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Avertissement aux écoliers et lycéens (5) 

Apprendre l’autonomie, non la dépendance

vendredi 23 septembre 2011, par Raoul Vaneigem

Chapitre 5

Apprendre l’autonomie, non la dépendance



L’école a prorogé pendant des siècles la mise sous séquestre de l’enfant par la famille autoritaire et patriarcale. Maintenant que s’esquisse entre les parents et leur progéniture une compréhension mutuelle faite d’affection et d’autonomie progressive, il serait regrettable que l’école cessât de s’inspirer de la communauté familiale.

Paradoxalement, le système éducatif, qui accueille avec les jeunes ce qui change le plus, est aussi ce qui a le moins changé.

La famille traditionnelle préférait fabriquer des enfants à la chaîne plutôt que d’offrir la vie à deux ou trois petits êtres auxquels elle eût consacré sans réserve son amour et son attention. Ceux qui ne mouraient pas en bas âge gardaient le plus souvent une blessure secrète. La tyrannie, la culpabilité, le chantage affectif engendrèrent de la sorte des générations de matamores dissimulant sous la dureté du caractère un infantilisme qui leur enjoignait de chercher un substitut du père et de la mère dans ces familles d’emprunt que constituaient les églises, les partis, les sectes, le grégarisme national et les corps d’armée en tous genres. L’histoire n’a pas connu, pour son inhumanité, que des bravaches en mal d’assistance. Il fallait quelque cynisme pour évoquer la « sélection naturelle », propre à l’espèce animale, alors que la production de chair à usine et à canon impliquait sa correction statistique, et que l’économie familiale de procréation comportait un vice de forme où la mort trouvait son compte.

L’évolution des moeurs nous fait regarder aujourd’hui comme une monstruosité cette prolifération bestiale de vies irrémédiablement condamnées à se résorber sous les coups de machette de la guerre, du massacre, de la famine, de la maladie. Il n’empêche : stigmatiser la surpopulation des pays où l’obscurantisme religieux se nourrit de la misère qu’il entretient sciemment, et accepter en Europe qu’un même esprit archaïque et méprisant continue de traiter les étudiants comme du bétail relève d’une inconséquence certaine.

Car le surpeuplement des classes n’est pas seulement cause de comportements barbares, de vandalisme, de délinquance, d’ennui, de désespoir, il perpétue de surcroît l’ignoble critère de compétitivité, la lutte concurrentielle qui élimine quiconque ne se conforme pas aux exigences du marché. La brute arriviste l’emportant sur l’être sensible et généreux, voilà ce que les margoulins au pouvoir appellent eux aussi, comme les brillants penseurs de jadis, une sélection naturelle.

Il n’y a pas d’enfants stupides, il n’y a que des éducations imbéciles. Forcer l’écolier à se hisser au sommet du panier contribue au progrès laborieux de la rage et de la ruse animales mais sûrement pas au développement d’une intelligence créatrice et humaine.

Dites-vous que nul n’est comparable ni réductible à qui que ce soit, à quoi que ce soit. Chacun possède ses qualités propres, il lui incombe seulement de les affiner pour le seul plaisir de se sentir en accord avec ce qui vit. Que l’on cesse donc d’exclure du champ éducatif l’enfant qui s’intéresse plus aux rêves et aux hamsters qu’à l’histoire de l’Empire romain. Pour qui refuse de se laisser programmer par les logiciels de la vente promotionnelle, tous les chemins mènent vers soi et à la création.

Il fallait hier s’identifier au père, héros ou crétin aux sarcasmes si doux. Maintenant que les pères s’avisent que leur indépendance progresse avec l’indépendance de l’enfant, maintenant qu’ils éprouvent assez l’amour de soi et des autres pour aider l’adolescent à se défaire de leur image, qui supportera que l’école propose encore comme modèles d’accomplissement le financier efficace et véreux, l’homme politique énergique et gâteux, le mafieux régnant par le clientélisme et la corruption, l’affairiste tirant ses derniers profits du pillage de la planète ?

C’est se condamner à ne s’atteindre jamais que de rechercher son identité dans une religion, une idéologie, une nationalité, une race, une culture, une tradition, un mythe, une image. S’identifier à ce que l’on possède en soi de plus vivant, cela seul émancipe.

L’alliance avec l’enfant est une alliance avec la nature




La violence exercée contre l’enfant par la famille patriarcale participait du viol de la nature par le travail de la marchandise. Que la conscience d’un pillage planétaire soit passée de la défense de l’environnement à une volonté d’approche non violente des ressources naturelles n’a pas peu contribué à briser le joug que l’exploitation économique faisait peser sur l’homme, la femme, l’enfant, la faune et la flore.

Le sentiment que nous sommes issus d’une matrice commune, qui est la terre, et dont le souvenir se ravive lors de la gestation dans le ventre maternel, a d’autant mieux nourri la nostalgie d’un âge d’or et d’une harmonie originelle que le travail forcé nous séparait de la nature et de nous-mêmes avec un déchirement longtemps perçu comme un tourment existentiel, une souffrance de l’être.

L’échec d’une économie de saccage et de pollution et l’émergence d’un projet de récréation symbiotique de l’homme et de son milieu naturel nous débarrassent désormais d’un paradis perdu dont le fantasme a hanté l’histoire impuissante à se construire humainement : le mythe du bon sauvage, du communisme primitif, du millénarisme apocalyptique qui, après avoir fait les beaux jours du nazisme, renaît sous le nom d’intégrisme.

Au moins aurons-nous appris que la vie n’est pas une régression au stade protoplasmique mais un processus d’affinement et d’organisation des désirs.

L’idée a longtemps prévalu, dans la lutte contre le cancer, qu’il importait de détruire les cellules qu’une soudaine et frénétique prolifération condamnait au dépérissement. On tient aujourd’hui pour préférable de renforcer le potentiel de vie des cellules périphériques saines et de favoriser la reconquête du vivant plutôt que d’anéantir celle dont la mort s’est emparée. J’aimerais assez qu’une telle attitude déterminât souverainement notre rapport avec nous-mêmes, avec nos semblables et avec le monde.

À l’encontre de tant de générations abruties qui firent de la sensibilité une faiblesse, dont beaucoup se prémunissaient en devenant sanguinaires, nous savons désormais que l’amour du vivant éveille une intelligence sans commune mesure avec l’esprit retors qui règne sur les univers totalitaires.

Une éthique, fort estimable, du respect des êtres prescrit de ne pas tuer une bête, de ne pas abattre un arbre sans avoir tout entrepris pour l’éviter. Néanmoins, ce qu’une telle recommandation suppose d’artifice et de contrainte n’emportera jamais la conviction comme la conscience que le préjudice qui se fait au vivant se fait à soi-même, si l’on n’y prend garde, parce que le vivant n’est pas un objet mais un sujet qui mérite d’être traité selon le droit imprescriptible de ce qui est né à la vie.

De l’aide indispensable au refus de l’assistance permanente




Le chemin de l’autonomie est à l’exemple de celui que parcourt l’enfant qui apprend à marcher.

Cela ne va pas sans larmes ni efforts. Le risque de tomber, de se cogner, de souffrir ajoute aux premiers pas l’entrave de la peur. Pourtant, le secours d’une affection qui encourage à se relever, à recommencer, à s’obstiner, à coordonner les gestes démontre que la maîtrise des mouvements s’acquiert mieux et plus vite que dans les conditions anciennes où il s’agissait de progresser non seulement sous les feux croisés de la vanité narquoise, de la menace diffuse, de l’angoisse de n’être plus aimé si l’on ne s’applique pas, mais surtout à travers un malaise, sournoisement entretenu par l’ambiguïté de parents désirant et redoutant tout à la fois que leur enfant fasse ses premiers pas vers une autonomie qui le soustrait à leur autorité tutélaire et leur ôterait le sentiment d’être indispensable.

L’enseignement des tout-petits a épousé sans peine les dispositions familiales qui mettent tout en oeuvre pour assurer le bonheur dans l’indépendance - tant il est vrai que les parents la recouvrent dès que l’adolescent en découvre la maîtrise. S’inspirant de cette compréhension osmotique où l’on éduque en se laissant éduquer, les écoles maternelles atteignent au privilège d’accorder le don de l’affection et le don des premières connaissances - et qu’une qualité si précieuse à l’existence des individus et des collectivités soit redevable à l’affairisme gouvernemental des salaires les plus bas dit assez à quel mépris de l’utilité publique aboutit la logique du profit.

La rupture est brutale dès l’entrée au lycée. On y régresse dans la famille archaïque où l’enfant n’apprenait à se débrouiller seul qu’en signant l’acte d’une reconnaissance éternelle à ceux qui avaient assuré son dressage. La confiance en soi, sapée et compensée par l’insolence, y recompose le répugnant mélange de morgue et de servilité qui formait, dans le passé, l’ordinaire du comportement social.

Au désir sincère de faire de l’adolescent un être humain à part entière se surimpose dans un véritable malaise l’exercice d’un pouvoir auquel la structure hiérarchique contraint l’enseignant. Comment ne l’emporterait-elle pas, la tentation de se rendre indispensable et d’entretenir chez l’étudiant une débilité qui rende la domination plus aisée ? Qui vend des béquilles a besoin d’éclopés.

Nous sortons à peine et avec peine d’une société où, à défaut d’avoir jamais pu croire en eux, les individus ont accordé leur croyance à tous les pouvoirs qui les estropiaient en les faisant marcher. Dieu, églises, État, patrie, parti, leaders et petits pères des peuples, tout leur a été prétexte raisonnable pour n’avoir pas à vivre d’eux-mêmes. Ces enfants qu’on ne relevait jadis que pour les faire tomber, il est temps de leur apprendre à apprendre seuls. Que soit enfin rompue l’habitude d’être en demande au lieu d’être en offre, et que soit révolue la misérable société d’assistés permanents dont la passivité fait la force des corrompus.

L’argent du service public ne doit plus être au service de l’argent




L’éducation appartient à la création de l’homme, non à la production de marchandises. N’aurions nous révoqué l’absurde despotisme des dieux que pour tolérer le fatalisme d’une économie qui corrompt et dégrade la vie sur la planète et dans notre existence quotidienne ?

La seule arme dont nous disposions est la volonté de vivre, alliée à la conscience qui la propage. Si l’on en juge par la capacité de l’homme à subvertir ce qui le tue, ce peut être une arme absolue.

La logique des affaires, qui tente de nous gouverner, exige que toute rétribution, subvention ou aumône consentie se paie d’une plus grande obédience au système marchand. Vous n’avez d’autre choix que de la suivre ou de la refuser en suivant vos désirs. Ou vous entrerez comme clients dans le marché européen du savoir lucratif - autrement dit comme esclaves d’une bureaucratie parasitaire, condamnée à s’effondrer sous le poids croissant de son inutilité —, ou vous vous battrez pour votre autonomie, vous jetterez les bases d’une école et d’une société nouvelles, et vous récupérerez, pour l’investir dans la qualité de la vie, l’argent dilapidé chaque jour dans la corruption ordinaire des opérations financières. « Le Syndicat national unifié des impôts évalue à 230 milliards de francs, soit près du montant du déficit budgétaire, la fraude imputable aux milieux d’affaire, comme le fait apparaître le coin du voile levé sur les pratiques de corruption des grands groupes industriels et financiers ».

L’argent volé à la vie est mis au service de l’argent. Telle est la réalité occultée par l’ombre absurde et menaçante des grandes institutions économiques : Banque mondiale, Fonds monétaire international, Organisation de coopération et de développement économiques, Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, Commission européenne Banque de France et tutti quanti.

Leur soutien aux fondations et aux centres de recherches universitaires implique en échange que soit propagé l’évangile du profit, aisément transfiguré en vérité universelle par la vénalité de la presse, de la radio, de la télévision.

Mais, si formidable qu’elle paraisse, la machine tourne à vide, elle se détraque lentement ; elle finira, comme dans La Colonie pénitentiaire de Kafka, par graver sa Loi dans la chair de son maître.

Ne voyons-nous pas, à la faveur d’une réaction éthique, quelques magistrats courageux briser l’impunité que garantissait l’arrogance financière ? Imposer les grosses fortunes (1% des Français possèdent 25% de la fortune nationale et 10% en détiennent 55%), taxer les émoluments perçus par les hommes d’affaire, dénoncer le scandale des frais de représentation, frapper de lourdes amendes les gestionnaires de la corruption, bloquer les avoirs de la fraude internationale indiquent assez, sur une carte lisible par tous, les accès au trésor que les citoyens alimentent et dont ils sont systématiquement spoliés. Il est non moins vrai que la piste se brouillera sous l’effet dévastateur de la résignation si l’argent n’est pas saisi pour être investi dans le seul domaine qui soit véritablement d’intérêt général : la qualité de la vie quotidienne et de son environnement.

Sans doute les magistrats intègres disposent-ils de l’appareil de la justice, et vous, vous n’avez rien, parce que vous n’avez rien créé qui puisse vous soutenir. Pourtant, vous possédez sur la répression, si juste qu’elle se veuille, un avantage dont elle ne pourra jamais se prévaloir : la générosité du vivant, sans laquelle il n’y a ni création ni progrès humains.

L’enseignement se trouve dans l’état de ces logements inoccupés que les propriétaires préfèrent abandonner à la dégradation parce que l’espace vide est rentable et qu’y accueillir des hommes, des femmes, des enfants dépouillés de leur droit à l’habitat ne l’est pas. Ainsi que le constate The Economist, « la subordination du commerce aux droits de l’homme aurait un coût supérieur aux bénéfices escomptés » (9 avril 1994). Cependant, réquisitionner un bâtiment pour y abriter la misère - je veux dire s’y installer passivement parce qu’on y est au chaud - n’échappe pas en dernier ressort au plan de destruction des biens utiles auquel conduisent l’inflation des secteurs parasitaires et la bureaucratie proliférante qu’elle engendre.

Ce dont vous allez vous emparer ne sera vraiment à vous que si vous le rendez meilleur ; au sens où vivre signifie vivre mieux. Occupez donc les établissements scolaires au lieu de vous laisser approprier par leur délabrement programmé. Embellissez-les à votre guise, car la beauté incite à la création et à l’amour, au lieu que la laideur attire la haine et l’anéantissement.

Transformez-les en ateliers créatifs, en centres de rencontres, en parcs de l’intelligence attrayante. Que les écoles soient les verges d’un gai savoir, à l’instar des jardins potagers que les chômeurs et les plus démunis n’ont pas encore eu l’imagination d’implanter dans les grandes villes en défonçant le bitume et le béton.

Les erreurs et tâtonnements de qui entreprend de créer et de se créer ne sont rien en regard du privilège que confère une telle résolution : révoquer la crainte d’être soi qui secrètement nourrit et sollicite les forces de répression.

Nous sommes nés, disait Shakespeare, pour marcher sur la tête des rois. Les rois et leurs armées de bourreaux ne sont plus que poussières. Apprenez à marcher seuls et vous foulerez du pied ceux qui, dans leur monde qui se meurt, n’ont que l’ambition de mourir avec lui.

C’est aux collectivités d’élèves et de professeurs que reviendra la tâche d’arracher l’école à la glaciation du profit et de la rendre à la simple générosité de l’humain. Car il faudra tôt ou tard que la qualité de la vie accède à la souveraineté que lui dénie une économie réduite à vendre et à valoriser se débâcle.

Dès l’instant où vous formerez le projet d’un enseignement fondé sur un pacte naturel avec la vie, vous n’aurez plus à mendier l’argent de ceux qui vous exploitent et vous méprisent en vous rentabilisant. Vous l’exigerez car vous saurez pourquoi et comment vous en emparer.

On est au-dessous de toute espérance de vie tant que l’on reste en deça de ses capacités.

20 février 1995.


Chapitre 1 Avertissement aux écoliers et lycéens

Chapitre 2 En finir avec l’éducation carcérale et la castration du désir

Chapitre 3 Démilitariser l’enseignement

Chapitre 4 Faire de l’école un centre de création du vivant, non l’antichambre d’une société parasitaire et marchande

P.-S.

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