La Revue des Ressources

Dies irae 

dimanche 15 mai 2011, par Aldo Zargani (Date de rédaction antérieure : 9 janvier 2008).

Par un après-midi de juillet 1945, au cinéma Doria de Turin, “on donnait” un documentaire sur Buchenwald. Les opérateurs de la Combat Film avaient fait progresser le cinéma durant la seconde guerre mondiale, mais personne parmi les spectateurs n’était en mesure de percevoir des messages à caractère culturel. Une des raisons, certainement pas la plus importante, était qu’il manquait un bon bout de temps encore avant l’avénement des ciné-clubs. Et puis ni l’atmosphère ni l’instant ne se prêtaient à des analyses d’esthétique cinématographique.

Dans le monde encore sans télé, on projetait la seconde guerre mondiale jour après jour, dans ce cinéma comme dans d’autres, et ainsi devint-elle la première guerre que tout le monde put “voir”.

Nous étions enfermés et en nage dans le cinéma bondé -dans la ville détruite il y avait bien peu à faire, sinon voir et revoir le pas dégingandé des Américains-. Dans la chaleur de juillet il manquait encore quelques semaines avant le plus clair “game over” de l’histoire : Hiroshima. Mais la guerre en Europe était déjà finie, laissant le champ libre à quelque chose d’autre dont on ne comprenait pas encore ce qu’il allait être.
Si nous nous racontons les uns aux autres la période qui fut celle du plus grave conflit de l’histoire, nous qui l’avons vécu, nous sommes capables d’entrer dans les moindres détails, alors qu’il nous est difficile d’analyser avec la même acuité ce qui s’est produit par la suite. L’après vit pourtant se succéder plusieurs phases, toutes inexplorées ou presque. Si on y pense, la première fut celle, brève et foudroyante, qui suivit le grand silence de la fin des combats : les jours de colère.

Sur l’écran, on voyait, filmés en plongée, défiler dans un cortège long et informe, les habitants de Weimar, une ville qui se trouve dans les environs immédiats du camp de Buchenwald (1). Si près que les Américains, par une sorte de punition didactique, les avaient tous obligés, le 16 avril, à voir de leurs propres yeux l’infamie découverte seulement quelques jours plus tôt. Il faisait encore froid ce printemps-là, tout le monde le sait, sauf Bertolucci qui l’a représenté dans son film Novecento à la manière d’un été chaud, inventant aussi les champs de maïs murs (sic) dans le seul but de faire fuir sans espoir dans le labyrinthe de branchages les immondes fascistes qui ne pouvaient se soustraire à l’exemplarité de la justice populaire : la mort rhétorique empotée parmi les chaumes... Oh ! What a pity !

Au lieu de quoi, sur les images en plongée, on voyait des plaques de neige et aussi des tas de bois à brûler, entre les baraquements. On comprenait qu’il faisait froid parce que, malgré le soleil timide, les habitants de Weimar portaient encore leurs manteaux de ville, leurs chapeaux et leurs bibis.

Nous, le public, nous ne prêtions guère attention à ce cortège vu d’en haut qui se déroulait, serpentin, à l’entrée du camp et nous ne savions pas que ces images constituaient un hommage au tout récent Ivan le terrible, Serguei Eisenstein, 1944, que, du reste, nous ne pourrions admirer que deux ou trois années plus tard. Nous, ces porcs de Weimar, nous voulions les avoir “face à face” pour comprendre ce que cette sale vermine pouvait bien penser à ce moment-là, pour détailler leurs visages stupides et grossiers d’Allemands sans âme, nous voulions les voir pour haïr, pour jouir de leur humiliation, nous réjouir de leur honte.

Durant l’été 1945, les jours de colère suivaient leur cours, justement, mais pas seulement à titre individuel, collectivement aussi. Grande était notre désolation, à nous les Juifs qui courrions encore après les trains du Brenner, qui détaillions les rares feuillets de gens retrouvés qui sait où, affichés sur les panneaux de la Communauté juive. Des nôtres, non, nous n’en retrouvions aucun. Tous avaient disparu sans laisser de trace. Un peu plus tard, s’ouvrira la période des listes interminables de déclarations de mort présumées. Mais les autres aussi avaient leurs morts à pleurer, une longue souffrance à leur passif, bien des blessures pas encore cicatrisées.

Et puis, il y avait un sentiment en plus, aujourd’hui oublié, et qui cet été-là pourtant était vif et puissant, qui nous unissait tous : la stupéfaction, qui augmentait la colère qui venait l’alimenter. Colère et stupéfaction.

Ces passions, démesurées et dévastatrices, remplissaient mon esprit d’enfant de douze ans à peine. Et ce fut la seule fois que cela se produisit dans ma vie, parce que la colère et la stupéfaction m’ont rassasié pour toujours dans ce lointain été où j’étais encore petit.

Mais, si la colère atteint son comble en quelques instants, elle met, en revanche, comme l’incendie d’une forêt, bien du temps pour s’éteindre. Après les exécutions capitales de Nuremberg, qui conclurent “le procès des vainqueurs sur les vaincus” -c’est ainsi que l’appellent ceux qui ne savent pas combien ce fut difficile, presque impossible, de transformer en justice la funeste colère -les derniers tisons de l’enfer disparurent et tout devint cendre. Ainsi les Juifs, par exemple, mais pas seulement eux, au lieu de se consacrer à de vaines vengeances, s’évertuèrent à traîner leurs assassins devant les tribunaux de l’Europe entière. Avec des résultats divers, mais c’est une autre histoire.
Inversement, dans les journées de l’immédiat après-guerre, au Doria, on projetait des pendaisons tous les vendredis, l’une après l’autre. Et sur cette place de la Concorde* changée en cinématographe, nous avions nous, sans-culottes et tricoteuses*, un goût prononcé pour les pendaisons sommaires russes, sans capuchon, ni derniers sacrements, ni trappe. Sans les artifices humanitaires de la stupide civilisation occidentale. Le condamné, avec ses seules chaussettes aux pieds, montait sur une caisse ou une petite table, le visage terreux, en parfait accord avec la corde de chanvre qu’on lui passait autour du cou en lui ébouriffant les cheveux. Puis par ce sens de l’humanité qui ne manquait pas même à l’Est quand on était devant une caméra de cinéma, après avoir jeté d’un coup de pied la petite table ou la caisse, on ne laissait pas mourir le condamné pendu et étouffé, qui agitait les jambes comme une marionnette, mais deux soldats s’agrippaient à chacune des jambes du misérable nazi, en tirant, tirant et tirant encore, jusqu’à ce que le cou fît crac et qu’il prît un aspect courbé comme la croupe d’un mouton. Alors le public applaudissait.

Finalement ceux de la Combat Film, avec leurs caméras, avaient mis pied à terre, et on voyait ces petits messieurs dames de Weimar, dans leurs habits de fête, marcher tout élégants au milieu des tas, non de bois comme il avait semblé d’en haut, mais de corps humains ravagés par la pourriture. Bien rangés, cependant. Pareillement tondus, les cadavres de la seconde couche étaient allongés tête-bêche sur ceux de la première, dont la position étaient reprise par les cadavres de la troisième couche, et ainsi de suite, car ces corps humains, à la manière des livres reliés, prenaient plus de place, même amaigris, au niveau des côtes qu’à celui de jambes devenues squelettiques. Les tas, au milieu desquels serpentait la haute* de Weimar, devaient supporter de nombreuses couches en conservant un bel équilibre bien ordonné, avec tous les corps nus au garde-à-vous afin que les bras blancs, squelettiques, avec leurs mains énormes, ne fassent pas désordre.

Cette foule hautaine, elle, était maintenue en ordre par des soldats américains armés de mitraillettes, qui devaient se trouver là depuis un bon moment, parce qu’ils s’adossaient, un peu fatigués, aux montants des baraques, tout en regardant le tout Weimar* avec de ces ricanements sardoniques qui témoignent que la colère dans ses diverses et lugubres configurations n’était pas la passion exclusive des Juifs, selon la vulgate actuelle, mais qu’elle touchait, cet été-là, la planète entière.

Le méprisable cortège -"Et les voici là-bas qui viennent,/ Foule confuse, hétérogène,/ Pâle," avait prophétisé Berthold Brecht en 1938 (2)- avançait en entrant et sortant des baraques. Beaucoup se couvraient les lèvres, beaucoup bouchaient un nez offensé par la puanteur de la mort (et cela suscitait de violentes réactions de colère dans le public du cinéma, qui se rendait compte qu’aucun des soldats américains n’en faisait autant), beaucoup cherchaient à regarder ailleurs, beaucoup protégeaient leurs yeux de la main, beaucoup, hommes et femmes de tous âges, regardaient autour d’eux avec un air égaré, peut-être pour voir comment ils pouvaient s’enfuir de là. Et cette angoisse en eux nous remplissait d’enthousiasme parce que ces misérables cherchaient à s’échapper d’un lieu dont, si proche de leur ville propre et intacte, il était impossible de fuir encore quelques mois plus tôt, sinon, comme disaient les bourreaux : “en haut, par la cheminée”. En somme, l’Allemagne que nous haïssions était exposée par la force de la justice, sans aucun regret, aux horreurs qu’elle-même avait généré et elle se comportait comme s’il s’agissait d’événements naturels sur lesquels il n’y avait rien à dire, aucun commentaire à faire. Et comme ils étaient élégants, regarde un peu, ces bourgeois de Thuringe !

Ces considérations faites, lorsque les lumières furent rallumées, les spectateurs se gardèrent bien d’applaudir, et nous nous regardâmes les uns les autres avec des yeux voilés, mais plus par l’indignation que par les larmes.

Mais tu ne savais donc pas, enfant de 1945, que Weimar est la ville de Wolfgang Goethe, de Friedrich von Schiller, de Lucas Cranach, du Bauhaus ? Tu ne le savais pas que de 1919 à 1933 elle avait été la capitale de la glorieuse république de Weimar ?
J’ai revu, en 2006, le même documentaire. Comme tous les documentaires ou presque de la Combat Film il fut tourné en couleurs, mais dans l’immédiat après-guerre il était impossible de le distribuer ainsi et c’est pourquoi il fallait le montrer en noir et blanc. Je l’ai revu en couleurs donc. Mais les morts des tas sont blancs, les vêtements des habitants de Weimar sont noirs, leurs visages sont terreux, ceux des soldats américains sont polychromes, parmi eux il y a même des soldats de couleur.
Le camp, les cadavres, les baraquements, la lumière d’un printemps éteint, les fils barbelés, les cheminées des fours crématoires, sont demeurés les mêmes.
Ce que je ne parviens plus à reconnaître en revanche ce sont les habitants de Weimar, comme si quelque artifice numérique inconnu avait transformé ce sombre cortège. Comment ont-ils fait pour faire disparaître les visages indifférents, les yeux teutoniques dénués d’expression, le dégoût pour la mort d’autrui qui ne te touche pas ?
Au lieu de cela on voit des vieux messieurs, des gens qui étaient déjà adultes, ou même vieux, 12 ans plus tôt, quand Hitler arriva au pouvoir, peut-être de vieux professeurs, ou des médecins, qui ont mis pour l’occasion la vieille redingote et le faux-col de la chemise, celui avec les petits rabats qui vont si bien avec les lunettes à pince-nez, derrière lesquels on voit des regards... ébahis. Mais où ont fini les monocles sur les visages obtus, qui, je m’en souviens très bien, peuplaient ma colère à la Grosz ? Où sont les voilettes qui laissaient entrevoir les traits cruels des belles dames germaniques ? Il y a les vestes pour homme pied de poule*, courtes et élimées, avec la martingale haute, de l’étudiant en cours de spécialisation, il y a les manteaux ouverts et lourds de l’époque où personne encore n’avait d’automobile, mais je n’ai plus vu les cols de fourrure lourds de sens, ni les renards des dames, ni les sacs à main élégants tenus avec nonchalance* sous un bras raffiné.

Il y a la bonne bourgeoisie d’un siècle qui n’avait pas encore achevé sa première moitié, vue aujourd’hui par un vieil homme qui vit dans un autre siècle, quand il n’était alors qu’un enfant bouleversé de colère.

La colère n’est pas du tout un sentiment réservé aux adultes, c’est un péché capital à confesser avant la communion quand on est catholique. Ce n’est pas un sentiment répandu parmi les juifs, qui en règle générale ne sont pas assoiffés de vengeance, mais de justice. Il semblerait que ce soit Dieu qui tienne le monopole de la colère juive, ceci dit sans vouloir offenser personne : le Dieu des Juifs est dans l’ensemble une grande et brave personne, mais de temps en temps il se laisse aller à quelques explosions de colère qui l’ont rendu fameux : genre Sodome et Gomorrhe, pour ne prendre qu’un exemple.

Du reste, même dans le Jugement Universel chrétien (la religion du pardon) de la Chapelle Sixtine, le visage de Jésus n’est pas du tout serein, il fait une vilaine grimace, et, pendant qu’il accomplit le geste furieux de séparer les bons des méchants morts, en cet instant qui est comme un coup de tonnerre, la colère l’envahit à tel point qu’il en fait du vacarme -du bruit dans une fresque ?-. Donc, moi, à douze ans, j’ai eu la chance, ou le malheur, de vivre personnellement la fin du monde, et même d’en être l’acteur, d’être celui qui divise les bons et les méchants, et cette grimace là, c’est précisément celle que je faisais enfant : la colère de Dieu.

Ils avaient quelques foulards* autour du cou, des gants rarement, aucune élégance, mais ils étaient vêtus de deuil, ils avaient mis leurs beaux vêtements restés dans l’armoire avec la naphtaline depuis le début de la guerre. Ainsi les habitants de Weimar, sans en avoir peut-être parlé entre eux, ce matin du 12 avril, dans une Allemagne où il n’y avait plus d’autorité, avaient ressenti le besoin de s’habiller pour aller à des funérailles. Et moi, en 1945, peint dans ma Chapelle Sixtine, je ne m’en étais pas aperçu.

Funérailles, oui, parce que les hommes tenaient leurs chapeaux dans leurs mains, certains avec les deux, d’autres avec une seule, et c’était déjà un beau requiem pour le salut nazi anéanti depuis quelques heures. Avec une seule main, parce que de l’autre beaucoup mouchaient leur nez.

Les femmes supportaient moins que quiconque l’horreur dont elles étaient obligées de prendre acte. J’en ai vu une, le visage sillonné de larmes, sa tête blonde appuyée sur la poitrine d’un homme qui semblait être son mari, qui de la main gauche lui soutenait les épaules, pendant que de la droite il lui caressait tendrement le visage, j’en ai vu une autre qui, n’y tenant plus, fuyait en courant vers la sortie les mains dans les cheveux, criant, pleurant et dépassant tout le douloureux cortège funèbre.

Ces larmes-là, qui sillonnaient ces visages allemands, visages qui expriment, même sans le vouloir, même sans en être porteur, la dure morale luthérienne de Johann Sebastian Bach (à propos, pour les prochaines éditions du documentaire, je mettrais comme fond sonore la cantate : “Devant toi, Seigneur, égaré et confus...”, ces larmes étaient, j’en suis aujourd’hui convaincu, non seulement de repentir, non seulement de deuil et de douleur, mais les premières larmes de l’Allemagne sur elle-même. Mais moi, en 1945, ces grosses larmes, je ne les ai pas du tout vues.

Maintenant, loin de cette époque, l’après-guerre qui ne finit jamais mais s’atténue toujours plus comme la force de gravité dans les lointains de l’espace, est entré dans l’une de ses innombrables phases, celle des énigmes : comment faisaient les habitants de Weimar pour ne rien savoir avant d’avoir vu ? Comment ont-ils fait pour devenir comme nous, ou même peut-être meilleurs, après avoir vu ? Et j’ajoute que moi aussi, dans ces mystères, je fais partie d’une culture qui connaît la justice et non le pardon, le repentir et non l’oubli : pourquoi cette foule de Weimar m’inspire-t-elle aujourd’hui une telle pitié ?

Traduction Olivier Favier

P.-S.

Aldo Zargani est l’auteur de Pour violon seul, paru en août 2007 aux éditions de l’éclat .

Pour voir le documentaire dont il est question dans ce récit cliquez ici

(1) Les Américains pénétrèrent dans le camp de concentration de Buchenwald le 16 avril 1945. Il y trouvèrent quelques 20 000 prisonniers, qui s’étaient libérés de leurs bourreaux cinq jours auparavant, dont 4 000 Juifs. Ne pouvant croire à l’ignorance des habitants de Weimar (une ville distante de 8 km), ils contrainrent 1000 de leurs habitants à visiter le lieu.

(*) En Français dans le texte. Par la suite, les mots en français seront écrits en italiques et suivis d’une simple astérisque.

(2) "La grande Parade allemande", prologue à Grand-peur et misère du IIIe Reich, in Bertolt Brecht, Théâtre complet 3, L’Arche, Paris, 1974. Ecrit de 1935 à 1938, partiellement représentée à Paris, en allemand, en 1938.

Première publication : 9 janvier 2008

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