Ça lui fait un peu peur cette façon qu’elle a de s’accrocher à elle pour ne pas sombrer trop vite. Élisa est tellement forte, même pas dix ans et elle remonte à la surface d’un seul coup de talon. Les grosses vagues, elle les voit venir de loin et elle plonge juste dessous pour ne pas se laisser prendre par les remous. À chaque fois ça lui fiche un sacré coup, à Hélène, mais très vite elle voit la petite tête bronzée d’Élisa émerger de sous l’écume blanche, elle ne l’entend pas rire à cause du vacarme des vagues mais elle le devine à la forme de son visage. Elle voudrait lui dire qu’elle l’admire, mais plouf !, Élisa a gonflé ses joues et déjà replonge. Hélène, les vagues, elle ne les calcule pas ; elle se les prend en pleine face, elle se fait rouler dans le fond et se retrouve échouée sur le bord comme un poisson crevé avec, en prime, trois kilos de sable dans le maillot. Elle reprend son souffle en observant les jeux de sa sirène.
Élisa surfe littéralement sur la crête des vagues : les bras tendus devant elle, on dirait qu’elle glisse sur la paume de ses mains, elle se fraie un passage dans la mousse et puis elle finit par s’écraser sur le sable et la vague se referme sur elle comme une grande claque. Hélène bondit alors, sans grâce mais avec rapidité et elle repêche son étoile de mer qui tousse et crache et se mouche tout à la fois. Élisa se marre, ce n’est pas la première tasse qu’elle se prend. Hélène lui essuie un peu de morve qui lui coule du nez et elle se rince les doigts dans l’eau. Élisa s’ébroue comme un jeune chien pour se débarrasser du sable, en éclaboussant partout. Hélène lui propose des biscuits pour reprendre des forces. Elle lui vole une bouchée pour le plaisir de sentir le sel sur ses doigts se mélanger au sucre. A peine sèche, Élisa y retourne. Hélène s’installe de façon à pouvoir la surveiller tout en lisant.
Élisa, c’est une petite personne à part entière. Même si elle ressemble à Hélène comme un clone en modèle réduit, elle a son caractère bien à elle. On les prend parfois pour des sœurs. C’est arrivé qu’elles ne rectifient pas. C’est d’ailleurs Élisa qui a joué le jeu la première, "Oui, oui, on a la même Maman, elle travaille à Paris et nous on est en vacances, elle nous rejoindra plus tard". Hélène lui a fait les gros yeux mais le sourire plein de malice d’Élisa l’a désarmée. Elle avait l’air tellement satisfaite de son bobard. Et puis Hélène n’aurait pas aimé qu’elle passe pour une menteuse, alors elle est rentrée dans la combine, en rajoutant quelques détails qui faisaient plus vrais.
Élisa a quand même ses propres secrets. Parfois elle a l’air triste, mais si elle ne veut pas dire pourquoi ; Hélène n’insiste pas. Elle a un geste tendre, pour qu’elle comprenne qu’elle est là, mais elle ne fait pas pression. Elle ne lui dit pas que ça la blesse de la voir soucieuse, fermée comme une huître. Elle la laisse tranquille. Elle réussit à ne pas chuchoter "Si tu m’aimes, dis moi ce qui ne va pas". Elle respecte sa réserve, ne fait pas de chantage pour la faire parler. Elle ne la prive pas de dessert parce qu’elle fait la gueule. Elle la laisse toute seule dans ses pensées, à faire semblant de jouer et à regarder ailleurs quand elle lui parle. Mais quand après quelques heures elle voit son air toujours buté, distant, elle essaie d’en savoir un peu plus. Elle lance des perches tout en la câlinant, Élisa se laisse faire mais reste silencieuse. C’est comme d’avoir un casse-tête chinois entre les mains et ne pas savoir quelle pièce bouger en premier. Elle s’éloigne avant de la prendre par les épaules et de la secouer. Elle s’épate dans ces moments-là, quand elle arrive à prendre l’air indifférent alors qu’elle rêve de lui tordre les poignets pour lui faire cracher le morceau. Elle a du mal à supporter ce silence qui l’exclut de son monde. Elle imagine les secrets qui s’y cachent et c’est pire. "Elle parlera quand elle se sentira en confiance" a dit la psy. Insinuant qu’elle se méfie d’Hélène. Qu’elle se confierait mieux à une étrangère.
Élisa veut à tout prix l’enterrer sous le sable. Sauf la tête, pour qu’Hélène puisse respirer. "Merci bien" râle-t-elle mollement. Élisa commence par le bras droit, en position pliée, comme ça, Hélène peut continuer à lire. Elle frissonne dans sa carapace de sable humide. "Tu es ma momie égyptienne, prisonnière dans ton cercueil depuis des siècles et des siècles...
Sarcophage.
Ça quoi ?
Un cercueil égyptien, c’est un sarcophage. Dépêche-toi, j’ai le genou qui me gratte.
C’est les fourmis qui viennent réveiller ton corps. Elles commencent par les pieds, et puis elles montent, elles montent, elles montent...
Et elles en ont pour combien de temps ?"
Élisa ne prend pas la peine de répondre. Elle déplace le sable comme un petit bulldozer, elle fait même des allers-retours avec un seau d’eau pour lisser les parois de son monticule. Elle tasse avec sa pelle en plastic rouge, le bruit mat de ses coups résonne et Hélène se contracte à chaque fois en anticipant une douleur qui ne vient pas. Entre deux voyages, les bosses des seins qu’elle a placées un peu trop haut dégringolent, mais le reste est bien compact. Et lourd. Quand Hélène lève les yeux de son livre, elle n’est plus qu’une grosse montagne de sable, avec seulement une main et le visage à l’air. Elle ressent un pincement de panique quand, en essayant de se redresser, elle s’aperçoit que la force de son buste n’est pas suffisante pour soulever la masse de sable dont le grain ne lui paraît plus fin du tout. "Élisa, j’en ai un peu marre, aide-moi à m’asseoir, please." Élisa ne répond pas. Hélène lève la tête et la voit qui continue son petit jeu, avec un sourire qu’elle ne lui connaît pas. "Allez, pestouille, ça suffit, aide-moi à me dégager". Ses lèvres se pincent un peu, mais Élisa ne dit toujours rien, ne bouge pas d’un millimètre, reste là à la toiser de son regard dur. On dirait qu’elle prend plaisir à la voir impuissante. Hélène essaie encore de se redresser, avec l’agilité d’une tortue sur le dos, mais le sang-froid d’Élisa la cloue au sol tout autant que l’enkilosement de ses membres. Elle crie "Élisa" d’une voix autoritaire, mais ça sonne terriblement faux. Elle ne se sent pas la force de lutter contre elle. Qu’est-ce qu’elle essaie de lui faire comprendre ? Il faudrait peut-être implorer, promettre. Prendre une voix douce, dire "s’il te plaît", demander grâce en baissant les yeux. Mais la rage l’en empêche. La petite garce fait mine de s’éloigner à reculons, sans quitter Hélène du regard. Elle inverse les rôles. La psy l’avait prévenue. Mais elle ne se souvient plus de ce qu’elle doit faire, si elle doit l’accepter ou non. Elle était tellement mal à l’aise pendant les entretiens. La déculpabiliser, oui, lui apprendre à se défendre, oui, mais comment, déjà ? Finalement la honte d’avoir oublié lui donne la force de libérer son bras droit ; après la première faille la croûte de surface se craquelle facilement et le sable redevient cet élément meuble et léger qu’on laisse filer entre ses doigts, inoffensif. Elle va se baigner, pour que le contact de l’eau efface l’impression d’étouffement de son sarcophage temporaire. Élisa ne suit pas, elle saute à pieds joints sur les petits tas de sable et aplanit le tout avec son râteau. Quand Hélène revient s’affaler sur sa serviette, il n’y a plus aucune trace de son ensevelissement. Élisa s’est réfugiée sous le parasol où elle semble captivée par ses devoirs de vacances. Hélène fait mine de ne pas trouver ça louche.
J’adore me baigner. L’eau, c’est comme mille caresses en même temps, mille petits poissons qui glissent sur ma peau et qui me portent. J’ouvre les yeux sous l’eau, même si ça pique, et j’attends le moment où le soleil fait briller des grains de sable au fond. Les éclats dorés, c’est des trésors. Des fois, c’est trop profond pour que je puisse aller les chercher, mais rien que de les voir, c’est beau. D’autres fois le sable ne brille plus quand je le sors de l’eau : dans le creux de ma main les grains deviennent blancs et gris, ou beiges, et je me dis que le soleil et la mer m’ont fait une farce et je vais chercher plus loin. Les vagues aussi jouent avec moi. Elles font semblant de m’assommer. Mais si je laisse mes bras et mes jambes flotter comme des algues toutes molles, l’eau devient une main qui me soulève et qui me fait rouler entre ses doigts sans m’écraser.
Maman pense que la mer est une grande bouche qui peut nous avaler. C’est vrai que c’est une langue qui vient nous chatouiller les pieds quand on s’endort sur le sable. Mais Maman croit aussi qu’elle peut nous aplatir comme une crêpe et glouglouglou, on disparaît dans son grand ventre noir. Alors ça lui arrive de me sauter dessus quand je fais le dauphin, de me serrer très fort contre elle et de me ramener sur la plage. C’est elle qui me fait peur, pas les vagues.
***
Hélène regarde Élisa dormir. Elle a l’air d’un petit animal repu, qui s’est laissé attraper par le sommeil sans s’en rendre compte. Hélène pourrait être ailleurs, faire autre chose, ça ne changerait rien. Élisa serait toujours là, à prendre toute la place dans sa tête. Alors autant être près d’elle et l’observer, jusqu’à écœurement.
Élisa, c’est comme un arrière-goût qu’elle a toujours dans la bouche, quoi qu’elle mange. Comme une arrière-pensée permanente.
Parfois les yeux d’Élisa bougent sous ses paupières quand elle dort. Ses lèvres font des plis comme si elle parlait, mais rien ne sort que des petits gémissements. Elle est déjà tellement sensuelle, avec son corps mince mais rond, parfait, qui prend des poses alanguies dans le sommeil. Elle est comme une liane, souple et élastique, Hélène la trouve si jolie comme ça, c’est presque dommage d’imaginer que des seins vont alourdir sa silhouette et que des poils vont fleurir sur sa peau douce. Elle aimerait lui apprendre à bien faire l’amour.
Ça lui arrive de la masser pour la détendre, elle fait rouler sa peau sous ses pouces, travaille son dos comme une pâte à pain, jusqu’à ce que ses muscles ramollissent. Au début Élisa se laisse aller, Hélène sent les nœuds de tension se défaire progressivement sous ses doigts. Son dos devient une piste souple et chaude sur laquelle ses mains glissent. Elle ressemble à une algue se balançant au rythme du courant, et suit docilement le mouvement qu’Hélène imprime avec ses gestes circulaires. Mais il y a un moment où elle se durcit à nouveau. Hélène a beau malaxer doucement les bourrelets de peau fine, elle la sent se pétrifier. Des gouttes de sueur perlent sur sa nuque, la contraction de son corps est telle qu’on la dirait d’un bloc. "Hé, calme-toi mon ange, tout va bien, laisse-toi aller." Élisa sursaute presque au son de la voix d’Hélène, elle se détend une seconde, puis se raidit à nouveau. "Respire Élisa, tu ne risques rien. Voilà, c’est bien". Mais elle tremble sous l’effort. La pression des doigts sur ses muscles tétanisés doit être douloureuse. Elle essaie de la prendre dans ses bras pour la rassurer mais Élisa s’échappe. "J’ai envie de faire pipi" s’excuse-t-elle en s’enfuyant.
Un après-midi, elles ont fait la sieste toutes les deux. Elles avaient mal dormi à cause de l’orage qui se préparait, qui rendait l’air si épais et collait le drap au corps. La matinée avait été exténuante aussi, Élisa excitée comme une mouche à tourner autour d’Hélène, à venir l’agacer toutes les deux minutes, "viens jouer avec moi", "et si on allait faire des courses ?", "est-ce que tu sais qu’à l’école, on nous a dit que..." alors qu’elle est en train de faire la lessive et qu’elle a envie de silence. Mais plus Hélène la repousse plus elle revient, sa voix devenant aiguë et maniérée. Hélène l’envoie cueillir des fleurs au jardin, mais elle revient bredouille au bout de cinq petites minutes. "Il fait trop chaud dehors. Les fleurs sont toutes ratatinées.
Alors va dessiner dans ta chambre.
Je suis punie ?
Mais non, où tu vas chercher ça...
Quand tu m’envoies dans ma chambre, c’est que j’ai fait une bêtise. Ou que je t’énerve..."
Alors Hélène cède, pour éviter le drame. Elle lui fait essuyer la vaisselle à ses côtés, mais ne l’écoute pas. Elle laisse sa voix se réduire à un bruit de fond, un solo de clarinette qui accompagne la danse de leurs mains, celles d’Élisa comme une reproduction miniature de celles de sa mère. Hélène lave, Élisa rince. Puis pose sur l’égouttoir, entassant les assiettes en pyramide. Hélène ne dit rien, parfois le seul fait de regarder ses gestes la rend maladroite.
"Essuie donc les assiettes, miss. On va en avoir besoin pour le déjeuner.
On ne peut pas en prendre d’autres ?
Pourquoi ?
Pour leur laisser le temps d’être propre."
Le déjeuner est un peu tendu, elles se mettent les infos à la radio, ça évite de parler. On annonce l’orage. Ça fera du bien au jardin. Hélène suggère à Élisa d’aller faire la sieste, elle ne discute même pas, bien qu’elle soit un peu vexée. Hélène décide de se reposer un peu aussi. Mais au bout d’un quart d’heure, Élisa vient dans sa chambre, s’appuie contre l’armoire, la regarde sans rien dire avec une petite moue triste. Elle lance alors "Allez, viens-là, moustique", en se replongeant illico dans son bouquin et en tapotant l’oreiller à côté d’elle. Elle est bien naïve de penser s’en tirer aussi facilement. Élisa prend son élan et saute sur le lit, le livre d’Hélène fait un vole-planer dans la pièce, Élisa rebondit et s’affale sur elle. Après une demi-heure de trampoline, de chatouilles et de fou-rire elle se calme enfin, fait semblant de lire une des revues, en anglais, puis s’endort.
En début d’après-midi l’orage éclate, elles ne s’en aperçoivent pas tout de suite car la fraîcheur soudaine a fait glisser Hélène dans le sommeil aussi, le livre à la main. Elle se réveille avec une odeur de terre mouillée, et la sensation d’être humide entre les cuisses. Élisa est roulée en boule contre elle, comme un petit chien, la tête contre sa poitrine. A chaque expiration son souffle lui caresse le sein, tout dur. Au premier coup de tonnerre Élisa ouvre les yeux, "Wouaa ! Et si on allait se baigner ?
Sous la pluie ? t’es folle, rendors-toi...
Non, viens, c’est super, quand il pleut l’eau est plus chaude.
Et quand il tonne, on prend la foudre.
On s’en fout, tant qu’on la prend ensemble."
Hélène rougit presque sous le compliment, s’attendrit, devient toute loukoum. Élisa tire sur l’élastique de son slip "Allez, vite, change-toi", et elle se déshabille, en même temps qu’elle court vers sa chambre, se prend les pieds dans son short, s’étale par terre, se relève et envoie balader sa chemise d’un grand geste. Hélène voit ses petites fesses blanches disparaître dans le couloir, ce serait plus joli sans marque mais c’est elle qui ne veut plus se baigner toute nue. Hélène n’insiste pas. Elles courent sur le sable criblé de gouttes d’eau, se débarrassent de leurs serviettes et se jettent dans la mer en se tenant par la main. C’est vrai que par rapport à la pluie, l’eau paraît plutôt tiède. La mer est grise et noire dans le fond, on dirait une grosse bête opaque et mouvante, ça fout presque la trouille mais Hélène ne dit rien à Élisa qui fait la planche. "Ça fait quoi, la foudre, quand ça tombe dans l’eau ?
Il vaut mieux ne pas savoir.
Tu dis toujours ça quand tu connais pas la réponse."
Hélène plonge doucement, passe sous Élisa et lui attrape les jambes pour la faire couler avec elle. Élisa se débat comme une sauvage, Hélène la tient une seconde à peine contre elle et puis la pousse vers la surface. Élisa est très en colère, elle déteste qu’on la prenne par surprise. Elle rejoint la plage de son crawl un peu moins gracieux parce que rageur, ses pieds battent l’eau en grands éclaboussements furieux, elle doit imaginer qu’elle la piétine. ’Tu vois, la foudre, c’est pire que ça" crie Hélène en la suivant à distance. Élisa fait comme si elle n’avait pas entendu, mais elle nage plus vite. Elle court se réfugier sous sa serviette. Elle a les lèvres violettes et claque des dents mais elle se dégage quand Hélène essaie de lui frotter le dos.
"Fais pas la gueule, Élisa, t’es moche quand tu boudes". Elle se dirige vers la maison à grandes enjambées sans jeter un regard à Hélène, et détourne la tête à chaque fois qu’elle essaie d’entrer dans son champ de vision. Elle a des petits sanglots mais pleure sans larme. Hélène se creuse la tête pour trouver un moyen de la radoucir. Elle écarte la tentation de la laisser mariner dans sa mauvaise humeur, elle voudrait se faire pardonner, même si elle ne se sent pas vraiment coupable. Elle voudrait chasser l’orage qui gronde sous son crâne, coincer un bout de sourire entre ses deux pommettes. Elle manque déraper sur une algue brune. Ça lui donne une idée.
Elle rattrape Élisa dans le jardin et lui pince les fesses. "Dépêche-toi, moustique, la pluie, ça mouille". Élisa se retourne d’un air outré, prête à la repousser, mais au lieu de ça ses yeux s’arrondissent et elle éclate de rire. "Tu veux essayer ma nouvelle perruque ?" dit Hélène en la poursuivant avec l’algue visqueuse qui lui dégouline dans le dos. Élisa court se réfugier dans la maison. Elle s’écroule sur le tapis du salon en poussant des petits cris joyeux, elle n’arrive pas à se débattre tellement elle rit quand elle lui glisse l’algue autour du cou comme un foulard vivant. Elle articule "Maman, je te déteste" entre deux gloussements. Il y a tout au fond de ses yeux un petit carré de peur qui ne s’efface pas avec le rire.
Elle est partie au village. Elle croit que je dors, mais je dors pas. Je l’ai vue derrière mes paupières, elle a mis son visage tout près, elle a rapproché ses lèvres l’une de l’autre comme pour me faire un baiser mais à cause de la bulle de plastic qu’il y a tout autour de moi, je n’ai rien senti. Moi je suis protégée en dessous et je la regarde alors qu’elle, elle croit que je dors. Elle reste longtemps debout à côté de mon lit, et ses pensées viennent cogner contre ma bulle, comme les papillons de nuit qui se brûlent le soir contre la lampe. Ses envies volent autour de moi sans me toucher. Mais elle reste là quand même, à croire que je dors et à ne pas voir que je la regarde sous mes paupières et que je voudrais qu’elle parte. Je suis sûre qu’elle aimerait bien me réveiller, me prendre par les épaules et me secouer un peu pour faire sortir le sommeil de moi. Pour poser des questions. Lancer des hameçons dans ma tête, enrouler la ficelle autour de son doigt et tirer doucement. Mais elle se cogne contre ma coquille, alors elle décide qu’il vaut mieux me laisser tranquille. Elle pense que si je dors longtemps, je serai peut-être différente en me réveillant. Il pourrait se passer quelque chose pendant que je rêve, il pourrait y avoir une vague qui viendrait gommer le dessin à l’intérieur de moi comme sur du sable, et me rendre toute neuve.
***
Élisa n’a pas parlé de la matinée. Elle n’a pas voulu accompagner Hélène à la plage. Elle n’est pas sortie de sa chambre. Hélène ne pense pas qu’elle soit malade. Elle n’a pas mal au ventre, pas mal à la tête, elle est plutôt terne. Elle ne fuit pas son regard, mais quand elle lui fait face elle regarde à travers elle sans cligner des paupières. Impassible. Chacune des tactiques pour la faire réagir se heurte au même mur. Hélène blague, la prend dans ses bras, la serre contre elle, part, revient. Rien. Si, à un moment Élisa s’est rendormie. Hélène ne sait pas quoi faire. Le silence de la maison lui pèse, l’oblige à être attentive à ses pensées qui résonnent comme dans une pièce vide. Elle laisse une note sur la table de la cuisine "Suis au village pour faire des courses, à tout de suite" et ferme la porte à clé. Elle marche en fixant ses pieds, comme si elle n’avait pas d’autre choix que de les suivre, pour justifier qu’ils la mènent là où elle ne veut pas aller.
Elle compte les sonneries en espérant que personne ne décroche.
"Cabinet du Docteur Servin, j’écoute ?
C’est la mère d’Élisa à l’appareil.
Ah, c’est vous... Où êtes-vous ?
...
Comment va Élisa ?
...
Vous devriez rentrer. Vous savez que nous sommes là pour vous aider, vous et votre fille."
Ça lui fait du bien d’entendre cette voix qu’elle méprise, la haine revient, efface la fatigue, repousse les doutes. Elle ne sait pas mieux où elle en est, mais elle est renforcée dans son idée de ce qu’elle ne doit surtout pas faire : l’écouter. Se laisser bercer par ses mots professionnels, suivre ses conseils aberrants, susurrés doucement.
"Revenez". Elle débloque. "C’est pour votre bien à toutes les deux.
Ce n’est pas de moi dont il s’agit.
Si, aussi."
Merde, elle a marqué un point, se dit Hélène. Elle n’aurait pas dû parler, rentrer dans son jeu, lui donner prise : elle ne va plus la lâcher.
Clac !
La rage l’étouffe de l’intérieur, il faut qu’elle sorte de cette cabine, qu’elle expulse cette violence mais elle ne sait pas comment, elle donne un coup de pied dans la porte, elle s’attend à la voir exploser en mille morceaux mais rien ne se passe d’autre qu’une douleur intense dans la malléole et un bruit sec mais pas spécialement fort. Elle a envie de hurler mais ses cris lui font peur. Ça fait sept ans qu’elle a arrêté de fumer, cependant elle n’hésite pas une seconde en voyant le bureau de tabac. C’est trop dur à gérer. Ça part dans tous les sens, la colère, l’inquiétude, les tremblements, elle a besoin d’une cigarette pour se poser, se recentrer.
"Un paquet de gauloises blondes, et un briquet, s’il vous plaît.
’sont toujours en panne, ces saloperies.
Pardon ?
’marchent jamais quand on en a besoin, ces foutues machines. Le problème c’est que dès que les Télécom les ont réparées, y a de la racaille qui vient tout détraquer. Si vous voulez utiliser le téléphone du magasin...
Non, je ne voudrais pas me salir l’oreille..."
Elle sort sans laisser le temps au buraliste de lui rendre la monnaie. Elle se sent nettement plus calme d’un coup. Elle allume quand même une cigarette, par principe. Après trois bouffées, elle l’écrase. Elle a le cœur qui bat à fond la caisse et le gosier qui lui brûle. Elle comprend pourquoi elle a été accro pendant vingt ans. Et elle comprend pourquoi elle a arrêté. Elle a hâte de retrouver Élisa. Un peu peur aussi.
Élisa n’est toujours pas réveillée. Hélène n’aime pas quand elle dort trop dans la journée, ça la décale. Après, elle met des heures à s’endormir le soir, ou elle se lève à six heures du matin, en pleine forme.
Hélène tourne un peu en rond, elle va de la cuisine au salon sans raison, elle regrette presque de ne pas avoir loué de télé, elle sait qu’elle ne va réussir à se concentrer sur rien. Elle a l’impression de flotter dans l’ombre de la maison, tous les volets sont à demi clos pour donner une illusion de fraîcheur, on croirait presque à un léger courant d’air. Un rai de soleil éblouissant souligne chaque fenêtre et projette sur les murs des lignes ondulées à cause des rideaux. Elle n’a pas le courage d’aller réveiller Élisa, elle a toujours trouvé ça difficile, de l’arracher à ses rêves. Elle redoute aussi de la voir ouvrir des yeux tristes, elle voudrait que le sommeil ait été réparateur, qu’elle jaillisse de son lit curieuse et tonique, comme d’habitude.
Elle finit par s’installer au piano, fait maladroitement quelques gammes. Les notes sont intimidantes dans le silence de la maison. Puis elle joue les quelques morceaux de son répertoire, les mêmes depuis son adolescence. En fait, c’est plutôt une succession de débuts, elle n’a jamais eu la patience de les apprendre en entier. Après quelques arpèges approximatifs, ses doigts retrouvent un peu d’élasticité. Tant pis pour la mélodie, c’est le mouvement qui lui fait du bien, elle reprend plusieurs fois les mêmes mesures parce qu’il y a un accord qu’elle aime bien, un enchaînement facile. Elle devine la silhouette d’Élisa à l’entrée du salon. Elle s’arrête d’avancer dès qu’Hélène regarde. Alors elle baisse les yeux sur ses mains, qui continuent leur gymnastique sans qu’elle y pense. Élisa vient s’asseoir à côté d’elle. Pendant de longues minutes elle n’entend que sa respiration, encore pleine de sommeil. Elle l’effleure un peu du bras pour atteindre l’extrémité du clavier, Élisa ne se dérobe pas au contact. L’air de rien elle entame un quatre mains qu’elles avaient appris ensemble, mais Élisa ne réagit pas, c’est encore trop tôt. Elle reprend les morceaux du début, elle ne sait pas comment arrêter de jouer, elle a trop peur du silence, de se voir toutes les deux, assises côte à côte, face à la gueule ouverte du piano. Elle la regarde du coin de l’œil, elle a l’air d’une petite fille sage, un peu amorphe. Hélène continue. Des rythmes de jazz lui surgissent du bout des doigts, elle improvise quelques accords plus gais. Des mesures de l’Arnaque lui reviennent, et elle sent le pied d’Élisa se poser sur le sien. L’expression de son visage n’a pas changé, si elle ne sentait pas la chaleur de son mollet contre son tibia, elle ne se serait pas aperçue de son changement de position. Voilà leurs deux pieds qui se lèvent et s’enfoncent sur la pédale en même temps, un deux, un deux. Elle accélère la cadence jusqu’à ce que leurs mouvements saccadés fassent naître le rire d’Élisa, d’abord un petit grelot timide puis de grands couinements qui s’échappent de son museau ravi.
Moi aussi je fais des farces à Maman. Elle les trouve drôles mais derrière son rire elle m’observe. Elle plonge son regard dans le mien et elle fouille, comme s’il y avait quelque chose de caché à l’intérieur de ma blague, une sorte de pétard dans une papillote. Des fois quand elle me parle, je la regarde et je pense : peut-être que c’est une étrangère. Qui me dit que c’est la même qu’hier ? Ces lèvres qui bougent, je les connais. Je me souviens même les yeux fermés comment elles rebondissent sur ma peau quand elles m’embrassent, comme une petite balle en caoutchouc tiède et douce. Je sais aussi comment elles se resserrent quand Maman se met en colère. Alors là ce sont deux lames qui rétrécissent et qui ne laissent passer que des mots pointus. Mais est-ce qu’elles restent comme ça quand je ne les regarde pas ? Comment savoir qu’elles ne se transforment pas quand je suis ailleurs ? Peut-être qu’elles fondent. Peut-être qu’elles deviennent des choses gluantes qui sentent mauvais et qui font des bruits bizarres. Alors je les observe bien quand Maman me parle, pour voir s’il reste des traces. Une fois même elle s’est vexée parce que je lui reniflais la bouche. J’essayais juste de découvrir un signe.
***
"Mais comment peux-tu avoir envie de revoir ce salaud ?" Élisa se tortille, elle ne veut pas répondre. Elle se mord l’intérieur des joues, les yeux pleins de larmes. Hélène la saisit par les poignets et la fait venir devant elle. Elle est toute contractée, la tête penchée sur le côté pour essayer de cacher son émotion. Les mains d’Hélène se resserrent un peu, la peau vire au rouge sous ses doigts. "Regarde-moi, Élisa. Tu te rends compte de ce que tu dis ?" Élisa ferme les yeux quand elle approche son visage du sien. Hélène la secoue d’avant en arrière pour l’empêcher de se refermer sur elle-même. C’est trop facile de s’enfuir juste en baissant les paupières comme une paroi entre elle et le réel. "Réponds-moi. Tu ne vas pas t’en tirer comme ça. J’en ai marre de ton cinéma". Son corps oscille au rythme de ses sanglots. Elle pourrait s’écrouler d’une chiquenaude mais elle se raidit sur ses jambes pour rester debout. "Tu peux garder tes airs de martyre pour la psy. Ça ne marche pas avec moi". Élisa ne desserre pas les lèvres. Elle se laisse aller aux secousses, ça fait moins mal que d’essayer de résister, et elle garde les yeux fixés sur ses chaussures. Hélène la repousse. A quoi bon essayer de parler à une poupée de chiffon... Elle sort, en fermant la porte à clé.
La terre séchée s’effrite entre ses doigts sans rien laisser paraître de l’orage d’il y a deux jours. Elle arrache les mauvaises herbes qui se sont saisies de l’aubaine pour envahir le jardin. Les fleurs plantées sont suffisamment discrètes pour que la moindre touffe de menthe sauvage les fasse disparaître dans son désordre. En fait, elle n’a rien contre l’anarchie des ronces ou des orties, elle a juste besoin de s’occuper les mains. Chaque mouvement sec pour déraciner l’intrus, l’opportuniste, est un coup de moins contre elle-même. Au début elle travaillait accroupie, et puis elle s’est mise à quatre pattes car la ténacité de certaines ronces l’a fait basculer à la renverse à plusieurs reprises. Elle a des cailloux qui s’incrustent dans la peau de ses genoux déjà tout écorchés, mais ce n’est rien par rapport à ce qu’elle voudrait s’infliger. Elle voudrait mâcher des orties, se planter des épines de roses dans la langue. S’ouvrir les lèvres avec des herbes coupantes, pour punir cette bouche qui a insulté Élisa. Avoir le courage de mutiler au sécateur la main qui l’a frappée.
"Où est Papa ?"
La claque est partie toute seule. Elle en a des larmes de rage qui lui dégoulinent sur les joues. Elle se rend compte qu’elle est en train d’arracher le romarin. MAIS POURQUOI EST-CE QUE JE N’AI PAS RÉUSSI A ME MAÎTRISER ?, la phrase tourne dans sa tête et elle n’arrive pas à la saisir pour la stopper. Elle est en train de saccager les plates-bandes parce qu’elle n’est pas capable de réfléchir calmement, en adulte. Elle se force à respirer à fond, en poussant de gros soupirs censés évacuer la tension. Elle y arrive mal. Elle écrase les grumeaux de terre entre ses doigts, ses ondes magnétiques risquent d’être un désherbant si puissant que rien ne pourra jamais plus pousser ici. Elle continue son défrichage systématique en longeant le mur de la maison. Elle finit par s’y adosser et observe le champ de bataille sur lequel elle vient de s’acharner. Désolant. À l’image de son état mental. Les pierres du mur forment des bosses inégales dans son dos, ça la soulage de penser que du solide se construit aussi sur de l’irrégulier.
Derrière elle, il y a la chambre où Élisa est partie se réfugier en courant. Les pierres sourdes et rugueuses ne laissent filtrer aucun son, mais elle imagine les reniflements rageurs. Ou les mots qui lui résonnent encore aux oreilles.
"T’as pas le droit".
Une goutte de sueur lui glisse le long du mollet, comme une larme née dans la pliure du genou. Elle n’arrive pas à pleurer autrement, pourtant elle aimerait bien, on se sent tellement mieux après, vidée.
Elle doit reprendre possession d’elle-même, a dit la psy. Délimiter elle-même son corps, et ses frontières. N’essayez pas de la toucher si vous sentez qu’elle est réticente.
Et essayer de la frapper, on peut ?
Hélène imagine son air sarcastique et supérieur si elle voyait tout ce gâchis. Pas reluisante, la mère. Elle boucle la petite dans sa chambre le temps de reprendre ses esprits. Bon. Et après ? Le soleil lui fait l’effet de serres de rapace qui se referment sur ses tempes douloureuses. Elle décide de laisser son jardinage en plan et de se réfugier à l’intérieur de la maison.
Élisa est un aimant, même à travers les murs.
Elle va la voir dans sa chambre. Elle dort. Son haleine un peu fade fait comme un halo transparent et tiède autour d’elle. Elle s’est entortillée dans son drap, on dirait une petite Romaine dans sa toge avec juste un bras bronzé qui dépasse. Hélène se laisse glisser le long du mur et s’allonge sur les tomettes. Elle sent des larmes couler sur ses tempes, dans ses cheveux. Elle ne sait plus quoi faire.
"Alors, aujourd’hui on n’a plus peur de se salir ?
Un paquet de Gauloises blondes, s’il vous plaît.
Le problème avec les gens comme vous, c’est que la salissure, elle vient du dedans." Il se tapote la tempe avec l’index, au cas où elle n’aurait pas compris.
"Vendez-moi ce paquet de clopes et gardez vos commentaires pour vous. Je m’en balance de ce que vous pensez des gens comme moi.
J’ai pas besoin de vos quinze balles pour vivre, alors vos clopes, vous pouvez aller les acheter ailleurs. Je vais pas m’emmerder avec des connasses, moi.
Passe-moi ces clopes, sale facho..."
Sans la lâcher des yeux, il prend un paquet de cigarettes sur l’étagère et le lance par terre, sur le seuil de la porte. "T’as qu’à le ramasser toi-même." Elle sort à pas lents pour bien sentir les cigarettes s’écraser sous son talon.
Elle attend l’ouverture de la boulangerie en faisant les cent pas sur le trottoir, passant de l’ombre au soleil sans que ça change l’intensité de ses tremblements. Elle veut acheter un bon goûter, avec les bonbons préférés d’Élisa et des Kinders pour qu’à son réveil, elles s’esquintent les ongles toutes les deux sur la coquille de plastic jaune pour découvrir une surprise toujours un peu décevante qui donne envie d’en ouvrir une autre.
Après un temps interminable, elle compte les coups du clocher et s’aperçoit qu’il est quatre heures. La porte est toujours fermée, mais Hélène remarque enfin la pancarte indiquant que la boulangerie n’ouvre pas le lundi. Pas de surprise pour Élisa...
La première chose qu’elle voit de l’allée, c’est la silhouette d’Élisa qui l’attend derrière la fenêtre de sa chambre. Elle aurait préféré qu’elle ne la voie pas. Elle se sent comme une gosse qui rentre de fugue plus tôt que prévu.
Ce n’est qu’une silhouette noire qu’on devine. On perçoit les contours, pas le détail. C’est Élisa, cette forme qui ne se laisse pas saisir.
L’important n’est pas vraiment de savoir si elle ment ou pas.
C’est le genre de phrases qui remontent à la surface, sans qu’elle sache si elles viennent de la psy ou d’elle. Elles lui paraissent moins choquantes que sur le coup. Pourtant ce n’est pas parce qu’elle a pris le temps d’y penser, d’y réfléchir, mais c’est comme si quelque chose s’était passé dans l’ombre, sans qu’elle ne s’en aperçoive. Elle a du mal à comprendre la violence avec laquelle elle les a accueillies, cette impression de coup de pied mental qu’on n’a pas vu venir et qui fait qu’on se durcit en attendant le suivant.
Au bout de cinq minutes elle avait arrêté de l’écouter. En regardant son visage, elle s’était imaginée le lacérer. Elle ne voyait pas comment elle aurait pu lui rendre autrement le mal que lui faisaient ses petits commentaires secs sur sa fille. Comme si elle la connaissait mieux qu’elle. La psy utilisait des mots dont elle ne s’était jamais servie, un fil logique reliait toutes ses phrases, tissait ensemble des causes et des conséquences et transformait Élisa en cas clinique. Alors elle se voyait découper ce visage si lisse, si sûr de lui, en petits lambeaux de peau grise, elle l’épluchait avec ses ongles pendant que ses lèvres sanguinolentes continuaient de remuer sous ses doigts. Pas étonnant qu’elle se souvienne si peu de ses paroles.
Et moi, est-ce que je suis la même quand Maman ne me regarde pas ? J’ai envie de rire et de dire "Bien sûr que oui !" et de hausser les épaules pour chasser ces idées bizarres. Mais elles ne partent pas aussi facilement ! Elles s’accrochent à mes cheveux comme des tout petits poux et je peux bien secouer la tête dans tous les sens, elles tiennent. Je les oublie un peu et puis je sens quelque chose qui gratte et je sais que c’est elles.
Et la nuit, quand tu dors, est-ce que t’es pareille ? Et toutes les choses que tu ne veux pas dire à ta Maman, est-ce que ça prouve que tu n’es pas vraiment toi avec elle ? Je ne sais pas, je ne sais pas, je ne sais pas. Laissez-moi tranquille, pensées-poux. Je veux dormir maintenant.
***
Élisa a décidé de pouponner. Hélène est sa poupée grandeur nature. D’abord elle lui lave le visage avec un gant de toilette tiède. Le bout de tissu un peu rêche s’est ramolli dans l’eau chaude et donne à Hélène l’impression qu’avec ses petits mouvements concentriques, Élisa chasse ses premières rides hors de la surface de son visage. Hélène a les yeux fermés mais elle sait très bien quelle moue elle verrait si elle les ouvrait. Un petit bout de langue coincée entre les lèvres, les sourcils froncés par la concentration. Élisa étale ensuite une fine couche de crème qu’elle fait pénétrer du bout des doigts, jusqu’à ce que la peau asséchée par l’air marin soit uniformément souple et luisante. Hélène sent ses pores absorber la crème comme des petites bouches gourmandes. Cette fois c’est sa fille qui la nourrit.
Élisa prend la brosse et commence à démêler la longue chevelure d’Hélène, mais la brosse glisse de ses mains graissées comme une petite truite et elle se les essuie sur les joues en riant. Quand il y a des nœuds, elle pose une main sur la tête d’Hélène pour coincer les cheveux à la racine et atténuer la douleur, imitant les gestes de sa mère. Hélène se mord la lèvre quand ça tire un peu fort mais ne dit rien, comme Élisa quand elle est à sa place. Elle a toujours les yeux fermés et elle se laisse aller aux mouvements de la brosse. Le père d’Élisa la coiffait souvent, au début. Parfois juste avec les doigts. Parfois il se caressait avec ses cheveux et elle aimait l’odeur qu’il y laissait. Au début. Après, elle s’était rendue compte que d’autres pouvaient la sentir aussi et ça lui avait paru dégoûtant.
"Tiens-toi droite, Maman". La tête d’Hélène tombe complètement en arrière et Élisa ne sait plus quoi faire de ce poids mort qui s’est abandonné entre ses mains. Hélène se redresse dans un sursaut, étonnée de ne pas entendre la voix de son mari.
"Bon, c’est fini, tu es toute belle.
Déjà ?
J’ai mal aux bras, Maman, tu as les cheveux trop longs.
Bon, tant pis... À ton tour ?"
Élisa hausse les épaules, regarde par terre. "Non, j’ai pas envie.
Tu as raison, tu n’as pas besoin de te coiffer pour être belle, toi.
Hélène et Élisa rient toutes les deux, elles savent qu’elles se ressemblent comme deux gouttes d’eau.
Un matin, Hélène est réveillée par une sirène de pompier. Ou de police. Elle reste immobile dans son lit, en attendant qu’ils viennent la chercher. Puis elle pense à Élisa seule dans sa chambre et elle va la rejoindre. Élisa se réveille quand elle se glisse à côté d’elle et la prend dans ses bras en lui chuchotant de dormir encore. Hélène ferme les yeux pour lui donner l’exemple. Elle sent qu’Élisa l’observe alors elle resserre son étreinte. Elle essaie d’écouter derrière le bruit de leurs respirations, et elle entend une voiture qui passe sur la route, sans ralentir devant la maison.
Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain, se dit-elle.
Elle se laisse aller à une sorte de somnolence, elle revoit les images d’Élisa nageant dans les vagues ou cherchant des coquillages sur le sable. Ou Élisa jouant sur la terrasse avec un grand chapeau de soleil qui lui donne l’air d’une dame. Elle n’arrive pas à penser à des souvenirs plus anciens. Le présent lui apparaît comme le seul refuge possible. Une petite cabane aux volets clos dont il ne faut absolument pas sortir.
Le demi-sommeil l’amène pourtant là où elle ne le veut pas. Elle se fait des boucliers, elle se construit des barrages à l’intérieur de la tête, et la nuit, tout saute. Le rêve arrive avec ses petits paquets de dynamite et elle se réveille en lambeaux toute remplie du sentiment qu’elle voulait fuir à tout prix.
"Elles sont là." Le gros porc du bureau de tabac a ouvert la porte de la chambre et se tient les mains sur les hanches, son gros ventre bien en avant pour conquérir l’espace. Il entre, suivi de policiers au crâne rasé. Ils rient quand le buraliste tire le drap pour découvrir le corps nu d’Hélène. Elle se sert du corps d’Élisa pour se dissimuler, faire rempart aux clins d’œil salace des intrus. Elle a une fois encore l’impression d’être une tortue sur le dos, clouée au sol, paralysée sous le poids de sa fille, son bouclier. Le buraliste a baissé sa braguette et se touche tout en continuant à parler à ses acolytes, qui se contentent de sourire. Mais c’est Élisa qu’il regarde, c’est son corps endormi qui l’excite, et Hélène sent le dégoût l’envahir. Le contact même de sa fille lui donne la nausée alors elle essaie de la faire basculer sur le côté du lit. Mais plus elle bouge plus les halètements du buraliste sont bruyants Elle ne sait pas ce qui est le pire, faire fantasmer le gros porc ou étouffer sous le poids mort d’Élisa.
"Aïe".
Le cri d’Élisa la réveille en sursaut.
"Tu me serres trop fort".
Hélène est collée à elle par la sueur. Elle roule sur le dos et s’étire, rassurée de voir qu’elles sont seules dans la chambre. Elle soupire à plusieurs reprises pour évacuer l’impression de malaise laissée par son cauchemar.
"Tu n’as rien entendu ?
Non, quoi ?
Je ne sais pas. Rien.
Pourquoi tu me tenais si fort ?
Pour me réchauffer.
Mais on meurt de chaud... " commence à protester Élisa avant de la bourrer de coups de poings dans les côtes quand elle s’aperçoit qu’elle la fait marcher.
"Tout doux, ma belle. Ce n’est pas de ma faute si tu crois tout ce que je te dis.
Je crois pas tout ce que tu dis."
Les yeux d’Élisa la fixent avec beaucoup de sérieux. Elle ne dit pas ça par pur esprit de contradiction. Elle le dit parce que c’est vrai.
Des fois j’ai l’impression que ça va bientôt arriver. Le moment où Maman ne sera plus elle-même. Il y a des indices. L’autre jour par exemple elle s’est fabriquée une perruque d’algues pour me faire rire et quand elle l’a enlevée pour la mettre sur ma tête j’ai cru que la sienne serait chauve. Mais non, ce n’était qu’un avertissement. Il faut que je me tienne prête pour le jour où ce sera pour de vrai. Je dois réfléchir à un moyen de m’échapper.
J’arrive à me faire très peur toute seule. Des vrais cauchemars, mais réveillée. Je pense par exemple que pendant la nuit Maman a été tuée par un monstre qui a pris son apparence et qui attend le bon moment pour me tuer aussi. Il a la même voix que Maman, il fait les mêmes choses pour que je ne me méfie pas de lui. Il prend toute la place à l’intérieur d’elle, jusqu’à ce qu’elle n’existe plus. Je saurai que le moment est venu quand Maman enlèvera ses cheveux comme une perruque et que ses yeux deviendront rouges. Ce sera son vrai visage, et elle aura un crâne chauve et blanc. Elle sortira de sa bouche un grand couteau et elle me l’enfoncera dans le ventre.
Je m’entraîne à courir très vite, pour pouvoir m’enfuir. En ce moment, c’est difficile parce qu’il fait trop chaud et que je n’ai pas du tout envie de faire la course. Alors je nage longtemps, pour être plus forte. Je m’arrête quand ça tire à l’intérieur des muscles, comme si le ressort dedans allait se casser. J’adore me coucher après sur ma serviette chaude. Je ferme les yeux et je sens mon corps tout dur peser sur le sable, et mon cœur prend son temps pour ralentir.
***
Hélène est à plat ventre sur sa serviette, le menton posé sur le dos d’une main, un livre ouvert sur le sable devant elle. Elle ne lit pas. Elle observe Élisa et l’autre fille qui joue sur la plage et qui essaie de s’approcher d’elle. Hélène sait qu’elles finiront par s’amuser ensemble, mais il faut d’abord s’apprivoiser. Elles se guettent, n’avancent que lorsque l’autre s’éloigne, s’affairent autour de leur château de sable respectif et comparent leur réalisation d’un coup d’œil. Quand l’eau commence à ronger le premier rempart d’Élisa, la brunette en profite pour lui donner un coup de main et elles sont deux à consolider l’édifice. L’eau coule d’abord docilement dans la rigole entourant le château mais on sent vite qu’elle ne s’en contentera pas.
Hélène a envie de les aider, de participer à leur construction entêtée que les vagues finiront par balayer d’un coup de langue. Elle cherche qui accompagne la petite et repère un peu plus loin une femme qui semble dormir, le visage dissimulé sous un grand chapeau. Elle a baissé les bretelles de son maillot et ses épaules sont striées de deux traits rosâtres. Sa fille pourrait être en train de se noyer, elle ne s’en rendrait pas compte. Pas une fois elle ne soulève son chapeau pour vérifier. Elle est complètement immobile. Elle dort. Est-ce qu’elle aurait un tel abandon si Hélène n’était pas là, levant les yeux de son livre à chaque fin de page pour surveiller les petites ? Elle a presque envie qu’il arrive quelque chose, oh rien de grave, plus de peur que de mal, juste de quoi lui donner raison d’être attentive.
Les filles ont changé de camp : au lieu de tenir front aux assauts des vagues, elles les anticipent et donnent des coups de pieds dans le château écroulé. Elles font gicler des gerbes de sable mouillé et s’éclaboussent en riant. Elles ne regardent pas dans la direction d’Hélène, ni de l’autre endormie. C’est bien, pense Hélène. Il n’y a rien de plus naturel que deux enfants qui s’amusent ensemble. Elle en profite pour lire plusieurs pages d’affilée, sans avoir besoin de lever les yeux, puisqu’elle entend leurs rires. Mais il y a quelque chose qui l’attire dans cette gaieté qui existe sans elle, et qui l’empêche de se concentrer pleinement. Il y a quelque chose de pointu dans leurs cris qui vient la piquer sous les paupières. Elle regarde la scène : l’autre fille est en train d’asperger Élisa et de lui faire couler une poignée de sable entre les omoplates. Élisa riposte en essayant de lui faire un croche-patte pour qu’elle tombe. On voit tout de suite que la brusquerie se disperse dans le rire, qu’elles se poussent et se retiennent en même temps. Elles ont la même taille. Elles sont à armes égales, elles ne se feront pas mal.
Hélène doit toujours faire attention quand elles jouent. Il faut penser à surveiller sa force, à la neutraliser, pour donner à Élisa une chance de se défendre. Elle envie l’insouciance avec laquelle les deux filles se battent. Elles sont libres de sauter soudainement en l’air et de se laisser retomber sur les fesses en poussant des cris aigus, de barboter dans l’eau comme des chiots et de boire la tasse en ratant leurs pirouettes. Elle observe comment ce corps inconnu une heure auparavant se mêle à celui d’Élisa pour former un animal à deux têtes qui plonge sous les vagues. Ça faisait longtemps qu’Élisa ne lui avait pas paru si à l’aise dans un contact physique.
Hélène réajuste ses lunettes de soleil que la sueur a fait glisser sur son nez et s’aperçoit que la dormeuse s’est redressée sur un coude et la regarde. Elle semble indifférente au raffut des deux crabes siamois qui se déplacent en diagonale sur le sable. Hélène se dissimule immédiatement derrière son livre, comme si l’attraction de la plage n’était pas sa fille et sa nouvelle amie, comme si elle avait fait autre chose que de les contempler tout l’après-midi. Elle a l’impression que l’autre a toujours les yeux fixés sur elle et elle espère que son visage a une expression naturelle. Elle a sûrement l’air concentré, ce qui n’est pas très crédible dans cet environnement chaud et bruyant. Elle ferme alors son livre avec l’intention d’aller se baigner, mais elle voit du coin de l’œil que l’autre femme est déjà debout et se dirige vers l’eau en relevant les brides de son maillot sur ses épaules. Elle est en train d’attraper un coup de soleil.
Hélène se sent prisonnière sur le rivage, ça lui paraîtrait ridicule d’aller se baigner en même temps que l’autre femme, comme si elle avait attendu son signal, ou avait peur d’aller dans l’eau toute seule. Elle se met à avoir trop chaud, à être gênée par les grains de sable que la sueur retient sur sa peau. Elle regarde avec agacement celle qui l’empêche de se rafraîchir et qui semble faire exprès de prendre son temps. Elle est à peine immergée jusqu’à la taille et elle s’asperge le dos avec des gestes lents.
Quand elles voient la baigneuse, les filles accourent en criant. Élisa ne s’approche pas trop près, de peur de l’éclabousser, mais l’autre s’en donne à cœur-joie. On pourrait très bien la prendre pour la mère des deux filles et ça énerve Hélène. Elle a envie de les planter là, dans leur petit tableau idyllique de jeux innocents où elle n’a pas sa place, et puis Élisa lui fait signe de les rejoindre et elle se mord la lèvre pour se punir de sa propre susceptibilité. Elle fait des gestes avec son livre pour faire croire qu’elle préfère finir son chapitre. Élisa hausse les épaules et continue à faire le dauphin, derrière ses nouvelles amies qui nagent vers le large. Hélène se force à lire pour ne pas regarder avec envie les trois têtes s’éloigner dans les vagues.
Elle est presque surprise lorsqu’elle sent Élisa s’ébrouer au-dessus d’elle. Elle ne sait pas combien de temps elle s’est laissée prendre par sa lecture mais les gouttelettes salées s’évaporent rapidement sur sa peau tiède. "Tu es brûlante, Maman" dit Élisa avec un air de reproche. Elle est encore toute essoufflée par ses jeux nautiques. "Karine m’a invitée pour le goûter. Je peux aller chez elle ?" Hélène regarde en direction de Karine et de sa mère, qui sont en train de les observer. Elles sont trois à attendre sa réponse. Elle aimerait dire non, elle sait qu’elle ne doit pas créer de liens ici, laisser de traces, mais elle ne sait pas comment justifier son refus alors elle cède et adresse un sourire poli aux observatrices.
C’est comme un signal qui les fait se lever toutes les deux et venir dans leur direction. Hélène serre la main de la mère aux épaules écrevisse et effleure les cheveux de Karine, qui fait un clin d’œil à Élisa. Elles échangent quelques banalités, le temps de se jauger, d’estimer qu’elles ne présentent aucun danger pour leur progéniture respective. Hélène dit qu’elle aimerait profiter encore un peu de la plage et propose d’aller chercher Élisa plus tard.
La maison est plutôt moche, avec son crépi saumoné et ses tuiles trop vives, il y a un petit jardin avec un exemplaire de tout ce qui fait l’essence de la Provence, avec un portique bleu lavande au milieu.
La mère de Karine a une sorte de sourire forcé, Hélène se demande si elle n’arrive pas un peu tard. Seule, elle en a profité pour nager longuement. Elle s’est fixée un point au loin et pour une fois elle n’a pas pensé à ce qui pouvait se passer dans les profondeurs et s’est laissée conduire par le mouvement régulier de la brasse. Elle a eu un petit pincement de panique quand elle s’est retournée et qu’elle a vu le rivage, si loin. Elle a senti comme une faiblesse dans les jambes, elle a eu la tentation de se laisser couler tout de suite plutôt que d’attendre l’épuisement, et puis elle a plongé la tête sous l’eau, elle a commencé une brasse coulée très lente en soufflant bien à fond et elle a rejoint la plage.
Élisa est sur la balançoire, seule. Elle va lentement d’avant en arrière, freinée par sa chaussure qui frôle le gravier à chaque passage. Quand elle voit Hélène, elle se cale mieux sur la petite planche en bois et prend de l’élan. Hélène se rend compte qu’elle a les yeux rouges. "Allez, viens ma puce, on rentre." Élisa continue à s’élancer, un peu plus haut à chaque fois. Elle regarde droit devant elle. Hélène crie plus fort. "Allez, Élisa. C’est l’heure." Comme elle ne répond toujours pas, elle se retourne vers la mère de Karine. Elle a quelque chose de douloureux sur le visage, comme si plusieurs émotions contradictoires se battaient pour s’y étaler. "Quelque chose ne s’est pas bien passé ?
Non. Enfin, si. Élisa ne veut pas rentrer.
Pardon ?
Élisa veut rester ici.
Ah oui, avec Karine. Mais elles peuvent se voir demain."
Hélène savait qu’elle n’aurait pas dû accepter l’invitation. Ça ne pouvait qu’apporter des complications.
"Viens, Élisa. Vous vous retrouverez sur la plage demain. C’est pas si grave."
Hélène s’approche de la balançoire, mais Élisa ne ralentit pas. Hélène tend le bras pour l’arrêter mais n’y arrive pas. Élisa a pris trop d’élan, elle risquerait de la recevoir de plein fouet en essayant de l’immobiliser.
"Élisa, arrête un peu ton cirque. Si tu continues à faire ta tête de mule, on n’ira pas du tout à la plage. C’est ça que tu veux ?
Ce qu’elle veut, c’est ne pas être seule avec vous."
Hélène entend la voix derrière elle. Elle sent une petite boule de haine grossir dans son ventre. Elle se force à sourire avant de se retourner.
"Ah bon ? Qu’est-ce qui lui prend ?
Elle a peur. Écoutez, je suis désolée, c’est ce qu’elle a dit."
La femme tend le bras comme pour la toucher mais Hélène se recule.
"Qu’est-ce qu’elle a dit ? Qu’est-ce qu’elle a encore osé inventer ?"
Les grincements du portique s’accompagnent des crissements du gravier sous le talon d’Élisa, qui secoue la tête pour être sûre de ne pas les entendre.
"Elle a parlé de son père...
Vous savez ce qu’il a fait, son père ?
Non, elle nous a plutôt parlé de ce que vous avez fait, vous."
Hélène rit malgré elle.
"Ce que j’ai fait, moi ? Moi ?"
La femme baisse les yeux. Hélène s’étonne de la voir refouler ses larmes.
"Mais vous n’allez quand même pas croire une enfant ? Elle a voulu se rendre intéressante devant sa nouvelle amie, c’est tout. Elle a toujours eu beaucoup d’imagination, des choses parfois un peu bizarres, c’est vrai. Je la fais suivre par une psychologue, vous savez.
Et vous, vous vous faites suivre ?
Pardon ? De quel droit me posez-vous cette question absurde ?"
La main d’Hélène a saisi le poignet de son interlocutrice et le serre en disant sèchement "Pour qui vous vous prenez, avec votre interrogatoire ?"
La femme essaie de se dégager de l’étreinte en douceur.
"Écoutez, je m’intéresse moi-même à la psychologie, ne le prenez pas mal. Je voulais juste comprendre pourquoi Élisa..."
Mais foutez-moi la paix, avec vos conneries...
Crie pas, Maman, on s’en va."
Toutes deux se retournent pour voir Élisa prendre la main de sa mère et la tirer vers le portail.
"Je voudrais rentrer à la maison maintenant," rajoute Élisa en évitant de regarder la mère de Karine en face.
"Tu es sûre que c’est ce que tu veux, Élisa ?" demande-t-elle, et Hélène s’interpose avant que sa main n’atteigne l’épaule de la petite. Élisa fait oui de la tête.
"Bon, alors, à demain sur la plage, d’accord ?".
Elles font toutes semblant de croire à ce mensonge et se séparent sans se saluer. La mère de Karine les regarde s’éloigner, main dans la main. Pauvre petite, pense-t-elle.
Maman est venue me chercher pendant la nuit. J’ai senti sa main qui me caressait, c’est ce qui m’a réveillée, ses doigts qui passaient dans mes cheveux comme des dauphins dans les vagues. Elle m’a souri. J’ai compris que c’était le moment.
Elle a pris mon oreiller et elle m’a fait sortir du lit.
Elle a fermé tous les volets de la maison, toutes les portes.
Il faisait sombre à l’intérieur, mais pas noir, à cause de la lune.
Elle a pris une bouteille de vin et elle a bu. Elle m’en a donné un peu. Bah ! Le goût était trop fort. On a eu encore plus chaud. Maman avait de la sueur qui coulait sur son visage, je crois bien qu’il y avait des larmes aussi. Tout ce sel mélangé, comme dans la mer.
Elle a mis la radio. On n’entendait plus ce qui se passait dehors, plus de voitures, ni d’oiseaux, rien. Maman m’a demandé de l’aider à pousser la grosse table devant la porte de la cuisine. Il y avait par terre nos deux serviettes de plage, côte à côte, et nos deux oreillers.
Maman s’est couchée et m’a serrée contre elle. Ses bras étaient comme des cordes autour de moi.
Il y avait une odeur bizarre dans la pièce, qui piquait le nez et faisait mal à la gorge. On a commencé à respirer plus fort, à tousser. Maman me tenait toujours et elle disait des choses pour que je n’aie pas peur. Ce n’était pas gai du tout mais à un moment on a ri toutes les deux, on ne pouvait plus s’arrêter. Et puis j’ai eu très envie de dormir et je ne me souviens plus.
Je me suis réveillée ici, avec des gens que je ne connais pas autour de moi, et je ne sais pas où est Maman.