Texte de jouissance : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage.
R.Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, coll. "Tel Quel", 1973
L’image, peut-on lire dans le Petit Robert est "une reproduction exacte ou analogique d’un être, d’une chose". Dans son livre L’image et les signes, Martine Joly nous donne une définition complémentaire en l’appréhendant comme "quelque chose qui ressemble à quelque chose d’autre, et au bout du compte, comme une représentation analogique principalement visuelle". Une image serait donc quelque chose de perceptible qui évoquerait une réalité concrète ou abstraite en raison d’un rapport de similitude, d’analogie, bref, de ressemblance. Or, dans la création, la notion d’image, nécessairement ambiguë et fuyante, n’est pas sans poser quelques problèmes d’importance.
La volonté d’un poète tel que Char de se lancer à "la poursuite de la vie qui ne peut être encore imaginée", de considérer la poésie comme la vraie vie à "l’endroit victorieux du temps", son souci permanent d’habiter l’espace, d’approcher le réel immédiat, de trouver un lien privilégié avec le monde sensible en acceptant son irremplaçable fragilité suppose paradoxalement qu’il ne puisse s’arrêter sur la chose concrète. Si le cas se produit, c’est inéluctablement vers une écriture des clichés, métaphorique, stéréotypées que nous conduiraient ces "arrêts sur image", loin du mouvement continu de transformation de la vie elle-même.
Aussi, que nous la considérions comme représentation ou imitation, analogie ou métaphore, allégorie et fantasme, cette présence recherchée par le poète, ce lien convoité suffoque dans l’image qui convertit l’unicité en duplicité. La réalité étant, écrit Char, "la moins saisissable des vérités", nous allons voir comment l’image, travaillant à sa perpétuation, ne peut demeurer qu’au prix de sa propre destruction…
L’écriture s’inscrit sous le signe de la rupture.
Une rupture essentielle s’inscrit au coeur de chaque poïèse, contradiction insurmontable tout entière contenue dans le paradoxe de la nomination : l’appropriation de ce que l’on nomme est expérience du retrait et de la séparation. Ce recul à la fois volontaire et nécessaire est inhérent à la création. Il suppose une mise à distance non seulement susceptible de permettre le Dire du poète mais également de découvrir la secrète correspondance des choses entre elles. Ces choses, dont l’ambition du poète est de montrer la coïncidence dans l’instant ne s’inscrive pas dans une co-présence harmonieuse ou une connivence naturelle. C’est toujours à un dialogue conflictuel des réalités entre elles que nous sommes conviés dans la poésie de Char.
L’oeuvre porte en elle les traces du travail de la rupture.
Si la fonction du poète - son projet poétique - est bien de lier ce qui est désuni, d’assembler des éléments disparates, de dépasser la contradiction sujet/objet, monde profond/monde extérieur, son écriture vise à réconcilier dans un moment privilégié l’être et le monde. C’est en effet de poétique dont il s’agit, non au sens aristotélicien de réflexions à la fois descriptives et normatives sur la façon de faire œuvre d’art mais au sens valéryen de poïétique, de "processus de la création", de connaissance de l’oeuvre dans l’acte de son engendrement. Cette poétique, façonnée par les sèmes du devenir et de l’altérité, font de chaque poème de Char un franchissement, une écriture travaillée par la tension du seuil. Le franchissement de la réalité donnée au profit d’une réalité que le poète juge plus digne, plus vraie, est fondamentalement Rencontre. Cette rencontre est à la fois un lien et une séparation. En me liant au nouveau, elle m’arrache à ce qui préexiste. Ce leitmotiv d’une union rythmée par l’alternance de l’alliance et de la dispersion, du lien et de la séparation révèle non seulement l’alliance des poèmes entre eux mais un rapport plus fondamental à l’Autre, à l’Inconnue, à la femme fugitive et insaisissable. Le poète est, face à la poésie, "insoumis et courbé", dans une situation paradoxale entre magnétisme ensorcelant et servitude accablante. La poésie est tout autant appel d’une force régénératrice qu’offense et souffrance - "Je sais, Amie, que l’avenir est rare" écrit Char. Elle est l’Amie qui ne restait pas - la sœur, la femme, l’amante mystérieuse et fantasque que le poète poursuit de ses assiduités avec une ardeur d’autant plus vive que la rencontre est difficile et éprouvante. Elle celle qui, trop rarement sans doute, "désaltère l’espérance", s’abandonne et se dérobe. Cette jubilation vécue dans l’instantanéité de l’extase naît précisément de la possibilité qu’offre le poème de vaincre, fût-ce temporairement, une chronotopie porteuse de mort par la constitution d’un espace imaginaire. L’espace ainsi entendu n’est pas le résultat immuable d’une dialectique bipolaire mais bien un espace liminal incandescent marqué du sceau de l’altérité et façonné par l’absence. Et c’est cet espace qui constitue le véritable site de la poésie. Si l’alternance du lien et de la rupture rythme l’ensemble de l’oeuvre, c’est qu’il est essentiellement question de mort et de résurrection, d’alternance vitale, de révolution cardiaque rejetant la séparation définitive et paralysante des contraires. La dysphorie infligée par l’existence est temporairement suspendue par l’euphorie consentie dans un espace-temps différent à même de produire l’éclair/éclat du chant - jubilation intensive, extensive et protensive faisant du texte un point acméique, un sommet réclamant sa base. Le comble crée le vide et ce sommet ne saurait s’édifier sans qu’un abîme ne se creuse. Un principe inhérent à ce monde des forces gouverne ces véraisons successives, préside au déploiement de toutes les virtualités enveloppées dans le germe de l’écriture. Aussi n’est-il ni l’effet de quelque mystérieux processus extérieur ni le simple aboutissement d’une évolution interne mais constitution d’un champ spatio-temporel continuellement en mouvement, corrélations tensionnelles faisant du principe de compensation la loi la plus constante de la poésie de René Char.
Ce n’est donc pas à l’aide d’images extraites de ces champs de force - glanées au hasard des lectures, rassemblées ou isolées arbitrairement - que nous pourrons nous figurer le dynamisme de cette fonction compensatrice. Ces épiphanies successives trouvent leur équivalent dans "l’éclosion multiple de l’image arrêtée et retenue, image naissante, toute encore à la joie d’être, aux prises avec ses volutes et son éclat, éprise de son jaillissement".
C’est dans cette grâce éphémère que le poète trouve "la compensation de sa disgrâce", par substitution régénératrice. "L’éclair me dure" écrit-il - sacralisant ces instants où "les Heures épousent les dieux" - tout en sachant que l’éclair ne peut durer indéfiniment. La "complète faveur" éprouvée lorsqu’il acheva le poème "Madeleine qui veillait", "folle faveur […] à laquelle nous ne pouvons nous soustraire", est suivie une "intense solitude" précédant la chute, une "tomb[ée] au gouffre". Ces faveurs accordées ne sont peut-être rien d’autre que "cet ordre fragile maintenu en suspens par l’alliance de l’absurde et de l’amour" - état de grâce dans lequel plus rien ne pèse ni n’élève, où l’action combinée de forces antagonistes s’annule. L’équilibre atteint n’est autre que cet "intervalle singulier [qui] n’est pas apparenté ni mesurable", espace liminal, écart minimal :
Entre télescope et microscope, c’est là que nous sommes, en mer des tempêtes, au centre de l’écart, arc-boutés, cruels, opposants, hôtes indésirables. (AC 516)
Des lignes de forces - ou schèmes - organisent et produisent concurremment l’espace instable et changeant où s’opère ces jeux de compensation neutralisante. L’espace du texte qu’il va falloir apprendre à déchiffrer n’est pas un en-soi (Newton), un concept logique (Leibniz), ou une forme a priori de notre intuition (Kant). Ces perceptions en font un milieu statique indifférencié où se situent tous les corps et tous les mouvements alors que l’énergie poétique requiert plutôt une considération de ces corps comme forme spatiale en mouvement, comme espace migrant. À travers ce jeu de tensions intimes - interactions polémique de ces lignes de forces -, une temporalité singulière rythme le mouvement du texte et permet d’en appréhender le sens. Cette mise en sens fait du rythme non pas un principe interne d’organisation antérieur à toute manifestation mais une forme en devenir, une forme s’appelant.
Ainsi, dans tout processus créateur, l’image, travaillant à sa perpétuation, ne peut demeurer qu’au prix de sa propre destruction... Telle est en effet la fonction de l’image poétique qui est d’accoupler des réalités discordantes par le truchement desquelles chacune accède non seulement à la capacité de se dire davantage, de se dire autrement, mais concours à la venue d’une réalité distincte. La lecture d’un poème ne saurait en effet se faire à partir d’un système de représentation - traduction plus ou moins fidèle de ce qui fut - mais bien dans l’accueil réservé à la création, dans la rencontre qu’il nous est donné de faire avec un espace dans et par lequel des liens se tissent pour donner naissance au Réel.
Situer l’instant et le lieu de la rupture où se créent d’autres chemins, en ce point des possibles, ce point de liberté.
Cette "stratégie de la rencontre" nous permet de situer l’émergence des possibles au sein de la rupture. Elle seule permet l’échancrure, c’est-à-dire l’ouverture à l’espace vivifiant du poème. C’est cette fêlure constitutive de l’image qui lui permet d’ériger l’espace qu’elle traverse, de produire cet espace dans lequel elle voit se lever des échos insoupçonnés et résonner l’indicible, un espace qui lui permet d’aller plus avant et de découvrir son sens : un itinéraire spiralé dessinant une géopoétique singulière attestant de la cohérence de l’oeuvre. Ce sont les schèmes de "constriction" et "d’expansion" qui vont permettre une absorption de l’étendue dans l’espace le plus exigu qui se puisse concevoir et une consumation de la durée en un point central, "fertile", à partir duquel émerge une réalité tout à la fois même et autre. La dynamique acméique et explosive du poème trouve ainsi sa source dans cette extrême densité.