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MARX ET BRAUDEL : APPORTS ET INSUFFISANCES 

samedi 27 novembre 2021, par Jean-Jacques Micalef

MARX ET BRAUDEL : APPORTS ET INSUFFISANCES

Marx comme Braudel ne différencient pas clairement l’économie marchande de l’économie capitaliste et cette confusion a eu dans l’histoire de tragiques conséquences.

La grande rupture est celle qui a permis le passage de l’économie d’autarcie et de gratuité à l’économie monétaire qui mesure les efforts et les mérites de chacun en vue de l’échange. Il y a société marchande lorsque des individus ou des groupes (artisans, paysans, ouvriers indépendants etc.) s’échangent des marchandises sur un marché.

Il y a société capitaliste quand le travail est acheté en tant que tel pour en prélever un profit (une plus-value). Le développement de la société marchande est le résultat d’une scission croissante entre producteurs et consommateurs et marque le passage d’une société d’auto consommation à une société d’échanges généralisés. Le capitalisme s’insère dans la société marchande dont il est le prolongement.

Or, pour Braudel « le capitalisme n’est pas consubstantiel à l’industrialisation du monde, il est au contraire intemporel et émerge aussitôt qu’existent des mécanismes financiers un tant soit peu raffinés et un négoce au long cours, comme déjà dans l’Empire romain ou la Chine ancienne. » [1] Braudel ne différencie pas le capital productif du capital financier qui est le propre des commerçants et de différents intermédiaires. L’économie capitaliste se défini par l’achat de la force de travail à des salariés, ce qui suppose en effet la mise à leur disposition des moyens de production par le capital productif. Le capitalisme est donc lié à l’industrialisation du monde par la création des grandes manufactures puis des usines comme l’a parfaitement démontré Marx. Braudel range les négociants et financiers au 3ème étage de sa classification parmi les capitalistes tels les grandes compagnies bancaires dans l’Italie du nord au XIII ème siècle et les marchands vénitiens. Pour Braudel le capitalisme se définit par la possession d’un capital destiné indifféremment soit à l’achat de marchandises (négoce) soit à l’achat du travail en fournissant les moyens de production (capital productif) : est capitaliste celui qui possède un capital qu’il fait fructifier.

De fait, dans les économies d’échanges, il y a deux grandes fonctions et deux seules : les agents de production et les intermédiaires de l’échange — commerçants et financiers. Les agents de production peuvent être, l’esclave, le serf, l’ouvrier salarié, l’artisan, le paysan, le travailleur indépendant ces derniers vendant leur production directement sur le marché.

L’intermédiaire, le commerçant, est celui qui achète des marchandises au travailleur indépendant ou à l’entreprise capitaliste pour les revendre avec profit. Cette opération d’achat et de vente suppose un capital financier (non productif) et se prête comme naturellement à toutes les spéculations. Son rôle a et a été important dans l’histoire en suscitant les grands flux commerciaux d’échange de marchandises. L’entrepreneur capitaliste se situe ENTRE le producteur et le commerçant puisqu’il achète du travail et non des marchandises dont il revend le produit sur un marché.

Il y a donc DEUX sources du profit : l’achat du travail puis sa revente sous forme de marchandise et l’achat directe de marchandises pour leur revente. Cette dernière forme suppose la possession d’un capital financier autorisant la spéculation et le prêt, autre source de profit dérivée… Or, pour Marx, il ne saurait y avoir d’exploitation dans le cadre de la vente directe du produit de son travail sur le marché par un travailleur indépendant. Il ne traite que de la plus-value et du rôle du capital financier (la rente, l’intérêt du capital prélevé sur le travail). Pour le marxisme, la relation d’exploitation résulte du prélèvement de la plus-value sur le salaire. Toute l’histoire des luttes sociales s’explique dans cette volonté de rétablir la justice pour cette seule classe exploitée : les travailleurs salariés, le prolétariat. Or Marx comme Braudel sont passé à côté de la spécificité de l’économie marchande.

Nous avons dit que le capitalisme était en germe dans l’économie marchande. En effet, La ligne de démarcation fondamentale est celle qui sépare la production pour soi (pour les siens, pour la tribu) de la production pour l’autre. L’économie marchande puis capitaliste a vu se généraliser le produire pour l’autre et de moins en moins pour soi. La production-pour-l’autre peut avoir deux modes : le travailleur indépendant qui vend sa production sur le marché et le salarié qui vend sa force de travail. Dans le premier cas, nous avons une économie marchande, dans l’autre capitaliste ; les deux formes ont cohabité comme l’a bien vue Braudel avant que la forme capitaliste domine et se généralise. Le capitalisme a réellement pris son essor lorsque le travailleur est devenu propriétaire de sa force de travail pour se vendre « librement » sur le marché du travail.

Ainsi, une masse de producteurs plus ou moins indépendants (serfs, paysans, artisans etc.) a pu cohabiter avec l’existence de grands commerçants qui transportaient les marchandises d’un point à l’autre du globe : l’économie capitaliste était encore balbutiante. En effet, a pu exister des manufactures d’Etat employant des salariés, comme des petites entreprises artisanales avec salariés (compagnonnage) avant l’explosion de l’industrialisation.

La valeur d’usage est le produire-pour-soi et n’a pas de traduction monétaire. Le produire-pour-l’autre suppose la marchandisation de sa production sur un marché pour en tirer un profit personnel. Dès lors l’inégalité, l’exploitation de l’un par l’autre, peut exister dans la relation d’échange marchand entre deux producteurs quand l’un vend plus cher sa quantité de travail contenu dans la marchandise. Consécutivement, la relation d’exploitation ne relève pas de la seule relation capital-travail mais trouve son origine dans la relation marchande elle-même ; elle suppose un calcul coût avantage et une confrontation entre les positions respectives des acheteurs et vendeurs. Ainsi par exemple en cas de famine, il est évident que le producteur-paysan dispose d’un pouvoir de négociation supérieur sur l’acheteur.

Il faut donc élargir la notion d’exploitation à toutes les situations d’inégalité qui se créent dans la relation d’échange marchand. L’exploitation capitaliste est un mode particulier de la marchandisation du travail par lequel un salarié tire profit (les moyens de son existence) non directement sur un marché mais par l’intermédiaire d’un entrepreneur. Économie marchande et économie capitaliste ont un seul fondement : la marchandisation du travail — le produire pour l’autre afin d’échanger pour soi en recherchant son profit que cela soit sur un marché ou par la vente de son travail à un capitaliste. Il n’y a pas de différence d’essence entre acheter du travail contenu dans une marchandise et acheter du travail/salaire pour le transformer postérieurement en marchandises.

Marx a bien analysé le scandale qu’est le prélèvement de la plus-value puisque le salarié constate douloureusement qu’une partie des fruits de son travail est capté par l’entrepreneur. Mais il a bien moins perçu les situations d’inégalité entre vendeurs de travail lorsque l’un vend plus cher à l’autre son heure de travail contenu dans une marchandise. Cette inégalité existe aussi entre salariés dont les valeurs-travail sont différentes. Ainsi, une heure de travail d’un salarié français permet-elle d’acheter 10 ou 20 heures de travail contenu dans un produit fabriqué au Bengladesh par exemple. Il en va de même des artisans et travailleurs indépendants soumis aux rapports de force entre vendeurs et acheteurs comme par exemple avec les centrales d’achat. Avec le marxisme, tout se passe comme si la seule situation d’inégalité et d’exploitation relevait du seul rapport capital-travail dans l’entreprise capitaliste.

En définitive, l’essence de l’économie marchande c’est l’instauration dans les relations humaines d’un rapport de calcul de la valeur à échanger. C’est un dispositif ou se confronte les volontés de puissance et les vouloirs vivre, où s’expriment les modalités de la lutte sociale pour la possession des étants disponibles. Dans ce jeu des forces, certain sont perdants, d’autres gagnant dans la détermination de la hiérarchie des valeurs et des positions sociales. L’inégalité est donc consubstantielle à la relation marchande. Celle-ci sépare le producteur du consommateur devenus étrangers l’un à l’autre et simplement reliés par un contrat d’intérêt mutuel.

A l’inverse la relation non marchande est caractérisée par le produire pour-soi, pour l’autre, pour sa famille hors le calcul de l’effort dans une perspective de retour à soi : la relation humaine détermine l’échange de produits et intervient comme une des modalités des relations sociales.

Notes

[1Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle. Poche 1993.

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