-il, combien tu as mal reconnu l’hospitalité que je t’ai accordée ! Attends-moi, traître et adultère, et je te jure que ton indigne conduite te coûtera cher. Fuis, infâme, et cache-toi ; mais il ne sera pays si lointain ou retraite si profonde où je ne puisse l’atteindre, fussent les entrailles de l’Etna ! »
Lorsque son cheval fut prêt, Chappelin se mit en selle avec la rapidité de l’éclair, défendit à ses domestiques de l’accompagner, puis il saisit sa demi-pique, éperonna son cheval et le lança au galop sur le chemin qu’il supposait avoir été pris par l’Espagnol.
Au bout d’une heure, il l’aperçut qui traversait un site entièrement désert.
Alors, Chappelin pressa son cheval, baissa son chapeau sur son visage pour n’être pas reconnu à l’avance et, dès qu’il eut atteint le traître, sans prononcer une parole, sans lui donner le temps de se reconnaître ni de songer à la défense, il lui plongea entre les épaules la pointe acérée de son javelot, qui le blessa si fort que Chappelin crut l’avoir tué, quoiqu’il n’en fût rien, et le mari outragé reprit le chemin de sa demeure.
Cependant la jeune femme, voyant que l’heure s’avançait sans que son mari fût de retour, s’informa de ce qu’il était devenu. Le palefrenier lui raconta alors que, pendant tout le temps qu’il avait été occupé à seller un cheval, il avait entendu son maître, qui se promenait devant la porte de l’écurie, se plaindre de l’officier espagnol, l’appelant traître, infâme et adultère, l’accusant d’avoir abusé de l’innocence de sa femme, et jurant de le poursuivre jusqu’à ce qu’il l’eût atteint et de le mettre en morceaux. Alors la malheureuse femme comprit tout et tomba sans connaissance.
Au bout de quelques instants, elle revint à elle et se mit à verser des torrents de larmes, puis songeant au prochain retour de son mari, redoutant de paraître devant lui souillée à jamais par un crime dont elle porterait désormais la peine quoique innocente, elle descendit dans la cour et, après l’avoir parcourue quelques instants avec égarement, elle se précipita la tête la première dans un puits profond, sans qu’aucun de ceux qui étaient présents eût pu la retenir. À ce funeste spectacle toute la maison poussa des cris affreux, auxquels accourut la foule du dehors, les uns s’enquérant de ce qui s’était passé, les autres cherchant, mais en vain, à secourir la pauvre femme qui, dans sa chute, s’était brisée en mille morceaux.
Au milieu de ce tumulte universel arriva le malheureux Chappelin.
Lorsqu’il aperçut cette foule qui remplissait sa cour, ces gens en larmes qui se pressaient au bord du puits, il descendit de cheval et demanda ce qui s’était passé. Alors quelques-uns de ses serviteurs, en se déchirant le visage, vinrent lui apprendre comment sa femme, après s’être plainte de l’infâme conduite de l’Espagnol, s’était précipitée dans ce puits, où elle gisait toute brisée. À cette affreuse nouvelle le pauvre homme resta quelques instants frappé de stupeur et hors d’état de prononcer une parole ; puis enfin, lorsqu’il fut revenu à lui, il se précipita à genoux auprès du puits en versant des larmes et en s’arrachant les cheveux et la barbe.
« Hélas ! s’écria-t-il, femme de mon âme, pourquoi t’es-tu séparée de moi ? Pourquoi, mon séraphin, m’as-tu abandonné ? Pourquoi te punir toi-même de la ruse infâme dont tu as été victime ? Cet indigne Espagnol était seul coupable. Hélas ! comment vivrai-je maintenant sans te voir ? Que ferais-je ? Où irais-je ? Que deviendrais-je ? Je ne le vois que trop ce que je vais devenir ! »
Et en parlant de la sorte il se releva tout furieux et tira son épée.
À ce mouvement les personnes qui l’entouraient, parmi lesquelles étaient quelques-uns des principaux personnages de la ville, craignant qu’il n’arrivât un nouveau malheur, s’approchèrent de lui pour lui donner des consolations. Il paraissait leur prêter attention, lorsqu’au milieu de ses serviteurs il aperçut son enfant dans les bras de sa nourrice, laquelle pleurait amèrement ; alors, courant après elle avec une fureur diabolique, il saisit son enfant et le frappa à plusieurs reprises sur la pierre du puits, de telle sorte qu’il lui brisa la tête et le corps.
« Meure, s’écria-t-il, l’enfant d’un père aussi misérable, d’une mère aussi infortunée, et qu’il ne reste sur terre aucune trace de nous. »
Puis il se remit à appeler sa femme.
« Si tu n’es pas au ciel, ma bien-aimée, s’écria-t-il, je ne veux ni ciel ni paradis, il n’y a de bonheur pour moi qu’à être où tu es ; l’enfer même, avec toi, vaudra pour moi le bonheur des anges ; âme de ma vie, attends-moi, me voici. »
Alors, et sans que personne pût le retenir, il se jeta dans le puits, et son corps brisé alla tomber auprès de celui de sa femme.
Ce terrible événement porta au comble l’émotion des assistants ; l’on n’entendit pendant quelques moments que sanglots et cris d’effroi, et la maison, comme la rue, furent bientôt remplies de curieux frappés de stupeur. Survint le gouverneur de la ville qui fit retirer les deux corps, et, avec l’agrément de l’évêque, les fit transporter dans un bois voisin de la ville, où ils furent brûlés, et leurs cendres furent jetées dans un ruisseau qui passait près de là.
Pendant ce temps, des passants charitables relevaient Don Juan et le firent soigner à Bruxelles, où ils allaient ; il fut bientôt sur pied, et le souvenir de la femme du Riche Désespéré de Louvain lui causait tant de honte qu’il fit tous ses efforts pour l’oublier et y parvint bientôt.
** CHAPITRE VI
***LES NUITS DE SÉVILLE
Retour en Espagne.—Fêtes et orgies.—La liste des maîtresses.—Doña Teresa au couvent.—Nouvelle séduction.
Sur ces entrefaites, Don Juan apprit que son père venait de mourir. Sa mère ne lui avait survécu que de quelques jours. La vie de Don Juan était telle que cette double nouvelle le toucha à peine. Il vivait dans un tourbillon. Il n’avait plus conscience des réalités de la vie, même les plus douloureuses.
Les hommes d’affaires lui conseillèrent de retourner en Espagne afin de débrouiller son héritage. Il devenait possesseur d’un majorat et de biens considérables.
L’affaire de Don Alfonso de Ojedo devait être oubliée des habitants de Séville comme elle l’était de lui-même. D’ailleurs, Don Juan avait envie de s’exercer sur un théâtre plus digne de sa qualité. Les aventures de camp et de garnison lui semblaient banales à la longue. Les belles Sévillanes l’attendaient, prêtes à se rendre à discrétion.
Il rentra donc en Espagne. Il passa à Madrid comme un brillant météore et, dès son arrivée à Séville, éblouit tout le monde par sa magnificence.
En possession de son héritage, il entreprit une vie de réjouissances telle que nul n’en avait jamais mené dans les Espagnes. Il donnait des fêtes où les plus belles Andalouses s’empressaient. Tous les jours, nouveaux plaisirs, nouvelles orgies. Il régnait sur une foule de libertins qui suivaient ses moindres caprices et l’encensaient perpétuellement. Il n’était de mode qui n’eût été consacrée par Don Juan.
Il débaucha quelques années l’Espagne, terre de l’amour, mais d’un amour beaucoup plus chaste qu’on ne le croit généralement. Il donna des festins où les plus jolies filles de Séville ne craignaient pas de se montrer nues, festins dignes de la décadence romaine. Il semait l’or à pleines mains. Il avait par l’excès étouffé le scandale.
Cependant, il tomba malade quelques semaines. Au cours de sa convalescence, il s’amusa à dresser une liste de toutes les femmes qu’il avait séduites et de tous les maris qu’il avait trompés. Ce ne fut pas sans peine qu’il put établir cet aimable catalogue. Enfin, il constata avec une certaine satisfaction que toutes les classes de la société, toutes les professions étaient représentées sur la liste.
En Italie, il avait possédé la maîtresse d’un pape. Le nom de ce pontife figurait en tête, en bas se trouvait un pauvre ramasseur de bouts de cigares dont la femme était l’une des plus jolies cigarières de Séville.
« Il manque cependant un nom à ta liste, lui fit remarquer son ami Torribio.
— Et lequel ?
— Dieu !
— C’est ma foi vrai, il n’y a pas de religieuse ! Je te remercie de m’avoir averti. Je vais m’employer sans retard à combler cette lacune. D’ici un mois je t’invite à souper avec une nonne ! »
Don Juan se mit donc à fréquenter les chapelles des couvents et, peu de temps après, il distinguait une religieuse d’une trentaine d’années dont le visage exprimait la souffrance, mais rayonnait cependant d’une admirable beauté.
« L’ai-je déjà vue quelque part ? se disait Juan. Quoi qu’il en soit, elle est bien l’épouse de Dieu. Si jamais je l’ai fréquentée, elle n’hésitera pas à revenir à moi ! »
Cette fille infortunée était, en effet, la Teresa, fille du comte de Ojedo que Don Juan avait jadis séduite. Il la reconnut bientôt. Il se fit reconnaître d’elle et constata, en effet, que sa vue avait plongé dans un trouble profond la fille de l’homme qu’il avait assassiné.
Il lui fit parvenir quelques billets en cachette, l’assurant de son amour. Il n’avait jamais aimé qu’elle, et de retour à Séville il s’était décidé à remuer terre et même ciel pour la retrouver ! Il reçut la lettre suivante :
C’est vous, Don Juan. Est-il donc vrai que vous ne m’ayez point oubliée ? J’étais bien malheureuse, mais je commençais à m’habituer à mon sort. Je vais être maintenant cent fois plus malheureuse. Je devrais vous haïr... Vous avez versé le sang de mon père... Mais, hélas ! je ne puis ni vous haïr ni vous oublier. Ayez pitié de moi. Ne revenez plus dans cette église ; vous me faites trop de mal. Adieu, adieu, je suis morte au monde.
Teresa.
« Elle est à moi, se dit Juan. » Et il se contenta de lui faire parvenir le mot suivant :
Samedi soir, après l’office, je t’attendrai avec une échelle de corde à la porte du jardin du couvent.
Il reçut la réponse suivante :
Je viendrai.
PLANCHE VII
(Photo J. Lacoste, Madrid).
F. Goya.—LA STATUE DU COMMANDEUR
** CHAPITRE VII
***LA CONVERSION DE DON JUAN
Au château de Maraña.—Le vieux tableau.—Un singulier office.—L’apparition.—L’enterrement.—Évanoui.—La conversion.—Mort de Teresa.—Le dernier duel.—La pénitence.
Les deux ou trois jours qu’il avait à attendre, Don Juan les passa au château de Maraña. C’était là qu’il avait grandi. Depuis son retour à Séville, perdu dans les fêtes, il n’avait jamais éprouvé le besoin de revenir dans l’austère château de ses pères.
Il y arriva à la nuit tombante et après un bon souper se mit au lit. Il parcourut quelques pages d’un livre de contes libertins, puis se souleva pour éteindre sa chandelle.
... Mais soudain ses yeux rencontrèrent le tableau des Supplices du Purgatoire que sa mère lui expliquait en son enfance. Il revit l’homme dont le feu brûlait les membres et dont un serpent dévorait les entrailles. Et cet homme avait les traits du capitaine Gomare...
Il souffla la lumière, mais toute la nuit des songes le tourmentèrent. Les âmes du purgatoire, allongées, émaciées, continuaient de se tordre devant lui.
Il se leva au petit jour, inquiet. Il passa la matinée à rôder dans le vieux château dont chaque salle, chaque meuble lui rappelaient un souvenir de sa paisible enfance. Et il songea, pour la première fois peut-être, à la mort de ses vieux parents...
Le samedi soir, Juan, de retour à Séville, se rendit au couvent. La nuit était tombée ; en passant devant la chapelle, il aperçut des lumières. « L’office dure encore à cette heure, se dit-il. C’est bizarre. » Et il entra pour passer le temps.
Dans l’église, un spectacle singulier l’attendait. Une procession faisait lentement le tour du chœur. Deux longues files de pénitents en capuchon se rangeaient autour d’une bière couverte de velours noir et portée par plusieurs figures habillées à la mode antique, la barbe blanche et l’épée au côté. Le convoi avançait lentement et gravement. On n’entendait pas le bruit des pas sur le carreau de l’église. On eût dit que chaque figure glissait plutôt qu’elle ne marchait. Les plis longs et roides des robes et des manteaux paraissaient aussi immobiles que les vêtements de marbre des statues.
Don Juan, étonné, se dit que la cérémonie revêtait dans ces couvents un caractère particulièrement lugubre. Il voulut s’en aller, quoique les nonnes fussent toujours, à ce qu’il lui semblait, derrière leurs grillages. Auparavant il se permit d’arrêter par la manche un des pénitents qui portaient des cierges et lui demanda poliment quel était le personnage qu’on enterrait.
Le pénitent leva la tête. Sa figure était pâle, hâve et décharnée comme celle d’un homme très malade. Il répondit d’une voix lointaine et blanche :
« C’est le comte Juan de Maraña ! »
Les cheveux se dressèrent sur la tête de Juan. Il crut avoir mal entendu, mais se décida à demeurer à l’office.
Un De Profundis, d’une tristesse sépulcrale, s’éleva bientôt. Don Juan avisa un second pénitent qui passait près de lui :
« Le nom de l’homme qu’on enterre ? fit-il.
— Juan de Maraña ! » répondit une voix non moins effrayante que la première.
Don Juan crut qu’il allait défaillir. Mais il se ressaisit encore et, comme un prêtre s’approchait de lui, il lui prit la main. Elle était froide comme du marbre.
« Au nom du ciel ! mon père, pour qui priez-vous ?
— Nous prions pour le comte Juan de Maraña...
— Et qui êtes-vous ? reprit Juan, que le visage douloureux du prêtre glaçait de plus en plus de crainte.
— Nous sommes des âmes du purgatoire. Nous payons la dette que nous avons contractée envers sa mère, dont les prières ont jadis adouci nos peines... Mais la dette sera bientôt acquittée, et cette messe est la dernière ! »
À ce moment, d’autres voix s’élevèrent dans la salle d’un angle obscur :
« Les dernières prières sont dites, clamaient-elles, les temps sont venus ! L’enfer l’appelle ! Le comte de Maraña est-il à nous ? »
Don Juan tourna la tête et, dans l’ombre, il aperçut des hommes, pâles et sanglants, qui s’avançaient vers la bière en répétant avec une joie qui faisait grimacer leurs bouches décharnées :
« Il est à nous ! Il est enfin à nous ! ».
Il eut à peine le temps de les reconnaître : c’étaient Garcia Navarro et le capitaine Gomare ; et il tomba évanoui.
Au milieu de la nuit, une ronde qui passait aperçut, inanimé, un homme étendu au seuil de la chapelle du couvent. On le releva et on reconnut Don Juan.
« Il aura été bâtonné par quelque mari ! » disaient les soldats qui connaissaient sa réputation, comme tout habitant de Séville.
Don Juan, transporté à son domicile, reprit ses sens. Mais au lieu de blasphémer comme à son ordinaire, il demanda qu’on fît venir sans tarder un prêtre, afin qu’il se confessât...
La surprise fut générale. La plupart des ecclésiastiques, croyant à une mystification, refusèrent leurs services.
Un dominicain y consentit enfin. Don Juan demeura plusieurs heures enfermé avec lui. Après quoi il déclara à tous qu’il allait se retirer dans un couvent pour y faire pénitence.
Il partagea sa fortune entre les pauvres, en réservant des sommes suffisantes pour faire bâtir un hôpital et pour fonder des messes pour les âmes du purgatoire ; après quoi, en effet, il prit la robe de bure. Il se fit de suite remarquer par son zèle à la pénitence et ses mortifications.
Teresa avait longtemps attendu dans le jardin du couvent le signal convenu. Elle rentra dans sa cellule, en proie à la plus vive agitation. Le lendemain, elle recevait, portée par le dominicain, une lettre de Don Juan, où il lui expliquait son intention de se consacrer, à son exemple, à la vie monastique.
Teresa, à la lecture de cette lettre, devint pâle et rouge tour à tour. Dès qu’elle l’eut terminée, elle fut prise d’une crise terrible, que ni la mère supérieure ni le dominicain ne pouvaient calmer.
« Soyez heureuse que le Seigneur l’ait rappelé enfin à lui », disaient-ils.
Mais Teresa se tordait en proie au désespoir.
« Il ne m’a jamais aimée ! répétait-elle, il ne m’a jamais aimée ! »
Une fièvre ardente s’empara d’elle. En vain les secours de l’art et de la religion lui furent-ils prodigués. Elle repoussa dédaigneusement les uns et les autres. Elle expira au bout de quelques jours, et sa dernière parole fut :
« Il ne m’a jamais aimée ! »
Teresa ne fut pas la dernière victime de Don Juan. Un jour que le frère Ambroise—c’était en religion le nom du comte de Maraña—travaillait au jardin à creuser sa propre tombe, sous les rayons d’un soleil brûlant, il vit s’approcher de lui un étranger revêtu d’un grand manteau.
« Me reconnaissez-vous, Don Juan ? lui dit-il. Non. Eh bien ! je me trouvais dans la compagnie du capitaine Saqui-Guitra, votre compagnie, au siège de Berg-op-Zoom. Je m’appelais Modesto, et c’est moi qui ai tué votre camarade Garcia.
— Dieu, en son infinie miséricorde, aura eu pitié de lui, fit le moine.
— Peu m’importe. Je m’appelais Modesto. Mais mon nom est tout autre. Je me nomme Don Pedro de Ojedo ; je suis le fils de Don Alfonso que vous avez tué, de Doña Fausta que vous avez tuée, de Doña Teresa que vous avez tuée... comte de Maraña.
— Je ne suis plus le comte de Maraña.
— Qui que vous soyez, votre heure a sonné.
— Si telle est la volonté de Dieu, je périrai. Mon frère, je m’agenouille devant vous. C’est pour expier tous les crimes que vous avez énumérés que j’ai revêtu cet habit. Tuez-moi, indiquez-moi la plus rude pénitence, mais ne me maudissez pas.
— Je ne te tuerai pas comme un chien. J’ai encore le respect de mon nom. Don Juan, voici deux épées, nous allons combattre.
— Je ne suis pas Don Juan, je ne suis qu’un pauvre moine. Tuez-moi.
— Non, non, tu serais trop heureux de mourir ainsi, il faut combattre !
— Je ne combattrai pas !
— Don Juan, tu n’es qu’un lâche...
— Je suis un lâche, reprit lentement le moine, dont le visage avait blêmi.
— Et les lâches, voici comment on les traite ! »
Et ce disant, Don Pedro de Ojedo appliquait un violent soufflet sur la joue de dom Ambroise.
Celui-ci avait soudain jeté son capuchon en arrière, relevé ses manches et saisi une épée :
« Défends-toi, Pedro de Ojedo ! » cria-t-il.
Ils se mirent en garde, mais le combat ne fut pas long. En quelques instants, Pedro fut étendu à terre, la poitrine percée de part en part.
Les souffrances que s’imposa Don Juan pour expier le nouveau crime qui avait fait périr le dernier membre de l’infortunée famille de Ojedo sont parmi les plus terribles que l’histoire monastique ait enregistrées. La moindre de ses pénitences, c’est que, chaque matin notamment, il devait se présenter au frère cuisinier qui le gratifiait d’un vigoureux soufflet.
Il mourut, dit-on, en odeur de sainteté. Don Juan de Maraña repose aujourd’hui dans le chœur de l’église de la Charité, à Séville, et sur la pierre a été gravée, selon son désir formel, l’inscription suivante :
CI-GIT LE PIRE HOMME QUI FUT AU MONDE !
III
DON JUAN D’ANGLETERRE
***ou
LE SONGE DE LORD BYRON
** CHAPITRE I
***JULIA
La famille de Don Juan : Don José, Doña Inès.—Un turbulent marmot.—Mort inopinée de Don José.—Éducation morale de Juan.—Sa précocité.—Son adolescence.—Julia, la belle sang-mêlé.—Son vieux mari.—Amours d’Inès et d’Alfonso.—Julia auprès de Don Juan : premières caresses.—Vaines résistances.—Tristesse de Don Juan.—Dans le berceau fleuri.—Dangers du crépuscule.—Initiation de Don Juan.—Dans le lit de Julia.—L’arrivée du mari.—La ruse de Julia.—Confession d’Alfonso.—La cachette de Don Juan.—Dans le cabinet noir.—Les deux époux.—Les souliers révélateurs.—Fuite de Don Juan.—Combat à l’épée et au poing.—Dans la nuit sévillane.—Le scandale.—Don Juan s’embarque.—La lettre de Julia.
Don Juan était né à Séville, cité agréable, célèbre par ses oranges et ses femmes. Il faut plaindre celui qui ne l’a point vue : Cadix seule peut lui être comparée. Ses parents habitaient sur les bords du noble fleuve qui a nom Guadalquivir.
Son père était Don José, véritable hidalgo, sans une goutte de sang israélite ou maure dans les veines ; son origine remontait aux plus gothiques gentilshommes de l’Espagne ; il passait pour un cavalier accompli.
Sa mère possédait une merveilleuse instruction. Toutes les sciences qui ont un nom dans la chrétienté, elle les possédait ; ses vertus n’avaient d’égal que son esprit.
Elle savait par cœur tout Calderon et la plus grande partie de Lope, et si un acteur venait à oublier son rôle, elle pouvait lui servir de souffleur. Une mémoire incomparable ornait le cerveau de Doña Inès.
Les mathématiques étaient sa science préférée ; la magnanimité, sa vertu la plus noble ; son esprit, de l’attique pur ; dans ses discours sérieux elle portait l’obscurité jusqu’au sublime. Enfin elle était en toutes choses ce que l’on peut appeler un prodige : le matin elle se vêtait d’une robe de basin, de soie le soir, de mousseline l’hiver, et d’autres étoffes qu’il serait trop long d’énumérer.
Elle savait le latin, plus exactement l’oraison dominicale ; en fait de grec, elle connaissait l’alphabet ; elle lisait de-ci de-là quelques romans français... En général sa parole s’environnait de mystère, comme si le mystère eût dû l’ennoblir.
Elle avait encore quelque goût pour l’anglais et l’hébreu et trouvait de l’analogie entre ces deux langues : elle le prouvait par certaines citations des textes sacrés. Elle était un cours académique vivant ; dans ses yeux il y avait un sermon, sur son front une homélie ; elle était pour elle-même sur tous cas un directeur expert.
C’était enfin une arithmétique ambulante et la morale personnifiée. Elle laissait aux autres femmes les défauts de son sexe ; elle n’en avait pas un seul. N’est-ce point le pire de tous ?
Elle était tellement supérieure à toutes les tentations de l’esprit malin que son ange gardien avait fini par abandonner son poste.
Ses moindres mouvements étaient aussi réguliers que ceux d’une pendule.
Elle était, somme toute, parfaite, mais, hélas ! la perfection est insipide dans ce monde pervers, puisque nos parents ne durent leur premier baiser qu’à la perte du paradis de paix, d’innocence et de félicité (à quoi pouvaient-ils bien employer les douze heures de la journée ?). Pour ce motif, Don José allait cueillant des fruits divers sans la permission de sa moitié.
C’était un mortel d’un caractère insouciant, sans goût pour les sciences et les savants ; il prenait souvent cependant querelle avec sa femme. À ce moment, ils avaient l’un et l’autre le diable au corps. Et celui qui fût intervenu eût risqué de recevoir à l’improviste, dans l’escalier du jeune Don Juan, un seau d’ordures ménagères sur la tête.
C’était un petit frisé, franc vaurien depuis sa venue au monde, véritable singe malfaisant. Ses parents raffolaient de ce turbulent marmot. C’était le seul point sur lequel ils fussent d’accord. N’eussent-ils pas mieux fait de l’envoyer à l’école ou de le fouetter d’importance à la maison, afin de lui apprendre à vivre ?
Don José et Doña Inès, qui gardaient le souci des convenances, se souhaitaient la mort plutôt que le divorce. Cependant il vint un jour où le feu cessa de couver.
Inès tenta sans succès de faire passer son digne époux pour fou, puis elle tint un journal de ses fautes, surveilla ses actes, ouvrit sa correspondance. Leurs parents cherchèrent à les réconcilier, mais, ainsi qu’il est d’usage en pareil cas, ne firent qu’empirer l’affaire. Les avocats se multipliaient afin d’obtenir le divorce, mais à peine avaient-ils été payés de quelques frais préliminaires que Don José vint à mourir.
Il mourut, et la plus belle des causes ne fut pas plaidée. Sa maison fut vendue, ses valets renvoyés, un juif prit une de ses maîtresses, un prêtre l’autre. Il mourut, laissant sa femme en proie à la haine la plus violente.
Il était mort intestat. Don Juan fut donc l’unique héritier d’un procès, de plusieurs fermes et terres. Inès devint sa tutrice.
Elle décida que Don Juan devait être une merveille, digne en tout de sa très noble race (son père était de Castille et sa mère d’Aragon), et pour qu’il se montrât un chevalier accompli dans le cas où le roi aurait encore à guerroyer, il apprit l’art de monter à cheval, celui de faire des armes, de redresser l’artillerie, d’escalader une forteresse... ou un couvent.
La plus stricte morale présida à son éducation. Aucune branche dans les arts ou les sciences ne lui fut dérobée. Il était profondément versé dans les langues, surtout les mortes ; dans les sciences, de préférence les plus abstraites ; dans les arts, ceux du moins dont on ne faisait pas communément usage. Mais on ne lui laissait pas lire une page d’un livre licencieux ou qui traitât de la reproduction des espèces : on eût craint de le rendre vicieux.
Ses études classiques donnaient quelque inquiétude à cause des indécentes amours des dieux et des déesses, lesquels ne mirent jamais de corsets ni de pantalons. Juan étudiait les meilleures éditions expurgées par des hommes instruits qui judicieusement avaient placé hors de la vue des écoliers les passages empreints de libertinage.
Le jeune Juan croissait aussi en grâces et en vertus ; charmant à six ans, il promettait de montrer à onze les plus beaux traits que pût avoir un adolescent. Il semblait être sur le chemin du paradis, car il passait la moitié de son temps à l’église, l’autre avec ses maîtres, son confesseur et sa mère.
À l’âge de seize ans il était grand, beau, svelte, mais bien neuf. Il paraissait actif, mais non pas sémillant comme un page. Tout le monde le prenait pour un homme. Mais Inès ne pouvait s’empêcher de voir dans sa précocité quelque chose d’atroce.
Parmi ses nombreuses connaissances, toutes distinguées par leur modestie et leur dévotion, se trouvait Doña Julia. De dire qu’elle était jolie, cela n’offrait qu’une très faible idée d’une foule de charmes qui lui étaient aussi naturels qu’aux fleurs le parfum, le sel à l’océan, la ceinture à Vénus et l’arc à Cupidon.
Le jais oriental de ses yeux rappelait son origine mauresque. Son sang n’était pas purement espagnol : dans ce pays c’est une espèce de crime. Quand tomba la fière Grenade et que Boabdil gémissait d’être forcé de fuir, quelques-uns des ancêtres de Julia passèrent en Afrique, d’autres restèrent en Espagne, et son archigrand’mère préféra ce dernier parti.
Alors elle épousa un hidalgo qui, par cette union, altéra le noble sang qu’il transmit à ses enfants. Cette païenne conjonction eut pour effet de renouveler une vie usée et d’embellir les traits de ceux dont elle flétrissait le sang. De la souche la plus laide des Espagnes sortit tout à coup une génération pleine de charmes et de fraîcheur. Les fils cessèrent d’être rabougris, les filles plates. Cependant la rumeur publique assure que la grand’mère de Doña Julia dut à l’amour plutôt qu’à l’hyménée les héritiers de son mari.
Cette race alla toujours en embellissant jusqu’à ce qu’elle se concentrât en un seul fils qui laissa une fille unique, Julia. Elle était mariée, chaste, charmante et âgée de vingt-trois ans.
Ses yeux étaient grands et noirs. On devinait sous ses paupières un sentiment qui n’était pas le désir, mais peut-être le serait-il devenu si son âme, en se peignant dans ce regard, ne l’eût rendu le siège de la chasteté.
Ses cheveux lustrés étaient rassemblés sur un front brillant de génie, de douceur et de beauté ; l’arc de ses sourcils semblait modelé sur celui d’Iris ; ses joues, colorées par les rayons de la jeunesse, avaient parfois un éclat transparent, comme si dans ses veines eût circulé un fluide lumineux.
Elle était mariée à un homme de cinquante ans : de tels maris, il y en a à foison. Au lieu d’un semblable il serait mieux d’en avoir deux de vingt-cinq, surtout dans les contrées plus rapprochées du soleil. Il est bien déplorable, en effet, dans ces régions que la chair soit si fragile en dépit des jeûnes et des prières.
Dans le moral septentrion tout est vertu, et les juges peuvent avec équité fixer l’amende de l’adultère.
Alfonso était un homme encore de bonne mine, et sans être chéri de Julia il n’en était pas non plus détesté. Ils vivaient ensemble comme le plus grand nombre, supportant d’un commun accord leurs défauts et n’étant exactement ni un ni deux. Cependant Alfonso était jaloux, mais il se gardait de le laisser paraître : la jalousie tremble toujours qu’on la reconnaisse.
Julia était l’amie intime de Doña Inès, on ne sait trop pourquoi. Aucuns prétendent, sans doute par méchanceté, qu’Inès, avant le mariage de Don Alfonso, avait oublié avec lui quelque chose de sa vertu habituelle. Conservant cette ancienne connaissance dont le temps avait bien purifié les sentiments, elle témoignait la même affection à l’épouse d’Alfonso.
Julia vit Don Juan et, comme un bel enfant, elle le caressait doucement. C’était chose naturelle quand elle avait vingt ans et lui treize, mais quand elle en eut vingt-trois et lui seize, il s’opéra dans leurs relations un certain changement.
La jeune dame restait à quelque distance, et le jeune homme était devenu timide. Leurs regards demeuraient baissés et lourds d’embarras. Sans doute Julia devinait-elle ce qui causait tout cela, mais pour Juan il n’en avait pas plus idée que de l’Océan ceux qui ne l’ont jamais vu.
Il y avait cependant encore quelque chose de tendre dans la froideur de Julia ; quand sa jolie main tremblante s’éloignait de celle de Juan, elle y laissait un demi-serrement vif, caressant et léger, si léger que l’esprit hésitait à y croire. Il n’est cependant pas de magicien qui ait pu opérer, avec sa baguette magique, un changement comparable à celui que cet imperceptible toucher produisait sur le cœur de Juan.
C’est en vain que la passion s’entoure d’obscurités, elle finit par se trahir. La froideur, la colère, le dédain et la haine sont des masques dont elle se couvre bien souvent, mais trop tard...
Ils en vinrent bientôt aux soupirs, aux œillades plus délicieuses parce qu’elles étaient dérobées. Leurs joues brûlantes se coloraient. À l’arrivée on éprouvait de l’émotion, au départ de l’inquiétude. Préludes charmants de la possession !
Pauvre Julia ! Elle sentit que son cœur s’en allait. Elle résolut de faire la plus noble résistance pour son bien et celui de son époux, pour son honneur, sa gloire, la religion et la vertu. En conséquence, elle fit vœu éternel de ne plus voir Juan. Mais le jour suivant elle rendit une visite à sa mère. Ses regards se portèrent vivement sur la porte quand elle s’ouvrit. Grâce à la Vierge, c’était quelqu’un d’autre qui entrait. Elle en éprouva cependant de la tristesse... On ouvrit encore la porte ; sans doute était-ce lui, mais non...
Il lui parut dès lors plus convenable, pour une femme vertueuse, de lutter face à la tentation : la fuite était un expédient honteux et inutile. « Et puis, se disait-elle, il existe un amour platonique, parfait, tel que le mien. Un tel amour est innocent, il peut unir un jeune couple sans danger. Ne peut-on baiser une main, même une lèvre... »
Quant à Don Juan, il ne pouvait deviner la cause de ce qu’il éprouvait. Il n’imaginait pas que son sentiment pût, avec un peu de patience, se préciser et s’exprimer.
Silencieux et pensif, languissant, inquiet, accablé, il quittait sa demeure pour la solitude des bois. Tourmenté d’une flamme qu’il n’apercevait pas, il recherchait les noires solitudes. Mais il n’est qu’une solitude qui soit consolante, celle d’un sultan dans son harem.
Don Juan jetait les yeux sur lui, sur toute la terre, sur la merveille de l’homme et du firmament ; il se demandait comment tous deux avaient été créés ; il songeait aux tremblements de terre et à la guerre, au nombre de milles que pouvait former la circonférence de la lune ; aux ballons ; aux obstacles nombreux qui s’opposent à la connaissance exacte des cieux, et, après tout cela, il en revenait aux yeux de Doña Julia.
Il oubliait son chemin et, quand il interrogeait sa montre, il s’apercevait que le vieux Satan avait beaucoup gagné, et que, lui, il avait perdu son dîner.
Il revenait parfois à ses livres, mais comme le vent fait trembler les pages, l’imagination agitait son âme au milieu de ses lectures mystiques. Que lui manquait-il donc ? Il l’ignorait. Non, les tendres rêveries, les chants des poètes ne pouvaient lui offrir ce dont il avait réellement besoin : un sein pour reposer sa tête, un cœur qui battît d’amour contre le sien, et d’autres caresses encore...
Inès n’était point sans deviner le trouble de son fils et quelle en était la cause. Mais elle fermait les yeux... Pour quel motif ? peut-être voulait-elle ainsi couronner son éducation, ou bien ouvrir les yeux de Don Alfonso dans le cas où il aurait eu de la vertu de sa femme une opinion exagérée.
Un jour d’été, vers six heures et demie, Julia s’assit dans un joli berceau digne des houris du ciel profane de Mahomet. Elle n’était pas seule. Juan se trouvait auprès d’elle.
Qu’elle était belle quand il la regardait ! L’émotion avait coloré ses joues. O Amour, quelle est donc la mystérieuse perfection de ton art ? Il donne aux faibles la force, et il foule aux pieds le fort. Le précipice ouvert sous les pas de Julia était immense, mais la confiance que lui donnait sa vertu l’était également.
Elle songeait à ses propres forces, à la jeunesse de Juan, au ridicule de la pruderie, aux triomphes de la vertu, de la foi conjugale, et alors aux cinquante ans de Don Alfonso. Cette dernière idée n’était pas, à la vérité, propre à lui donner du cœur.
Cependant l’une de ses mains s’était appuyée languissamment sur celle de Don Juan, mais par erreur... Elle ne croyait toucher que la sienne propre.
Insensiblement elle se laissa aller sur l’autre main de Don Juan qui jouait dans les tresses de ses cheveux... La main qui tenait encore celle de Juan confirma en même temps d’une pression douce, mais sensible, la pression qu’elle recevait. Elle semblait dire : « Retenez-moi, si vous voulez. »
Les jeunes lèvres de Juan remercièrent la main par un reconnaissant baiser, mais aussitôt, confus de son ivresse, il la quitta avec l’air du désespoir comme s’il eût commis un crime. Que l’amour est timide une première fois ! Julia cherchait à parler, mais elle n’y réussit point, tant sa langue était affaiblie.
Il y a du danger, au printemps, dans le silence de cette heure... La lumière argentée qui inonde les arbres et cette tour les couvre d’une beauté, d’un charme si profond qu’elle pénètre aussi notre cœur et le jette dans une tendre langueur qui n’est pas le repos.
Julia était assise près de Juan, à demi embrassée, et écartant à demi ses bras amoureux qui tremblaient comme le sein sur lequel ils reposaient. Elle pensait qu’il était certes facile de se débarrasser la taille, mais combien cette position avait de charmes !...
La voix de Julia s’éteignit et se perdit en soupirs, jusqu’au moment où tous les discours devinrent inutiles... Alors ses beaux yeux se noyèrent de larmes. Pourquoi coulaient-elles sans cause ? Qui peut aimer et conserver la sagesse ? Le remords luttait contre ses désirs ; elle résistait encore un peu, elle se repentait beaucoup... « Jamais, jamais », répétait-elle... Et elle consentit à tout...
Cinq mois plus tard, dans le froid novembre, il était minuit. Doña Julia dans son lit dormait profondément. Soudain s’éleva un bruit capable de réveiller les morts. La porte était fermée, mais une voix et des doigts donnèrent la première alarme. On entendit : « Madame ! Madame ! Madame !
— Chut !
— Au nom de Dieu, Madame. Voici mon maître, avec la moitié de la ville à sa suite... Ce n’est pas ma faute, je faisais bonne garde... Ils montent maintenant l’escalier, dans une seconde ils seront ici. Il pourrait peut-être s’échapper. La fenêtre n’est certainement pas si haute ! »
Et en effet arrivait Don Alfonso avec des torches, des amis et des valets en grand nombre. La plupart, depuis longtemps mariés, étaient ravis de troubler le sommeil de la femme coupable qui avait voulu outrager à la dérobée le front d’un époux. Une pareille conduite était contagieuse. Si l’on n’en punissait pas une, toutes suivraient bientôt son exemple.
De quel genre étaient les soupçons de Don Alfonso ? Pour un cavalier de son rang il y avait quelque grossièreté à lever ainsi une armée autour du lit nuptial et à prendre des laquais pour attester l’affront qu’il craignait le plus de recevoir.
La pauvre Julia, comme sortant d’un profond sommeil, se mit en même temps à crier, bâiller et verser des larmes. Pour sa suivante Antonia, qui était au fait de tout, elle se hâtait de rejeter la couverture du lit en monceau pour donner à penser qu’elle-même venait d’en sortir. Pourquoi donc se donnait-elle tant de peine à prouver que sa maîtresse n’avait pas couché seule ?
La dame et sa suivante étaient sans doute deux pauvres petites femmes tremblantes qui, par crainte des farfadets et plus encore des hommes, avaient cru pouvoir mieux résister à deux. Elles s’étaient donc innocemment couchées côte à côte, attendant que les heures d’absence fussent écoulées et que l’infâme mari eût reparu disant : « Ma chère amie, c’est moi qui le premier ai pensé à m’en aller ! »
Julia retrouva enfin la parole et s’écria : « Au nom du ciel, Don Alfonso, que prétendez-vous faire ? Êtes-vous devenu fou ? Dieu ! que ne suis-je morte avant d’être sacrifiée à un monstre pareil ! Quelle est, dites-moi, le motif de cette violence nocturne, l’ivrognerie ou le spleen ? Pouvez-vous me soupçonner d’une conduite dont l’idée seule me ferait mourir ? Cherchez donc dans cette chambre.
— C’est bien mon intention, répondit Alfonso.
Il chercha, ils cherchèrent, tout fut retourné, cabinets, garde-robes, armoires, embrasures de fenêtres. Ils trouvèrent beaucoup de linge et de dentelle, des paires de bas, des mules, des brosses, des peignes, des nécessaires et autres articles à l’usage des jolies femmes, propres à conserver la beauté. Ils percèrent de leurs épées les rideaux et les tapisseries, ils arrachèrent les volets, ils brisèrent les tables.
Ils cherchèrent sous le lit et y trouvèrent—peu importe !—ce n’était pas ce qu’ils désiraient. Ils ouvrirent les fenêtres pour découvrir si la terre ne portait pas l’empreinte de quelque semelle ; la terre était muette. Alors ils se regardèrent les uns les autres. Nui d’entre eux, à la vérité, par un étrange oubli, ne songea à examiner l’intérieur du lit.
La voix de Doña Julia ne demeurait pas inactive pendant cette perquisition.
« O Don Alfonso, qui n’êtes désormais plus mon époux, pouvez-vous bien agir ainsi à votre âge ? Car vous avez atteint la soixantaine. Oh ! cinquante ou soixante, c’est à peu près la même chose. Est-il sage, est-il convenable de compromettre ainsi sans motifs l’honneur d’une femme ? Ingrat, parjure, barbare Don Alfonso !
« Est-ce pour cela que j’ai dédaigné les prérogatives de mon sexe, que j’ai pris un confesseur si vieux que nulle autre que moi n’eût pu le supporter ? Mon innocence l’a plus d’une fois tellement étonné qu’il doutait que je fusse mariée !
« Est-ce pour cela que je n’ai pas voulu faire choix d’un cortejo parmi les jeunes gens de Séville ? pour cela que je n’allais presque nulle part, si ce n’est aux combats de taureaux, à la messe, au spectacle, en soirée et au bal ? pour cela que j’ai éconduit mes adorateurs jusqu’à en être incivile ?
« J’ai eu à mes pieds des hommes illustres de tous les pays, le musicien italien Cazzone, des Russes, des Anglais, deux évêques et ce pair d’Irlande qui, l’an dernier, s’est tué pour l’amour de moi, en faisant un excès de boisson.
« Est-ce ainsi que l’on traite une épouse fidèle ? Je vous sais gré, en vérité, de ne point me battre, c’est une grande modération de votre part ! Oh ! le vaillant homme ! Avec vos épées nues et vos carabines armées, vous faites une jolie figure !
« C’était donc là le motif de ce soudain départ, sous prétexte d’affaires urgentes, en compagnie de votre procureur, ce fieffé gredin que je vois là déconcerté, tout honteux de la sottise qu’il a faite !
« S’il est venu pour dresser procès-verbal, au nom du ciel, qu’il procède ! Vous avez là une plume et de l’encre à votre disposition ! Que tout soit relaté avec précision. Je suis enchantée de vous voir bien gagner vos honoraires. Cependant je vous serais obligée de faire sortir vos espions : ma femme de chambre n’est pas habillée.
— Oh ! s’écria Antonia en sanglotant, je serais capable de leur arracher les yeux !
— Continuez encore vos recherches, reprit Julia. Mais j’ai besoin de dormir. Vous m’obligeriez de ne pas faire tant de bruit, jusqu’à ce que vous ayez découvert l’antre mystérieux où se cache mon amant, ce trésor. Quand vous l’aurez découvert, que j’aie, du moins, le plaisir de le voir !
« Au fait, hidalgo, soyez aimable pour me dire quel est ce personnage ? Est-il de haut lignage ? J’espère qu’il est jeune et beau... Puisque vous vous êtes avisé de ternir ainsi mon honneur, ce n’aura pas été pour rien, je l’espère.
« Peut-être n’a-t-il pas soixante ans ; à cet âge il serait trop vieux pour valoir la peine qu’on le tuât et pour éveiller la jalousie d’un époux si jeune... Antonia, donne-moi un verre d’eau, j’ai véritablement honte d’avoir répandu ces larmes. Elles sont indignes de la fille de mon père. Ma mère ne prévoyait pas, en me donnant le jour, que je tomberais au pouvoir d’un monstre !
« Et maintenant, monsieur, j’ai fini, je n’ajoute plus rien. Le peu que j’ai dit pourra montrer qu’un cœur ingénu sait souffrir en silence des torts qu’il lui répugne de dévoiler. Je vous livre à votre conscience. Elle vous demandera un jour pourquoi vous m’avez infligé ce traitement. Dieu veuille que vous n’en ressentiez pas alors le plus amer chagrin. Antonia ! Où est mon mouchoir ? »
Elle dit et se rejeta sur son oreiller. Ses yeux noirs flamboient à travers les larmes comme les éclairs à travers la pluie. Ses longs cheveux épais ombragent comme d’un voile la pâleur de ses joues. Leurs boucles noires ne peuvent cacher ses éblouissantes épaules. Ses lèvres charmantes demeurent entr’ouvertes, et son cœur bat plus haut que ne respire sa poitrine demi nue.
Le señor Don Alfonso était, à la vérité, confus. Nul des mirmidons ne s’amusait. Seul le procureur semblait se distraire du spectacle. Fidèle jusqu’à la mort, pourvu qu’il y eut discussion, peu lui importait la cause. La décision du débat appartiendrait toujours aux tribunaux !
Alfonso se préparait à balbutier quelque excuse. Mais la prudente Antonia l’interrompit.
« Je vous prie, monsieur, de quitter la chambre si vous ne voulez faire mourir madame. »
Alfonso murmura : « Le diable l’emporte ! » puis il fit, sans trop savoir pourquoi, ce qu’on lui demandait.
Avec lui sortit toute, l’escouade. Le procureur se retira le dernier, avec répugnance, grandement étonné et contrarié de cet imprévu hiatus dans les faits de la cause, faits qui, tout à l’heure encore, avaient une si équivoque apparence. Pendant qu’il ruminait le cas, on boucla brusquement la porte à sa face légale.
O honte ! O crime ! O douleur ! O race féminine ! À peine eut-on tiré le verrou que le jeune Juan sortit du lit à demi suffoqué.
Fluet et facile à pelotonner, on l’avait caché dans le grand lit, entre Julia et sa servante. Non, il n’eût pas été à plaindre, quand même ce joli couple l’eût étouffé.
Il est écrit dans la chronique des Hébreux que les médecins, laissant là pilules et potions, avaient ordonné au vieux roi David, dont le sang coulait avec trop de lenteur, l’application d’une jeune fille nue par manière de vésicatoire. L’on prétend que ce remède lui réussit complètement. Sans doute fut-il administré d’une façon différente, car David lui dut la vie, mais Juan faillit en mourir.
Que faire ? Antonia se mettait l’imagination à la torture. Alfonso n’allait-il pas revenir dès qu’il aurait congédié ces imbéciles ? Et le jour allait bientôt paraître !
Pendant qu’Antonia cherchait, Julia, silencieuse, imprimait ses lèvres pâles encore sur les joues de Juan.
Ses lèvres, à lui, allèrent au-devant des siennes, ses mains s’occupaient de rechercher les tresses de ses longs cheveux épais. Même à ce moment critique, les deux amants ne pouvaient maîtriser leur amour, ils oubliaient tout le désespoir et le danger.
« Ce n’est pas l’heure de rire, fit Antonia avec colère. Il faut que je dépose ce joli monsieur dans le cabinet. Veuillez, je vous en prie, garder vos folies pour une nuit plus opportune.
« Cet enfant a le diable au corps ! Il ne songe qu’à batifoler ! Vous perdrez la vie, moi, ma place, ma maîtresse, tout !
« Encore si c’était un vigoureux cavalier de vingt-cinq ans ! Mais pour ce visage de demoiselle ! Vraiment, madame, votre choix m’étonne !
« Allons, monsieur, allons, entrez là. Bien, le voilà sous clef. Pourvu que nous ayons jusqu’à demain pour nous retourner. Eh ! Juan, n’allez pas dormir au moins ! »
L’arrivée de Don Alfonso, qui, cette fois, était seul, interrompit la harangue de l’honnête camériste. Ayant jeté sur les deux époux un long regard oblique, elle moucha la chandelle, salua et sortit.
Après quelques minutes de silence, Alfonso entreprit de bizarres excuses sur ce qui venait d’arriver. Mais il laissa entendre qu’il avait eu d’amples raisons pour agir ainsi.
Julia eût eu un moyen immédiat de lui clore le bec, c’eût été à son tour de lui reprocher ses maîtresses et notamment Inès dont la liaison avec lui n’était pas un mystère.
Elle ne le fit pas, peut-être pour ne point offenser l’oreille de Don Juan qui avait fort à cœur la réputation de sa mère, peut-être aussi pour ne pas reporter sur ce même Don Juan les idées d’Alfonso.
Du reste, quand on fait subir aux dames un interrogatoire de ce genre, elles ont un tact qui leur permet de se maintenir sans cesse à quelque distance de la question : ces charmantes créatures mentent avec tant de grâce ! le mensonge leur sied à ravir !
Elles rougissent, et on les croit. Essayer de leur répondre est à peu près inutile, car leur éloquence est trop prodigue de paroles. Quand enfin elles sont hors d’haleine, elles soupirent, baissent les yeux, laissent échapper une larme ou deux. Et la paix est faite et ensuite, et ensuite, et ensuite... on s’assied... et on soupe...
Alfonso implora en fin de compte son pardon qui lui fut à moitié refusé et à moitié accordé. On y mit des conditions qu’il trouva très dures, on repoussa certaines petites requêtes qu’il présentait... Tourmenté et poursuivi par d’inutiles repentirs, il était là comme Adam aux portes du Paradis... Il suppliait de ne plus rien lui refuser quand tout à coup ses yeux s’arrêtèrent sur une paire de souliers.
Une paire de souliers ! Ceux-ci étaient, à n’en pas douter, de taille masculine. Les voir, s’en emparer fut l’affaire d’un instant :
« Ah ! bonté divine ! Je sens claquer mes dents ! mon sang se glacer ! »
Et Alfonso entra à nouveau dans un violent accès de fureur.
Il sortit pour aller chercher son épée, et sur-le-champ Julia courut au cabinet :
« Fuyez, Juan, au nom du ciel ! Pas un mot de réplique ! La porte est ouverte ! Vous pourrez vous échapper par le corridor que vous avez traversé si souvent. Voici la clef du jardin. Fuyez ! Fuyez ! Adieu ! Dépêchez-vous... J’entends la marche précipitée d’Alfonso. Il ne fait point encore jour. Il n’y a personne dans la rue. »
En un moment Juan gagna la porte de la chambre et bientôt celle du jardin. Mais il se heurta à Alfonso en robe de chambre qui menaçait de le tuer. Alors, d’un coup de poing, il l’étendit à terre.
Ce fût une lutte terrible. La lumière s’éteignit. Antonia criait : « Au viol ! » et Julia : « Au feu ! » Mais pas un domestique ne bougea pour prendre part à la mêlée. Alfonso, étrillé à souhait, jurait ses grands dieux qu’il serait vengé cette nuit même. Juan, le sang bouillonnant, blasphémait une octave plus haut.
L’épée d’Alfonso était tombée à terre avant qu’il pût en faire usage, et ils continuèrent à lutter corps à corps. Si Juan eût vu l’épée, c’en était fait des jours d’Alfonso.
Le sang commença à couler : heureusement que c’était par le nez. Enfin, Juan réussit à se dégager par un coup adroitement porté, mais il y perdit son unique vêtement. Il prit la fuite en l’abandonnant, comme Joseph. Là s’arrête la comparaison entre les deux personnages.
Enfin on apporta de la lumière. Laquais et servantes survinrent, et un étrange spectacle s’offrit à leur vue : Antonia livrée à une attaque de nerfs ; Julia évanouie ; Alfonso appuyé contre la porte et pouvant à peine respirer ; des débris de vêtements épars sur le parquet, du sang, des traces de pas d’hommes...
PLANCHE VIII
Moreau le Jeune.—LE FESTIN DE PIERRE
Juan avait gagné la porte extérieure du jardin, tourné la clef dans la serrure et refermé du dehors, sans se soucier de ceux qui étaient en dedans.
Complètement nu, il trouva son chemin et rentra chez lui sous la seule protection d’une nuit assez obscure.
Il s’ensuivit un scandale charmant et une demande en divorce.
Doña Inès, pour donner le change sur l’éclat le plus violent qui, depuis des siècles, eut fait l’entretien de l’Espagne, fit vœu de brûler en l’honneur de la Vierge plusieurs livres de bougies, puis, sur l’avis de quelques vieilles matrones, elle envoya son fils s’embarquer à Cadix. Elle voulait qu’afin de réformer sa morale antérieure et de s’en créer une nouvelle il voyageât par terre et par mer dans tous les pays d’Europe, surtout en France et en Italie.
Julia fut mise au couvent. Sa douleur fut grande, mais on jugea mieux de ses sentiments par la lettre qu’elle écrivit à Don Juan :
« On m’annonce que c’est une chose résolue. Vous partez. Ce parti est sage et convenable. Il ne m’en est pas moins pénible. Désormais je n’ai plus de droits sur votre jeune cœur : c’est le mien qui est la victime... Je vous écris à la hâte, et la tache qui est sur ce papier ne vient point de ce que vous pourriez croire. Mes yeux sont brûlants et endoloris, mais ils n’ont point de larmes.
« Je vous ai aimé et je vous aime encore... À cet amour, j’ai tout sacrifié, ma fortune, mon rang, le ciel, l’estime du monde et la mienne. Et cependant je ne regrette point ce que ce rêve m’a coûté, tant son souvenir m’est cher.
« Je n’ai rien à vous reprocher, rien à vous demander.
« Dans la vie de l’homme, l’amour est un épisode ; pour la femme, c’est toute l’existence. La cour, les camps, l’église, les voyages, le commerce occupent l’activité de l’homme ; l’épée, la robe, le gain, la gloire lui offrent en échange, pour remplir son cœur, l’orgueil, la renommée, l’ambition. Il en est peu dont l’affection résiste à de telles diversions. Nous n’en avons qu’une : aimer de nouveau et nous perdre encore.
« Vous avancerez, brillant de plaisir et d’orgueil. Vous en aimerez beaucoup ; beaucoup vous aimeront. Sur terre tout est fini pour moi. Il ne me reste plus qu’à enfermer au fond de mon cœur ma honte et ma profonde douleur. Adieu donc, pardonnez-moi, aimez-moi...
« Mot inutile ! Je le laisse cependant...
« Aurai-je la force de calmer mon esprit ? Mon sang se précipite encore là où ma pensée est fixée, comme roulent les vagues dans le sens que le vent leur imprime... J’ai un cœur de femme, je ne peux oublier.
« Je n’ai plus rien à dire et ne peux me résoudre à quitter la plume... Je n’ose poser mon cachet sur ce papier... Et pourtant je le pourrais sans inconvénient. Mon malheur ne saurait s’accroître. Je ne vivrais déjà plus si l’on mourait de douleur. La mort dédaigne de frapper l’infortunée qui s’offre à ses coups... Il me faut survivre à ce dernier adieu... Il me faut supporter la vie pour vous aimer et prier pour vous ! »
Elle écrivit ce billet avec une jolie petite plume de corbeau toute neuve sur du papier doré sur tranches. Sa frêle main blanche tremblait quand elle approcha la cire de la lumière, et pourtant il ne lui échappa pas une larme. Le cachet portait un héliotrope sur une cornaline blanche avec la devise « Elle vous suit partout. » La cire était superfine et d’un beau vermillon.
Telle fut la première aventure périlleuse de Don Juan.
** CHAPITRE II
***LE NAUFRAGE
Les filles de Cadix.—L’embarquement.—Mélancolie de Don Juan.—Le mal de mer.—La tempête.—Le grog.—Tristesse du licencié Pedrillo.—Dans les canots.—Le navire sombre.—La chaloupe s’éloigne.—La faim.—Le tirage au sort.—Pedrillo mis à mort et mangé.—Le châtiment.—Le dénuement.—La terre !—Vers le rivage.—Naufrage de la chaloupe.—Don Juan atteint le rivage et s’évanouit.
Juan avait donc été envoyé à Cadix. C’était, avant que le Pérou eût appris à se révolter, l’entrepôt du commerce colonial. Et puis on y trouvait de si jolies filles, des dames si gracieuses ! Le cœur se gonfle à les regarder marcher. C’est quelque chose de divin, d’incomparable. Le coursier arabe ? le cerf majestueux ? le cheval barbe nouvellement dompté ? le caméléopard ? la gazelle ? non ce n’est pas cela. Et puis leur mise : leur voile, leur jupon court ! Et leurs petits pieds, et le tour de leurs jambes !
Elles rejettent leurs voiles en arrière, et un regard irrésistible, qui vous rend pâle de bonheur, vous brûle jusqu’au fond du cœur. Terre de soleil et d’amour ! Celui qui t’oublie n’est plus digne de dire ses prières.
C’est à voyager sur mer que Don Juan avait été destiné : comme si un vaisseau espagnol était une arche de Noé qui lui devait offrir asile contre la perversité de la terre, et d’où il prendrait son vol un jour ainsi que la colombe de promission !
Don Juan, ses malles faites, reçut un sermon et de l’argent. Son voyage devait durer quatre printemps.
Ainsi Doña Inès espérait que son fils s’amenderait ; elle, lui remit une lettre toute pleine de sages conseils et quelques autres de crédit.
Juan s’embarqua donc. Le vaisseau leva l’ancre par bon vent et mer passablement houleuse. Sur le tillac il adressa son adieu à l’Espagne. Les premières séparations sont toujours pénibles. Lors même que l’on quitte les lieux et les gens les plus déplaisants, on ne peut s’empêcher de tourner les yeux vers son clocher.
Mais il laissait derrière lui plus d’un objet chéri : une mère, une maîtresse et point d’épouse. Ainsi il pleurait comme les Hébreux captifs, aux bords des fleuves de Babylone, sur les souvenirs de Sion. Et en même temps il réfléchissait et prenait la résolution de se corriger.
« Adieu, Espagne, un long adieu ! s’écria-t-il. Peut-être ne te reverrai-je plus, peut-être suis-je destiné à périr comme l’exilé, par la seule soif qu’il avait de ton rivage. Adieu ! beaux sites que baigne l’eau du Guadalquivir. Adieu, ma mère ! et puisque tout est fini entre nous, adieu aussi, ma chère Julia ! »
Ce disant, il tira sa lettre et la relut tout entière.
« Que si jamais je t’oublie, je jure...—mais non, cela est impossible, cela ne saurait être—cet océan azuré se convertira en air, la terre elle-même en mer avant que ton image ne disparaisse de mon cœur, ô ma charmante ! avant que ma pensée ne s’éloigne de la tienne. Ah ! quand l’âme est malade, rien ne la peut guérir... »
Ici le vaisseau fit un plongeon, et Don Juan sentit les premières atteintes du mal de mer.
« Que plutôt le ciel vienne toucher la terre ! poursuivait-il... Ah ! que ce navire fait de vilains soubresauts ! Julia, que sont tes maux comparés à ceux-ci ? Pedro, Battista, aidez-moi à descendre, portez-moi un verre de liqueur. Coquins, vous dépêcherez-vous ? O Julia, ma Julia bien-aimée, entends mes supplications. »
Ici le vomissement lui coupa la parole.
L’amour fait bonne contenance devant les maladies nobles, mais il répugne aux indispositions vulgaires ; il n’aime pas qu’un éternuement vienne interrompre ses soupirs.
L’amour de Don Juan était parfait, mais comment, au milieu des mugissements des vagues, eût-il résisté à l’état d’un estomac qui en était à son premier voyage en mer ?
Le navire faisait voile sur Livourne. C’était là que la famille de Moncada s’était fixée avant la naissance de Don Juan. Les deux familles étaient alliées, et il avait pour les Moncada une lettre d’introduction.
Sa suite se composait de trois domestiques et d’un précepteur, le licencié Pedrillo, qui connaissait plusieurs langues ; mais en ce moment, étendu lui aussi, malade et sans voix, il appelait la terre de tous ses vœux.
La brise augmenta sur le soir. Au coucher du soleil on commença à carguer les voiles...
À une heure le vent sauta subitement. Le vaisseau fut jeté en travers de la lame qui le frappa sur l’arrière et lui fit une brèche effrayante. L’étambot sauta, et le gouvernail fut arraché. On se précipita aux pompes.
Le navire se maintint toute la nuit grâce au puissant débit des pompes. La journée du lendemain fut relativement calme, mais vers le soir une nouvelle bourrasque plus violente jeta d’un seul coup le navire sur le flanc.
On dut couper le grand mât et le mât de misaine, puis l’artimon et le beaupré. Ainsi allégé, le vieux vaisseau se redressa avec violence.
Quant aux passagers, ils estimaient fort désagréable de perdre probablement la vie et de voir leurs habitudes dérangées. Les meilleurs marins eux-mêmes, croyant leur dernier jour venu, avaient des velléités d’insubordination. En pareil cas ils ne se font pas faute de demander du grog, voire de boire au tonneau.
Mais Don Juan, avec un bon sens au-dessus de son âge, courut à la chambre aux liqueurs et se plaça devant la porte, un pistolet dans chaque main. Son attitude tint en respect tous ces matelots qui, avant de couler à fond, pensaient qu’ils ne pouvaient mieux faire que de s’abandonner définitivement à l’ivresse.
« Donnez-nous encore du grog ! » disaient-ils. À quoi Juan répondait : « Si la mort nous attend, sachons mourir en hommes et non pas en brutes ! » Personne ne voulut lui faire violence et s’exposer à un trépas anticipé. Il n’y eut pas jusqu’à l’infortuné Pedrillo, son précepteur, qui ne vit rejeter la requête qu’il présentait d’un peu de rhum.
Ce bon vieillard se lamentait et jurait que, ce péril passé, il ne quitterait plus ses occupations académiques pour suivre les pas de Don Juan comme un autre Sancho Pança.
Pendant quelques jours on put encore nourrir de l’espoir. Le vent s’était un peu calmé en effet. On entreprit de rétablir un mat de fortune.
La longue-vue ne révélait ni voiles ni rivage, rien que la mer mugissante.
Le temps redevint menaçant. Tous les travaux durent être abandonnés. Le navire, inutile débris, flottait à nouveau à la merci des vagues.
Alors le charpentier déclara au capitaine qu’il ne pouvait plus rien faire. C’était un homme âgé qui avait parcouru plus d’une mer orageuse. S’il pleurait maintenant, ce n’était pas de crainte, mais parce que le pauvre diable avait une compagne et des enfants.
Toutes distinctions disparurent parmi les passagers. Les uns se remirent en prières et promirent des cierges à leurs saints. D’autres se firent attacher dans leurs hamacs. Ceux-ci se vêtirent de leurs plus beaux habits comme pour un jour de fête ; ceux-là maudissaient le jour où ils avaient reçu le don de la vie. Il y en eut un qui demanda l’absolution à Pedrillo qui, dans son trouble, l’envoya au diable.
Alors, après examen, on décida de mettre les embarcations à la mer. Un canot peut lutter s’il n’est pas pris par le revers.
Les hommes, même quand ils doivent mourir, répugnent à l’inanition. On s’occupa donc d’abord d’embarquer les quelques tonneaux de vivres que la mer avait avariés, des gallons d’eau et des bouteilles de vin.
Construire un radeau ? On l’essaya, mais ce fut une tentative qui ne devait prêter qu’à rire, si tant est que le rire soit possible en si tragique circonstance, à moins que ce ne soit cette gaieté horrible et insensée, mi-hystérique, mi-épileptique, des gens qui ont trop bu.
À huit heures et demie du soir, on jeta à la mer espars, bout-dehors, cages à poules, tout ce qui pouvait soutenir les matelots sur les vagues et prolonger pour eux une lutte inutile. Le ciel était éclairé de quelques rares étoiles. Les embarcations s’éloignèrent, encombrées de chargements ; alors le navire porta à bâbord, fit un mouvement brusque et plongea la tête la première.
Les braves en silence, les timides avec des cris, s’élancèrent au-devant de leur tombe. La mer s’entr’ouvrit comme un enfer, et la vague elle-même fut aspirée par le navire. Ainsi l’homme qui lutte avec son ennemi cherche à l’étrangler avant de mourir.
Puis on n’entendit plus rien, sauf le mugissement des vents et le brisement des vagues inexorables.
Ceux qui purent s’éloigner du navire étaient neuf dans le cutter et trente dans la chaloupe.
Tous les autres, de l’équipage et des passagers, avaient péri : deux cents âmes avaient pris congé de leurs corps.
Juan prit place dans la chaloupe et réussit à y faire entrer Pedrillo. Un de ses valets, Battista, était mort pour avoir bu trop d’eau-de-vie. Quant à Pedro, étant ivre également, il fit un faux pas, tomba à l’eau et se noya. Juan fut heureux de pouvoir sauver son épagneul, un brave animal qu’il tenait de son père.
Il avait eu soin d’emplir d’argent ses poches et celles de Pedrillo.
Pendant la nuit, un coup de vent retourna le petit cutter qui disparut avec ses neuf passagers.
Grelottant sous le frisson glacial, ceux de la chaloupe virent au lendemain matin se lever un soleil rouge et enflammé, pronostic certain de la continuation de la tempête. Ils se partagèrent avec parcimonie les rations de biscuit et d’eau.
Un désir ardent, surhumain, de vivre tenait les plus faibles de ces malheureux. Et ils résistaient comme des rocs aux assauts de la tempête.
Sur le troisième jour, un calme survint qui renouvela d’abord leurs forces et fut un délassement à leurs membres fatigués. Ils s’endormirent, bercés comme des tortues par le rythme de l’océan. Mais quand ils se réveillèrent ils ressentirent une subite défaillance et se mirent à dévorer d’un seul coup les provisions que jusque-là ils avaient prudemment ménagées.
Le quatrième jour parut, mais plus un souffle d’air. Que pouvaient-ils faire avec leur unique aviron ?
Le cinquième jour, l’océan était bleu, serein et doux. Cependant la rage de la faim se fit sentir ; malgré les supplications de Don Juan, son épagneul fut tué et distribué par rations.
Le sixième jour on vécut de sa peau. Juan, qui avait refusé de toucher à la chair d’un animal domestique ayant appartenu à son père, cédant maintenant à la faim de vautour qui s’était emparée de lui, accepta avec remords, comme une éminente faveur, l’une des pattes de devant de son épagneul et la partagea avec Pedrillo.
Au septième jour, le soleil brûlant enflammait et dévorait leur peau. Ils gisaient immobiles sur les flots comme des cadavres. Ils n’avaient d’espoir hors la brise qui ne venait pas, et parfois ils se jetaient les uns sur les autres des regards farouches. Tout était épuisé : eau, vin, vivres. Et déjà vous eussiez vu reluire dans leurs yeux de loups des désirs de cannibales.
L’un d’eux parla enfin à l’oreille de son voisin, qui parla à l’oreille d’un autre, et bientôt la proposition eut fait le tour. Un sourd murmure de fureur et de désespoir s’éleva. Dans la pensée de son voisin, chacun avait reconnu la sienne.
On se partagea ce jour-là quelques casquettes de cuir et le peu de souliers qui restaient encore. Et alors ces misérables regardaient autour d’eux avec un muet désespoir. Nul n’était disposé à s’offrir en sacrifice... Enfin, on proposa les fatals billets. Faute de mieux, on prit de force à Don Juan, pour cet usage, la lettre de Julia.
Le sort tomba sur l’infortuné précepteur Pedrillo.
Il demanda pour unique grâce qu’on le saignât jusqu’à la mort, ce qui fut fait, le chirurgien ayant gardé ses instruments. Il expira si tranquillement qu’il eût été difficile de déterminer le moment où il avait cessé de vivre. Il mourut, comme il était né, dans la foi catholique.
Le chirurgien eut pour ses honoraires le choix du premier morceau, mais, ayant soif, il commença par boire une gorgée de sang qui coulait de la veine entr’ouverte. Une partie du cadavre fut distribuée, l’autre jetée à la mer. Les intestins et la cervelle servirent de régal à deux requins qui suivaient la chaloupe. Les matelots se partagèrent les restes.
Tous se restaurèrent ainsi, hormis trois ou quatre. Juan fut du nombre. Il avait déjà refusé de goûter à son épagneul. Ses compagnons ne devaient pas s’attendre à ce que, dans cette extrémité, il mangeât avec eux son pasteur et maître.
Il fit bien de s’en abstenir, car les suites du repas furent on ne peut plus effrayantes. Ceux qui avaient montré le plus de voracité tombèrent dans un délire furieux. Ils blasphémaient ! et on les vit écumer et se rouler à terre en proie à d’étranges convulsions, boire l’eau de la mer, se déchirer, grincer des dents, hurler, et puis soudain mourir avec un rire d’hyène.
Cette punition du ciel réduisit le nombre des passagers... Combien ils étaient maigres !... Les uns avaient perdu la conscience, les autres méditaient une dissection nouvelle.
Ils jetèrent les yeux sur le contremaître, comme étant le plus gras ; mais outre l’extrême répugnance que ce personnage éprouvait pour une mesure si radicale, il fit valoir quelques bonnes raisons pour s’en exempter, dont l’une qu’il se trouvait malade de certain cadeau que lui avaient fait les dames de Cadix...
On se montrait ménager de ce qui restait du pauvre Pedrillo. Les uns n’osaient y toucher, les autres en prenaient parfois une bouchée. Don Juan s’en abstint complètement et se contenta de mâcher du plomb et un morceau de bambou. Enfin ils prirent quelques oiseaux de mer et purent cesser de manger de la chair humaine.
La même nuit il tomba de la pluie. Ils la recueillirent au moyen de toiles qu’ils pressaient ensuite. Leurs lèvres desséchées, crevassées et saignantes aspirèrent cette onde comme si c’eût été du nectar. Non, ils n’avaient jamais connu auparavant la volupté de boire !
Un arc-en-ciel qui apparut le lendemain, fut estimé par tous de bon augure. Puis un grand oiseau blanc, palmipède, vola longtemps autour de la chaloupe.
La nuit suivante, le vent recommença à souffler, mais sans violence ; les étoiles brillèrent ; la chaloupe put faire route, mais les naufragés étaient tous dans un tel épuisement qu’ils ne savaient guère où ils étaient ni ce qu’ils faisaient. Les uns se figuraient voir la terre, les autres disaient : Non ! À chaque instant, les brouillards trompaient leur vue ; ceux-ci juraient qu’ils entendaient des brisants, ceux-là des coups de canon ; il y eut un moment où tout le monde partagea cette dernière illusion.
Quand l’aurore parut, la brise avait cessé. Celui qui était de quart s’écria en jurant que si ce n’était pas la terre qui s’élevait avec les rayons du soleil, il consentait à ne la revoir de sa vie ; sur quoi les autres se frottèrent les yeux ; ils virent ou crurent voir une baie et naviguèrent dans sa direction. C’était en effet, le rivage que peu à peu on aperçut distinct, escarpé, bien réel !
Il y en eut qui fondirent en larmes ; d’autres, sceptiques encore, jetaient autour d’eux des regards stupides ; quelques-uns priaient... Au fond de la chaloupe, il y en avait trois qui dormaient depuis longtemps. On leur secoua les mains et la tête afin de les réveiller, mais on s’aperçut qu’ils étaient morts.
Ils ne savaient quelle était cette côte escarpée et rocheuse. Ils se perdaient en conjectures. Ceux-ci pensaient que c’était le mont Etna ; ceux-là, les montagnes de Candie, de Chypre, de Rhodes ou d’autres îles.
Cependant le courant continuait à pousser leur barque, semblable à celle de Caron, vers le rivage. Ils n’étaient plus que quatre vivants et trois morts. Ceux-là n’avaient pas réussi, tant ils étaient faibles, à jeter ceux-ci par-dessus bord.
Glacés la nuit, brûlés le jour, rongés par la faim, dévorés par la soif, ils avaient succombé un à un, les réchappés du naufrage. Ce qui avait surtout hâté leur mort, c’était l’espèce de suicide qu’ils avaient commis en buvant de l’eau salée pour chasser Pedrillo de leurs intestins !
Le rivage semblait désert, sans nulle trace d’hommes, et les vagues l’entouraient d’un formidable rempart... Mais leur désir de toucher la terre était un délire... Quoiqu’ils eussent devant eux les brisants, ils continuèrent à porter droit au rivage. Un récif les en séparait. Le bouillonnement de l’eau annonçait sa présence. Ils lancèrent cependant leur chaloupe droit vers le rivage, et soudain elle fut submergée...
Malgré sa faiblesse, et la raideur de ses membres, Juan, qui était un habile nageur, parvint à se soutenir sur l’eau... Ce qui lui fit courir le plus grand danger, ce fut un requin qui emporta la cuisse de l’un de ses compagnons... Les deux autres ne savaient pas nager... Juan fut le seul qui, grâce à l’aviron, put atteindre le rivage... Il s’arracha d’un suprême effort aux flots et roula à demi mort sur la grève...
Hors d’haleine, il enfonça ses ongles dans le sable de peur que la mer mugissante ne revînt sur ses pas pour le reprendre. Il sentit alors un vertige s’emparer de son cerveau... La plage lui sembla tourner autour de lui et il s’évanouit... Il tomba lourdement sur le côté, tenant encore dans une de ses mains l’aviron qui l’avait soutenu ; et pareil à un lis flétri, il gisait là, aussi beau à voir, avec ses formes sveltes et ses traits pâles, que ne le fut jamais créature formée de l’argile...
** CHAPITRE III
***HAYDÉE
Retour à la vie : première vision.—Haydée et sa suivante.—Dans la grotte.—Haydée et son père.—Sommeil profond de Juan et troublé d’Haydée.—Premier entretien, premier repas.—Les visites à la grotte.—Le bain.—Promenades sentimentales.—Départ du vieux pirate.—Première nuit d’amour sur la grève.—Exploits du pirate.—Le retour impromptu.—La fête au logis.—Danses et orgies.—Le repas d’Haydée et de Juan.—Singes, eunuques, danseuses et poète.—Les rêves d’Haydée.—Apparition paternelle.—La bagarre.—Vengeance du pirate.—Maladie et mort d’Haydée.
Il demeura longtemps ainsi, puis ses yeux s’ouvrirent, se fermèrent et s’ouvrirent de nouveau... Il croyait être encore dans la chaloupe et sortir d’un sommeil léger. Alors le désespoir le reprit, et il regretta de n’avoir pas dormi du sommeil de la mort ; mais le sentiment lui revint, ses faibles yeux errèrent lentement autour de lui et s’arrêtèrent sur la figure charmante d’une fille de dix-sept ans.
Elle était penchée sur lui, et sa petite bouche se rapprochait de la sienne, comme pour interroger son souffle, et peu à peu le doux frottement de sa main chaude et jeune ramenait à la vie ses esprits glacés...
Elle lui fit prendre quelques gouttes de cordial et enveloppa d’un manteau ses membres... Puis son beau bras souleva cette tête languissante, et elle appuya ce front mourant et pâle sur sa joue colorée d’un pur incarnat... Et elle épiait avec inquiétude chaque mouvement convulsif qui arrachait un soupir à la poitrine oppressée du naufragé, en même temps qu’à la sienne.
Aidée de sa suivante, jeune aussi, bien que son aînée, l’aimable fille le transporta avec précaution dans la grotte voisine. Alors elles allumèrent du feu et, à la lueur de la flamme, la jeune fille se dessina un instant aux yeux de Juan et lui apparut grande et belle.
Son front était orné de pièces d’or qui brillaient sur sa chevelure brune dont les flots retombaient en tresses derrière elle presque jusqu’aux pieds... Il y avait sur sa personne un air de distinction qui annonçait une femme de qualité.
Elle avait les yeux noirs comme la mort, et de longs cils ombrageaient tout son visage. Son front était blanc et petit ; sa lèvre supérieure eût pu servir de modèle à un statuaire.
Sa robe était d’un fin tissu et de couleurs variées ; l’or et les pierreries étaient entremêlés à profusion dans sa chevelure ; sa ceinture étincelait ; la plus riche dentelle ornait son voile, et plus d’une pierre précieuse brillait sur sa petite main ; elle portait de petites chaussures souples et pas de bas.
Le costume de l’autre femme était à peu près semblable, mais d’étoffes plus grossières.
Cette jeune fille était l’enfant unique d’un vieillard qui vivait sur les flots. Il avait été pêcheur dans sa jeunesse, mais il avait rattaché à ses excursions maritimes quelques autres spéculations d’une nature peut-être moins honorable : un peu de contrebande et la piraterie avaient fait passer d’un grand nombre de mains dans les siennes un million de piastres environ.
Il allait de temps à autre à la pêche des vaisseaux marchands égarés ; il confisquait la cargaison et l’équipage. Le marché aux esclaves lui valait aussi d’honnêtes bénéfices.
Il était Grec, et dans son île, l’une des plus petites et sauvages des Cyclades, il avait, du produit de ses méfaits, construit une très belle maison où il vivait fort à son aise. Dieu sait combien de brigandages il avait accomplis, combien de sang il avait versé : c’était, somme toute, un personnage peu moral. Sa maison n’en était pas moins spacieuse, pleine de belles sculptures, peintures et dorures dans le goût barbaresque.
Il n’avait que cette fille, appelée Haydée, la plus riche héritière des Iles orientales. Elle était si belle que sa dot n’était rien auprès de ses sourires. Comme un arbre charmant, elle croissait dans sa beauté de femme.
Ce jour-là même elle se promenait le long de la grève, au pied des rochers, quand elle avait trouvé Don Juan insensible, pas tout à fait mort, mais presque. Il était nu et, comme de raison, cette vue la blessa. Cependant elle se crut obligée de donner un abri à cet étranger qui se mourait et qui avait la peau si blanche.
Le conduire chez son père, ce n’eût pas été précisément le moyen de le sauver. Le vieillard, en effet, ne se serait pas fait scrupule de le vendre comme esclave dès qu’il eût été rétabli.
Avec les débris du naufrage, les deux femmes avaient pu allumer du feu sans peine.
Haydée et sa suivante s’étaient dépouillées de quelques-uns de leurs vêtements pour faire un lit au naufragé afin qu’il fût plus à l’aise quand il s’éveillerait, car il s’était à nouveau profondément endormi. Puis elles partirent, se promettant de revenir à la pointe du jour avec un plat d’œufs, du café, du pain et du poisson.
Juan dormit comme un sabot, d’un sommeil sans rêves.
Haydée était rentrée chez elle, enjoignant le silence le plus absolu à sa suivante Zoë. Elle dormit, elle, d’un sommeil agité ; elle ne cessa de se retourner sur sa couche, rêvant de naufrages et de charmants cadavres étendus sur la grève.
Elle éveilla de si bonne heure sa suivante que celle-ci en murmura. Les vieux esclaves de son père, réveillés à leur tour, jurèrent en diverses langues, arménien, turc ou grec, ne sachant que penser de cette lubie.
La vierge insulaire, plus pâle et plus fraîche que l’aurore qui la baisait de ses lèvres humides, descendit au rocher.
Elle vit que Juan dormait encore comme un enfant au berceau. Elle le couvrit de nouveau, car l’air du matin était vif, puis se pencha sur lui, silencieuse ; ses lèvres muettes buvaient la respiration à peine perceptible de Juan.
Pendant ce temps, Zoë tirait les provisions du panier et faisait cuire le repas.
Elle prépara les œufs, les fruits, le café, le pain, le poisson, le miel et le vin de Scio. Mais Haydée ne voulut pas qu’elle éveillât le naufragé, et les deux femmes attendirent...
Juan continuait de dormir. Les souffrances l’avaient amaigri et jauni, mais c’était encore un fort joli garçon.
Il ouvrit les yeux enfin et se serait rendormi si le charmant visage ne lui fût apparu à nouveau. Il n’avait jamais été indifférent aux traits féminins : même dans ses prières, il détournait les yeux des saints renfrognés pour les reporter sur la tendre image de la Vierge Marie.
La dame fit un effort et timidement, avec l’accent grave et doux de l’Ionie, lui dit qu’il était faible et ne devait pas parler, mais manger.
Juan ne pouvait comprendre un seul mot à ce langage, mais il avait de l’oreille, et la voix de la jeune fille était le gazouillement d’un oiseau, si suave, si pur, que jamais il n’avait entendu musique plus simple et plus belle.
Le fumet de la cuisine de Zoë, qui parvenait à son odorat, contribuait également, à la vérité, à le rappeler à la vie. Il éprouva un grand besoin de manger, surtout un beefsteak.
Mais il dut se contenter de ce qu’on lui offrait. Il commença de dévorer comme un affamé qu’il était. Zoë dut calmer son ardeur, car elle savait qu’il est très dangereux, en pareil cas, de satisfaire sa faim. Elle lui fit comprendre par des gestes qu’il se trouvait, pour le moment, suffisamment restauré.
Ensuite, comme il était à peu près nu, sauf une guenille, elles le vêtirent des vêtements qu’elles avaient apportés. Cela lui fit un costume mi-turc, mi-grec.
Haydée avait essayé de lui parler, mais elle reconnut qu’il ne comprenait rien. Alors elle joignit les gestes au langage. Juan faisait plus attention à ses regards qu’à ses paroles.
Qu’il est doux d’apprendre une langue étrangère des lèvres et des yeux d’une femme aimée !
Chaque jour, à l’aube, heure un peu matinale pour Juan qui aimait à dormir, Haydée se rendait à la grotte. Elle l’éveillait en caressant les boucles de ses cheveux, en exhalant sa fraîche haleine sur sa joue et sa bouche.
Juan devenait peu à peu convalescent. Quand il s’éveillait, il trouvait de bonnes choses devant lui, un bain, un déjeuner et les plus beaux yeux qui aient jamais fait battre un cœur de jeune homme.
L’un et l’autre étaient si jeunes que le bain n’avait rien qui les fît rougir. Haydée voyait en Don Juan l’être dont elle avait rêvé chaque nuit depuis deux ans, celui qu’elle devait rendre heureux, et qui lui donnerait à elle le bonheur.
Il était son bien, son trésor, fils de l’Océan, un précieux débris que lui avaient jeté les vagues, son premier et dernier amour.
Une lune ainsi s’écoula, et la belle Haydée visitait chaque jour son jeune ami. Enfin son père reprit la mer pour aller à la rencontre de certains navires marchands, trois vaisseaux ragusains à destination de Scio.
Ce fut pour elle le signal de la liberté, car elle n’avait plus sa mère. Elle prolongea ses visites et ses causeries, et avec Juan elle se promenait sur la côte. C’était une falaise battue de brisants : en haut des rocs escarpés, en bas une plage sablonneuse dont l’accès était défendu par des écueils. Jamais ne cessait le mugissement des vagues menaçantes, excepté ces longs jours d’été où la surface de l’océan est unie comme celle d’un lac.
Zoë bornait son service auprès de sa maîtresse à apporter l’eau chaude, à tresser les longs cheveux d’Haydée et à lui demander de temps à autre ses robes de rebut.
C’était l’heure où le soir répand sa fraîcheur, le disque du soleil s’affaissant derrière la colline. D’un côté, la montagne, de l’autre, la mer apaisée et sans fin, au-dessus de leur tête le firmament au milieu duquel brillait une étoile solitaire.
Ils se tenaient par la main, foulant le sable dur et poli, ils sautaient par-dessus les cailloux, écrasant les coquillages. Ils pénétrèrent dans les profondeurs du roc creusées par la tempête et l’orage. Là, ils s’assirent et, les bras enlacés, s’abandonnèrent aux charmes du crépuscule à la teinte pourprée.
Ils regardèrent le ciel, semblable à un autre océan couleur de rose. Le large disque de la lune se levait déjà sur la mer. Ils écoutèrent le clapotement des vagues, les soupirs de la brise ; ils aperçurent des flammes brûlantes dans les regards qu’ils se jetaient l’un à l’autre ; alors leurs lèvres s’approchèrent et s’unirent par un baiser...
Un long, long baiser, un baiser de jeunesse, de beauté et d’amour, un baiser qui ébranle le cœur.
Ils se sentirent invinciblement attirés l’un vers l’autre, comme si leurs âmes et leurs lèvres se fussent appelées... Une fois réunies, elles adhérèrent comme des abeilles qui essaiment... Leurs cœurs étaient les fleurs d’où provenait le miel.
La mer silencieuse, l’éclat affaibli du crépuscule, le silence de la grève et des cavernes, tout cela les faisait se rapprocher davantage l’un de l’autre, comme s’il n’y eût jamais eu sous le ciel d’autre vie que la leur, et que leur vie ne pût jamais mourir.
Leurs discours ne se composaient que de paroles entrecoupées. La nuit ne leur faisait pas peur ; ils étaient en tout l’un à l’autre.
Haydée n’exigea pas de serments ; elle volait comme un oiseau à son jeune ami ; l’idée du mensonge lui était inconnue.
Elle aimait, et elle était aimée... Elle adorait, elle était adorée... Leurs âmes passionnées, absorbées l’une dans l’autre, eussent expiré dans celle ivresse si des âmes pouvaient mourir... Elle sentit son cœur battre sur celui de son bien-aimé, et elle comprit que désormais il ne pouvait plus battre isolément.
Ils étaient si jeunes, si beaux, si aimants et si faibles... C’était l’heure où le cœur est toujours plein, où il pousse à des actes que l’éternité ne peut effacer...
Depuis Adam et Ève, jamais couple plus beau n’avait enfreint la damnation éternelle... Ils avaient entendu parler des eaux du Styx, de l’enfer et du purgatoire... Mais que leur importait !
Ils se regardèrent, et leurs yeux brillaient à la clarté de la lune. Le bras de Juan est toujours enlacé à la taille d’Haydée, et le sien presse la tête de Juan... Elle boit ses soupirs et lui les siens... Ils ne forment plus qu’un murmure confus et entrecoupé... On les prendrait ainsi, demi-nus, pour un groupe antique, tout à l’amour, tout à la nature...
... Quand furent passés ces moments d’ivresse brûlante et profonde, Juan s’abandonna au sommeil dans les bras d’Haydée. Mais elle ne dormait pas... Sa tendre et énergique étreinte continuait à soutenir sa tête appuyée sur les trésors de son sein... Par intervalles, elle tournait ses regards vers le ciel, puis les reportait sur le pâle visage qu’elle réchauffait sur son cœur, son cœur débordant de joie de tout ce qu’elle avait accordé, de tout ce qu’elle accordait encore.
Quel bonheur possède celui qui voit dormir l’être qu’il aime !
Haydée, seule avec la nuit, l’océan et son amour, contemplait sans fin le sommeil de son amant. Ces étoiles innombrables qui scintillaient maintenant au ciel n’éclairaient nulle part une félicité comparable à la sienne.
Elle était l’enfant de la passion, née sous ce ciel qui rend brûlants les baisers des filles aux doux yeux de gazelle ; elle n’était faite que pour aimer, tout ce qu’on pouvait dire ou faire ailleurs n’était rien pour elle. Là battait son cœur... Elle n’avait rien d’autre à souhaiter, à espérer ni à craindre.
C’en est donc fait. Juan et Haydée ont engagé leur cœur sur ce rivage solitaire ; les étoiles ont versé leur lumière sur tant de beauté ; l’océan fut leur témoin, la caverne leur couche nuptiale... La solitude a été leur prêtre. Et voilà qu’ils sont époux, et qu’ils sont heureux...
Redoublant d’imprudence à chaque visite nouvelle, Haydée oubliait que l’île appartenait à son père, le pirate.
Ce bon vieux gentilhomme avait été retenu par les vents et les vagues, ainsi que par quelques captures importantes... Une tempête avait tempéré sa joie en faisant sombrer l’une de ses prises... Il avait enchaîné ses captifs, les avait divisés en lots et numérotés comme des chapitres d’un livre. Chacun valait de dix à cent dollars par tête.
Il disposa des uns à la hauteur du cap Matapan, parmi ses amis les Méinotes ; il en vendit d’autres à ses correspondants de Tunis, à l’exception d’un homme qui, étant vieux et ne trouvant point d’acquéreur, fut jeté à la mer. Quelques-uns des plus riches furent mis à la cale pour être échangés plus tard contre une rançon.
Il disposa de la même manière des marchandises ; il s’en défit dans certains marchés du Levant. Toutefois il réserva un grand nombre d’objets de goût féminin : étoffes de France, dentelles, des pinces, une théière, des guitares et des castagnettes d’Alicante, tous articles volés pour sa fille par le meilleur des pères.
Il réserva aussi un singe, un mâtin de Hollande, une guenon, deux perroquets, une chatte de Perse, ainsi qu’un chien terrier qui avait appartenu à un Anglais. Il fit enfermer toute cette ménagerie dans une cage d’osier.
PLANCHE IX
Horace Vernet.—DON JUAN FOUDROYÉ
Ayant besoin de réparer son navire, il revint enfin dans son île et débarqua dans le havre, situé au côté opposé de la grève aux écueils.
Il gravit la colline et apercevant la fumée de son toit se sentit joyeux. Lambro, c’était son nom, aimait fort son enfant.
Comme il approchait, il distingua à travers les feuillages qui ombrageaient sa maison des figures en mouvement, des armes étincelantes et des vêtements aux couleurs variées.
Étonné de ces indices d’oisiveté, il entendit encore les sons d’un violon. Il reconnut aussi un flageolet et un tambour, puis des éclats de rire.
Sur la pelouse, il aperçut alors ses domestiques dansant ainsi que des derviches qui tournent sur un pivot.
Plus loin, c’étaient des troupes de jeunes Grecques, dont la plus grande agitait en l’air un mouchoir blanc ; les autres se tenaient par la main, et leurs longs cheveux châtains flottaient sur leur cou d’albâtre... Elles chantaient et bondissaient en cadence...
Ici des groupes joyeux commençaient à dîner ; on voyait des pilafs et des mets de toutes sortes, des flacons de vins de Samos et de Scio et des sorbets rafraîchis dans des vases poreux...
Une troupe d’enfants ornait de fleurs, les cornes vénérables d’un vieux bouc blanc.
Ailleurs un bouffon, au milieu d’un cercle de vieillards, racontait des histoires merveilleuses.
Lambro vit tout cela avec une certaine aversion. Pourquoi s’amusait-on ainsi en son absence ? Il redoutait fort l’enflure de ses comptes de dépenses hebdomadaires.
Néanmoins il évita d’entrer en fureur, il s’avança et frappa sur l’épaule du premier convive qui lui tomba sur la main—avec un certain sourire qui n’annonçait, à la vérité, rien de bon—et lui demanda ce que voulaient dire ces réjouissances.
Le Grec emplit un verre de vin et, sans tourner la tête, le lui présenta par-dessus l’épaule.
« On s’altère à parler, fit-il, je n’ai pas de temps à perdre. »
Un second ajouta :
« On dit que notre vieux maître est mort. Adressez-vous à notre maîtresse, qui est héritière. »
« Notre maîtresse, reprit un troisième, vous voulez dire notre maître, pas l’ancien, le nouveau ! »
Ces coquins, étant nouveau venus, ne savaient pas à qui ils parlaient. Une ombre passa dans les yeux de Lambro ; mais, se ressaisissant, il demanda à l’un d’eux de vouloir bien lui apprendre le nom et les qualités de son nouveau patron, qui, suivant les apparences, avait fait passer Haydée à l’état d’épouse.
« J’ignore, dit le drôle, qui il est et d’où il vient, et ne me soucie guère de le savoir. Mais je sais que voici un chapon rôti, merveilleusement gras... Si cela ne vous suffit pas, adressez-vous à mon voisin... C’est un bavard émérite. »
Lambro ne fit pas d’autres questions, mais s’avança vers la maison par un chemin dérobé. Nul ne faisait attention à lui. Il entra inaperçu par une porte secrète.
Don Juan et Haydée étaient à table dans toute leur beauté et leur splendeur ; devant eux un meuble incrusté d’ivoire, splendidement servi, et, autour de la salle, se tenaient rangées de belles esclaves. La vaisselle était d’or et d’argent, incrustée de pierreries. La partie la moins précieuse du service se composait de nacre, de perles et de corail.
Le dîner comprenait une centaine de plats. On y voyait des mets de toutes sortes, des soupes au safran et des ris de veau, de l’agneau et des noix de pistache ; des poissons gigantesques. La boisson consistait en divers sorbets de raisin, d’orange et de jus de grenade exprimé à travers l’écorce.
Des fruits et des gâteaux de dattes terminèrent le repas, puis fut servie la fève de Moka en de petites tasses de porcelaine de Chine. Dans le café on avait fait bouillir du clou de girofle, de la cannelle et du safran.
Haydée et Juan posaient leurs pieds sur un tapis de satin cramoisi, bordé de bleu pâle ; les coussins du sofa étaient de velours écarlate rehaussé au centre d’un soleil d’or.
Le cristal et le marbre, l’or et la porcelaine étalaient partout leur splendeur ; des nattes indiennes et des tapis de Perse couvraient le carreau ; des gazelles et des chats, des nains et des nègres et encore d’autres créatures qui gagnaient leur vie en qualité de ministres et de favoris gisaient çà et là, aussi nombreux qu’à la foire.
Haydée portait deux jelicks. Sous sa chemise légère nuancée d’azur, de rose et de blanc, son sein se soulevait comme une légère vague... La gaze blanche rayée qui formait sa ceinture flottait autour d’elle comme un nuage diaphane autour de la lune.
Un large bracelet d’or sans fermoir pressait chacun de ses bras charmants ; le métal en était si fin que la main l’élargissait sans effort et qu’il s’adaptait de lui-même au bras qui lui servait de moule. Il adhérait à ces contours ravissants comme s’il eût craint de s’en séparer, et jamais on ne vit métal plus pur ceindre une peau plus blanche.
Une semblable ceinture d’or, fixée autour de son cou-de-pied, annonçait sa dignité de souveraine du territoire. Douze anneaux brillaient à ses doigts. Des pierreries étoilaient sa chevelure. La soie orange de son pantalon turc flottait sur la plus jolie cheville du monde.
Les vagues de ses longs cheveux châtains ondoyaient jusqu’à ses talons.
Haydée créait autour d’elle une atmosphère de vie. L’air était plus léger, éclairé par ses yeux suaves et purs. En sa présence, on sentait pouvoir s’agenouiller sans idolâtrie.
Juan portait un châle noir et or, un turban roulé en plis gracieux ceignait sa tête ; une aigrette d’émeraude entremêlée des cheveux d’Haydée surmontait un croissant mobile qui jetait une lumière resplendissante.
Leur cour les divertissait : c’étaient des nains, des eunuques noirs, des jeunes danseuses demi-nues et un certain poète. Ce dernier, payé pour satiriser ou aduler, jouissait de quelque célébrité. Caméléon fieffé, il était, en compagnie, un drôle assez agréable.
Quand tout ce monde eut été congédié, Haydée et Juan se retrouvèrent seuls en la douce société de leurs cœurs.
Être seuls, pour eux, c’était un autre éden. Ils ne s’ennuyaient que lorsqu’ils n’étaient point ensemble. Chacun d’eux était le miroir de l’autre.
Ils étaient encore enfants, et enfants ils auraient toujours été. Ils n’étaient pas faits pour remplir un rôle agité sur l’ennuyeuse scène du monde réel, mais comme deux êtres nés du même ruisseau, la nymphe et son bien-aimé, pour passer, invisibles, leur vie charmante dans les eaux et parmi les fleurs, sans connaître jamais le poids des heures humaines...
Plusieurs lunes s’étaient succédé et avaient retrouvé ces mêmes amants dont elles avaient éclairé les premières joies. Cet écueil de l’amour, la possession, était pour eux un charme qui ajoutait chaque jour à leur tendresse... Aimer était leur nature et leur destinée.
Ce soir-là, pendant qu’ils considéraient le crépuscule, un tremblement leur vint et traversa la félicité de leur cœur... Un secret pressentiment les saisit tous deux... Les grands yeux noirs et prophétiques d’Haydée semblèrent se dilater et suivre le départ du soleil lointain, comme si son disque allait emporter dans sa fuite leur dernier jour de bonheur... Juan regardait Haydée comme pour l’interroger sur le destin...
Mais ils bannirent par un baiser la sinistre augure...
Dans les bras l’un de l’autre, pourquoi ne moururent-ils pas à cet instant ? Ils étaient nés pour vivre ensemble au fond des bois ; ils n’étaient pas faits pour habiter ces solitudes peuplées qu’on nomme la société, habitacles de la haine, du vice et des soucis.
Joue contre joue, dans un sommeil enchanteur, Haydée et Juan reposaient donc. De moment en moment quelque chose faisait tressaillir Don Juan, un frémissement parcourait tous ses membres ; parfois les douces lèvres d’Haydée murmuraient, comme un ruisseau, une musique sans paroles, et ses traits charmants étaient agités par ses rêves, comme des feuilles de rose par le souffle de la brise.
Elle rêvait qu’elle était seule sur le rivage de la mer, enchaînée à un rocher ; elle ne pouvait se détacher de ce lieu, et le mouvement des flots augmentait, et les vagues s’élevaient autour d’elle, terribles, menaçantes et dépassaient sa lèvre supérieure, si bien qu’elle ne pouvait plus respirer. Bientôt elles mugirent, écumantes, au-dessus de sa tête. Chacune d’elles semblait devoir la noyer, et cependant elle ne pouvait pas mourir.
Et puis elle fut délivrée de ce supplice. Et alors elle marcha sur la pointe des rocs, les pieds couverts de sang. Mais elle tombait à chaque pas... Devant elle roulait, enveloppé d’un linceul, quelque chose qu’elle se sentait forcée de poursuivre malgré son effroi, quelque chose de blanc qu’elle ne pouvait pas distinguer... Elle cherchait à le prendre et à l’étreindre, mais cela lui échappait toujours...
La scène changea. Elle se trouva dans une caverne dont les parois étaient tapissées de stalactites, vaste salle taillée par les siècles que venaient laver les vagues et que visitaient les veaux marins. Sa chevelure ruisselait, et les prunelles de ses yeux semblaient fondues en larmes qui, tombant sur les pointes des rochers, se cristallisaient soudain...
Et à ses pieds, froid, inanimé, pâle comme l’écume qui couvrait son front livide, Juan gisait, et rien ne pouvait ranimer le battement de son cœur éteint...
Mais en regardant le mort, elle crut voir ses traits s’évanouir et faire place à d’autres qui lui rappelaient ceux de son père... Peu à peu la ressemblance avec Lambro devint frappante. Oui, c’était bien son regard perçant... Haydée s’éveilla, tressaillit et vit... Puissance du ciel ! Son père était là qui les fixait, elle et son amant !
Au cri douloureux d’Haydée, Juan s’était élancé et la reçut dans ses bras. Puis il saisit son sabre suspendu à la muraille pour exercer à l’instant sa vengeance contre celui qui causait tout ce désordre. Alors Lambro, qui jusque-là avait gardé le silence, sourit avec mépris et dit :
« Je n’ai qu’un mot à prononcer pour que paraissent mille cimeterres prêts à frapper. Remets, jeune homme, dans le fourreau ton épée impuissante. »
Haydée s’élança dans ses bras.
« Juan, c’est Lambro, c’est mon père ! Fléchis le genou avec moi. Il nous pardonnera, j’en ai la certitude. O mon père bien-aimé ! Dans cette angoisse de joie et de douleur, je baise avec transport le bord de ton vêtement... Fais de moi ce que tu voudras, mais épargne ce jeune homme ! »
Le vieillard demeura calme et altier.
« Jeune homme, ton épée ? dit-il encore une fois à Don Juan.
— Jamais ! Tant que ce bras sera libre ! »
Le visage du vieillard pâlit, mais non de crainte et, tirant un pistolet de sa ceinture, il reprit :
« Que ton sang retombe sur sa tête ! »
Puis il examina attentivement la pierre, comme pour s’assurer si elle était en bon état—il en avait depuis peu fait usage—et se mit tranquillement à armer son pistolet.
Enfin il ajusta.
Mais Haydée se jeta au-devant de son amant, et non moins résolue que son père :
« Que la mort descende sur moi ! s’écria-t-elle. La faute est à moi seule. La mer l’avait porté sur ce fatal rivage. Il ne le cherchait pas. Je lui ai engagé ma foi : je l’aime, je mourrai pour lui. Je connais votre caractère inflexible ; connaissez celui de votre fille ! »
Ils se regardèrent, et dans leur regard brillait la même expression. Vrai lion, vraie lionne, ils étaient l’un et l’autre capables de se venger.
Le père, après une hésitation, remit le pistolet à sa ceinture. Puis il resta immobile, les yeux fixés sur sa fille, comme s’il eût voulu lire au fond de son âme :
« Ce n’est pas moi, dit-il enfin, qui ai voulu la perte de cet étranger... Bien peu supporteraient un pareil outrage et s’abstiendraient de verser le sang... Mais il faut que je fasse mon devoir... Par la manière dont tu as rempli le tien, le présent est garant du passé... Qu’il dépose son arme, ou, par la tête de mon père, la sienne va rouler devant toi comme une boule ! »
En achevant ces mots, il leva son sifflet et en tira un son aigu. Un autre sifflet lui répondit et, au même instant, s’élancèrent en désordre une vingtaine d’hommes.
« Arrêtez ou tuez ce Franc ! » leur cria-t-il.
En même temps, par un mouvement brusque, il écarta sa fille et, pendant qu’il la retenait, ses gens s’interposèrent entre elle et Don Juan.
La bande des pirates s’élança sur sa proie, mais le premier tomba l’épaule droite à demi séparée du tronc. Le second eut le visage fendu en deux, mais le troisième, vieux sabreur plein de sang-froid, para les coups avec son coutelas qu’il mania si bien qu’en un clin d’œil il étendit Don Juan à ses pieds, perdant un ruisseau de sang par deux blessures profondes, l’une au bras, l’autre à la tête.
Alors on le garrotta sur place et on l’emporta hors de l’appartement. Le vieux Lambro donna ordre qu’il fût conduit au rivage, où deux navires devaient mettre à la voile à neuf heures.
On le jeta dans une chaloupe, puis on le déposa à bord de l’une des deux galiotes, sous une méchante écoutille.
Haydée n’était pas de ces femmes qui pleurent, se désolent, s’emportent, puis se calment et se laissent dompter par ceux qui les entourent. Sa mère était une Maure de Fez, cet éden du désert : elle avait eu pour douaire la beauté et l’amour, et la passion dormait dans ses grands yeux noirs comme un lion auprès d’une source. Sa fille était formée d’un rayon plus doux, mais exaltée par le désespoir, elle sentit bouillonner dans ses veines le feu de son sang numide.
Sa dernière vision était celle de Juan couvert de blessures et écrasé par ses ennemis... Elle poussa un gémissement convulsif, après quoi ses mouvements cessèrent, et elle tomba dans les bras de son père.
Une veine s’était rompue dans sa poitrine ; ses lèvres charmantes s’étaient teintées de sang ; sa tête se penchait comme un lis surchargé de pluie. On appela ses femmes qui, les yeux baignés de pleurs, transportèrent leur maîtresse sur sa couche. Elles essayèrent toute leur provision d’herbes et de cordiaux, mais tous les soins furent inutiles : on eût dit que la vie ne pouvait la retenir ni la mort la détruire.
Elle resta des jours entiers dans le même état. Elle était froide, et son cœur ne battait pas, mais ses lèvres avaient conservé leur vermillon, et ses traits si doux n’avaient pas cessé de refléter son âme.
L’amour se retrouvait encore sur ce cher visage, mais comme dans le marbre taillé par un habile ciseau : la Vénus éternelle, le Laocoon ou l’Agonie du Gladiateur.
Elle s’éveilla à la fin. On eût dit le réveil d’une morte, car la vie lui semblait une nouvelle chose, une sensation inconnue éprouvée malgré elle. Les objets frappaient sa vue sans réveiller aucun souvenir en elle. Et cependant le poids douloureux pesait toujours sur son cœur !
Elle ne parlait point. Sa respiration seule indiquait qu’elle avait quitté la tombe.
Un jour cependant, ses yeux qu’on voulait rappeler aux pensées d’autrefois s’animèrent d’une effrayante expression.
Et alors une esclave lui parla d’une harpe. Le harpiste vint et accorda son instrument. Aux premières vibrations irrégulières et aiguës, elle fixa un instant sur lui ses yeux étincelants, puis se retourna vers la muraille comme pour écarter des souvenirs trop douloureux. Mais lui, d’une voix plaintive et lente, avait commencé un chant insulaire, un chant des anciens Grecs, avant que la tyrannie n’eût tout étouffé.
Aussitôt ses doigts amaigris battirent la mesure contre le mur. Alors le musicien changea de sujet et chanta l’amour. À ce nom redoutable, tous ses souvenirs s’éveillèrent soudain. Le rêve se fixa de ce qu’elle avait été, et elle comprit en même temps ce qu’elle était devenue... Les nuages qui avaient assombri sa conscience se fondirent en un torrent de larmes.
La pensée était revenue trop tôt, et elle agita son cerveau jusqu’au délire. Elle se leva comme si elle n’avait jamais été malade, et elle regardait comme des ennemis tous ceux qu’elle rencontrait... Mais on ne l’entendit pas articuler une protestation ni un cri... Rien ne put lui faire reconnaître la figure de son père.
Elle refusait la nourriture et le vêtement ; tous les moyens employés à cet égard avaient été inutiles. Ni le temps, ni le changement de lieux, ni les soins, ni les secours de l’art ne pouvaient procurer le sommeil à ses sens. Elle semblait avoir pour toujours perdu la faculté de dormir.
... Douze jours et douze nuits, elle languit ainsi. Enfin, sans un gémissement, sans un soupir, sans un regard d’agonie, elle rendit l’âme. Ceux qui veillaient près d’elle ne s’en aperçurent que quand l’ombre qui couvrait déjà son gracieux visage se fut étendue sur ses yeux si purs, si beaux, si noirs. Oh ! avoir brillé d’une telle splendeur et puis s’éteindre !
** CHAPITRE IV
***LA SULTANE GULBEYAZ
Esclave.—Récit du bouffon.—Enchaîné à la jolie Romagnole.—La vente au marché des esclaves.—Rencontre de Johnson.—L’achat.—Au palais du sultan.—Juan habillé en femme.—Au sérail.—La sultane amoureuse.—Vaines avances.—Arrivée du Sultan.—Gulbeyaz se retire.
Blessé, enchaîné, claquemuré, il s’écoula plusieurs jours avant que Don Juan pût se rappeler le passé. Quand la mémoire lui revint, il se vit en pleine mer, courant sous le vent, filant six nœuds à l’heure, et devant lui les rivages d’Ilion. En tout autre temps, il eût éprouvé du plaisir à les considérer.
On avait permis à Don Juan de sortir de son étroite prison, mais il comprit qu’il était esclave. Ses yeux parcoururent tristement le vaste azur des flots. Affaibli par la perte de son sang, c’est à peine s’il put articuler quelques questions. Les réponses qu’on lui fit ne lui procurèrent pas de renseignements sur sa situation passée ou présente.
Il remarqua quelques-uns de ses compagnons de captivité, des Italiens. C’était une troupe de chanteurs qui se rendaient en Sicile pour y jouer l’opéra. Ayant fait voile de Livourne, ils avaient été, non pas attaqués par un pirate, mais vendus par leur imprésario à un prix exorbitant.
« Notre machiavélique imprésario, raconta le bouffon de la troupe qui avait conservé toute sa bonne humeur, fit à la hauteur de je ne sais quel promontoire des signaux à un brick inconnu. Corpo di Caio Mario ! Nous fûmes sans autre forme de procès transférés à son bord. Il est vrai que si le Sultan a du goût pour le chant nous aurons bientôt rétabli nos affaires.
« La prima donna, bien que prématurément enlaidie par une vie dissipée et sujette au rhume quand la salle est clairsemée, a encore quelques bonnes notes ; la femme du ténor, dépourvue de voix, présente un aspect agréable. Le dernier carnaval, elle fit à Bologne un certain bruit : n’enleva-t-elle pas le comte César Cigogna à une vieille princesse romaine ?
« Et puis nous avons des danseuses : la Nini qui a plusieurs cordes à son arc, toutes lucratives ; cette petite rieuse de Pelegrini qui eut aussi son succès au carnaval, mais elle a tout mangé des cinq cents zecchini qu’elle gagna ; et puis encore la Grotesca : celle-là, partout où les hommes ont de l’âme et du corps, elle est sûre de faire son chemin : quelle danseuse !
« Quant aux figurantes, elles ressemblent à toutes celles de la clique : par-ci par-là une jolie personne dont la vue peut séduire ; le reste est tout au plus bon pour la foire. Il y en a bien une, avec sa mine sentimentale, qui pourrait faire quelque chose, mais elle danse roide comme une pique !
« Pour les hommes, le musico n’est qu’une vieille casserole fêlée. Possédant une qualification spéciale, il pourra montrer sa face au sérail et y obtenir une place de domestique. Je n’ai pas grande confiance dans son chant. Parmi tous ces individus de troisième sexe que fait le Pape chaque année, on aurait de la peine à trouver trois gosiers parfaits.
« La voix du ténor est gâtée par une affectation déplorable et quant à la basse c’est une brute qui ne fait que beugler. À l’entendre vous diriez un âne qui s’exerce au récitatif.
« Il ne m’appartient pas de m’estimer moi-même. Quoique jeune, je distingue, monsieur, que vous avez voyagé. Avez-vous entendu parler de Raucocanti ? C’est moi-même. Peut-être un jour m’entendrez-vous.
« J’oubliais le baryton. C’est un joli garçon, mais gonflé d’amour-propre. À peine ferait-il un bon chanteur de rues. Dans les rôles d’amoureux, au lieu de cœur, il montre ses dents. »
L’éloquent récit de Raucocanti fut interrompu à cet instant par les pirates qui, à heure fixe, venaient inviter les captifs à rentrer au cabanon.
Le lendemain, dans les Dardanelles, ils apprirent que, par mesure de précaution, ils seraient enchaînés deux par deux, homme à homme, femme à femme, en attendant la vente au marché de Constantinople.
On avait d’abord hésité à considérer le soprano comme du sexe masculin ou féminin, mais après délibération il avait été rangé du côté des dames. Chaque sexe se trouvait ainsi être représenté en nombre impair. Il fallut donc appareiller un homme avec une femme. Cet homme, par la fatalité, se trouva être Don Juan, et sa compagne une bacchante au visage frais et brillant.
Elle avait des yeux de charbon à travers lesquels on lisait un grand désir de plaire.
Mais les regards de la jolie Romagnole laissaient Don Juan indifférent. Il la considérait d’un œil terne et mort.
Ni sa main qui touchait la sienne, ni les autres parties de son corps charmant qui frôlaient sans cesse le sien, puisqu’ils étaient étroitement enchaînés, ne pouvaient seulement faire battre son pouls plus vite.
L’épreuve était difficile, mais Don Juan en sortit victorieux.
Le vaisseau jeta donc l’ancre sous les murs du sérail. Sa cargaison fut débarquée et amenée au marché. Des Géorgiens, des Russes, des Circassiens s’y trouvaient déjà.
Quelques-unes se vendirent cher. On donna jusqu’à quinze cents dollars d’une jeune Circassienne, fille charmante et d’une virginité garantie. Sa vente désappointa plus d’un des enchérisseurs à onze et douze cents dollars. Mais chacun se tut quand on sut que c’était pour le compte du sultan.
Un lot de douze négresses de Nubie fut vendu à un prix qu’elles n’auraient certes point obtenu sur un marché des Indes occidentales.
Quant à notre troupe, elle fut achetée au détail, les uns par des pachas, d’autres par des Juifs ; ceux-ci pour les fardeaux, ceux-là, renégats, pour de meilleures fonctions. Les femmes qui avaient été groupées ensemble eurent leur tour. Celle-ci devait devenir une maîtresse, celle-là une quatrième épouse, cette autre une victime..., etc...
Juan était jeune et plein d’espoir et de santé, comme on l’est à son âge. De temps à autre une larme furtive sillonnait sa joue. Le sang qui avait coulé de ses blessures l’avait un peu déprimé. Et puis perdre une grande fortune, une maîtresse et une position si confortable pour être mis en vente parmi les Turcs !
Au total, son attitude était néanmoins calme. La splendeur de son vêtement, dont il avait conservé quelques restes, attirait les regards sur lui. On devinait à sa mine qu’il était au-dessus du vulgaire. Et puis, malgré sa pâleur, Don Juan était si beau !
Parmi tous les hommes à vendre se trouvait non loin de lui un personnage robuste et bien taillé, avec des yeux d’un gris foncé où se peignait la résolution.
Une écharpe tachée de sang soutenait l’un de ses bras.
« Mon enfant, dit-il à Don Juan, parmi tout cet assemblage de pauvres diables avec lesquels le sort nous a confondus, il n’y a de gens comme il faut que vous et moi, ce me semble. Faisons donc connaissance. De quelle nation êtes-vous donc ? je vous prie.
— Je suis Espagnol.
— Je pensais en effet que vous ne pouviez être Grec. Ces chiens serviles n’ont pas tant de fierté dans le regard. La fortune nous a joué un vilain tour, mais c’est sa manière d’en user avec les hommes pour les éprouver. Tenez, moi, faisant dernièrement le siège d’une ville par ordre de Souvarow, au lieu de prendre Widdin, j’ai été pris.
— Mon histoire, dit Don Juan, est longue et douloureuse... J’aimais une jeune fille... »
Il s’arrêta, et son regard était rempli de tristesse.
« Je me doutais, reprit l’étranger, qu’il y avait une femme dans votre affaire. Ce sont là des choses qui demandent une larme. J’ai pleuré le jour où ma première femme est morte ; j’en ai fait autant quand ma seconde a pris la fuite ; ma troisième...
— Votre troisième ! Vous pouvez à peine avoir trente ans, et vous avez déjà trois femmes.
— Je n’en ai que deux vivantes...
— Et votre troisième ? que fit-elle ? vous a-t-elle quitté aussi, monsieur ?
— Non, c’est moi qui l’ai quittée...
— Vous prenez froidement les choses.
— Il y a encore des arc-en-ciel dans votre firmament ; tous les miens ont disparu. Le temps décolore peu à peu les illusions... En attendant, je ne serais pas fâché que quelqu’un nous achetât. »
En ce moment un personnage noir du genre neutre et du troisième sexe s’avança et parut examiner les captifs, leurs âges et leurs mérites avec un soin minutieux.
Puis l’eunuque entama le marchandage avec le trafiquant. Ils débattirent les prix, contestèrent, jurèrent comme s’il se fût agi d’un âne ou d’un veau.
Enfin ils tirèrent leurs bourses en rechignant, comptèrent les sequins et paras, puis le marchand donna son reçu et s’en fut dîner.
L’acquéreur de Juan et de sa nouvelle connaissance les conduisit vers une barque dorée. La traversée fut brève. Ils s’arrêtèrent bientôt dans une petite anse, au pied d’un mur ombragé de hauts cyprès.
Une petite porte de fer s’ouvrit, et ils s’avancèrent à travers un taillis flanqué de chaque côté de grands arbres, puis des bosquets d’orangers et de jasmins.
« Assommer ce vieux noir et puis décamper serait vite fait, dit soudain Juan à son compagnon.
— Mais comment sortir d’ici ensuite ? en quelle tanière nous réfugier ? »
Un vaste édifice à ce moment s’offrit à leur vue. Cela leur donna du réconfort. Ils avaient faim, ils sentaient déjà un agréable fumet de sauce, de rôtis, de pilafs.
« Au nom du ciel, reprit l’étranger, tâchons d’avoir à manger maintenant et puis, s’il faut faire du tapage, je suis votre homme ! »
Leur guide frappa à la porte. Ils se trouvèrent dans une salle vaste et magnifique où se déployait toute la pompe d’un luxe asiatique. Ils la traversèrent, puis une suite d’appartements silencieux où ne résonnait que le bruit d’un jet d’eau sur un bassin de marbre. Parfois cependant une porte s’ouvrait, et une tête de femme jetait un coup d’œil furtif et curieux.
Enfin ils arrivèrent dans une partie retirée du palais où l’écho se réveillait comme d’un long sommeil. L’œil était émerveillé de l’opulence de cette salle fastueuse, du nombre immense d’objets inutiles qui s’y trouvaient. Les sofas étaient si précieux que c’était vraiment un péché que de s’y asseoir ; les tapis d’un travail si rare que l’on eût souhaité pouvoir glisser dessus comme un poisson doré.
Le noir, peu étonné de ce qui faisait la stupeur des deux esclaves, ouvrit un meuble et en tira un grand nombre de vêtements propres à habiller un musulman du plus haut parage.
Il offrit d’abord un manteau candiote et un pantalon pas tout à fait assez étroit pour crever au plus corpulent des deux compagnons. Il compléta cet attirail de dandy turc par un châle de cachemire, des pantoufles jaunes et un joli poignard.
En même temps Baba, c’était le nom du noir, leur faisait ressortir les immenses avantages qu’ils finiraient par obtenir pourvu qu’ils suivissent la voie que la fortune semblait leur montrer si clairement ; il ne leur cacha pas toutefois qu’ils amélioreraient beaucoup leur condition s’ils consentaient à se faire circoncire.
« Monsieur, répondit poliment l’étranger, aussitôt que j’aurai eu l’avantage de souper, j’examinerai si votre proposition est de nature à être acceptée... »
Mais Juan paraissait fort vexé qu’une pareille invite lui eût été faite :
« Que je meure si j’en fais jamais rien ! dit-il. J’aimerais mieux me faire circoncire la tête ! »
Baba regarda Juan et lui dit :
« Ayez la bonté de vous habiller. »
En même temps il lui montrait un délicieux costume féminin, costume qu’une princesse eût peut-être été charmée de revêtir, mais Juan, qui ne se sentait pas en veine de mascarade, repoussa ces oripeaux du bout de son pied de chrétien.
« Mon vieux monsieur, répondit-il au nègre, je ne suis pas une dame.
— J’ignore ce que vous êtes et ne me soucie pas de le savoir, reprit Baba, mais veuillez faire ce que je vous prescris. Si vous vous avisez d’insister sur votre sexe, j’appellerai des gens qui auront vite fait de ne vous en laisser aucun ! »
Juan soupira et, tout en soupirant, passa un pantalon de soie couleur de chair ; puis on lui attacha une ceinture virginale recouvrant une fine chemise aussi blanche que du lait. Il trébucha dans son jupon, mais tant bien que mal passa ses deux bras dans les manches d’une robe.
Sur l’invitation de Baba il avait peigné sa tête et l’avait parfumée d’huile. On la couvrit de fausses tresses entremêlées de bijoux selon la mode. Sa toilette fut complétée par quelques coups de ciseaux, du fard et des frisures.
Baba frappa dans ses mains, et quatre noirs se présentèrent.
« Vous, monsieur, dit Baba au compagnon de Don Juan, vous allez accompagner ces messieurs à table, et vous, la digne nonne chrétienne, vous allez me suivre. Pas de plaisanteries, s’il vous plaît. Croyez-vous être dans la tanière d’un lion ? Vous êtes dans un palais où le vrai sage peut prendre un avant-goût du paradis du Prophète.
— Je veux bien vous suivre, dit Juan, mais j’aurais bientôt rompu le charme si quelqu’un s’avisait de me prendre pour ce que je parais. J’espère, dans l’intérêt de vos gens, que ce déguisement ne donnera lieu à aucune méprise.
— Adieu, dit à Juan son compagnon. Nous voici transformés, moi en musulman, vous en jeune fille, par la puissance de ce vieux magicien nègre. Conservez votre honneur intact, bien qu’Ève elle-même ait succombé.
— Soyez tranquille, le Sultan lui-même ne m’enlèvera pas, à moins que Sa Hautesse ne promette de m’épouser. Bon appétit ! »
Ainsi ils se séparèrent, et chacun sortit par une porte différente. Baba conduisit Juan de chambre en chambre, jusqu’à ce qu’ils fussent en face d’un portail gigantesque qui élevait de loin, dans l’ombre, sa masse hardie et colossale. L’air était embaumé de parfums délicieux. On eût dit qu’ils approchaient d’un lieu saint, car tout était vaste, calme, odorant et divin.
Deux nains firent pivoter la vaste porte. Au moment d’entrer, Baba crut pouvoir donner encore à Juan quelques légers avis :
« Si vous pouviez modifier un peu cette démarche mâle et majestueuse, vous feriez tout aussi bien. Balancez-vous légèrement. Enfin tâchez de prendre un air un peu modeste. Les yeux des muets sont ici comme des aiguilles et peuvent pénétrer à travers ces jupons. Le Bosphore profond n’est pas loin ; que si votre déguisement venait à être découvert, nous pourrions bien, vous et moi, avant le lever de l’aurore, effectuer le voyage de la mer de Marmara sans bateau et cousus dans des sacs... Ce mode de navigation se pratique fort couramment par ici... »
Sur cet encouragement il introduisit Don Juan dans une pièce plus magnifique encore que la dernière. C’était une confusion d’or et de pierreries.
Dans ce salon impérial, à quelque distance, à demi couchée sous un dais, avec l’assurance d’une reine, reposait une femme. Baba s’arrêta et s’agenouilla devant elle, tout en invitant Juan à en faire autant.
Le cérémonial accompli, elle se leva, de l’air de Vénus sortant des flots. Son regard éclipsait l’éclat de toutes les pierreries. Elle fit signe de son bras nu à Baba d’approcher et s’entretint quelques instants avec lui, montrant Juan.
C’était une femme altière et magnifique qui pouvait être dans sa vingt-sixième année.
Elle adressa quelques mots à ses suivantes, qui formaient un chœur de dix à douze jeunes filles, toutes vêtues de la même manière que Juan.
Les charmantes nymphes firent leur révérence et s’éloignèrent.
Alors Baba fit signe à Juan d’approcher et lui ordonna pour la deuxième fois de se mettre à genoux et de baiser le pied de la dame. À cet ordre, Juan se leva de toute sa hauteur et déclara qu’il était fâché, mais qu’il ne baiserait jamais d’autre chaussure que celle du pape !
Baba lui fit, mais en vain, de vertes remontrances. Il se laissa même aller à de claires allusions au fatal lacet. Mais Don Juan n’était pas homme à s’humilier.
Voyant qu’il était inutile d’insister, Baba lui proposa de baiser la main de ta dame.
Quoique de mauvaise grâce, Juan accepta ce compromis diplomatique. Et jamais cependant sa lèvre ne s’était posée sur des doigts mieux nés ou plus beaux.
La dame, ayant longuement considéré Juan de la tête aux pieds, intima à Baba l’ordre de se retirer, ordre que le nègre exécuta à la perfection. Il était homme habitué à battre en retraite, à comprendre à demi-mot. Il souffla à Juan de ne rien craindre, lui jeta un sourire et prit congé d’un air satisfait comme s’il venait d’accomplir une bonne action.
Dès qu’il fut sorti, il se fit un changement soudain dans la physionomie de la dame. Son front brillant rayonna d’une émotion étrange. Le sang colora ses joues d’un rouge vif, et dans ses grands yeux se peignit un mélange de volupté et d’orgueil.
Sa taille avait une merveilleuse élégance souple, ses traits la douceur de ceux du Diable quand il s’avisa de tenter Ève... Son sourire était hautain ; une volonté despotique perçait jusque dans ses petits pieds ; on eût dit qu’ils avaient la conscience de son rang et qu’ils ne marchaient que sur des têtes prosternées. Enfin, pour compléter son air imposant, un poignard brillait à sa ceinture... Tout annonçait en elle l’épouse du Sultan.
En se rendant au marché elle avait aperçu Juan. C’était le dernier de ses caprices. Elle avait sur-le-champ donné ordre de l’acheter, et Baba avait été chargé de le lui conduire avec toutes les précautions.
« Chrétien, sais-tu aimer ? » dit-elle d’un ton condescendant à l’esclave devenu sa propriété.
Juan, l’âme pleine encore d’Haydée et de son île, sentit le sang généreux qui colorait son visage refluer à son cœur. Ces paroles le percèrent jusqu’au fond de l’âme. Il ne répondit mot, mais fondit en larmes.
Gulbeyaz, la sultane, en fut choquée, gênée... Elle eût bien voulu le consoler, mais ne savait comment... Elle attendit que la tristesse de Juan se fût dissipée...
Alors, d’un air tout à fait impérial, elle posa sa main sur la sienne, et, fixant sur lui ses yeux, elle chercha dans les siens un amour qu’elle n’y trouva pas. Son front se rembrunit... Elle se leva néanmoins, et après un moment de chaste hésitation se jeta dans ses bras et y demeura immobile.
L’épreuve était périlleuse, et Juan le sentit. Mais il était cuirassé par la douleur, la colère et l’orgueil. Il dégagea doucement les beaux bras nus qui le pressaient et fit asseoir Gulbeyaz, faible et languissante, à son côté. Puis il se leva et s’écria :
« L’aigle captif refuse de s’accoupler. Et moi je ne veux pas servir les caprices sensuels d’une sultane. Tu me demandes si je sais aimer. Juge à quel point j’ai aimé, puisque je ne t’aime pas ! Sous ce lâche déguisement, la quenouille et les fuseaux peuvent seuls me convenir... Ton pouvoir est grand. Mais c’est en vain que les fronts s’inclinent autour d’un trône, en vain que les genoux fléchissent, en vain que les yeux veillent, que les membres obéissent, nos cœurs demeurent à nous seuls. »
La fureur de Gulbeyaz à cette réponse ne dura qu’une minute, et cela fut heureux. Un moment de plus l’eût tuée. Sa colère fut comme un coup d’œil jeté sur l’enfer.
Sa première pensée avait été de couper la tête à Juan ; la seconde, de se borner à couper court à sa connaissance ; la troisième, de lui demander où il avait été élevé ; la quatrième, de l’amener à repentance par la raillerie ; la cinquième, d’appeler ses femmes et de se mettre au lit ; la sixième, de se poignarder ; la septième, de condamner Baba à la bastonnade... Mais sa dernière ressource fut de se rasseoir et de pleurer, cela va sans dire.
Juan fut ému. Il avait déjà pris son parti d’être empalé ou coupé par morceaux pour servir de nourriture aux chiens, jeté aux lions ou donné en amorce aux poissons. Il se demanda, à la vue de ces larmes, comment il avait pu être si cruel et se mit à bégayer quelques excuses.
Mais au moment où un languissant sourire le prévenait qu’il avait obtenu sa grâce, le vieux Baba fit une brusque irruption.
« Épouse du soleil et de la lune, commença-t-il, impératrice de la terre, vous dont un froncement de sourcils dérange l’harmonie des sphères et dont un sourire fait danser de joie toutes les planètes, votre esclave vous apporte un message qui mérite peut-être votre sublime attention : le Soleil en personne m’envoie, comme un rayon, vous annoncer qu’il va venir ici.
— Est-ce comme vous le dites ? reprit Gulbeyaz. Plût au Ciel que le Soleil n’eût pas brillé aujourd’hui ! Prévenez donc mes femmes qu’elles viennent sans tarder former la voie lactée. Allez, ma vieille comète, avertissez les étoiles. Et toi, chrétien, mêle-toi à elles comme tu pourras, et si tu veux que je te pardonne tes mépris passés... »
Elle fut interrompue par un murmure confus de voix :
« Le Sultan arrive ! »
Le cortège était imposant. D’abord venaient les femmes de Gulbeyaz en file respectueuse ; puis les eunuques blancs et noirs de Sa Hautesse. Sa Majesté avait toujours la politesse de faire annoncer sa visite à l’avance, surtout de nuit. Gulbeyaz étant la plus récente des quatre épouses de l’empereur était, comme il est juste, la favorite.
Sa Hautesse était un homme d’un port grave, coiffé jusqu’au nez et barbu jusqu’aux yeux. Sorti de prison pour monter sur le trône, il avait depuis peu succédé à son frère étranglé.
Il avait cinquante filles et quatre douzaines de fils. Dès que les filles étaient grandes, on les confinait dans un palais où elles vivaient comme des nonnes jusqu’à ce qu’un pacha fût investi de quelque fonction lointaine ; alors celle dont c’était le tour était mariée sur-le-champ, quelquefois à l’âge de six ans.
Ses fils étaient retenus en prison jusqu’à ce qu’ils fussent en âge de remplir un lacet ou un trône. Le destin savait lequel des deux ! Dans l’intervalle, on leur donnait une éducation de prince.
Sa Majesté salua sa quatrième épouse avec tout le cérémonial de son rang. Celle-ci éclaircit ses yeux brillants et adoucit son regard comme il convient à une épouse qui vient de jouer un tour à son mari.
Sa Hautesse, arrêtant son regard sur les jeunes filles, aperçut Don Juan déguisé au milieu d’elles, ce qui ne lui causa ni surprise ni mécontentement.
« Je vois que vous avez acheté une esclave nouvelle, dit-il à Gulbeyaz. C’est grand dommage qu’une simple chrétienne soit si jolie. »
Ce compliment, qui attira tous les regards sur la vierge récemment achetée, la fit rougir et trembler. Il se fit parmi les autres un chuchotement général, mais l’étiquette ne permettait pas de ricaner.
PLANCHE X
(Photo Braun et Cie).
Eugène Delacroix.—LE NAUFRAGE DE DON JUAN
** CHAPITRE V
***DANS LE FOND DU SÉRAIL
Don Juan chez les demoiselles d’honneur.—Lolah, Katinkah et Dondon.—L’interrogatoire.—Au dortoir.—Dans le lit de Dondon.—Le sommeil des vierges.—Un cri dans la nuit.—L’étrange rêve de Dondon.—Brèves amours.—Le réveil de Gulbeyaz.—Juan et Dondon condamnés à mort.—La fuite.
Gulbeyaz et son maître s’en étaient allés reposer. Ah ! que la nuit est longue aux épouses coupables qui brûlent pour un jeune bachelier ! Sur leur couche douloureuse, elles appellent la clarté de l’aube grisâtre, tremblant que leur trop légitime compagnon de lit ne s’éveille.
Don Juan, sous son déguisement de femme, s’était, avec le long cortège des demoiselles, incliné devant le regard impérial. Elles reprirent le chemin de leurs chambres, les chambres luxueuses où ces dames reposaient leurs membres délicats, soupirant après l’amour comme l’oiseau prisonnier après les campagnes de l’air.
Don Juan ne pouvait s’empêcher, tout en marchant, de jeter de-ci de-là un coup d’œil furtif sur leurs charmes, leur gorge blanche, leur taille simple. Néanmoins, il se montrait docile à la matrone, la « mère des vierges », qui surveillait leurs évolutions. Cette vénérable personne était préposée à distribuer les punitions.
Dès qu’elles furent arrivées dans leurs appartements, toutes les jeunes filles se mirent à danser, à babiller, à rire et à folâtrer.
Elles examinèrent la nouvelle arrivée, ses formes, ses cheveux, son air, enfin toute sa personne. Quelques-unes étaient d’avis que sa robe ne lui allait pas bien. On s’étonnait qu’elle ne portât point de boucles d’oreilles. Il y en avait qui trouvaient sa taille trop masculine, tandis que d’autres souhaitaient qu’elle le fût tout à fait.
Cependant elles ressentaient toutes pour leur compagne une sympathie involontaire, une bizarre attirance.
Parmi les mieux disposées à cette amitié sentimentale, il y en avait trois surtout : Lolah, Katinkah et Dondon.
Lolah était brune comme l’Inde et aussi ardente ; Kalinkah était une Géorgienne au teint de lis et de rose avec de grands yeux bleus, de beaux bras, une jolie main et des pieds si mignons qu’on les eût dits faits pour effleurer la surface de la terre ; Dondon avait un certain embonpoint d’indolence et de langueur, mais elle était d’une beauté à faire tourner la tête.
Dondon semblait une Vénus endormie, quoique propre à tuer le sommeil de ceux qui la regardaient. Ses formes n’offraient pas d’angles. Cependant ses seins, sa croupe potelée étaient parfaitement proportionnés.
« Comment vous nommez-vous ? dit Lolah à la nouvelle venue.
— Juana.
— Fort bien, c’est un joli nom.
— D’où venez-vous ? dit Kalinkah.
— D’Espagne.
— Où est l’Espagne ? fit tendrement Dondon.
— Ne montrez donc pas votre ignorance géorgienne, reprit Lolah. L’Espagne est une île, près du Maroc, entre l’Égypte et Tanger. »
Dondon ne dit rien, mais elle s’assit près de Juana et, jouant avec son voile et ses cheveux, elle la caressait doucement.
La « mère des vierges » s’approcha sur ces entrefaites :
« Mesdames, il est temps d’aller se coucher. Ma chère enfant, je ne sais trop que faire de vous, dit-elle à la nouvelle odalisque. Tous les lits sont occupés. Si vous voulez, vous partagerez le mien. »
Ici Lolah intervint :
« Maman, vous savez que vous ne dormez pas bien. Je prendrai donc Juana avec moi. Nous sommes minces toutes deux, et chacune de nous tiendra moins de place que vous. »
Mais ici Katinkah l’interrompit et déclara qu’elle avait aussi de la compassion et un lit.
« D’ailleurs, ajouta-t-elle, je déteste coucher seule. »
La matrone fronça les sourcils.
« Et pourquoi donc ? »
— Je crains les revenants, répondit Katinkah, il me semble voir des fantômes aux quatre coins de mon lit. Puis j’ai des rêves affreux : je ne vois que guèbres, giaours, gins et goules...
— Entre vous et vos rêves, répliqua la matrone, je craindrais que Juana n’eût pas le plaisir d’en faire. Vous, Lolah, vous continuerez à dormir seule pour raisons à moi connues ; vous de même, Katinkah, jusqu’à nouvel ordre. Je placerai Juana avec Dondon, qui est une fille tranquille, inoffensive, silencieuse, modeste, et qui ne passera pas la nuit à remuer et à babiller. Qu’en dites-vous, mon enfant ? »
Dondon ne dit rien, car ses qualités étaient de l’espèce la plus silencieuse.
Mais elle se leva, baisa la matrone au front, Lolah et Kalinkah sur les joues, puis elle prit Juana par la main pour la conduire au dortoir, laissant ses deux compagnes à leur dépit.
Dondon donna à Juana un chaste baiser. Elle aimait beaucoup à donner des baisers. Entre femmes cela n’engage à rien.
Puis elle se déshabilla, ce qui fut bientôt fait, car elle était vêtue sans art, comme une enfant de la nature. Un à un tombèrent tous ses légers vêtements.
Ce ne fut pas sans avoir offert son aide à Juana, qui refusa par un excès de modestie. Mais la nouvelle odalisque paya cher cette politesse, car elle se piqua avec ces maudites épingles inventées sans doute pour les péchés des hommes et qui font d’une femme une sorte de porc-épic.
Un silence profond régnait dans le dortoir ; les lampes placées à distance l’une de l’autre jetaient une lumière incertaine. Le sommeil planait sur les formes charmantes de toutes ces jeunes beautés.
L’une, avec sa chevelure châtain nouée négligemment et son beau front doucement incliné, sommeillait, la respiration calme, et ses lèvres entr’ouvertes laissaient voir un double rang de perles.
Une autre, au milieu d’un rêve brûlant et délicieux, appuyait sur un bras d’albâtre sa joue vivement colorée. Les boucles luxuriantes de sa belle chevelure étaient épaisses sur son front. Elle souriait à son rêve, découvrant ses jolis seins fermes, son petit ventre poli, ses jambes blanches et pleines... On eût dit que ses charmes divins profitaient de l’heure discrète de la nuit pour se montrer timidement à la lumière.
Une troisième semblait l’image de la Douleur endormie ; on voyait au soulèvement de sa poitrine qu’elle rêvait d’un rivage adoré, d’une patrie absente... Des larmes sillonnaient la noire frange de ses yeux, comme des gouttes de rosée brillent sur les rameaux d’un cyprès.
Une quatrième, nue, immobile et silencieuse, dormait d’un sommeil profond... Blanche, froide et pure, elle semblait une statue de femme sculptée sur une tombe.
Soudain, à l’heure où la lumière des lampes commençait à devenir bleuâtre et vacillante, à l’heure où les fantômes se jouent dans la salle, Dondon poussa un cri.
Un cri si aigu qu’il éveilla tout le dortoir en sursaut... De tous les points de la salle, matrone, vierges et celles qui n’étaient ni l’une ni l’autre accoururent en foule... Inquiètes, elles se poussaient toutes tremblantes...
Les minces draperies flottaient sur leurs seins nus, leurs bras graciles, leurs fines jambes. Elles s’informèrent avidement de l’effroi de Dondon, qui paraissait en effet fort émue et agitée, les joues rouges, le regard dilaté.
Ce qui est surprenant et prouve qu’un bon sommeil est vraiment une chose salutaire, Juana dormait profondément. Jamais époux ne ronfla d’aussi bon cœur auprès de celle qui lui est unie par les liens sacrés du mariage. Les clameurs même ne réussirent point à la tirer de cet état fortuné. Il fallut l’éveiller, et elle ouvrit de grands yeux et bâilla d’un air modeste et surpris.
Dondon eut beaucoup de peine à s’expliquer. Elle dit que, dormant d’un profond sommeil, elle avait rêvé qu’elle se promenait dans une « forêt obscure ». Cette forêt était pleine de fruits agréables, d’arbres à vastes racines et à végétation vigoureuse.
Au milieu croissait une pomme d’or d’une énorme grosseur... mais à une hauteur trop grande pour qu’on pût la cueillir... Elle la contemplait d’un œil avide, puis se mit à jeter des pierres pour faire tomber ce fruit qui continuait méchamment à adhérer à son rameau... Mais il se balançait toujours à ses yeux, à une hauteur désespérante.
Tout à coup, lorsqu’elle y pensait le moins, il tomba de lui-même à ses pieds... Son premier mouvement fut de se baisser, afin de le ramasser et d’y mordre à pleines dents... Mais au moment où ses jeunes lèvres s’apprêtaient à presser le fruit d’or de son rêve, il en sortit une abeille qui s’élança sur elle et la perça de son dard jusqu’au fond du cœur... Alors elle s’était éveillée en sursaut et avait poussé un grand cri.
Elle fit ce récit avec une certaine confusion et un grand embarras... Les demoiselles, qui avaient redouté quelque grand malheur, commencèrent à gronder Dondon d’avoir pour si peu troublé leur sommeil. La matrone, courroucée d’avoir quitté son lit chaud, réprimanda vertement la pauvre Dondon, qui soupirait, protestant qu’elle était bien fâchée d’avoir crié.
« J’ai entendu conter, dit-elle, des histoires d’un coq et d’un taureau ; mais, pour un rêve où il n’est question que d’une pomme et d’une abeille, interrompre notre sommeil à toutes, certes, il y a de quoi nous faire penser que la lune est dans son plein ! Quelque chose qui ne va pas bien chez vous, mon enfant. Nous verrons demain ce que pense de cette vision hystérique le médecin de Sa Hautesse.
« Et cette pauvre Juana par-dessus le marché ! La première nuit qu’elle passe parmi nous, voir ainsi son repos troublé par une telle clameur ! J’avais pensé qu’avec vous, Dondon, elle aurait passé une nuit paisible. Je vais maintenant la confier aux soins de Lolah, bien que son lit soit plus étroit que le vôtre. »
À cette proposition, les yeux de Lolah brillèrent, mais la pauvre Dondon, avec de grosses larmes, demanda en grâce qu’on lui pardonnât sa faute... qu’on voulut bien laisser Juana auprès d’elle ; à l’avenir, elle garderait ses rêves pour elle seule !
C’était bien sot à elle, elle en convenait, d’avoir ainsi crié, c’était une aberration nerveuse, une folle hallucination... Ses compagnes avaient bien raison de se moquer d’elle !... Mais elle se sentait abattue, elle priait qu’on voulût bien la laisser... Dans quelques heures, elle aurait surmonté cette faiblesse, elle serait complètement rétablie...
Ici Juana intervint charitablement, affirmant qu’elle se trouvait fort bien... Elle avait merveilleusement dormi... Elle ne se sentait pas le moins du monde disposée à quitter le lit, à s’éloigner d’une amie qui n’avait d’autre tort que d’avoir rêvé une fois mal à propos.
Quand Juana eut parlé ainsi, Dondon se retourna et cacha son visage dans le sein de Juana. On ne voyait plus que sa gorge qui avait la couleur d’un bouton de rose...
Au premier rayon du jour, Gulbeyaz quitta sa couche d’insomnie, pâle, le cœur dévoré d’inquiétude. Elle mit son manteau, ses pierreries, ses voiles. Son lit était magnifique, plus doux que celui du plus efféminé Sybarite. Sa peau sensible n’eût pu supporter le pli d’une feuille de rose. Elle surgit si belle que l’art ne pouvait presque plus rien pour elle. Elle ne se soucia même pas de donner un coup d’œil au miroir.
En même temps s’était levé son illustre époux, sublime possesseur de trente royaumes et d’une femme dont il était abhorré. Il n’en prenait pas à l’ordinaire grand souci. Il aimait avoir sous la main une jolie femme, comme un autre un éventail. C’est pourquoi il avait une abondante provision de Circassiennes pour s’amuser au sortir du divan. Cependant il s’était épris des beautés de son épouse.
Après les ablutions ordinaires, les prières et autres évolutions pieuses, il but six tasses de café pour le moins, puis se retira pour savoir des nouvelles des Russes dont les victoires s’étaient récemment multipliées sous le règne de Catherine, cette femme proclamée à l’unisson la plus grande des souveraines et des catins.
Gulbeyaz soupira de son départ, puis se retira dans son boudoir, lieu propice au déjeuner et à l’amour. La nacre de perles, le porphyre et le marbre décoraient à l’envi ce somptueux séjour. Des vitraux peints coloraient de diverses nuances les rayons du jour.
C’est dans ce lieu qu’elle fit venir Baba pour l’interroger sur ce qu’il était advenu de Don Juan, où et comment il avait passé la nuit.
Baba répondit péniblement à ce long catéchisme. Il se grattait l’oreille, signe d’un embarras certain.
Gulbeyaz n’était pas un modèle de patience. Quand elle vit Baba hésiter dans ses réponses, elle l’embarrassa par des questions plus pressées. Les paroles de Baba devinrent de plus en plus décousues ; alors son visage commença à s’enflammer, ses yeux à étinceler, et les veines d’azur de son front superbe se gonflèrent de courroux.
Baba expliqua comment la « mère des vierges » avait pris soin de tout et ne cacha point dans quel lit Juana avait couché. Il évita simplement de parler du rêve de Dondon.
Mais c’est en vain qu’il laissa discrètement ce fait derrière la toile. Les joues de Gulbeyaz prirent une teinte cendrée, ses oreilles bourdonnèrent, elle se sentit entrer en une petite agonie.
À la longue, elle se ressaisit :
« Esclave, dit-elle à Baba, amène les deux esclaves. »
Le nègre feignit de ne pas avoir bien compris et supplia sa maîtresse de lui préciser de quels esclaves il s’agissait, dans la crainte d’une erreur.
« La Géorgienne et son amant ! répondit l’impériale épouse. Et que le bateau soit prêt du côté de la porte secrète du sérail ! Tu sais le reste. »
Elle parut prononcer ces dernières paroles avec effort, en dépit de son farouche orgueil. Baba ne fut point sans le remarquer et crut pouvoir la conjurer, par tous les poils de la barbe de Mahomet, de révoquer l’ordre qu’il venait d’entendre.
« Entendu, c’est obéi, dit-il ; néanmoins, sultane, daignez songer aux conséquences. Tant de précipitation peut avoir des suites funestes, même aux dépens de Votre Majesté. Je ne veux point parler ici de votre position critique, de votre ruine au cas d’une découverte prématurée...
« Mais de vos propres sentiments. Lors même que ce secret resterait enfoui sous ces flots qui gardent déjà un certain nombre de cœurs palpitants d’amour, si vous aimez ce jeune homme, vous ne vous guérirez pas, excusez la liberté, en lui ôtant la vie...
— Que connais-tu de l’amour et des sentiments ? Misérable ! Va-t’en ! s’écria-t-elle les yeux enflammés de colère. Va-t’en et exécute mes ordres ! »
Baba disparut sans pousser plus loin ses remontrances. Il tenait à la tête des autres, mais beaucoup plus à la sienne propre.
Il grommela simplement contre les femmes de toutes conditions, mais surtout les sultanes et leur manière d’agir, leur obstination, leur orgueil, leur indécision, leur manie de changer d’opinion, leur immoralité, toutes choses qui lui faisaient chaque jour bénir sa neutralité.
Puis il fit prévenir le jeune couple de se parer sans délai, de se peigner avec le plus grand soin et de se préparer à paraître devant l’impératrice qui désirait leur prouver sa sollicitude.
Dondon parut surprise, Don Juan interdit, mais il fallait obéir...
Comment ils réussirent à éviter le courroux de Gulbeyaz et, par une barque, à quitter le sérail en compagnie de Baba, de Johnson et de sa maîtresse d’une nuit, sultane de deuxième classe, l’histoire n’en a point conservé les détails.
** CHAPITRE VI
***LEÏLAH
Don Juan dans l’armée de Souvarow.—L’accueil du grand général.—L’assaut d’Ismaïlia.—Don Juan sauve la petite Leïlah.—Le pillage, le viol.—Récompense de Don Juan.
Le siège était mis devant Ismaïlia. Mais les Russes, en dépit de leur courage, n’avaient pas réussi à s’emparer de la forteresse turque. Enfin Souvarow, cet homme de génie qui avait l’air d’un bouffon, fut envoyé pour prendre le commandement de l’armée. De suite tout changea, et la résistance turque faiblit.
La veille du grand assaut, quelques Cosaques rôdant à la tombée de la nuit rencontrèrent une troupe d’individus dont l’un parlait assez correctement leur langue. Sur sa demande, ils l’amenèrent, lui et ses camarades, au quartier général. Leurs costumes étaient musulmans, mais il était facile de voir que ce n’était là que déguisement.
Souvarow, qui donnait des leçons aux recrues, en manches de chemise, sur l’art sublime de tuer, les interrogea lui-même :
« D’où venez-vous ?
— De Constantinople. Nous sommes des captifs échappés.
— Qui êtes-vous ?
— Mon nom est Johnson, celui de mon camarade, Juan ; les deux autres sont des femmes ; le troisième n’est ni homme ni femme... »
Le général jeta sur la troupe un coup d’œil rapide :
« J’ai déjà entendu votre nom ; le second est nouveau pour moi ; il est absurde d’avoir amené ici ces trois personnes, mais qu’importe ! N’étiez-vous pas dans le régiment de Nicolaïew ?
— Précisément.
— Vous avez servi à Widdin ?
— Oui.
— Vous conduisiez l’attaque ?
— C’est vrai.
— Qu’êtes-vous devenu depuis ?
— Je le sais à peine...
— Vous étiez le premier sur la brèche ?
— Du moins, n’ai-je pas été lent à suivre ceux qui pouvaient y être.
— Ensuite ?
PLANCHE XI
A. Colin.—DON JUAN et HAYDÉE
— Une balle m’étendit à terre, et l’ennemi me fit prisonnier.
— Vous serez vengé, car la ville que nous assiégeons est deux fois aussi forte que celle où vous avez été blessé. Où voulez-vous servir ?
— Où vous voudrez.
— Et ce jeune homme au menton sans barbe, aux vêtements déchirés, de quoi est-il capable ?
— Ma foi, général, s’il réussit en guerre comme en amour, c’est lui qui devrait monter le premier à l’assaut.
— Il le fera, s’il l’ose. Demain, je donne l’assaut. J’ai promis à divers saints que sous peu la charrue passera sur ce qui fut Ismaïlia...
— Et quels seront nos postes ?
— Vous rentrerez dans votre ancien régiment. Le jeune étranger restera auprès de moi : c’est un beau garçon. On peut envoyer les femmes aux bagages ou à l’ambulance. »
Ici, les deux dames levèrent la tête et se prirent à pleurer.
« Comment avez-vous pu amener vos femmes ici, en service, Johnson ?
— N’en déplaise à Votre Excellence, ce sont les femmes d’autrui et non les nôtres. Ces deux dames turques favorisèrent notre fuite. Nous désirons qu’elles soient traitées avec tous les égards. »
Ainsi fut-il fait. Les dames, après des larmes et soupirs, se retirèrent loin des avant-postes, tandis que leurs chers amis allaient s’armer pour brûler une ville qui ne leur avait jamais fait de mal.
Le lendemain, quand fut donné le grand assaut, Juan et Johnson combattirent de leur mieux. Ils avançaient, marchant sur les cadavres, taillant d’estoc et de taille, suant et s’échauffant, gagnant parfois un ou deux pieds de terrain, insensibles au feu qui tombait sur eux comme une pluie.
Bien que ce fût son premier combat, Don Juan ne prit pas la fuite. Il monta vaillamment à l’escalade des murailles.
La ville fut forcée. Le combat dans les rues se prolongea longtemps. Le carnage s’ensuivit. On vit se commettre tous les genres possibles de crimes.
Sur un bastion où gisaient des milliers de morts, on ne pouvait voir sans frissonner un groupe encore chaud de femmes massacrées... Belle comme le plus beau mois du printemps, une jeune fille de dix ans se baissait et cherchait à cacher son petit sein palpitant au milieu de ces corps endormis dans leur sanglant repos.
Deux horribles Cosaques poursuivaient cette enfant. Comparé à ces hommes, l’animal le plus sauvage des déserts de Sibérie a des sentiments purs et polis, l’ours est civilisé, le loup plein de douceur...
Leurs sabres étincelaient au-dessus de sa petite tête dont les blonds cheveux se hérissaient d’épouvante. Quand Juan aperçut ce douloureux spectacle, il n’hésita pas à tomber sur le dos des Cosaques.
Il taillada la hanche de l’un, fendit l’épaule de l’autre, les mit en fuite, puis releva la petite fille du monceau de cadavres où elle s’était cachée et qui, un moment plus tard, fût devenu sa tombe.
Et elle était aussi froide qu’eux, du sang coulait sur son visage, mais ce n’était qu’une petite blessure, et, ouvrant ses grands yeux, elle regardait Don Juan avec une surprise effarée.
Leurs regards se rencontrèrent et se dilatèrent. Dans celui de Juan brillaient le plaisir, la douleur, l’espérance, la crainte... Les yeux de l’enfant peignaient sa terreur et son angoisse.
Sur ces entrefaites passa Johnson :
« Venez, dit-il à Juan, et nous nous couvrirons de gloire. Là, au bastion de pierre, entouré de ses dernières batteries, le vieux pacha est assis, fumant sa pipe... Avec quelques hommes nous pouvons l’enlever...
— Mais cette enfant, cette pauvre orpheline, je ne puis l’abandonner...
— Juan, vous n’avez pas de temps à perdre. C’est une bien jolie enfant, je ne vis jamais pareils yeux... Mais il vous faut choisir entre votre réputation et votre sensibilité, votre gloire et votre compassion...
Juan restait inébranlable. Alors Johnson choisit parmi ses hommes ceux qui lui parurent les moins propres à l’assaut final et au pillage et leur confia l’enfant contre promesse d’une bonne récompense le lendemain. Juan consentit à l’accompagner.
Juan et Johnson se portèrent en avant et réussirent à avoir raison du vieux pacha, auquel ses cinq fils servirent de dernier rempart. Les uns et les autres s’en furent au pays des houris parfumées.
Quand la soldatesque envahit les maisons qui demeuraient debout, il y eut un certain nombre de filles qui perdirent leur virginité... Cependant, la fumée de l’incendie et de la poudre était épaisse... La précipitation fit naître quelques quiproquos... Dans le désordre, six vieilles filles, ayant chacune soixante-dix ans, furent assaillies par les grenadiers.
En général, la continence fut cependant assez grande. Il y eut même du désappointement parmi certaines prudes sur le déclin qui s’étaient, d’ores et déjà, résignées à supporter cette croix. On entendit des commères demander d’un ton aigre-doux si « le viol n’allait pas bientôt commencer ».
Bref, Souvarow put écrire sur son premier message : « Gloire à Dieu et à l’Impératrice. Ismaïlia est à nous. »
On applaudit fort Juan de son courage et de son humanité. On le félicita d’avoir sauvé la petite musulmane. Pour sa récompense, Souvarow le chargea de porter à l’Impératrice le triomphal bulletin qu’il venait de rédiger.
L’orpheline partit, avec son protecteur, car elle était désormais sans foyer, sans parents, sans appui... Tous les siens avaient péri sur le champ de bataille ou sur les remparts. Don Juan fit vœu de la protéger et tint sa promesse.
** CHAPITRE VII
***CATHERINE DE RUSSIE
Le voyage.—Don Juan reçu à la Cour.—Catherine amoureuse.—Éclatante situation de Don Juan.—Il pense à sa famille.—Épître maternelle.—Maladie de Don Juan.—Son départ en mission.—Catherine se console.—L’amour de Leïlah.—À travers l’Europe.—Débarquement à Douvres.
Juan voyageait dans un kibitka, maudite voiture sans ressorts qui, sur les routes raboteuses, ne laisse pas un os intact. À chaque cahot, il portait ses regards sur l’aimable enfant qu’il avait arrachée à la mort, souhaitant qu’elle ne souffrît pas trop.
Ainsi il parvint à Saint-Pétersbourg et, de suite, fut reçu à la Cour par l’Impératrice Catherine.
L’épée au côté, le chapeau à la main, beau des avantages qu’il tenait de la jeunesse, de la gloire et du tailleur du régiment, Don Juan entra, et sa vue fit sensation. Il était svelte et fluet, pudibond et imberbe, mais il y avait quelque chose dans sa tournure, et plus encore dans ses yeux, qui semblait dire que, sous l’enveloppe du séraphin, il y avait un homme.
Les courtisans ouvrirent de grands yeux, les dames chuchotèrent, et le favori régnant fronça le sourcil.
Quant à Catherine, elle sourit, bien aise de voir le beau messager sur le panache duquel planait la victoire, et quand, fléchissant le genou, il lui présenta la dépêche, occupée à le regarder, elle oublia d’en rompre le sceau.
Enfin, revenant à son rôle de reine, elle ouvrit la lettre. Tous les regards épiaient avec inquiétude les mouvements du visage. Enfin, un royal sourire annonça le beau temps pour le reste du jour.
Une ville prise ! Trente mille hommes tués ! Grande fut sa joie. Sa soif d’ambition était étanchée pour quelque temps.
Divers pensers se jouèrent sur son front, puis elle laissa tomber un regard bienveillant sur le beau jeune homme à genoux devant elle, et tout le monde fut dans l’attente.
Un peu corpulente, elle était cependant encore une beauté, beauté fraîche et appétissante. Elle savait rendre avec usure un amoureux regard et exigeait le payement à vue et intégral des créances de Cupidon sans permettre la plus petite réduction.
Sa Majesté baissa les yeux, le jeune homme leva les siens. Et de suite ils s’éprirent d’amour. Elle, pour sa figure, sa grâce, Dieu sait quoi encore. Lui se sentit touché d’une passion qui ressemblait, à la vérité, plutôt à l’amour-propre. Le fait d’avoir été distingué lui donna de lui-même une haute opinion.
Il était, du reste, dans ce premier printemps de la vie où toutes les femmes ont presque le même âge. Et la puissante Impératrice de Russie se conduisait en pareil cas comme une simple grisette.
Il y eut dans la Cour un chuchotement général. Des larmes de jalousie parurent dans les yeux attristés de tous les assistants. Et les ambassadeurs s’informèrent de ce jeune homme qui promettait d’être grand d’ici quelques heures.
Cependant on se pressait autour de lui, et on le félicitait. Les robes de soie de maintes gentes dames l’effleurèrent même. Juan s’inclina. Il parlait peu, mais toujours à propos, et les grâces de ses manières flottaient autour de lui comme les plis d’une bannière.
Puis avec elle, derrière elle, ainsi que l’étiquette l’exigeait, Juan se retira.
Il devint peu à peu un Russe très policé. La faveur de l’Impératrice était agréable et, bien que la tâche fût un peu rude, un jeune homme tel que Don Juan s’en tirait avec honneur.
Il vivait dans un tourbillon de prodigalités, de tumulte, de splendeur, de pompe chatoyante, courtisé des uns et des autres.
Il écrivit alors en Espagne. Tous ses proches parents, voyant qu’il était en voie de succès, lui répondirent le même jour. Plusieurs se préparèrent à émigrer et, tout en dégustant des sorbets, on les entendit déclarer qu’avec l’addition d’une légère pelisse le climat de Madrid et celui de Moscou étaient absolument les mêmes.
Sa mère, Doña Inez, lui écrivit une lettre pleine de recommandations précautionneuses. Elle l’avertissait de se tenir en garde contre le culte grec, qui devait paraître singulier à des yeux catholiques ; mais en même temps lui disait d’étouffer toute manifestation extérieure de répugnance, cela pouvant être mal vu à l’étranger. Elle l’informait qu’il avait un petit frère, né d’un second lit. Elle louait encore et surtout l’amour maternel de l’Impératrice.
Cependant, l’aimable Juan éprouvait parfois ce qu’éprouvent d’autres plantes appelées sensitives, que trouble le toucher. Peut-être, sous un ciel rigoureux, sentait-il le besoin d’un climat où la Néva n’attendît pas le premier mai pour dissoudre sa glace. Peut-être ses devoirs lui pesaient-ils. Peut-être, dans les bras de la royauté, soupirait-il après la beauté.
Il tomba malade. L’impératrice prit alarme, les médecins prescrivirent des médications compliquées.
Certains chuchotèrent que Juan avait été empoisonné par Potemkine.
Juan se rétablit cependant, mais les hommes de science déclarèrent qu’il devait faire un voyage.
Le climat était trop froid pour que cet enfant du Midi pût y fleurir, disaient-ils. Catherine, d’abord, goûta peu l’idée de perdre son mignon, mais quand elle le vit si abattu, elle résolut de l’envoyer en mission.
Il y avait alors, au sujet d’un traité, des négociations engagées entre les cabinets anglais et russe. C’était à propos de la navigation de la Baltique, des fourrures, des huiles de baleine et du suif.
Juan fut chargé de propositions confidentielles. Il quitta la Russie comblé de présents et d’honneurs.
Catherine se consola du départ de Juan. Les soupirants à sa couche étaient nombreux. Elle demeura vide un jour ou deux, le temps de faire un choix.
Dans son excellente calèche, Don Juan emporta un bouledogue, un bouvreuil et une hermine, ses animaux favoris. Jamais vierge de soixante ans ne montra plus de passion que lui pour les chats et les oiseaux, et cependant il n’était ni vieux ni vierge.
À côté de Juan était assise la petite Leïlah qu’il avait arrachée au sabre des Cosaques dans l’immense carnage d’Ismaïlia.
Pauvre enfant ! elle était aussi belle que docile. Don Juan l’aimait, et il en était aimé comme n’aima jamais frère, père, sœur ou fille. Il n’était pas tout à fait assez vieux pour éprouver le sentiment paternel ; et cette autre classe d’affection que l’on nomme tendresse fraternelle ne pouvait pas non plus émouvoir son cœur, car il n’avait jamais eu de sœur.
Encore moins était-ce un amour sensuel. Il n’était pas de ces vieux débauchés qui recherchent le fruit vert pour fouetter le sang engourdi de leurs veines. Il y avait au fond de tous ses sentiments le platonisme le plus pur, mais il lui arrivait de les oublier.
La petite Turque refusait obstinément de se convertir. Elle ne montrait aucun goût pour la confession et persistait à croire que Mahomet était prophète.
Ils traversèrent la Pologne, puis la Courlande, la vieille Prusse. Ils s’arrêtèrent à Berlin, à Dresde, à Cologne, cette ville qui présente les ossements de onze mille vierges, le plus grand nombre que la chair ait jamais connu.
Dans un port de Hollande, ils s’embarquèrent. Le bateau faisait le service de Douvres. Les hôtels de cette ville sont hors de prix. Juan ne put obtenir aucune réduction sur le mémoire fabuleux qu’on lui présenta dans cette première cité de la grande Angleterre.
** CHAPITRE VIII
***ADELINE, AURORA ET LADY FITZ-FULKE
Attaqué par des brigands.—Grande vie mondaine anglaise.—Leïlah confiée à Lady Pinchbeck.—L’amour chez les Anglaises.—Adeline.—Le château, de Nonnan Abbey.—La série des invités.—Chasse, cartes, billard.—Succès de Don Juan.—Manœuvres de la duchesse de Fitz-Fulke.—Inquiétudes d’Adeline.—Conseils de mariage.—Aurora.
Ils se trouvaient donc en Angleterre.
Après une halte à Canterbury, ils arrivèrent en vue de Londres : énorme amas de briques, de fumée, de navires, masse hideuse et sombre s’étendant à perte de vue.
« Ici, se disait Juan, qui suivait à pied sa voiture, la liberté a choisi son séjour ; ici retentit la voix du peuple ; les cachots, les inquisitions, les tortures ne la font point expirer. Elle ressuscite à chaque nouveau meeting, à chaque élection nouvelle.
« Ici sont des épouses chastes, des vies pures ; ici on ne paye que ce qu’on veut ; et si tout y est cher, c’est qu’on aime à gaspiller l’argent pour montrer ce qu’on a de revenu. Ici toutes les lois sont inviolables ; nul ne tend des embûches au voyageur ; toutes les routes sont sûres ; ici... »
Il fut interrompu par la vue d’un couteau accompagné d’un menaçant : La bourse ou la vie !
Ces accents d’hommes libres provenaient de quatre bandits en embuscade. Ils l’avaient aperçu marchant à pas lents à quelque distance de sa voiture et, en garçons avisés, ils avaient profité de l’heure opportune...
Juan, quoiqu’il ne connût de l’anglais que le mot sacramentel Goddam ! comprit le geste de ces gens. Sans hésiter il tira un pistolet de dessous sa veste et le déchargea dans le ventre de l’un des assaillants qui tomba comme un bœuf, beuglant :
« O Jack ! ce gredin de Français m’a fait mon affaire ! »
Sur quoi Jack et son monde décampèrent au plus vite. « Sans doute, se disait Juan, est-ce la coutume du pays d’accueillir les étrangers de cette manière. » Il songeait néanmoins à relever l’homme qu’il avait blessé.
« Que l’on me donne un simple verre de gin, disait celui-ci, et qu’on me laisse mourir en paix. »
Il expirait en effet. Il trouva encore la force de détacher le mouchoir qui entourait son cou et dit :
« Donnez cela à Sarah... »
PLANCHE XII
A. Colin.—DON JUAN DÉGUISÉ EN FILLE
Juan, à Londres, s’installa dans un confortable hôtel. Le bruit de ses aventures étranges, de ses combats et de ses amours avait précédé son arrivée. On savait que ce jeune étranger, distingué, beau et accompli, avait tourné la tête d’une souveraine.
Auprès des romanesques anglaises, il se trouva tout de suite à la mode.
Don Juan fut présenté ; son costume et sa bonne mine excitèrent l’admiration générale. On remarqua beaucoup un diamant colossal dont Catherine, dans un moment d’ivresse, lui avait fait cadeau. À dire vrai, il l’avait bien gagné.
En le voyant, les vierges rougirent, les joues des dames mariées se couvrirent aussi d’incarnat. Les filles admirèrent sa mise, les pieuses mères demandèrent quel était son revenu et s’il avait des frères.
Juan consacrait ses matinées aux affaires ; ses après-midi se passaient en visites, en collations, à flâner, à boxer. Le soir, la toilette, le dîner et les réceptions.
Quant à Leïlah, avec ses yeux orientaux, son caractère asiatique et taciturne, elle devint une sorte de mystère fashionable.
On pensa qu’une jeune enfant, si remplie de grâces, belle comme son pays natal, serait beaucoup plus convenablement élevée sous les yeux de pairesses ayant passé le temps des folies.
Seize douairières, dix sages femelles célibataires, deux ou trois épouses dolentes, séparées de leurs maris sans qu’un seul fruit parât leurs rameaux desséchés, demandèrent à former la jeune Turque et à la produire. C’est là le mot consacré pour exprimer la première rougeur d’une vierge à un raout où elle vient étaler ses perfections.
Lors donc qu’il vit tant de dames vénérables solliciter l’honneur d’apprivoiser sa petite sauvage d’Asie, ayant consulté la Société pour la suppression du vice, il fit choix de Lady Pinchbeck.
Elle était vieille, mais avait été fort jolie. Elle était vertueuse et l’avait toujours été—du moins je le crois. Le fantôme de la médisance avait en tout cas cessé de rôder autour d’elle. Elle n’était plus citée que pour son amabilité et son esprit...
De prime abord, en Angleterre, Don Juan ne trouva pas les femmes jolies. Une belle Anglaise cache la moitié de ses attraits. Elle aime mieux se glisser paisiblement dans votre cœur que de le prendre d’assaut comme on s’empare d’une ville... Mais une fois qu’elle est dans la place, elle la garde.
Elle n’a point la démarche du coursier arabe ou de la jeune Andalouse qui revient de la messe ; elle n’a point dans sa mise la grâce des Françaises, la flamme de l’Italienne ne brille point dans son regard. Elle est avare de ses services. Mais s’il lui arrive de s’éprendre d’une grande passion, c’est une chose fort sérieuse. Neuf fois sur dix, ce sera mode, caprice, coquetterie, orgueil, plaisir de faire saigner le cœur d’une rivale ; mais la dixième fois ce sera un ouragan.
Lady Adeline Amundeville était de haut lignage, riche par le testament de son père, belle même dans cette île où les beautés abondent. Dans le tourbillonnement du monde, elle était la reine abeille... Ses charmes faisaient parler tous les hommes et rendaient muettes toutes les femmes.
Elle était chaste jusqu’à désespérer l’envie, et mariée à un homme qu’elle aimait fort. C’était un Anglais froid comme tous ceux de sa nation, fort apprécié au Conseil, énergique à l’occasion, fier de lui-même et de sa femme. Le monde ne pouvait rien articuler contre eux. Tous deux paraissaient tranquilles : elle dans sa vertu, lui dans sa hauteur.
Une sympathie s’établit entre Lord Henry et Don Juan. Il aimait pour sa gravité le gentil Espagnol. Ils avaient l’un et l’autre voyagé et aimaient parler chevaux.
Aux beaux jours, Lord Henry et Lady Adeline partirent pour se rendre dans une magnifique résidence, une Babel gothique, vieille de plusieurs siècles...
Le château Nonnan Abbey était encadré dans un vallon couronné de grands bois. Devant se trouvait un lac limpide, large, transparent, profond. L’onde en était renouvelée par une rivière dont les flots calmes traversaient sa nappe paisible... La forêt descendait en pente jusqu’à ses bords et mirait dans son cristal sa face verdoyante.
Un débris glorieux de l’ancienne abbaye s’élevait un peu à l’écart : c’était une voûte grandiose qui avait autrefois couvert les ailes de la nef. Dans les niches, on voyait encore quelques débris de statues. Il faut dire que les moines avaient jadis été expulsés violemment par les ancêtres du lord.
À l’heure de minuit, quand se lève le vent, on entend gémir, à travers les ruines, un son étrange et surnaturel, mais harmonieux, un son qui traverse l’arceau colossal, s’élevant, s’abaissant, mourant tour à tour. Les uns pensent que c’est l’écho lointain de la cataracte de la rivière, apporté par la brise nocturne ; d’autres croient qu’un être inconnu, enfant de la tombe et des ruines, fait ainsi entendre sa voix magique.
L’intérieur du château se perdait en longues salles, en longues galeries, en chambres spacieuses... Sur les murs, dans des tableaux assez bien conservés, brillaient des barons bardés de fer, des comtes parés de soie et portant l’ordre de la Jarretière... On y remarquait aussi maintes ladies Mary à longue chevelure blonde, des comtesses en robe de cour et quelques autres beautés drapées de manière plus libre. On y voyait aussi des juges, des évêques, des procureurs, des généraux...
L’automne arriva et avec lui les hôtes attendus. Les blés sont coupés, le gibier abonde... Les lords et ladies accoururent pour la chasse. Il y avait la duchesse de Fitz-Fulke, la comtesse de la Moue, lady Sotte, lady Affairée, miss Bonbassin, miss Ducorset, mistress Raby, la femme du riche banquier, et mistress Dusommeil, vraie brebis noire qu’on eût prise pour un blanc agneau.
Vint aussi Desparoles, spadassin légal qui n’accepte pour champ de bataille que le barreau et le sénat ; le jeune poète Ecorche-Oreilles, dont l’étoile commençait à poindre ; lord Pyrrho, penseur fameux, sir John Boirude, puissant buveur.
Visitèrent encore le château : le duc des Grands-Airs et les six misses Dufront, charmantes personnes, tout gosier et sentiment ; quatre honorables misters dont l’honneur était plus devant le nom qu’après ; le preux chevalier de la Ruse, amuseur venu de France, dont les dés subissaient eux-mêmes le charme ; le révérend Rodomart Précision qui haïssait le pécheur plus que le péché.
C’était un échiquier de bonne compagnie. Un échantillon de chaque classe est préférable à un insipide tête-à-tête entre gens du même milieu.
Les jeunes gens se levaient le matin pour aller à la chasse, à l’affût ou à cheval ; les vieillards parcouraient la bibliothèque, flânaient dans les jardins ; les jolies femmes se promenaient à pied ou à cheval ; laides, elles lisaient ou contaient des histoires, discutant de modes et chapeaux.
Quelques-unes avaient des amants absents, toutes avaient des amis. Elles rédigeaient de longues correspondances. Les missives féminines sont pleines de mystères.
Il y avait aussi des billards et des cartes.
Le soir ramenait le banquet et le vin, la conversation, le duo, la danse.
Tout, dans la réunion, était bienveillant et aristocratique ; tout était lisse, poli et froid comme une statue de Phidias taillée dans le marbre attique. Ainsi, jusqu’à minuit, se passait chaque soir la vie.
Adeline était vraiment la reine. Il y avait dans ses manières cette politesse calme et toute patricienne qui, dans l’expression des sentiments de la nature, ne dépasse jamais la ligne équinoxiale...
Mais était-elle en tout indifférente ? Selon l’insipide comparaison, le volcan frangé de neige couve dans son sein une lave brûlante...
Juan—à cet égard il ressemblait aux saints—était à tous sans distinction. Doué d’une de ces natures heureuses qui ne font jamais défaut, il savait se faire bien venir de toutes les femmes, sans cette fatuité de certains hommes-femelles. Il évitait également de tomber endormi après le dîner.
Sémillant et léger, toujours sur le qui-vive, il prenait une part brillante à la conversation, approuvant le plus souvent ce qu’avançaient les dames. Il savait écouter.
Et puis il dansait avec expression et bon sens, il dansait sans prétention théâtrale, non en maître de ballet, mais en homme comme il faut. Ses pas étaient chastes et classiques.
La duchesse de Fitz-Fulke, qui aimait la tracasserie, commença à lui faire quelques agaceries.
C’était une belle blonde dans la maturité, séduisante, distinguée, et qui, pendant plusieurs hivers, avait déjà brillé dans le grand monde. Mieux vaut taire ce qu’on rapportait de ses exploits, car ce serait un sujet chatouilleux. Elle avait en dernier lieu jeté le grappin sur Lord Augustus Fitz-Plantagenet.
Les traits de ce noble personnage se rembrunirent un peu quand il vit ce nouvel acte de coquetterie, mais les amants doivent tolérer ces petites licences : ce sont privilèges de la corporation féminine. Dans le cercle, on chuchotait, on décochait des traits malins. Personne, du reste, ne prononça le nom du duc. On aurait pu croire, cependant, qu’il dût être pour quelque chose dans l’affaire. Il est vrai que, toujours absent, il passait pour s’inquiéter fort peu de ce que faisait sa femme.
La duchesse Adeline commença à regarder comme un peu libre la conduite de son invitée... Elle se sentait doucement émue de pitié pour la jeunesse et la probable inexpérience de Don Juan. Il n’était à la vérité plus jeune qu’elle que de six semaines.
À seize ans, Adeline avait été produite dans le monde ; présentée, exaltée, elle mit le trouble dans le cœur des hommes ; à dix-sept, elle enchanta le monde comme une nouvelle Vénus sortant de son océan ; à dix-huit, elle avait consenti à créer cet autre Adam appelé « le plus heureux des hommes ».
Trois hivers elle avait rayonné, brillante, admirée, adorée, mais en même temps si sage qu’elle avait mis en défaut la médisance la plus subtile : dans ce marbre modèle on ne pouvait découvrir la plus petite tare. Elle avait aussi, depuis son mariage, trouvé un moment pour faire un héritier et une fausse couche.
Dans l’intention charitable d’éviter un éclat, Lady Adeline, dès qu’elle vit que, selon les probabilités, Don Juan ne résisterait pas, résolut de prendre elle-même des mesures. Que deviendrait le pauvre enfant entre les mains de l’enchanteresse ? Sa Grâce Lady de Fitz-Fulke passait pour intrigante et quelque peu méchante dans la sphère amoureuse. C’était un de ces jolis et précieux fléaux qui poursuivent sans cesse un amant de leurs caprices, qui, chaque jour de l’année, créent un sujet de querelle quand elles n’en ont pas, le fascinent, le torturent et ne veulent sous aucun prétexte le laisser partir.
C’était une femme à tourner la tête d’un jeune homme, à faire de lui un Werther en fin de compte. Comment dès lors s’étonner qu’une âme plus pure redoutât pour un ami une liaison de cette sorte ?
Dans l’effusion de son cœur, qui se croyait étranger à tout artifice, Lady Adeline prit son mari à part et l’engagea à donner des conseils à Juan. Lord Henry se prit à sourire de la simplicité de sa femme et de son ardeur à détourner le jeune homme des pièges de la sirène. Il se prit à sourire et lui fit une réponse d’homme d’État.
Il déclara d’abord « qu’il ne se mêlait jamais des affaires des autres, à l’exception de celles du Roi » ; ensuite « que, dans ces matières, il ne jugeait jamais sur les apparences, sauf fortes raisons » ; troisièmement « que Don Juan avait plus de cervelle que de barbe au menton et ne devait pas être mené en lisière », et en définitive « que d’un conseil ne résultait pas souvent quelque chose de bon ».
En conséquence, il conseilla à sa femme de laisser les parties à elles-mêmes. Et, pris par son travail de conseiller privé, il embrassa tranquillement Adeline comme on embrasserait, non une jeune épouse, mais une sœur âgée...
Le cœur d’Adeline, à la vérité, était vacant, bien que ce fût une magnifique demeure. Elle aimait son mari ou, du moins, le croyait ; mais cet amour lui coûtait un effort... Elle et Lord Henry cheminaient dans la vie côte à côte, mais ils ne se heurtaient même pas... Son cœur était vacant, mais elle ne le savait pas.
Elle se mit à réfléchir au moyen de sauver l’âme de Juan. Et en fin de compte elle lui conseilla de se marier.
Juan répondit, avec toute la déférence convenable, qu’il se sentait, en effet, un certain goût pour l’hyménée, mais que, pour le moment, il se présentait quelques difficultés relativement à ses préférences ou à celles de la personne à laquelle ses vœux pourraient s’adresser ; qu’en un mot il épouserait volontiers telle ou telle femme, si toutes n’étaient déjà mariées.
Adeline, cependant, tenait au mariage de Juan : il y avait la sage Miss Lecture, Miss Fêlée, Miss Lemâle et les deux belles héritières Couche-d’Or. C’étaient là des partis on ne peut plus sortables. Il y avait aussi Miss de l’Étang, véritable crème d’égalité d’âme, quoique poitrinaire ; Miss Audacia Soulier-Fin, dont le cœur visait à un crachat ou à un grand cordon bleu ; Miss Aurora Raby, jeune étoile qui brillait sur la vie, image trop charmante pour un tel miroir, créature adorable, à peine formée et modelée : rose dont les feuilles les plus suaves ne s’étaient pas éployées encore.
Aurora était la plus belle, la plus douce, la plus rare ; mais il arriva que, dans le catalogue d’Adeline, elle fut oubliée. Cette omission excita l’étonnement de Don Juan. Il l’exprima d’un ton moitié riant, moitié sérieux. Adeline, avec un singulier, un impérieux dédain, lui répondit qu’elle ne comprenait pas ce qui avait bien pu le frapper dans cette enfant affectée, silencieuse et froide...
Ainsi la conversation de Don Juan et d’Adeline se termina sur le mode acide.
** CHAPITRE IX
***LE MOINE NOIR D’AMUNDEVILLE
Le festin.—Juan exerce sa séduction.—L’apparition du moine.—L’émoi de Juan.—Aurora, la duchesse de Fitz-Fulke et Adeline.—La chanson d’Adeline.—Dîner électoral.—Juan dans sa chambre.—Réapparition du moine.—Le réveil de lord Byron.—L’amour n’est qu’illusion.
Un soir eut lieu un grand dîner, un mirifique combat avec la vaisselle massive pour armure, les couteaux et fourchettes pour armes offensives. Il y eut une excellente soupe à la bonne femme, un turbot, un dindon à la Périgueux, un filet de porc, des volailles à la Condé, des tranches de saumon, des sauces génevoises, un quartier de venaison, un jambon glacé de Westphalie, mille autre choses à l’allemande, à l’espagnole... des vins qui eussent derechef donné la mort au jeune Ammon et du champagne à la mousse pétillante, blanche comme les perles fondues de Cléopâtre.
On entendit longtemps le tintement des verres et le bruit de la mastication. Don Juan se trouvait placé par un singulier hasard entre Aurora et Lady Adeline. Pour un homme ayant des yeux et du cœur, c’était une situation difficile. Adeline ne lui adressait que rarement la parole, mais ses yeux semblaient vouloir lire au fond de sa pensée. Aurora gardait cette indifférence qui pique à bon droit un preux chevalier.
Aux propos de Don Juan, Aurora ne répondait que par des paroles insignifiantes... À peine détournait-elle les yeux. Était-ce orgueil, modestie, préoccupation, impuissance ? Le regard malicieux d’Adeline semblait dire à Juan : « Je vous avais prévenu ! »
Cependant Juan s’obstina. Il avait une sorte de charme fascinateur ; il savait tour à tour être grave ou gai, libre ou réservé ; il avait l’art d’obliger les gens à se livrer sans leur laisser voir où il voulait en venir. Et, sur la fin du repas, le regard d’Aurora était plus brillant, et peu à peu elle se laissait aller...
Le souper, les chants, les danses terminés, les convives s’étaient retirés un à un. La dernière robe transparente avait disparu, comme ces nuages vaporeux qui se perdent dans le firmament, et plus rien ne brillait dans le salon que les bougies mourantes...
Juan, dans sa chambre, se sentit agité, embarrassé, inquiet. À la fenêtre, il vit les rayons de la lune se jouer parmi les arbres. Les flots du lac lui apportaient leur murmure auquel minuit joignait son charme mystérieux...
Il ouvrit la porte de sa chambre et s’avança dans la longue et sombre galerie garnie de vieux tableaux... Mais à la lueur d’une clarté douteuse, les portraits des morts ont je ne sais quoi de sépulcral, de lamentable, d’effrayant.
Ces images de saints et de farouches guerriers paraissaient à cette heure revivre, et le pâle sourire des beautés défuntes, charme des anciens jours, s’animait par instants...
Juan rêvait peut-être à ses maîtresses. Nul bruit, hormis l’écho de ses soupirs ou de ses pas, ne troublait le lugubre repos de l’antique manoir. Tout à coup, il entendit distinctement auprès de lui un bruit...
Ce n’était pas une souris, mais, ô surprise ! un moine affublé d’un capuchon, d’un rosaire et d’une robe noire, tantôt se montrant à la clarté de la lune, tantôt perdu dans les ténèbres. Il avançait d’un pas pesant mais silencieux. On n’entendait que le bruit léger de ses vêtements ; il marchait lentement ou plutôt glissait comme une ombre...
Et en passant près de Don Juan, sans s’arrêter, il lui jeta un regard étincelant.
Juan resta pétrifié. Il avait bien entendu parler d’un fantôme qui hantait autrefois ce manoir, mais comme tant d’autres il avait pris cela pour simple superstition.
Avait-il bien vu ? N’était-ce qu’une vapeur ?
Une fois, deux fois, trois fois passa et repassa cet habitant de l’air, de la terre, du ciel ou de l’autre séjour... Sans pouvoir ni parler ni remuer, Juan fixait sur lui des yeux émerveillés. Ses cheveux s’enlaçaient autour de ses tempes comme un nœud de serpent. Il voulut bien demander au révérend personnage ce qu’il désirait, mais sa langue lui refusa la parole...
Au troisième voyage le fantôme disparut.
Juan resta immobile. Combien de temps ? Il ne put le déterminer, mais ce lui parut un siècle. Il attendait toujours, les yeux fixés sur l’endroit où le fantôme avait la première fois apparu. Peu à peu il recouvra un certain usage de ses facultés... Il rentra dans sa chambre, privé encore de la moitié de ses forces.
Tout y était comme il l’avait laissé ; la lampe continuait à briller, et sa flamme n’était pas bleue. Il se frotta les yeux qui ne lui refusèrent point leur office. Il prit un vieux journal et le lut sans difficulté. Il s’absorba dans une diatribe contre la personne du Roi.
Cela était bien de ce monde. Néanmoins la main de Juan tremblait. Il ferma sa porte et, sans trop se presser, se déshabilla et se mit au lit. Là, mollement appuyé sur son oreiller, il repassa en son esprit ce qu’il avait vu... Mais peu à peu le sommeil le gagna, et il s’endormit.
Il s’éveilla de bonne heure, se demandant s’il devait parler de l’apparition, au risque de s’entendre traiter en superstitieux. Il s’habilla rapidement avec l’aide de son valet. Il ne prit aucun soin de toilette : ses cheveux tombaient négligemment sur son front, ses vêtements n’avaient pas leur pli accoutumé, et peu s’en fallait que le nœud gordien de sa cravate ne fût trop de côté de l’épaisseur d’un cheveu.
Descendu au salon, il s’assit tout pensif devant une tasse de thé. Chacun s’aperçut de son état de distraction, Adeline la première, mais il lui fut impossible d’en deviner la cause.
Elle le regarda, remarqua sa pâleur et pâlit elle-même, puis elle baissa les yeux. Lord Henry prétendait que ses muffins étaient mal beurrés. La duchesse de Fitz-Fulke jouait avec son voile, regardant fixement Juan sans articuler une parole. Aurora Raby contemplait également Juan avec une sorte de surprise calme.
La belle Adeline crut alors pouvoir lui demander s’il était malade.
« Oui, oui, non, non, peut-être... », répondit-il...
Le médecin de la famille exprima le désir de lui tâter le pouls, mais Juan déclara qu’il se portait très bien.
« On dirait, dit soudain Lord Henry à Juan, que votre sommeil a été récemment troublé par le moine noir.
— Quel moine ? dit Juan d’un ton qu’il s’efforçait de faire indifférent.
— Quoi ! n’avez-vous jamais entendu parler du moine noir, le spectre qui hante ce château ?
— Jamais, en vérité.
— La renommée raconte une vieille histoire dont nous reparlerons plus tard. Soit qu’avec le temps le fantôme soit devenu moins hardi, soit que nos aïeux eussent de meilleurs yeux que les nôtres, il est certain que les visites du moine se font rares... La dernière fois, ce fut...
— Je vous en prie, interrompit Adeline qui conjecturait déjà qu’un rapport existait entre le trouble de Juan et la légende, si vous voulez plaisanter, vous feriez mieux de choisir un autre sujet. L’histoire a été trop souvent contée et n’a pas gagné beaucoup en vieillissant.
— Plaisanter, dit Mylord, mais vous savez bien que nous-mêmes, pendant notre lune de miel, nous avons vu...
— N’importe, il y a de cela si longtemps ! Mais, tenez, je vais vous mettre votre histoire en musique. »
Alors, avec la grâce de Diane quand elle tend son arc, elle prit la harpe dont les cordes vibrèrent harmonieusement sous ses doigts et, d’un ton plaintif, se mit à jouer l’air :
« Il était un moine gris... »
« Joignez-y, cria Henry, des paroles de votre composition. Adeline est à moitié poète », ajouta-t-il avec un sourire en se tournant vers le reste de la société.
Chacun joignit ses instances aux siennes. Alors, après quelques secondes d’hésitation, la belle Adeline se mit à chanter ainsi :
Dieu vous garde du Moine noir !
Parfois, marmottant sa prière,
Quand la nuit descend sur la terre
Il rôde autour de ce manoir.
Depuis que Lord Amundeville
Chassa les moines de ces tours
Un moine refusa toujours
De quitter cet antique asile.
La torche et le fer à la main,
Les soldats des biens de l’Église
Réclament la prompte remise
Par l’ordre de leur souverain :
Un moine à demeurer s’obstine.
Son aspect n’est pas d’un mortel ;
Sous le porche auprès de l’autel
Ce n’est que la nuit qu’il chemine.
Plein d’un bon ou mauvais vouloir
(Lequel ? Réponde un plus habile !)
Nuit et jour des Amundeville
Le Moine habite le Manoir.
Leur première nuit conjugale
Près de leur lit le voit errer ;
Il revient, est-ce pour pleurer ?
Le jour où leur souffle s’exhale.
Et lorsqu’il naît un héritier,
Il se plaint de son infortune,
Aux pâles rayons de la lune,
Et parcourt l’édifice entier.
D’un capuchon couleur d’ébène
Toujours ses traits restent couverts ;
Mais son regard brille au travers,
Et c’est celui d’une âme en peine.
Dieu vous garde du Moine noir !
C’est l’héritier du monastère ;
Il est encor puissant sur terre
Malgré le laïque pouvoir.
Le jour, Amundeville est maître ;
La nuit, le moine est sans rival ;
Son droit subsiste, et nul vassal
N’est tenté de le méconnaître.
Quand il se promène à grands pas,
Couvert de son vêtement sombre,
Si vous laissez passer son ombre
Elle ne vous parlera pas.
Qu’il nous soit propice au contraire,
Dieu soit en aide au Moine noir !
Qu’il prie ou non pour nous, ce soir
Offrons pour lui notre prière.
La voix d’Adeline expira. Il y eut un moment de silence, puis l’auditoire se confondit en admiration et remerciements.
Cette ballade eut pour effet de rappeler Don Juan à lui-même. Il se permit même, sur le chapitre, de lancer maintes saillies.
La journée se passa aux habituelles occupations. Mais au dîner, donné à quelques électeurs influents, il semblait à nouveau distrait, étranger à ce qui se passait. Il oubliait de manger, puis se servit de turbot avec une notoire indiscrétion.
Les yeux d’Aurora étaient fixés sur les siens, et il y avait sur les traits de la jeune fille comme un sourire. Mais dans ce sourire il n’y avait rien qui éveillât ni l’espérance, ni l’amour... C’était un calme sourire de contemplation, empreint d’une certaine expression de surprise et de pitié...
Juan rougit de dépit, ce qui était peu spirituel. Aurora détourna les yeux, palissant légèrement...
Adeline surveillait tout, avec l’affabilité d’une maîtresse de maison dont le mari doit bientôt affronter les élections. Un instant Juan se demanda s’il y avait en elle quelque chose de réel, mais non, elle jouait un rôle.
La belle Fitz-Fulke semblait fort à son aise. Ses yeux riants saisissaient d’un regard les ridicules. C’était sa charitable occupation.
Cependant le repas s’écoula. Le café fut servi, puis on annonça les voitures. Les invités de la soirée disparurent un à un après force révérences à la maîtresse de maison.
Après leur départ on se répandit en saillies sur leur compte. Seul Don Juan demeurait silencieux. Mais il était heureux de voir qu’Aurora, par toute son attitude, approuvait son silence... La jeune fille avait rénové en lui des sentiments perdus ou émoussés...
Quand vint l’heure de minuit, Juan se retira dans son appartement, autant pour s’y livrer à la tristesse que pour dormir. Au lieu de pavots, les saules se balançaient sur sa couche. Il se mit à rêver...
La nuit ressemblait à celle de la veille. Il s’était déshabillé, n’ayant gardé que sa robe de chambre. Redoutant la visite du spectre, il s’assit, l’âme embarrassée, dans l’attente de nouvelles apparitions.
Il prêta l’oreille, et ce ne fut pas en vain :
« Chut ! Qu’est ceci ? Je vois... Mais non... Pourtant... Puissances célestes ! c’est... bah ! le chat ! Le diable emporte son pas furtif, semblable à la démarche légère d’un esprit ou à celle d’une miss amoureuse s’avançant sur la pointe des pieds à son premier rendez-vous et...
« Encore ! Qu’est-ce ? Le vent ? Non, non, cette fois c’est bien le moine noir avec sa marche régulière... »
Au milieu des ombres d’une nuit sublime, tandis que tous dorment profondément, alors que les ténèbres étoilées entourent le monde comme une ceinture parsemée de pierreries, voilà que la présence du moine vient encore glacer le sang dans ses veines.
Il entendit d’abord un bruit semblable au grincement d’un doigt humide sur un verre, puis un léger résonnement, comme une ondée fouettée par le vent la nuit...
Ses yeux étaient-ils bien ouverts ? Oui, et son oreille aussi. De plus en plus s’approchait le bruit redoutable... La porte s’ouvrit.
Elle s’ouvrit avec un craquement infernal, comme la porte de l’enfer. « Lasciate ogni speranza, voi che entrate ! » Elle s’ouvrit dans toute sa largeur, non rapidement, mais avec la lenteur du vol des mouettes, puis elle revint sur elle-même, sans toutefois se refermer... Elle demeura entrouverte, laissant passage à de grandes ombres que faisaient jouer les flambeaux de Juan, et parmi ces ombres se tenait debout le moine noir dans son lugubre capuchon.
Don Juan tressaillit, mais las de tressaillir, l’idée lui vint qu’il pourrait bien s’être trompé... Il domina peu à peu son tremblement... Une âme et un corps réunis ne peuvent-ils tenir tête à une âme sans corps ?
Alors son effroi se changea en colère, et sa colère prit un caractère redoutable. Il se leva et s’avança ; l’ombre battit en retraite. Juan la suivit. Son sang, tout à l’heure glacé, s’était échauffé. Il s’était résolu à percer ce mystère par une vigoureuse lutte de quarte et de tierce. Le fantôme recula jusqu’à l’antique muraille où il se tint debout, immobile comme un marbre.
Il étendit un bras. Puissances éternelles ! Dans son trouble, il ne toucha ni âme ni corps, mais bien le mur, sur lequel les rayons de la lune tombaient à flots d’argent... Il frémit encore...
L’ombre était toujours là... Ses yeux bleus étincelaient, et avec une singulière vivacité pour des yeux d’ombre... La tombe lui avait également laissé sa respiration qui était remarquablement douce... On pouvait juger à une boucle égarée de ses cheveux que le moine avait été blond...
La lune se fit voir soudain à travers le linceul de lierre dont la fenêtre était tapissée, et Juan distingua qu’entre deux lèvres de corail brillaient deux rangs de perles... De plus en plus intrigué, il étendit l’autre bras.
Merveille sur merveille ! Sa main se posa sur un sein bien vivant et qui battait à coups redoublés... En même temps il apercevait nettement l’âme la plus charmante qui se fût jamais fourrée sous capuchon de moine, un menton à fossette, une gorge d’ivoire, bref une créature de chair et de sang... Froc et capuchon s’écartèrent soudain et laissèrent voir, dans le luxe de toute sa voluptueuse et peu terrifiante personne, le fantôme de Sa folâtre Grâce la duchesse de Fitz-Fulke...
Don Juan, rasséréné, saisit à bras-le-corps le joli fantôme. Sous le grossier froc de bure, lady Fitz-Fulke était nue. Don Juan aimait lady Amundeville, Don Juan aimait miss Aurora, Don Juan aimait même la petite Leïlah. Mais il sentit le désir se glisser en son âme et en son corps. On ne passe pas impunément plusieurs semaines de chasteté en un grand château.
Mais comme il allait l’entraîner vers sa couche, il se fit un grand bruit. Une lueur éblouissante entra dans la vieille chambre, tandis que les murs tremblaient jusque dans leurs fondements. Un gouffre, non, une oubliette du passé parut s’ouvrir, et soudain le moine disparut...
La sueur au front, Byron s’éveilla de son long rêve. Il était toujours dans la misérable chambrette de cette auberge de Thrace où il avait dû chercher asile la veille, perdu dans sa course à cheval, un orage grondant, dont les éclats se répercutaient mille fois sur les collines de Tchataldja.
Une servante parut qui portait un délicieux moka. C’était une personne d’un âge assez mûr. Mais ses charmes pouvaient encore présenter quelque attrait à un voyageur bien fatigué.
Byron lui prit doucement la main. Elle sourit.
« Tant de conquêtes de princesses et de duchesses, cette nuit, pour aboutir à la servante ! dit-il. Ma foi, tant pis ! L’amour n’est qu’illusion, Don Juan eût fait de même à ma place. »
TABLE DES MATIÈRES
DON JUAN TENORIO
Les prédictions de l’Astrologue.
La famille de Don Juan.—Maternité douloureuse.—Le baptême.—Chez l’astrologue.—Alchimie et magie.—Les rêves de la comtesse.—Le langage des astres.—Jacobi assommé.—La revanche du hibou.—Les prétentions de Don Jorge.
La première maîtresse de Don Juan.
Discours de Don Jorge.—Les trois courtisanes.—Les préparatifs.—Jalousie de Niceto.—Les avances de la Pandora.—Le festin.—Les danseuses nues.—La petite Monique.—Le baiser.—L’altercation.—La bagarre.—Le duel aux flambeaux.—Niceto blessé.—Rivalité de femmes.—Première nuit d’amour.—Mort de Niceto.
Don Juan à la cour de Naples.
En exil.—Une duchesse violée.—L’arrivée du Roi.—Intervention de Don Jorge.—L’oncle et le neveu.—La fuite.—La duchesse au secret.—Les conseils d’un valet de chambre.—Stupéfaction et fuite du duc Octavio.
La mort du commandeur.
Petite revue du demi-monde.—Inès d’Ulloa.—Discours de l’abbesse.—Visite de la duègne.—La lettre d’amour de Don Juan.—Don Juan au couvent.—L’enlèvement.—Don Gonzalo d’Ulloa.—Propos aigres-doux.—Le réveil de Doña Inès.—La séduction de Don Juan.—Arrivée inopinée de Don Gonzalo.—Violente discussion.—Mort du commandeur.
Doña Elvire.
Mort d’Inès.—Débordements de Don Juan.—Sa profession de foi.—Arrivée de Doña Elvire.—Sanglants reproches.—Piteuses explications.—Vive querelle de famille.
La statue du commandeur.
Visite au cimetière.—Le badinage de Don Juan.—L’invitation.—M. Domingo.—Le souper.—L’orgie.—Les toasts.—La statue de pierre.—Don Juan aux enfers.
DON JUAN DE MARANA
À l’université de Salamanque.
La famille de Maraña.—Les âmes du Purgatoire.—l’Université de Salamanque.—Don Garcia Navarro. —À l’église.—Fausta et Teresa de Ojedo.—Première sérénade.
Fausta et Teresa.
Premiers baisers.—Don Cristoval.—La rixe.—Un mort.—L’épée des Maraña.—Visite des deux sœurs.—Rendez-vous en ville.—Le souper des étudiants.—Deux jolies maîtresses.—Leçons de volupté.—Première fatigue.—Le signe de beauté.—Échange de femmes.—Le pari perdu.—L’amontillado.—La tentative de viol.—Mort de Fausta.—Fuite de Don Juan.—En Flandre !
À la guerre en Flandre.
Le déguisement.—La petite marchande de souliers de Saragosse.—La fillette rousse d’Italie.—En Flandre.—Le capitaine Gomare.—Brillants débuts guerriers.—Débauches de garnison.—Séductions et coups d’épée.—La guerre recommence.—Mort du capitaine Gomare.—La promesse.—La partie de pharaon.—Ivrognerie.
La mort de Don Garcia.
Enterrement de Gomare.—Modesto.—Le siège de Berg-op-Zoom.—Le capitaine Saqui-Guitra.—Mort étrange de Don Garcia.—Les débauches de Don Juan.
Épisode rapporté par le mystérieux licencié Alonso Fernandez de Avellaneda, naturel de la ville de Tordesillas, et auquel épisode il donna le titre du Riche désespéré.
Les nuits de Séville.
Retour en Espagne.—Fêtes et orgies.—La liste des maîtresses.—Doña Teresa au couvent.—Nouvelle séduction.
La conversion de Don Juan.
Au château de Maraña.—Le vieux tableau.—Un singulier office.—L’apparition.—L’enterrement.—Évanoui.—La conversion.—Mort de Teresa.—Le dernier duel.—La pénitence.
DON JUAN D’ANGLETERRE
Julia.
La famille de Don Juan : Don José, Doña Inès.—Un turbulent marmot.—Mort inopinée de Don José.—Éducation morale de Juan.—Sa précocité.—Son adolescence.—Julia, la belle sang-mêlé.—Son vieux mari.—Amours d’Inès et d’Alfonso.—Julia auprès de Don Juan : premières caresses.—Vaines résistances.—Tristesse de Don Juan.—Dans le berceau fleuri.—Dangers du crépuscule.—Initiation de Don Juan.—Dans le lit de Julia.—L’arrivée du mari.—La ruse de Julia.—Confession d’Alfonso.—La cachette de Don Juan.—Dans le cabinet noir.—Les deux époux.—Les souliers révélateurs.—Fuite de Don Juan.—Combat à l’épée et au poing.—Dans la nuit sévillane.—Le scandale.—Don Juan s’embarque.—La lettre de Julia.
Le naufrage.
Les filles de Cadix.—L’embarquement.—Mélancolie de Don Juan.—Le mal de mer.—La tempête.—Le grog.—Tristesse du licencié Pedrillo.—Dans les canots.—Le navire sombre.—La chaloupe s’éloigne.—La faim.—Le tirage au sort.—Pedrillo mis à mort et mangé.—Le châtiment.—Le dénuement.—La terre !—Vers le rivage.—Naufrage de la chaloupe.—Don Juan atteint le rivage et s’évanouit.
Haydée.
Retour à la vie : première vision.—Haydée et sa suivante.—Dans la grotte.—Haydée et son père.—Sommeil profond de Juan et troublé d’Haydée.—premier entretien, premier repas.—Les visites à la grotte.—Le bain.—Promenades sentimentales.—Départ du vieux pirate.—Première nuit d’amour sur la grève.—Exploits du pirate.—Le retour impromptu.—La fête au logis.—Danses et orgies.—Le repas d’Haydée et de Juan.—Singes, eunuques, danseuses et poète.—Les rêves d’Haydée.—Apparition paternelle.—La bagarre.—Vengeance du pirate.—Maladie et mort d’Haydée.
La sultane Gulbeyaz.
Esclave.—Récit du bouffon.—Enchaîné à la jolie Romagnole.—La vente au marché des esclaves.—Rencontre de Johnson.—L’achat.—Au palais du sultan.—Juan habillé en femme.—Au sérail.—La sultane amoureuse.—Vaines avances.—Arrivée du Sultan.—Gulbeyaz se retire.
Dans le fond du sérail.
Don Juan chez les demoiselles d’honneur.—Lolah, Katinkah et Dondon.—L’interrogatoire.—Au dortoir.—Dans le lit de Dondon.—Un cri dans la nuit.—L’étrange rêve de Dondon.—Brèves amours.—Le réveil de Gulbeyaz. —Juan et Dondon condamnés à mort.—La fuite.
Leïlah.
Don Juan dans l’armée de Souvarow.—L’accueil du grand général.—L’assaut d’Ismaïlia.—Don Juan sauve la petite Leïlah.—Le pillage, le viol.—Récompense de Don Juan.
Catherine de Russie.
Le voyage.—Don Juan reçu à la Cour.—Catherine amoureuse.—Éclatante situation de Don Juan.—Il pense à sa famille.—Épître maternelle.—Maladie de Don Juan.—Son départ en mission.—Catherine se console.—L’amour de Leïlah.—À travers l’Europe.—Débarquement à Douvres.
Adeline, Aurora et Lady Fitz-Fulke.
Attaqué par des brigands.—Grande vie mondaine anglaise.—Leïlah confiée à Lady Pinchbeck.—L’amour chez les Anglaises.—Adeline.—Le château de Nonnan Abbey.—La série des invités.—Chasse, cartes, billard. —Succès de Don Juan.—Manœuvres de la duchesse de Fitz-Fulke.—Inquiétudes d’Adeline.—Conseils de mariage.—Aurora.
Le moine noir d’Amundeville.
Le festin.—Juan exerce sa séduction.—L’apparition du moine.—L’émoi de Juan.—Aurora. la duchesse de Fitz-Fulke et Adeline.—La chanson d’Adeline.—Dîner électoral.—Juan dans sa chambre.—Réapparition du moine.—Le réveil de lord Byron.—L’amour n’est qu’illusion.
**Bibliothèque des Curieux
4, rue de Furstenberg—PARIS
***Extrait du Catalogue
Les Maîtres de l’Amour
Collection unique des œuvres les plus remarquables des littératures anciennes et modernes traitant des choses de l’amour.
L’Œuvre du Divin Arétin (2 vol.) chaq. vol |
7 50 |
L’Œuvre du Marquis de Sade | 7 50 |
L’Œuvre du Comte de Mirabeau | 7 50 |
L’Œuvre du Chevalier Andréa de Nerciat | 7 50 |
L’Œuvre de Giorgio Baffo | 7 50 |
L’Œuvre libertine de Nicolas Chorier (J. Meursius) | 7 50 |
L’Œuvre libertine des poètes du XIXe siècle | 7 50 |
Le Théâtre d’amour au XVIIIe siècle | 7 50 |
Le livre d’amour de l’Orient (I). Ananga-Ranga | 7 50 |
L’Œuvre des Conteurs libertins de l’Italie (XVIIIe siècle) | 7 50 |
L’Œuvre de John Cleland (Mémoires de Fanny Hill) | 7 50 |
L’Œuvre de Restif de la Bretonne | 7 50 |
L’Œuvre des Conteurs libertins de l’Italie (XVe siècle) | 7 50 |
L’Œuvre libertine de l’Abbé de Voisenon | 7 50 |
L’Œuvre libertine de Crébillon le fils | 7 50 |
Le Livre d’amour des Anciens | 7 50 |
Le Livre d’amour de l’Orient (II).—Le Jardin parfumé | 7 50 |
L’Œuvre libertine des Conteurs russes | 7 50 |
L’Œuvre libertine de Corneille Blessebois (Le Rut) | 7 50 |
L’Œuvre de Choudart-Desforges (Le Poète libertin) | 7 50 |
L’Œuvre de Fr. Delicado (La Lozana Andalusa) | 7 50 |
Le Livre d’amour de l’Orient (III).—Les Kama-Sutra | 7 50 |
Le Coffret du Bibliophile
Jolis volumes in-18 carré tirés sur papier d’Arches (exemplaires numérotés), et réservés aux souscripteurs.
Les Anandrynes (Confession de Mlle Sapho) |
6 fr. |
Le Petit Neveu de Grécourt | 6 » |
Anecdotes pour l’histoire secrète des Ebugors | 6 » |
Julie philosophe (Histoire d’une citoyenne active et libertine), 2 vol | 12 » |
Correspondance de Mme Gourdan, dite « la Comtesse » | 6 » |
Portefeuille d’un Talon Rouge (La Journée amoureuse) | 6 » |
Les Cannevas de la Pâris (Histoire de l’hôtel du Roule) | 6 » |
Souvenirs d’une cocodette (1870) | 6 » |
Le Zoppino. Texte italien et traduction française | 6 » |
La Belle Alsacienne (1801) | 6 fr. |
Lettres amoureuses d’un Frère à son élève (1878) | 6 » |
Poèmes luxurieux du divin Arétin (Tariffa delle Puttane di Venegia) | 6 » |
Le Parnasse satyrique du XVIIIe siècle | 6 » |
La Galerie des femmes, par J.-E. de Jouy | 6 » |
Zoloé et ses deux Acolytes, par le Marquis de Sade | 6 » |
De Sodomia, par le P. Sinistrari d’Ameno. Texte latin et traduction française | 6 » |
Le Canapé couleur de feu, par Fougeret de Montbron | 6 » |
Chroniques Libertines
Recueil des « indiscrétions » les plus suggestives des chroniqueurs, des pamphlétaires, des libellistes, des chansonniers, à travers les siècles.
Les Demoiselles d’amour du Palais-Royal, par H. Fleischmann |
6 fr. |
La vie libertine de Mlle Clairon, dite « Frétillon » | 6 » |
Les Amours de la Reine Margot, par J. Hervez | 6 » |
Mémoires libertins de la Comtesse Valois de la Mothe (Affaire du Collier) | 6 » |
Marie-Antoinette libertine, par H. Fleischmann | 6 » |
Chronique scandaleuse et Chronique arétine au XVIIIe siècle | 6 » |
Souscription aux six volumes parus de la Ire série, brochés, au lieu de 36 fr., net, 30 fr.
La France Galante
Mignons et courtisanes au XVIe siècle, par Jean Hervez |
15 fr. |
La Polygamie sacrée au XVIe siècle | 15 » |
Madame de Polignac et la Cour galante de Marie-Antoinette, par H. Fleischmann | 12 » |
Chroniques du XVIIIe Siècle
par Jean Hervez
D’après les Mémoires du temps, les Rapports de police, les Libelles, les Pamphlets, les Satires, les Chansons.
I. La Régence galante | 15 fr. |
II. Les Maîtresses de Louis XV | 15 » |
III. La Galanterie parisienne sous Louis XV | 15 » |
IV. Le Parc aux Cerfs et les Petites Maisons galantes de Paris | 15 » |
V. Les Galanteries à la Cour de Louis XVI | 15 » |
VI. Maisons d’amour et Filles de joie | 15 » |
Souscription à la Série complète : | |
Les 6 volumes sur papier simili hollande | 72 fr. |
— sur papier japon | 200 » |
Le Catalogue illustré est envoyé franco sur demande
***DU MÊME AUTEUR
L’HISTOIRE ROMANESQUE
La Rome des Borgia |
5 fr. |
La Fin de Babylone | 5 fr. |