Sophie Calle fouille toujours l’envers des histoires officielles, procédant par effractions et dissimulations, jeux de pistes et parties de cache-cache : c’est comme ça qu’elle poursuit une oeuvre puissamment orchestrée. Je l’ai découverte il y a quelques temps déjà, et je l’ai aimée une fois pour toutes (avec une certaine horreur). Parce qu’en un instant la séductrice m’avait entraînée dans ses spirales perverses, ses doubles fonds calculés, ses sournoiseries charmantes, ses subtilités fatidiques... Faites donc l’expérience. Ouvrez ses recueils, froissez ses pages, plongez dans ses images ! Mais sachez-le : tout ça est dangereux (un poison qui finit par pousser à l’acte).
Elle a aussi fait un film : " No sex last night ", écrit, filmé et interprété avec l’homme aimé Greg Shephard. Succession de plans fixes, monologues intérieurs alternés, léger flou des images, texte cynique surpuissant, double fin... Rien de banal durant ce moment cinématographique. L’histoire ? C’est la leur : celle de Sophie Calle amoureuse, et celle de Greg Shephard otage (qui ne trouve d’échappatoire que dans le sommeil). La relation est évoquée sans sentimentalité mielleuse, sans complaisance douteuse.
Lorsque Sophie sent leur couple menacé, elle propose à Greg de traverser l’Amérique pour faire un film, armé chacun de sa caméra personnelle. C’est comme ça qu’ils partent ensemble dans une cadillac grise où - au lieu de se séparer - ils finiront par se marier et par passer leur nuit de noce... " Je dois mon mariage au film et à une voiture ", dit-elle. Et en effet, " No sex last night " non seulement raconte l’histoire de cet incroyable mariage mais il le suscite : " Je me suis dit que si je lui proposais de faire un film, il me suivrait peut-être. Et en effet, ça a marché. Je n’ai jamais cru au film. Il s’agissait pour moi d’un prétexte, je voulais seulement appâter cet homme. Ensuite, j’ai dû jouer le jeu, filmer, obéir aux règles pour qu’il ne comprenne pas le subterfuge... ", raconte-t-elle. Voilà bien l’essence du monde féminin : curiosité inlassable, sens de l’observation, subtils calculs, initiatives désorganisées, concentration des forces...
A partir de ça, il existe un petit livre (1) - Histoires vraies - qui semble poursuivre le jeu des fables, et dans lequel elle a exposé certains de ces trésors - textes et images - de son musée personnel, rassemblant des événements inquiétants, des histoires bizarres, des coïncidences étranges... Comme souvent dans ses travaux, s’y égrenaient les canneberges du hasard.
Cela fait près de quinze ans que l’irrévérencieuse Sophie Calle déjoue les censures, s’amuse des interdits, accomplit des fantasmes, armée d’un carnet et d’un stylo, d’un appareil photo ou d’une caméra vidéo. A chaque fois, c’est pareil. Scandaleuse et engagée, elle se perd et s’abîme, prend tous les risques pendant que son défi résonne en retrait. Bref, elle trouve l’équivalence entre dire et faire, accomplissant cette magnifique performance alchimique dont chacun rêve mais que peu atteignent : faire de sa vie un roman. Rien ne l’empêche, rien ne la contraint. Tout l’intéresse, tout la réjouit. Même ses chagrins, ses déboires, ses fiascos : de la matière, tout ça ! Ah, cette distance imposée avec tant d’ironie sérieuse ! Ah, l’extrême profondeur de la légèreté jouée !
D’instinct, elle a compris qu’il faut échapper à ce monde qui l’entoure, à sa morosité, son ennui, ses désespoirs. Elle a pris le parti d’enchanter dans un monde désenchanté. Elle s’est organisée, alors, toujours " à la recherche d’une transgression " (comme le dit André S. Labarthe). A partir de toutes ses aventures, elle a conçu des expositions (2), des livres (3), des chroniques journalistiques (4), qui entraînent dans un fatal tourbillon. Sans doute, l’attraction provient-elle de la substance dont ses travaux sont constitués : la vie même - si passionnée, si fragile. Comment appréhender ce qu’elle imagine et met en scène avec tant de perversion endiablée ? " Son sujet était l’oeil, la dramaturgie de l’oeil qui regarde étant regardé ", écrit Paul Auster. Sophie Calle sait exploiter les pouvoirs de la photographie. La beauté de son exposition intitulée " Journal " et présentant de grands formats noir et blanc en témoigne : des images accompagnées de textes à la première personne... Comme une collection personnelle qui, si on aime tisser les références, évoque les installations énigmatiques de Boltanski, les déviations mordantes d’Annette Messager, et la présentation formelle des travaux de Jean Le Gac.
Mais enfin, qui est Sophie Calle ? On ne sait pas trop. Elle demeure une personnalité hautement insaisissable, légère, si légère. On voudrait bien savoir, justement. Alors on rêve de la pister à notre tour avec un filet de tissu blanc, mais évidemment on finit par trouver l’idée ridicule - se souvenant des paroles de Miro : " Un oiseau, un papillon ne sont jamais tristes. Les papillons sont très élevés en esprit ; ils jouent avec des enfants ; le papillon le sait et s’en amuse : il s’échappe toujours, même quand on l’attrape et qu’on le tue " ?
Sophie Calle intrigue, fascine. Du coup, chacun projette ce qu’il a envie de projeter sur sa silhouette énigmatique. Certains ont vu en elle un " policier-voyeur " penché sur ses victimes, rassemblant ses indices, enquêtant scrupuleusement. D’autres, une artiste tout occupée à concevoir ce qu’André S. Labarthe nomme des " dispositifs ", des "histoires fabriquées à partir d’un procédé qui est presque un délit"... Alors de quel bord, Sophie Calle ? Du côté de l’agent, de la garde, de l’organisation ou alors du côté du cambrioleur-maraudeur fouillant les tiroirs, s’insinuant dans les placards, essayant les clés et les codes secrets ? Ni l’un ni l’autre, voyons !
Femme, femme, femme. Plus que femme. Pleine d’insolence presque démoniaque, Sophie Calle va au-delà de la sphère féminine. C’est qu’elle connaît le passage secret entre les mondes : celui des hommes, celui des femmes. Et c’est qu’elle ose des arrangements inouïs pour circuler de l’un à l’autre, inversant les jeux quand ça lui plaît. Transgressive, Sophie Calle ? Et comment donc.
Voilà l’amour courtois détourné, renversé ! Le chevalier, c’est elle. L’élu, c’est lui. Et elle agit en fonction de ce qu’elle pense : elle furète, vole, disparaît, réapparaît, poursuit, s’insinue, attend, guette, tourne autour, pour finir finalement par s’emparer des pouvoirs de l’homme. Elle le soumet à d’incroyables constructions érotiques - toujours en quête de la plus intense des émotions.
Relisons Céline : " Elles sont rares les femmes qui ne sont pas essentiellement vaches ou bonniches, alors elles sont sorcières ou fées ". Au fond, si Sophie Calle était une fille de la dame du Lac ? On l’appelait " fée " parce qu’elle s’y connaissait en enchantements et en sorts. Pas n’importe quelle fée ! Une fée victorieuse de Merlin (Merlin, le maître de la science occulte des diables, ayant été lui-même engendré par un diable) dont elle se joua longtemps, le menant, le trompant, l’abusant. Auprès de lui, la demoiselle Ninienne apprit - par une très subtile ruse - des conjurations maléfiques et toutes puissantes dont elle inscrivait les noms sur ses cuisses : " Je veux que vous m’appreniez comment je pourrai clore un lieu par la force des paroles et y enfermer ce que je voudrai.... et vous m’apprendrez aussi comment je pourrai faire dormir qui je voudrai, sans qu’il se réveille jamais... " Souvenez-vous, c’est elle qui emporta Lancelot au fond du lac des enchantements et c’est elle qui enferma Merlin dans une caverne de la Forêt Périlleuse...
D’où mon avis : méfiez-vous donc de Sophie Calle qui, elle aussi, possède quelques sombres merveilles menant à la Féerie.