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Quatre lettres de Robert Louis Stevenson à Marcel Schwob et Sydney Colvin 

jeudi 26 septembre 2002, par Robert Louis Stevenson

A Marcel Schwob

Union Club, Sydney, 19 août 1890

Mon cher Schwob,

Mais alors vous avez tous les bonheurs, vous ! Quelque chose de plus sur Villon, cela paraît incroyable ; quand ce sera mis en ordre, je vous prie, envoyez-le-moi.
Vous désirez traduire la Flèche noire ! Cher Monsieur, la présente vous y autorise ; mais je vous avertis que je n’aime pas cet ouvrage. Ah ! vous qui connaissez si bien les deux langues et qui avez du goût et des lettres, si vous vouliez seulement avoir la fantaisie de traduire un livre de moi que j’admirerais ! - car nous admirons parfois nos propres ouvrages, ou moi, du moins - avec quelle satisfaction l’autorisation serait accordée ! Mais c’est trop espérer.
Vous ne détestez pas alors mes bonnes femmes ? Moi, je les déteste ! Je n’ai jamais été satisfait d’aucune de mes créations féminines, à l’exception d’un rôle de quelques lignes, la comtesse de Rosen, et d’un autre, Mme Desprez dans le Trésor de Franchard.
J’ai eu, c’est vrai, un moment d’orgueil pour ma pauvre Flèche Noire ; j’ai cru et je crois encore que Dick le bossu est une figure possible et vivante. Celui de Shakespeare - oh ! si l’on peut appeler cette chrysalide, Shakespeare ! - celui de Shakespeare a de la vie. On aime voir l’athlète encore ignorant se ruer tête baissée sur les remparts d’airain de la nature humaine. On s’aperçoit alors combien l’on est trivial aujourd’hui et quelle sécurité réside alors dans cette trivialité ; car, de la vie, il peut en avoir, mais quant à être possible, certes il ne l’est pas.
J’adore Dumas et j’adore Shakespeare ; vous ne vous méprendrez pas sur le sens de mes paroles si je vous dis que le Richard de l’un me rappelle le Porthos de l’autre ; et si par n’importe quel sacrifice de mon bagage littéraire, je pouvais débarrasser le Vicomte de Bragelonne de Porthos, Jekyll pourrait disparaître et le Maître de Ballantrae et la Flèche noire, soyez-en certain, et je ne trouverais pas ma vie perdue pour l’humanité s’il me fallait donner une demi-douzaine de mes autres volumes par-dessus le marché.
Le ton de vos charmantes lettres me rend égotiste ; vous me poussez à me prendre trop au sérieux moi-même. Comprenez donc que j’ai passé une grande partie de mon temps en France, que j’ai aimé votre pays et plusieurs de ses habitants ; que j’ai appris tout ce qu’il peut apprendre, ou plutôt que j’ai respiré cette atmosphère d’art que l’on respire là seulement ! Mais je savais et j’enrageais de savoir que j’aurais beau avoir la plume des anges ou des héros, nul français n’en serait plus avancé pour cela. Et voici que M. Marcel Schwob arrive, qu’il m’envoie l’encouragement le plus aimable, qu’il me lit et me comprend et qu’il est assez bon pour être satisfait de mon oeuvre.
Je suis en ce moment surchargé de travail. J’ai deux gros romans en train : le Trafiquant d’épaves et Pêcheur de perles, en collaboration avec mon beau-fils. Du dernier, le Pêcheur de perles, j’ai bonne opinion, en tant que vilaine histoire brutale, violente, poussée au noir, pleine de situations étranges et de caractères frappants. Et puis, je suis plongé jusqu’à la ceinture dans mon grand livre sur les mers du Sud ; ce devrait être le grand livre sur les mers du Sud et ce le sera. En outre, j’ai quelques poésies sous presse que j’hésite cependant à publier ; car je ne suis pas bon juge de mes propres vers ; en cela, il est si facile de s’abuser. Toutes ces choses et le souci d’une installation imminente à Samoa me tiennent très occupé et un rhume (comme d’habitude) me tient au lit.
Hélas ! Je n’aurai pas le plaisir de vous voir encore de quelque temps, si même je puis vous voir jamais. Il faut vous contenter de m’accepter comme une voix errante et sous formes de lettres occasionnelles venant d’îles mystérieuses ; adressez les vôtres, si vous êtes assez bon pour m’écrire, à Apia, Samoa. Mon beau-fils, M. Osbourne, va au pays pour arranger quelques affaires. Il se peut qu’il passe à Paris pour décider les illustrations de mes Mers du Sud, et je lui demanderai d’aller vous rendre visite et de vous donner quelques détails sur nos destinées barbares. Vous le trouverez intelligent, je pense, et je suis sûr que si (par hasard) vous preniez quelque intérêt aux îles, il aurait beaucoup à vous dire.
Sur ce, je conclus et suis votre obligé et intéressé,

Robert Louis Stevenson

cérémonie à Samoa

A Sydney Colvin

Dans la montagne, Apia, Samoa, 2 novembre 1890
(extraits)

Mon cher Colvin,

Comme elle est dure, intéressante et belle la vie que nous menons maintenant. Nous vivons au creux d’une profonde entaille du mont Vaea, à quelque deux cents mètres au-dessus de la mer, nichés dans une forêt qui menace constamment de nous étrangler, et que l’on combat à coups de hache et de dollars. Je me suis entiché des travaux de force, et il a fallu que je m’oblige à rester à l’intérieur si je ne voulais pas que la littérature aille à vau-l’eau. Rien n’est aussi passionnant que de désherber, défricher, tracer des sentiers ; surveiller les ouvriers devient une maladie ; il est difficile de résister à la pente agricole ; on se sent si bien fermier.
Revenir couvert de boue et tout trempé de sueur et de pluie après quelques heures dans le bush, se changer, se frictionner, s’asseoir sous la véranda, c’est goûter à une conscience tranquille.
Et ce que je remarque de plus étrange est ceci : si je sors pour gagner trois sous, à houspiller mes ouvriers et à manier le coutelas et la bêche, ma conscience imbécile applaudit ; si je reste à la maison pour gagner vingt livres, la même se lamente de ma négligence et du temps perdu (...)
J’ai passé la matinée à Dans les mers du Sud et terminé le chapitre sur lequel j’avais séché samedi. Fanny, toute percluse de courbatures et d’égratignures gagnées pour l’amour du sport et de la gloire, à poursuivre des cochons, incapable de monter et descendre les escaliers, est restée assise sous la véranda de derrière, houspillant Paul, Peni et Simelé qui défrichaient le champ, ponctuant mon travail de ses cris (...)
Ma longue lutte muette contre la forêt a sur moi un effet étrange : la vitalité incroyable de ces végétaux, l’exubérance de leur nombre et de leur force, les tentatives des lianes pour enserrer l’intrus, pour le capturer, le silence terrible, le fait de savoir que tous vos efforts sont voués à l’échec, effacés sous quelque efflorescence nouvelle, la bataille silencieuse, le meurtre, la mort lente des arbres en lutte les uns contre les autres, tout cela écrase l’imagination (...)

Stevenson devant sa maison de Samoa
La tombe de Stevenson à Samoa

A Marcel Schwob

Sydney, 19 janvier 1891

Cher Monsieur,

Sapristi, comme vous y allez ! Richard III et Dumas de tout mon coeur, mais pas Hamlet ; Hamlet est de la grand littérature ; Richard III est un gros et vulgaire mélodrame bien noir écrit avec infiniment de verve, mais sans raffinement ni philosophie, par un homme qui avait encore à apprendre le monde, lui-même, l’humanité et son métier. Je préfère le Vicomte de Bragelonne à Richard III ; c’est mieux fait dans son genre ; mais je ne mentionne certes pas le Vicomte dans la même partie de l’édifice que Hamlet, Lear, Othello ou aucun de ces chefs-d’oeuvre que Shakespeare nous donnera plus tard.
Aussi, comme vous y allez avec vos éloges ! Je crains que ma solide éducation classique ne soit dans le genre de celle de Shakespeare et plus justement définie comme consistant en " peu de latin et point de grec ". Laissez-moi vous apprendre que mes études me destinaient à la profession d’ingénieur. Je dirai à mon libraire de vous envoyer un exemplaire de Mémoires et portraits où vous verrez quelque chose de mon origine et de mon éducation, et où vous m’entendrez discourir tout au long sur mon cher vicomte. Je vous permets de grand coeur de choisir dans mes oeuvres et de traduire celle que vous préférerez, trop honoré si un jeune homme de tant de talent pense que cela en vaut la peine. Pour ma part, je choisirais soit Enlevé !, soit le Maître de Ballantrae. Dans le cas où vous préféreriez celui-ci, que Mrs Henry, je vous prie, n’enfonce pas jusqu’à la garde l’épée dans le sol gelé. C’est une de mes inconcevables étourderies, une exagération à renverser Hugo. Dites : " Elle chercha à l’enfoncer dans le sol. " Dans ces deux ouvrages, préparez-vous à des scotticismes employés délibérément.
Je crains que mon beau-fils n’ait pas trouvé le temps d’aller à Paris ; il a été accablé d’occupations et est en train de revenir.
Nous sommes ici dans un beau pays entourés d’êtres intéressants et beaux. La vie est encore difficile ; ma femme et moi habitons une maisonnette composée de deux pièces et située à trois milles de la mer et à 650 pieds au-dessus. Nous avons dû tracer la route qui y mène, et nos approvisionnements sont encore fort imparfaits. Par le temps déchaîné que nous avons (c’est la saison des ouragans), nous souffrons de beaucoup d’incommodités. Une nuit, le vent soufflait si outrageusement dans notre maison que nous avons dû rester dans l’obscurité et comme le vacarme de la pluie sur le toit rendait toute conversation inintelligible, vous imaginez si nous avons trouvé la soirée longue. Ces choses me plaisent, malgré tout. Vous dites que l’artiste inconscient est parti voyager ; vous ne m’analysez pas comme il faut. Je suis pour 6/10 artiste et 4/10 aventurier. En premier, je suppose, viennent les lettres ; après vient l’aventure ; et depuis que j’ai cédé à celle-ci, je crois que la formule a changé ; artiste pour 55/100 et aventurier pour 45/100, voilà ce qui serait plus près de la vérité. Et si ce n’avait été mon peu de vigueur, j’aurais pu être un homme tout autre.
Quoi que vous fassiez, ne négligez pas de m’envoyer ce que vous publierez sur Villon ; je l’attends avec un vif intérêt. Je n’ai point de photographie sous la main, mais je vous enverrai une quand je pourrai. Vous seriez bien aimable de faire de même, car je ne vois pas beaucoup de chances que nous nous rencontrions en chair et en os, et quant à un nom, à une écriture, à une adresse, à un style même, j’en connais à peu près autant de Tacite et plus d’Horace. Ce n’est pas assez entre contemporains comme nous le sommes encore.
Je me souviens d’un autre de mes livres que j’ai relu l’autre jour et que je trouve bien par endroits : le Prince Othon. Il ne vaut pas les deux autres mais il a une recommandation ; il possède des personnages de femmes, et pour cette raison, sera peut-être plus apprécié en France. Je vais demander à Chatto de vous envoyer : le Prince Othon, Mémoires et Portraits, Sous-Bois, et Ballades, dont vous ne semblez avoir rien vu jusqu’ici. Ils arriveront trop tard pour le Nouvel An ; que ce soit donc un cadeau de Pâques ( !).
Il faut que vous me traduisiez vite ; vous aurez bientôt mieux à faire qu’à transvaser l’ouvrage des autres.
A vous sincèrement,

Robert Louis Stevenson

(avec la plus mauvaise plume du Pacifique)

*

A Sydney Colvin

Vailima, 19 mars 1891
(extrait)

(...) Avant le lever du soleil, à six heures moins le quart ou moins dix généralement, Paul m’apporte du thé, du pain et deux oeufs ; vers six heures, je suis au travail. Je travaille au lit - mon lit est fait de nattes ; pas de matelas, ni de draps, ni de saletés quelconques ; des nattes, un oreiller et une couverture -, cela m’occupe pendant trois heures. Il était neuf heures cinq ce matin quand je me suis mis en route pour le bord de la rivière afin de faire ma part de sarclage ; j’ai peiné, fumant la terre avec ma sueur, le meilleur des engrais, jusqu’à ce que la conque résonne depuis notre véranda à dix heures et demie. A onze heures, nous déjeunons ; vers midi et demi, j’ai essayé (à titre exceptionnel) de retravailler, n’ai rien fait de bien, aussi vers une heure étais-je en route pour mon sarclage, auquel je me suis escrimé jusqu’à trois heures. Notre repas suivant est à cinq heures et demie et j’ai lu la Correspondance de Flaubert jusqu’à cette heure-là ; dîné, puis, comme Fanny avait un rhume et que j’étais fatigué, suis allé à mon repaire dans la maison inachevée, d’où je vous écris maintenant, au son de la voix des menuisiers, et à la lumière - je vous demande pardon -, à la lueur crépusculaire de trois infâmes bougies, filtrant à travers la barrière de ma moustiquaire. Une encre de mauvaise qualité étant de la partie, j’écris presque à l’aveuglette, et puis seulement espérer que vous aurez la satisfaction de lire ce que je suis incapable de voir tandis que j’écris.
J’ai dit que j’étais fatigué ; c’est le moins qu’on puisse dire ; j’ai un mal de dos aussi violent qu’une rage de dents ; quand je ferme les yeux pour dormir, je sais que je verrai - phénomène auquel Fanny et moi sommes parfaitement habitués - des profondeurs infinies et éclatantes de plantes et d’herbes folles, chacune étant bien différenciée, si bien que je reste ainsi, le corps parfaitement immobile, à passer en revue mentalement pendant des heures mes occupations diurnes, séparant les mauvaises herbes des bonnes. Dans mes rêves, j’arrache celles qui résistent et subis les piqûres d’orties, les coups de poignard des épines de citronniers, les morsures féroces des fourmis, la résistance nauséabonde de la boue et de la vase, les racines gluantes qui se dérobent, le poids mort de la chaleur, les bouffées d’air imprévues, les attaques soudaines des appels d’oiseaux dans la forêt voisine - dont certains imitent mon nom, d’autres le rire, d’autres un coup de sifflet -, et revis intégralement le détail des activités de ma journée.
Bien que j’écrive si peu, je passe toutes mes heures de travail aux champs en conversation perpétuelle et en correspondance imaginaire. Il est rare que j’arrache une mauvaise herbe sans inventer une phrase pour vous à ce sujet ; ces mots-là ne sont pas écrits ; autant en emporte le vent ; mais l’intention est là, et pour moi (d’une certaine façon), la compagnie. Aujourd’hui, par exemple, nous avons eu une grande conversation. Je peinais, la sueur me dégoulinant du nez, sous une chaleur accablante qui faisait suite à une bourrasque de pluie : il me semblait que vous me demandiez - sincèrement, étais-je heureux. Heureux (je répondais) ; je n’ai été heureux qu’une seule fois ; c’était à Hyères ; ce bonheur a cessé pour de multiples raisons : déclin de ma santé, changement de lieu, accroissement de mes revenus, approche furtive de la vieillesse ; depuis ce moment-là, comme avant, je ne sais ce que cela signifie. Mais je sais toujours ce qu’est le plaisir ; plaisir aux mille visages, dont aucun n’est parfait, aux mille langues toutes écorchées, aux mille mains, dont les ongles tous égratignent. Bien au-dessus de tous ces plaisirs, je place celui d’arracher les mauvaises herbes, seul ici près de l’eau babillarde, dans le silence de la haute futaie, brisé par des cris d’oiseaux discordants. Considérez tout le parcours de mon existence, regardez-la sous toutes ses coutures - je me changerais volontiers moi-même, mais je ne voudrais pour rien au monde changer de situation, sauf pour vous faire venir ici (...)

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