[1]
Aujourd’hui, jour de Pâques en l’Année sainte,
Ici, dans l’insigne Basilique de Notre-Dame de Paris,
J’accuse
l’Église Catholique Universelle du détournement mortel de nos forces vives en faveur d’un ciel vide ;
J’accuse
l’Église Catholique d’escroquerie ;
J’accuse
l’Église Catholique d’infecter le monde de sa morale mortuaire,
d’être le chancre de l’Occident décomposé.
En vérité je vous le dis : Dieu est mort.
Nous vomissons la fadeur agonisante de vos prières,
car vos prières ont grassement fumé les champs de bataille de notre Europe.
Allez dans le désert tragique et exaltant d’une terre où Dieu est mort
et brassez à nouveau cette terre de vos mains nues,
de vos mains d’orgueil,
de vos mains sans prière.
Aujourd’hui, jour de Pâques en l’Année sainte,
Ici, dans l’insigne Basilique de Notre-Dame de France,
nous clamons la mort du Christ-Dieu pour qu’enfin vive l’Homme.
[2]
[1] Sur les actionistes de Notre-Dame : la réaction violente du corps liturgique avant la fin de la lecture, dès la clôture de l’assertion "Dieu est mort" et le public s’en mêlant, se déchaînent contre les performeurs qui une fois sortis échappent de peu au lynchage grâce à l’irruption de la police. Tous sont arrêtés puis relâchés, à l’exception de Michel Mourre qui se retrouve en psychiatrie. Mais sous la levée solidaire des hommes de Lettre les plus respectés de l’époque il est libéré dès le 21 avril. Cependant l’attaque de l’idéologie mondialement partagée, la performance située et en costume ciblant le blasphème sur les lieux mêmes de la croyance, le radicalisme du texte sans violence, mais la violence et le scandale qu’ils déclenchent, sont évoqués et commentés dans la Presse de tous les pays et particulièrement d’Europe et d’Amérique.
Serge Berna, auteur de différents tracts et brocards lettristes et du film Du léger rire qu’il y a autour de la mort, dans la série présentée en commun à Paris, en 1952, est l’icône glorieux du scandale de la liberté et de l’énergie des "jeunes lettristes" à l’instar du manifeste de Isidore Isou Traité d’économie nucléaire. Le Soulèvement de la Jeunesse (1949), qui attribue la jeunesse à un concept d’ "externité" — aux rapports de production et aux rapports sociaux — et dans la destruction du passé d’exprimer la créativité généralisée de la révolte non dialectique ; économie dynamique, sauvage, du don de la révolte, déferlement vital de l’après-guerre où pulvériser les barrières sociales et disciplinaires installe la créativité existentielle en configuration révolutionnaire. Cette vision altière de la jeunesse, qu’elle soit extérieure aux responsabilités civiques avant l’âge d’une majorité tardive à 21 ans (sauf demande d’émancipation légale), ou diffuse puisqu’elle connote aussi les comportements poétiques non générationnels, poursuivra de signifier au-delà des années 1970 (où l’âge légal de la majorité sera abaissé à 18 ans), jusqu’à la fin des années 80, l’existence de l’insoumission en France alors admise aux droits et devoirs des citoyens, (restaurés par le gouvernement de la libération, réitérés après une éclipse à l’inauguration de la 5e république, jusqu’au bi-centenaire de la révolution en 1989 où ils seront prescrits pour l’intégration européenne)... C’est Serge Berna quelques mois avant l’action de Notre-Dame qui organise le tapageur "Grand meeting des ratés", 28 rue Serpente à Paris, avancée psycho-conceptuelle sur les lieux symboliques de l’Hôtel des Sociétés savantes, miroir critique de l’inauguration du lettrisme par Isou et Pomerand dans l’hôtel éponyme, 8 rue Danton, en janvier 1946. Le mot raté est à entendre dans un double sens : l’ironie contre la réussite sociale, mais selon les rats experts en souterrain et à trouver la sortie des labyrinthes... Ainsi se rallient les membres du Cercle des ratés dont font également partie Henry de Béarn et Ivan Chtcheglov, quand cette année-là les jeunes lettristes ne fréquentent pas encore spécifiquement le café Moineau. L’énergie provocante de Serge Berna est déterminante pour l’exploit du commando de Notre-Dame, du moins d’avoir activement encouragé Michel Mourre à l’informer et à le risquer, et du coup d’avoir contribué au changement brutal de sa condition. Rien de surprenant si deux ans plus tard Berna outrepasse le père initiatique de référence en prenant le leadership associé de la rupture avec Isou... Ainsi, survivant prestigieux du scandale de Notre-Dame et en tant que cinéaste lettriste il participe à la radicalisation politique à l’origine de la création de l’Internationale Lettriste, qu’il fonde secrètement à Bruxelles (dit-on) avec Debord puis plus largement à Aubervilliers en 1952, suite à leurs attaques contre Charlie Chaplin lors de son passage à Paris, et à propos desquelles Isou a publié dans la Presse son désaveu. Pour autant, Berna sera exclu de son propre mouvement sur la suggestion de son partenaire advenu en leader charismatique, en 1954, année debordienne particulièrement funeste où presque tous ceux qui ne sont pas exclus démissionnent, de sorte que Debord doive créer la revue Potlatch pour sauver l’honneur (de devoir en finir avec le bulletin de l’IL faute de combattants en nombre suffisant). En 1955 Serge Berna publie une revue critique pour déclarer, dans un éclat laconique manifeste de son radicalisme et de son énergie restés indemnes, son renoncement à toute nouvelle sollicitation avant-gardiste et sa disparition éditoriale, rupture définitive en produisant un seul opus d’une revue entièrement rédigée par lui-même, installation renvoyant à Debord la caricature ironique de son propre exercice : En marge, La revue du refus pour une nouvelle participation (éditions Galerie de la Huchette). Entre temps, il a découvert et rédigé la préface d’un manuscrit inédit d’Artaud Vie et mort de Satan le feu, suivi de Textes mexicains pour un nouveau mythe, qu’il a publié en 1953 en se passant de l’avis des descendants de l’auteur, aux éditions Arcanes.
Michel Mourre est une personnalité contradictoire entre Action française par sa mère et Lutte des classes par son père ; sa mère décédant pendant que son père est au front de la Drôle de guerre il rejoint sa grand-mère au centre de Paris où élève au lycée Jeanson de Sailly il mène une vie agitée ; militer à quinze ans pour Doriot lui vaudra un emprisonnement à la libération, puis un non lieu, malgré lequel il sera mis à la porte du lycée. Un temps SDF tout en poursuivant ses études en autodidacte il erre à Saint Germain des prés, dort dans les squares, avant de tenter de vivre dans une congrégation religieuse selon sa foi ; déçu, il revient dans le quartier parmi les jeunes lettristes du Cercle des ratés voulant tout casser et qui se rencontre principalement dans les cafés. Tombé amoureux d’une femme de vingt ans plus âgée que lui, ancienne miss Europe d’une grande beauté à laquelle il dédie probablement l’exploit de Notre-Dame, il vivra avec elle pendant une quinzaine d’années. Son adolescence séparée de ses parents, sa délinquance, son existentialisme révolté, ses amours et son exploit, forcent l’admiration de François Truffaut, jeune journaliste alors âgé de dix huit ans, tout juste apaisé grâce à la rencontre d’André Bazin devenu son éducateur, mais qui demeure obscurci d’ignorer le nom de son père ; il se reconnaît dans cet orphelin déterminé par la passion d’exister et autodidacte de vingt deux ans, et patiente pour le rencontrer à sa sortie de l’asile ; puis il parle avec lui pendant plusieurs jours et lui dédie plusieurs articles, avant de s’en inspirer pour ses films ; ils resteront proches. Mourre exposé à la répression après le scandale se rend discret mais il garde des liens dans le mouvement, notamment il sera l’ami du sinologue René Viénet, membre de l’Internationale situationniste et réalisateur du film "La dialectique peut elle casser des briques ?" ; dès 1951 il publie chez Robert Julliard le livre autobiographique de son repentir Magré le blasphème ; à partir de 1968 il deviendra l’historien connu enseignant dans les hautes écoles françaises, fort de son encyclopédie de l’histoire universelle dite "Le Mourre" (dont il achève le dernier volume l’année de sa mort en 1977) ; cet ouvrage en huit volumes actualisé chaque année comme convenu avec lui demeure au premier plan des références universitaires internationales dans son domaine ; "Le Petit Mourre" est la version abrégée, intituée Dictionnaire d’histoire universelle, incontournable des éditions Bordas et des éditions Universitaires J.-P. Delarge, (Delarge associé pour la version mise à jour en 2006). Auparavant il règle son passé en l’explorant, sur Maurras en 1953, sur Lamenais en 1955, Le monde à la mort de Socrate en 1961, et d’autres ouvrages d’histoire, parmi lesquels en 1962 une histoire "vivante" des moines, que d’aucuns considèrent comme un geste d’excuse aux dominicains — auprès desquels il avait tenté son engagement religieux puis célébré sa sortie à leur grand dam, réalisant le dualisme à sa façon. — (Ils sont deux venus des dominicains à avoir participé à l’avant-garde lettriste ; on verra également des dominicains activistes dans l’organisation en commune du ghetto jamaïcain de Londres, au moment révolutionnaire des années 70 chanté par le poète reggae Linton Kwesi Johnson, période avant-gardiste considérée comme exemplaire de cette communauté au Royaume Uni).
La rupture de l’Internationale lettriste et son jeu d’exclusion fracture le mouvement de la jeunesse lettriste. Le groupe Soulèvement de la jeunesse organisé par Marc’O resté proche de Isou devient l’ennemi juré de l’Internationale lettriste et réciproquement (La tribu).
[2] Texte retranscrit par Marcel Mariën dans Le Chemin de la croix (Les Lèvres Nues n° 4, Bruxelles, janvier 1955). In Derbordiana.
(Voir la recension de quelques événements de création l’année 1950 — suivre le lien)
Sources :
L’incontournable et remarquable ouvrage qui recense depuis le mouvement européen Dada la suite des avant-gardes radicales, lettristes, situationnistes, et Punk :
– Lipstick Traces : A Secret History of the 20th Century, Greil Marcus. London : Faber & Faber, [1989] 2002. Où le critique et sociologue examine les connexions philosophiques entre les mouvements culturels avant-gardistes modernes et postmodernes depuis Dada, tels les Lettristes, les situationnistes, les Punks (notamment les Sex Pistols), les Gothiques...
– Le format original de la version française du livre de Marcus traduite par Guillaume Godard Lipstick Traces. Une histoire secrète du vingtième siècle est celui des éditions Allia, avec de nombreuses illustrations et photographies (mais d’une qualité de reproduction très moyenne), il est toujours accessible ; il existe également une édition de poche de l’ouvrage chez Folio / Gallimard, depuis 2000, (en principe les éditions de poche ne comportent pas d’iconographie — à vérifier — mais étant le texte même des éditions Allia la qualité de la documentation ne pourrait être meilleure).
4e de couverture :
« Il y a une figure qui apparaît et réapparaît tout au long de ce livre. Ses instincts sont fondamentalement cruels ; sa manière est intransigeante. Il propage l’hystérie, mais il est immunisé contre elle. Il est au-delà de la tentation, parce que, malgré sa rhétorique utopiste, la satisfaction est le cadet de ses soucis. Il est d’une séduction indicible, semant derrière lui des camarades amers, comme Hansel ses miettes de pain, seul chemin pour rentrer chez soi à travers un fourré d’excuses qu’il ne fera jamais. C’est un moraliste et un rationaliste, mais il se présente lui-même comme un sociopathe ; il abandonne derrière lui des documents non pas édifiants mais paradoxaux. Quelle que soit la violence de la marque qu’il laissera sur l’histoire, il est condamné à l’obscurité, qu’il cultive comme un signe de profondeur. Johnny Rotten/John Lydon en est une version ; Guy Debord une autre. Saint-Just était un ancêtre, mais dans mon histoire, Richard Huelsenbeck en est le prototype. » Greil Marcus
C’est dans cet ouvrage où l’auteur se pose la question philosophique du mal en remontant aux sources cathares (selon la propre référence des mouvements étudiés), que les actes du Scandale de Notre-Dame (Notre-Dame Affair Performance) sont rapportés et documentés avec le plus d’informations et d’intérêt pour la personnalité de Michel Mourre.
Référence absolument incontournable, à quelques détails près. Le livre de Marcus datant de 1989, un an après la mort du lettriste Patrick Straram ami de Ivan Chtcheglov, déjà plus de dix ans après la mort de Michel Mourre, quand Debord est toujours vivant bien qu’il ne semble pas avoir été rencontré, Michèle Bernstein est le témoin situationniste fondateur qui répond à l’auteur et l’impressionne sans nuance sur les jeunes lettristes (malgré tout le respect et l’admiration qu’on puisse éprouver pour elle), alors qu’elle n’a pas fait partie du Cercle des ratés et ne rejoint l’Internationale lettriste qu’après les premiers bulletins, ne publiant qu’à partir de 1954 dans la revue Potlatch que sans doute elle co-fonde, quand les exploits glorieux ont déjà fait long feu. Lorsqu’elle laisse entendre que les exclusions de l’Internationale lettriste jusqu’à l’Internationale Situationniste auraient simplement laissé de côté les artistes que les luttes ouvrières n’intéressaient pas... c’est approximatif, par exemple concernant Jean-Michel Mension dont le témoignage dans le livre La Tribu, publié en 1998 en même temps que la version française de l’ouvrage cité de Marcus chez le même éditeur, et Le temps gage, son autobiographie parue aux éditions Noésis en 2001, lèvent toute désinformation dont son irréductibilité à un "permanent du P.C." comme d’autre part étant proche de l’éditeur François Maspéro il participe à des actions et s’engage sous le pseudonyme d’Alexis Violet avec les trotskistes de la Jeunesse communiste révolutionnaire, et co-fonde la Ligue communiste avec Alain Krivine à la fin de 1968, restant leur camarade épineux jusqu’à la fin de sa vie ; ils seront d’ailleurs massivement présents lors de sa cérémonie funéraire au cimetière de Clichy et évoqueront sa personnalité emportée, ses frasques, ses moments de distance, après des discussions passionnées finissant au poing entre camarades, où il donne le premier coup... On ne pourrait en dire autant de la désinformation éventuelle des personnes disparues au moment de l’enquête préalable de l’auteur ni de Henry de Béarn, alors en vie mais non consulté (peut-être se trouve-t-il hors de France) : comme il meurt en 1994 ignorant sa citation par Marcus dans l’ouvrage édité aux USA et en Angleterre en 1989, ou n’imaginant pas qu’une traduction française serait un jour publiée comme cela ne survint pas immédiatement mais une dizaine d’années après, en 1998, il n’aurait pu procurer de contre-témoignage autobiographique après la publication de la traduction française... Béarn cessa d’écrire parmi le groupe lettriste après son départ à l’étranger, bien que poursuivant des échanges épistolaires particulièrement avec Patrick Straram (des traces demeurent dans sa bibliographie archivée au Canada) et bien davantage avec Ivan Chtcheglov, dont il prendra des nouvelles jusqu’à la fin de sa vie en restant proche de la mère de ce dernier ; il intégra une carrière d’administrateur civil comme directeur d’Air France à Buenos Aires, avant la fin des années 1950. Michèle Bernstein ne l’a probablement pas connu (ou très peu), puisque celui-ci après un séjour en Israël l’été 1951 et un retour en France via la Grèce et la Yougoslavie s’est embarqué pour son long périple américain à partir de l’automne 1951, alors qu’avec son ami Chtcheglov ils ne fréquentent pas le café Moineau ; vraisemblablement il n’est plus à Paris lorsque Debord y débarque, à la fin de la même année ; Chtcheglov n’ira lui-même chez Moineau qu’en 1952, sur les conseils de Straram, soucieux de pallier à sa première absence lors d’un voyage au Portugal, qui l’envoie à la rencontre de Michèle Bernstein et Guy Debord. On ne voit pas très bien comment Bernstein n’intervenant que tardivement après la fondation de l’Internationale lettriste en 1952 aurait pu connaître Henry de Béarn, autrement que de réputation ou par ouï dire de leurs amis communs, en premier lieu Straram qu’elle connaît bien, puis Chtcheglov qui l’intéresse — elle l’évoque dans Tous les chevaux du roi — et dont la rencontre avec Debord que justement il fascine doublement pour lui-même, et comme substitut de Béarn à cause du scandale de la Tour Eiffel, laissera des traces incandescentes ; en tous cas si elle avait eu ou Debord des échanges par correspondance avec lui, ils auraient été si rares que sans objet de réponse, puisqu’il n’en paraît pas dans celles de Debord étant le corpus de sa propre Correspondance en plusieurs tomes, parue chez Fayard. Aussi est-il conseillé de lire avec prudence la sentence attribuée à Bernstein par Marcus à propos de Béarn et selon laquelle, sans donner de détail sur son cheminement mais poussant une tautologie caricaturale en spéculant sur son nom de grande famille aristocratique, celui-ci devenant gaulliste serait logiquement retourné à sa classe. De nombreux électeurs de gauche ayant voté pour le général de Gaulle ou s’étant abstenus de voter contre (votant blanc ou n’allant pas voter), afin de favoriser certaines de ses consultations électorales, notamment le référendum pour la cinquième constitution, quant à Béarn fut-il membre du parti gaulliste — ce serait autre chose qu’un trait d’esprit — ? Rien de la sorte n’est évoqué. Sur ce point d’opinion on pourrait se demander aussi bien, quoique sans y prêter de jugement pour notre part, en quoi Michèle Bernstein elle-même à partir de la fin des années 1990 ne serait pas finalement retournée elle aussi à sa classe, qui n’aurait pas été prolétarienne (toujours à lire La Tribu). De même s’agissant de Debord, bien que désargenté et orphelin de son père, il recevait probablement une pension familiale qui lui permit au moins de vivre à l’hôtel Racine durant sa première année parisienne, alors que la plupart des jeunes existentialistes rencontrés chez Moineau, qui l’affranchirent amicalement du mode de vie existentialiste de Saint Germain-des-prés, et avec lesquels il conçut ses premiers projets lettristes, dormaient dans la rue et / ou se faisaient fréquemment arrêter par la police.
Quant à Ghislain de Marbaix, vigile du commando de Notre-Dame, il devint plus tard le garde du corps de Debord (on ne sait pourquoi mais on le lit dans les témoignages) ; proxénète par consentement réciproque de sa serveuse il avait un bar rue Jussieu, bien nommé "L’homme de main", non loin du siège de l’Internationale lettriste rue de la Montagne Sainte Geneviève, boîte au lettres et nouveau café Le Tonneau d’Or trouvé par Chtcheglov pour délaisser Moineau à la demande de Debord ; il finit assassiné probablement d’avoir trempé dans le renseignement après avoir été garde du corps de personnalités politiques (Mension évoque la possibilité des SAC). Bar qu’ensuite Chtcheglov depuis sa clinique expérimentale à Chailles imagina reprendre (après la mort de Marbaix ?) à sa sortie, afin de créer une sorte de Hacienda, café, bibliothèque et galerie, pour des événements et des lectures, et peut-être un atelier, plutôt que poursuivre en littérature (correspondance avec Guy Debord rapportée dans la biographie "Profil perdu")...
Chtgleglov anticipe l’idée des cercles culturels urbains polyvalents, librairies, cinémas d’essai, galeries, où encore salles de concerts expérimentaux, autour d’un bar ou d’un salon de thé, qui se créeront après 1968 dans les grandes villes européennes. Plus spécifiquement la Hacienda sera réalisée sous un jour et une orthographe imprévus, entrepôt commercial et bureaux en rotonde récupérés par Rob Gretton et Tony Wilson à Manchester (UK) au début des années 1980 (jusqu’à 1997), pour concevoir la Haçienda avec le club FAC51 ; s’y innoveront le rock et l’évolution musicale du hip hop (vers le trip hop qui surgira comme une émergence réformiste à Bristol au début des années 90), après le Punk, ainsi que la musique industrielle et les concerts de noïse venus des États-Unis ou d’Allemagne, dignes successeurs du lettrisme et de Fluxus ; puis la House et les événements Rave avec la consommation de l’Acid et de l’Ecstasy en feront la boîte de nuit la plus fameuse du monde, selon Newsweek, dans les années 90. Où la citation en anglais de Chtcheglov, extraite du Formulaire pour un urbansme nouveau, gravée et signée de son pseudo lettriste sur la façade à hauteur d’homme et cheminant jusqu’à l’entrée, "The haçienda must be built. Gilles Ivain", lève toute ambiguité sur la source de la citation, malgré l’orthographie singulière de l’endroit, à la cédille... On se dit que Chtcheglov a pu connaître de son vivant l’intuition ou la certitude de sa postérité dont l’Haçienda ne fut qu’un prémisse populaire de la mode, l’essentiel restant à être instruit ultérieurement moins de dix ans après sa mort. Pourtant on sait qu’il était clos en lui-même et confus dans son ultime retraite, violemment atteint par les thérapies... à une telle nouvelle d’Angleterre aurait-il été indifférent ? Ou mécontent — s’agissant de "ces bêtises du passé" que malgré lui il n’avait pas pu faire disparaître totalement (indication dans sa lettre à Straram du 30 juin 1958 signée Raminagrobis, en outre d’ouvrages entiers qu’il aurait pu détruire lui-même) — ? Trop isolé pour en recevoir la nouvelle par des personnes informées, ou trop détruit pour l’associer ?... Il reste après tout que sa postérité ait commencé de son vivant, quand il était perdu de vue, ce qui est une autre exception remarquable le concernant.
En 2006 paraissent les deux ouvrages biographique et d’oeuvres ou de fragments retrouvés de Chtcheglov, par Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné, chez Allia. On ne désespère pas que répondant à l’appel des biographes, dans les remerciements à la fin des ouvrages, d’autres traces finissent par réapparaître. Tous les écrits n’ont peut-être pas été détruits par leur auteur ni par ceux qu’il avait missionnés, (sans comparer les oeuvres leurs objets ni l’époque et les conditions, c’est à une trahison de cet ordre par Max Brod ami de Kafka emmenant en Palestine des feuillets inédits qu’il aurait du détruire que nous devons de connaître Le procès et Le château ; l’auteur devenu mystique avant de mourir de tuberculose avait détruit lui-même ou fait détruire par sa compagne Dora Diamant des manuscrits, des notes et des lettres, et les nazis occupant Prague firent disparaître le reste).
Enfin, si Béarn est noté parmi les membres du comité de rédaction du N°2 de Potlatch où il n’a pas publié de texte, son nom étant simplement attaché à la signature collective d’un avertissement, on se demande s’il n’aurait pas été mis là justement avec Straram pour que les deux amis les plus proches de Chtcheglov aient l’air de le désavouer en participant à l’opus qui annonce son exclusion — pour l’humilier (?) au moment où Debord ne maîtrise pas l’impact psychique de sa capacité de destruction, qu’au contraire il libère totalement contre les exclus dont ses plus proches amis.
À lire dans les diverses archives et analyses publiées aujourd’hui, furent exclus principalement les rivaux de Guy Debord, à l’évidence critiques de ses hypothèses ou contrecarrant son pouvoir (Berna, Chtcheglov), les artistes insubordonnés (aux deux pôles, Mension, Rumney) et ceux qui ne furent pas pas considérés comme des penseurs à la hauteur théorique du règlement de compte révolutionnaire contre le dogme marxiste-léniniste, dans un retour aux sources du marxisme recadré par la politique de la vie quotidienne, fussent-ils de grands artistes critiques mais pas assez intellectuels, ou pas d’accord. Puis à un certain moment tous les défenseurs de la forme plastique y compris à propos de la dérive ou de l’urbanisme unitaire fondateurs de l’Internationale situationniste partirent ou furent exclus de cette revue qui devint peu à peu l’organe d’un parti sectaire — ce que Michèle Bernstein insistant à la fondation pour le terme Internationale lettriste contre Internationale lettrisme n’avait justement pas voulu et d’ailleurs elle quitta l’IS en 1967... Wolman, Jorg, Constant, et d’autres prirent ainsi place à l’extérieur de la revue. Le projet éditorial de la construction des situations révolutionnaires fut abandonné rapidement, comme Lefebvre lui-même le fit remarquer. On pourrait même dire en spéculant à l’inverse que les exclus furent d’abord les membres les plus populaires (non en termes de popularité mais d’origine sociale ou d’idées critiques) ou les plus subversifs (furent-ils les époux de riches héritières qui émargèrent aux coûts et profits de la fondation de l’IS, en Italie, telle l’artiste Pegeen Guggenheim épouse de Ralph Rumney).
– Du lettrisme à l’Internationale Stuationniste 1946-1958 (et ensuite)
Pre-Situationist, archives et manifestes, Internationale Lettriste N°1, décembre 1952, Paris ; Finis les pieds plats (pdf).
– In spite of Blasphemy, Malgré le blasphème, extrait traduit en anglais, et notes ; in Not Bored !
Notre-Dame Affair in en.wikipedia.
Notre-Dame + Affair in encyclopedia the free dictionnary.
François Truffaut, biographie, Antoine de Baeque et Serge Toubiana, Folio, éd. Gallimard, 2001, Paris.
Religion : Schizomaniac in Paris, Time Magazine, Monday, Dec. 25, 1950 (The USA) — On y trouve l’édifiante interprétation sur la norme morale et les dérèglements de l’époque dans la spéculation du dossier médical de Michel Mourre instruit en psychiatrie pendant sa brève détention. Mais inversement on se demande où pourraient encore se trouver des successeurs de Breton de Paulhan ou de Sartre pour tirer hors de là un artiste ou un poète dans le même cas aujourd’hui.
Si l’on cherche des repères à propos des syndromes et leurs symptômes prêtés par les psychiatres à leurs contemporains actionistes lettristes suivre les liens sous les mots où trouver quelques définitions dont la plupart remontent aux années 20 (du siècle dernier) : Schizomaniaque et schizomane...
À propos de Ivan Chechglov, pseudonyme Gilles Ivain, Lettriste et membre de l’Internationale Lettriste, actioniste découvreur de la dérive psychogéographique...
Potlatch d’Ivain en vain
De l’irréductibilité et de la disparition des poètes : du sacrifice actioniste, de sa part maudite et de sa beauté revolutionnaire, de leur dépouille comme parure glorieuse des appareils de la théorie
« Il calme l’oeil et ne dit aucune histoire »
Ivan Chtcheglov
La puissance d’investigation est aveugle sans la sensibilité de la vision
(tautologie de l’avanie à Vania)
Moins de dix ans après l’action de Notre-Dame, en 1959, Ivan Chtcheglov se serait pris de réaliser une rétrospective radicale du dynamitage de La Tour Eiffel imaginé dès 1949 en version légère (pour désigner la Tour plutôt que la détruire), avec son ami Henri de Béarn, alors qu’ils étaient âgés de seize ans... Jeune lettriste inspiré par le scandale de Notre-Dame, Béarn s’était ensuite procuré une faible charge de plastique auprès d’un garçon de café, indicateur de la police ; ce qui lui avait coûté la prison pendant plusieurs jours en 1950... Sous le règne du Grand meeting des ratés, Béarn en était devenu célèbre dans le quartier latin ; Chtcheglov l’avait commémoré dans l’affiche, "L’homme de la Tour Eiffel", réalisée à la gloire du succès annoncé pour la conférence de son ami sur le "nouveau nomadisme", au cours de leur voyage en Belgique, la même année.
Le singe signe
Beaucoup de dérision et d’ironie — et aussi une synthèse critique des modèles culturels de son temps et du dépassement du surréalisme et de l’art moderne — dans cette affiche éclatée de Chtcheglov. La référence des affiches de cinéma n’est pas de l’ordre du plagia de l’une ou de l’autre mais emprunte aux trois pour en déclarer le contraire (le contraire d’une affiche de cinéma ne serait-ce que dans la composition éparpillée) ; l’affiche de Chtcheglov s’effectue poétiquement par la récurrence visuelle (et les déplacements entre les affiches de référence et l’affiche qui les cite en les déjouant) du collage des textes incidents, entre autre celui de cinq fragments sur fond blanc en haut à gauche, rappelant le commentaire en deux encarts sur fond blanc à droite dans l’affiche "Paris, Gay, alluring (...)" — et ce texte en anglais détourné en "amazing, but true" dans l’affiche de la conférence, — et aussi bien par l’encart des quatre noms du générique en haut à gauche de l’affiche du profil à la pipe et par le ressaisissement du titre éponyme du film policier américain de Oliver Burgess Meredith adapté d’un roman de Simenon de la série des Maigret, qui la fédère ; Maigret et la Tour Eiffel c’est une des façons d’évoquer la France de l’époque vue de l’étranger. Le film est distribué en France au début de 1950, la même année ou presque que sa sortie aux USA (fin 1949). Il y a du suspense et du crime dans l’air et la référence est d’actualité au moment de l’exploit qu’elle vient connoter avec humour. La tour Eiffel est le détournement de la photographie d’archive de l’affiche allemande, avec l’ajout d’un style typographique calligraphié en majuscules d’une haute précision graphique et d’un faisceau qui installe une critique de l’iconographie moderne néo-classique — fasciste, — où Chtcheglov incruste un personnage "héroîque" (le visiteur), aux vêtements contemporains de l’auteur — Béarn, photographié et mis à l’échelle par Chtcheglov ? — qui monte à l’assaut de la citadelle imprenable, et qui renvoie aussi à l’hominidé commentant d’un geste d’impuissance la situation plus forte que lui (en bas de l’affiche à gauche, sur-signifié par le texte en anglais), le tout dans une strate imaginaire selon cet axe et ce cadre où le sujet tronqué évoquerait l’une des tours Eiffel peintes par Robert Delaunay, et dont le réalisme photographique constitue ici une critique supplémentaire de la peinture (par l’art technique), en outre de la critique du graphisme des affiches de cinéma par la dé-composition ; sans oublier le détournement du terme "cadavre exquis" cher aux surréalistes et à Breton dans les mots "Un délicieux scandale". L’intégration textuelle "le visiteur" sur le corps propre de la Tour anticipe huit ans avant l’Internationale situationniste la façon dont l’iconographie publique y sera sur-signifiée ou détournée. Le radicalisme plastique iconoclaste, volontairement mal composé (si l’on en juge à la maîtrise de la composition dans certaines peintures de Chtcheglov, notamment le portrait métagraphique de Michèle Bernstein et divers portraits et paysages dont l’ouvrage "Écrits retrouvés" présente des reproductions), l’hominidé simiesque qui se prend la tête, la calligraphie manuscrite en majuscules sans référence typographique en bas à droite : tout concourt avec la réponse de Mension à Berréby dans La tribu, sur l’impression donnée par Chtcheglov la première fois qu’on le voyait : "Fouttage de gueule" — il répète et signe : "Fouttage de gueule — intégral !" On pense évidemment aux Punks depuis lesquels Marcus considère les jeunes lettristes et les premiers situationnistes dans son ouvrage Lipstick traces : une histoire secrète du XXe siècle. À propos des cinq fragments dactylographiés sur papier blanc collés ligne par ligne en haut de l’affiche à gauche (illisibles y compris dans la reproduction originale, probablement une évocation de leur action lettriste visant la tour) ; il convient de rappeler que cette technique de découpage et de collage des phrases était utilisée par les auteurs pour corriger leurs textes déjà reproduits ou directement écrits dactylographiquement ; ici recomposés comme l’avertissement anonyme d’un corbeau ou d’un criminel.
Le même été, avant le départ de Henry de Béarn prévu pour l’année suivante, ils font un grand voyage dans le sud ouest de la France sur la trace des cathares. Henry de Béarn est son frère symbolique, fusionnel ; ils ne se quittent pas, souvent ils habitent ensemble et parfois chez les parents de Chtcheglov ; ils partagent tout, leurs idées leurs rêves et leurs amies (d’après les biographes). Béarn faisant partie du cercle des ratés autour de Berna y aurait entraîné Chtcheglov, lequel pour sa part lui aurait fait prendre une carte du parti communiste à la cellule du XVe arrondissement où il est encarté lui-même.
C’est après le départ de Béarn que Ivan commence à fumer du haschich (ou de l’herbe) pour tromper continuellement sa solitude, ce qui en réalité l’angoisse et d’ailleurs on le voit à son expression et à son regard sur les photos prises à ce moment là. Puis il se met à accumuler ce qu’il fume avec de l’alcool, buvant avec Straram plus que de raison. Quand il est seul, il fréquente La Pergola, à Saint Germain-des-prés, en face du Mabillon.
Plus tard, en 1959, Chtcheglov a vingt six ans ; la Tour Eiffel n’est pas affectée davantage, aucun matériau n’étant requis pour donner suite à l’énoncé du fantasme — réputé n’être jamais passé à l’acte ni même sous la forme de préparatifs — ; néanmoins Ivan Chtcheglov se retrouve en cabane à son tour... mais contrairement à Béarn ce n’est pas en prison et contrairement à Mourre il n’en sortira pas de sitôt. À l’inverse, il inaugure l’internement comme deuxième vie... plus longue que sa vie libre et pas tout à fait improductive, car il reste les fragments d’une autobiographie et une correspondance, avant qu’il n’y ait rien — quelques années avant la mort. L’histoire veut que sa jeune épouse Stella l’ait fait interner pour empêcher l’attentat et qu’ensuite les thérapies et les méfaits de l’hétérotopie hospitalière aient installé une situation durable.
Les biographes donnent une autre version. Une amie face à l’agression de Chtcheglov sur son compagnon, dans un café du côté de la rue Mouffetard, aurait appelé un psychiatre de ses relations, puis le psychiatre aurait appelé la police. Mais ce genre de situation est coutumier des jeunes lettristes révolutionnaires qui entrent dans des états paroxystiques causés par l’insomnie, l’alcool et/ou les drogues, et leur goût de ce jeu intense dans les bars ou les endroits publics entraîne souvent des dérèglements hallucinés ou violents ; tel Mension qui seul ou avec d’autres se fait sans cesse arrêter pour des rapines ou des bagarres, ou plus gravement Gaëtan Langlais qu’un soir d’ivresse pimentée de drogue où il se prend pour Jacques l’éventreur Ivan Chtchglov empêche d’aller commettre un meurtre, ou Patrick Straram fort du contenu d’une demi-bouteille d’absinthe dans l’estomac, en pleine rue s’agitant un couteau à la main, blessant et ratant de tuer un passant, puis se retrouvant emprisonné, mis au secret, et pour être préservé d’une condamnation et de la conscription militaire dans un corps disciplinaire, grâce à son père d’accord avec le commissaire de police, finalement envoyé pendant quelque temps à l’asile de Ville-Évrard où Antonin Artaud, qui vient de mourir (en 1948), fut lui-même interné pendant quatre ans de guerre. En face se trouve Maison Blanche, le nouvel asile du Centre où Chtcheglov sera placé en dernier lieu avant d’aller finir ses jours dans une maison de retraite (en quelque sorte palliative).
« En 1959, on avait convoqué deux cars bourrés de flics (autant qu’il m’en souvienne). Enfin, 24 flics pour votre camarade… Cependant, vous me connaissez aussi lorsque je suis très mal. Il n’y a pas de quoi envoyer 24 flics. D’ailleurs, il n’y a jamais de quoi ! »
Ivan Chtchegloff, extrait, Lettres de loin, IS N°9, août 1964 ; à Guy Debord.
Autre hypothèse, de Jean-Michel Mension, déjà cité à propos de l’ouvrage de Greil Marcus, truculente personnalité actioniste (qu’à propos de ses retrouvailles avec Chtcheglov deux ans après les exclusions de l’IL, Debord — qu’il avait tant fasciné par ses petits larçins, ses grafitti, et ses défis alcooliques, — qualifia aimablement, ainsi que Connord, de "déchets", et pourtant Mension vécut actif jusqu’à 2006), plus flamboyant qu’un Bukowski — on ne parle pas ici de la littérature — dans la mesure où sans assagissement il resta une personnalité collective plutôt publique que privée, à lire dans La tribu (formidable entretien avec le directeur des éditions Allia), et notamment il participa à l’action de détournement stratégique de novembre 1961 pour dénoncer le massacre des algériens à Paris... Or il ne considère en rien Chtcheglov comme fou parmi les autres de "la tribu". Mension se trouvait en Algérie au moment de l’incident fatal, mais on lui aurait rapporté les faits à son retour, à la fin de l’année ; le bris de matériel aux Cinq billards et l’arrestation de Ivan Chechglov ne feraient qu’un seul événement et non pas deux à deux jours différents, cadré par une colère d’ivrogne comme cela arrivait souvent parmi les habitués de Saint-Germain-des-prés (concernant Chtcheglov l’alcool le mettait en crise de violence contre les choses plutôt qu’à lui faire agresser physiquement des personnes — ou d’autres s’endormaient lui s’énervait mais sans se battre — du moins peut-on l’affirmer après avoir lu divers témoignages et les siens propres) ; il aurait tout cassé, puis à l’arrivée des deux cars de police prenant peur de lui-même il aurait suivi un policier en civil qui se serait fait passer pour un psychiatre et aurait été emmené directement à la Salpétrière, où sa jeune épouse aurait signé pour lui un papier d’internement "volontaire". Mension pense que Chtcheglov a été rendu définitivement malade par l’assignation du diagnostic, les traitements et l’internement prolongés, causant une incapacité physique et psychique irréparable. D’ailleurs, dit-il, Chtcheglov buvait moins que les autres lorsqu’il arriva chez Moineau.
"Les Internationales sont mortes, les forêts sont l’éternité", un souvenir lumineux demeure
Étant données les nombreuses crises d’ivrognerie de Mension au cours desquelles il fut arrêté, et sa connaissance de Chtcheglov ivre, on peut créditer son hypothèse de la destruction matérielle sous le coup d’une colère d’ivrogne aux Cinq billards, toutefois en y ajoutant non pas un délire de forcené mais la libération d’une révolte désespérée. Car sans nier, après la lecture de citations de Chtcheglov rapportées dans les deux ouvrages qui lui sont consacrés, des "Lettres de loin" accessibles dans l’Internationale situationniste, mais aussi de la nouvelle Les bouteilles se couchent de Patrick Straram, où il évoque son ami à la fois solitaire et contemplatif, buvant et fumant seul devant la fenêtre de sa chambre ouverte sur le bois de Boulogne, rue de Givry à Auteuil, que le cumul des drogues pût conférer un onirisme toxique à ses rêveries (comme les imaginatifs ou les contemplatifs qui ont expérimenté cette accumulation ont pu l’éprouver), et hors de chez lui l’état d’angoisse, la sensation de menace, ou la mélancolie, des mauvais "trips" (sous l’effet des mélanges rehaussés de consommation multi-abusive d’alcools et le partage d’"expériences dangereuses" avec Debord — sans doute autrement dépourvu d’imagination). Comme s’il put s’agir d’une exigence d’autrui plus partenariale qu’amicale — à son grand dam,— qu’il se mette en risque, en toute conscience le concernant mais sans conscience apparente de la part de Debord, qui va même jusqu’à prolonger l’atteinte dans sa correspondance adressée à l’hôpital, les lettres qu’il échangeront en 1963 restent claires sur ce point (certaines sont citées ici, plus loin dans le texte). Ainsi, avant d’être interné il a pu craindre de devenir fou, et en tous cas son exclusion de l’internationale lettriste génère en lui une ambivalence par rapport à l’énergie de vivre, une inhibition en matière de réalisation, un déni de son mode existentiel entrainant la disparition de la plupart des oeuvres... Au point qu’il serait allé consulter dès 1956.
À partir du moment où il se met à boire davantage en compagnie de Straram, après le départ de Béarn avec lequel il fumait — et probablement avant même de le connaître, — son éducation anti-conformiste à l’école alsacienne l’ayant placé dans une externité sociale parmi sa génération et ses rencontres, il se retrouve à distance de son environnement dans un effet redoublé par la drogue, trois fois jeune lettriste selon la définition de Isou...
Lettre tapuscrite à Straram, après la parution du premier opus de l’Internationale situationniste : Chtcheglov alias Raminagrobis — le personnage des contes enfantins en même temps que signalant le domaine des vampires (le pont de Nosferatu) — sait probablement (ou se doute ?) que Debord cherche un contact des deux côtés (il sait aussi que son ami a émargé au comité de rédaction de Potlatch N°2), et par conséquent cela créée une relative méfiance, d’où le pseudo qui indique un retrait douloureux exprimé avec ironie, confirmant l’intitulé du texte évoqué en post-scriptum, et le vouvoiement qui installe une distance relative de l’amitié pour exprimer une certaine déception, marquant une discrète réprobation — ou une punition (on respecte la typographie et les fautes qui n’en sont peut-être pas toutes) :
30 juin 1958 [ date manuscrite ]
Bien content d’avoir de vos nouvelles.
Ici, bien du neuf.
Une période de contraite volontaire, de chambre
(un an et demi) , d’organisation et de retour
sur soi s’achève.
Quelques résultats dans la vie courante.
Un peu plus d’argent.
Des relations que je me garde bien de voir.
Des amusements : Ernest-le -Rebelle pleure sur
ma mort et publie tous mes textes et mes raclures
de tiroir dans l’espoir de me ressusciter . Un
SILENCE DE MORT est une réponse assez digne à
la propagation de ces bêtises de jeunesse. D’ailleurs,
on me voit de moins en moins. Positivement, je suis
inexistant.
N’ECRIVEZ JAMAIS, VOUS RISQUEZ D’ETRE PUBLIE.
Quel malheur !
Ecrivez sous des pseudonymes bêtes. Pour gagner sa
vie seulement.
Il faut pourrir pour mourir. 53, 54, 55, 56, 57,
58. [ deux signes biffés par des x ] je crois qu’il est temps de prendre UN MOIS
de vacances. Espagne ?
Ne parlez jamais de Raminagrobis dans vos livres,
vous lui ferez plaisir.
Vous avez le bonsoir.
Alexander von Raminagrobis [ signature manuscrite, soulignée ]
Un post-scriptum (?) :
rassurez-moi sur les tonnes de sottises que vouspossédez. Je me méfie des veuves abusives de tout
poil et tout sexe. Et il y avait quand même
de l’autre côté du pont qui malgré tout, garde
quelque chose ddinteressant. Il faudra [4 signes biffés par des x ] s’organiser
pour détruire un jour cette masse d’idioties.Ou sont-
elles ?
À remarquer les altérations typographiques qui assortissent le contenu du post-scriptum, on peut comprendre qu’il y a une auto-flagellation celui qui s’y livre — et de toute évidence dans la durée, — en souffre... mais encore, sans épargner celui auquel on s’adresse ainsi. Il en veut à son ami — de l’avoir abandonné (?) — et le lui dit de cette façon.
Nul ne dit si ses consultations volontaires en psychiatrie n’avaient pas pour simple objet la désintoxication en vue d’épargner de ses crises son épouse. Il reste qu’à partir du moment où il fut interné, et cela déterminant le reste de sa vie, aucune personne (et surtout pas ceux qui auraient pu le dissocier en l’écartant de sa trajectoire personnelle participative, le rendant l’objet d’un jeu pervers exécutif attaquant ses affects, tel Debord commettant son exclusion en 1953 et en 1954), ni surtout les plus proches, qui auraient pu être perturbés par la singularité "insupportable" de la personnalité d’Ivan (comme son père insatisfait que son fils déscolarisé ne veuille pas devenir professeur, sa mère insatisfaite par le manque de statut de son fils trouvant en Henry de Béarn qui avait déjà une licence de lettres un fils idéal, particulièrement désemparée quand les problèmes de santé du père la laissent seule face au manque de détermination de leur fils pour gagner sa vie, et enfin la jeune épouse d’Ivan, probablement pour les mêmes raisons), n’aurait pu ne pas trouver une opportunité bienvenue dans la situation accidentelle des Cinq billards, pour se débarrasser du problème humain incarné par Chtcheglov. Et de tous ceux-ci, aucun ne se serait épargné d’évoquer ensuite le fait incontournable de sa folie grégaire puis déclarée, et même définitive (les Debord laissant tomber pour la seconde fois cette personnalité rebelle se dérobant malgré — non pas à cause de — la fatigue et les traitements, en 1965), pour se disculper du préjudice irréversible causé par leurs malentendus de convenance à son sujet, engagés devant la postérité... Que lui serait-il resté alors qu’il était devenu inapte à l’autonomie requise par la vie à l’air libre, sinon le refus et le retrait face à toutes les projections inadéquates dont il était l’objet : amour, famille, amitié, recherche ?
Il est d’ailleurs surprenant de lire qu’Amalia Stella (qui avait adopté son nom pour prénom) ait divorcé en 1994, toujours d’après les biographes de
Ivan Chtcheglov, Profil perdu, et néanmoins ayant contribué à l’ouvrage des mêmes auteurs Ivan Chtcheglov, Écrits retrouvés, qu’elle y soit remerciée au titre de Amalia Stella-Chtcheglov, en 2006... À forte personnalité de l’époux la forte personnalité de l’épouse, "sphinx" imperturbable qui n’a pas hésité à faire interner le fascinant mais désordonné mari (qui d’ailleurs retournait souvent vivre chez ses parents pour ne pas être une trop lourde charge, comme il ne travaillait pas), plutôt que d’en divorcer à l’époque... et pour autant de tirer encore une fierté publique après 2000 de l’avoir épousé dans les années 1950. De sorte qu’on se dit qu’entre sa mère qui lui aurait préféré son ami et frère symbolique Henry de Béarn, depuis le moment où celui-ci vécut chez eux, et son épouse qui signa pour lui son internement soi-disant volontaire, la tragédie de ivan Chtcheglov et sa faiblesse à l’égard des hommes — notamment à l’égard de Debord qui lui fut fatal — décidément se nouent depuis la trahison ontologique venue des femmes — aimées.Si le second attentat de la Tour Eiffel n’a pas lieu et ne sera même pas en question aux Cinq Billards au moment de la crise violente de Chtcheglov sous l’emprise de l’alcool, tout juste son évocation donnée en référence par des tiers après coup sert-elle d’argument notoire, dans le climat des attentats politiques collatéraux de la guerre d’Algérie à Paris, pour justifier l’internement obligatoire et les traitements de choc en psychiatrie.
1958
On remarque son expression de grande tristesse sur la photo où il se trouve devant une cascade (?) en 1953 (?) qui tient lieu de couverture du volume "Écrits retrouvés". On pense alors que nombre d’accès attribués à des manifestations psychotiques latentes n’étaient que la forme primitive d’une insécurité personnelle due à la solitude de sa condition de fils, à sa mise en danger délibérée pour échapper à la protection maternelle (il l’évoque dans sa lecture filmée), avec le destin séparé de ses amis en partance. Puis la trahison et le vol de sa création provoquent une situation désespérée (la révolte violente comme cri de désespoir), le poussant à se ressentir et à se déclarer malade. Quand il n’a pu d’amis pour partager sa chambre chez lui il a peur d’y retourner — après son travail en Allemagne, et a fortiori quand son père victime d’une hémorragie cérébrale devient diminué — ; il écrit avant l’hôpital qu’il craint de retourner chez lui, que cela l’angoisse, et une fois hospitalisé, qu’il ne veut pas revenir habiter chez ses parents. Enfin sous le poids des traitements, il a peur de ne plus pouvoir assumer son autonomie, peur de ne plus pouvoir exister d’une autre façon. Il s’est trop mis en risque, il s’est fait peur, il reste à se faire peur et à avoir peur de vivre. il hurle la souffrance de ne plus pouvoir assumer de vivre et devient hostile — il se fait ainsi éjecter de la clinique ouverte pour se retrouver interné pour la seconde fois, mais à Orléans, définitivement isolé.
Statut social : malade, pensionnaire.
1959
C’est le moment tendu des conséquences métropolitaines de la dernière guerre coloniale en quête d’un nouveau département français, la bataille d’Alger a commencé et en France l’OAS agit, la population prolétaire émigrée d’Afrique du nord soutenant le FLN est particulièrement exposée, des pressions meurtrières miliciennes et policières ont lieu, il y a des attentats, et la conscription nationale des jeunes métropolitains qui meurent en Algérie commence à soulever un mécontentement national et entraîne l’insubordination, rejoignant le front anti-colonialiste. Dix ans auparavant la guerre d’Indochine était lointaine et surtout sans recours au service militaire obligatoire, quoique radicalement contestée par la gauche anti-colonialiste ; alors le projet de Béarn et de Chtcheglov n’avait coûté que quelques jours de prison au protagoniste pris la main dans le sac... Le gouvernement de la libération (jusqu’à ce que le parti gaulliste du RPF soit mis la porte en 1955) fait régner sans conteste l’ "Ordonnance du 2 février 1945 sur l’enfance délinquante", instauration des juges et des tribunaux spéciaux pour la protection des enfants et adolescents perdus de la guerre, qui instruit l’éducatif plutôt que le répressif en matière de délinquance en même temps qu’une tolérance relative des comportements de la jeunesse révoltée ; alors les arrestations de jeunes gens en état d’ivresse ou pour des bagarres ou encore pour des petits larcins sont ordinaires et ne durent pas. On a vu comment les jeunes lettristes eux-mêmes pouvaient se retrouver en prison ou à l’asile sans rester internés... Ce n’est plus le cas en 1959 quand Chtcheglov n’étant pas justiciable d’incarcération du fait de n’avoir pas commis de crime ni blessé quiconque se retrouve pourtant directement conduit à Sainte-Anne par les policiers, où l’interne de service diagnostique sans réserve une schizophrénie, ce qui voue irrémédiablement le citoyen déréglé à rester définitivement contrôlé.
Du moins quand Chtcheglov pourrait ne plus être interné, une fois le climat civil de nouveau apaisé, après la guerre d’Algérie, il revivra son traumatisme avec les retrouvailles du partenaire qui l’a divisé et lui donne des conseils régressifs, tandis que désocialisé et isolé y compris de sa famille par l’internat prolongé, serait-ce dans un établissement pilote, affaibli par l’impact neurologique du à ses thérapies, sa psychothérapie devenue sans objet tourne court, d’ailleurs le psychanalyste disparaît.. Incapable de se réadapter en externat et stagnant dans la clinique ouverte, il est renvoyé à l’asile pour une nouvelle série de traitements de choc, après une nouvel éclat. À lire le dossier médical de Michel Mourre dix ans avant on imagine celui de Ivan Chtcheglov accru par le fait qu’il consultait depuis 1955 (comme beaucoup de jeunes gens et de jeunes filles de ce mouvement, parfois simplement pour se désintoxiquer ou atteints par la mélancolie). Découvrir le dossier psychiatrique de l’internement de Ivan Chtcheglov serait certainement intéressant... Dans
Malgré le blasphème Mourre explique comment face aux psychiatres relayant la police il ressentit la terreur de rester interné à vie. Toute réponse qu’il pouvait faire était interprétée comme un symptôme accablant dont le fait qu’il soit autodidacte — comme il n’avait pas le choix. — Ce n’est que sur l’intervention d’André Breton auprès des services publics, psychiatre lui-même (en outre d’être la personnalité que l’on sait), que finalement l’équipe médicale est changée et de nouveaux psychiatres informés du surréalisme et compréhensifs de l’ambiance de Saint Germain-des-prés et des Beaux-Arts modifient contradictoirement le dossier afin de libérer le faux dominicain.Pour se faire une idée de l’impact de la guerre d’Algérie (1954-1962) en France : une population de deux millions cinq cent mille jeunes métropolitains conscrits sera levée dans le cadre du service militaire obligatoire, parmi lesquels un grand nombre de mineurs — pas encore en âge de voter — pour le contingent envoyé dans le "département français d’Algérie" au long de la guerre ; vingt cinq mille seront tués — dont treize mille engagés parmi lesquels des harkis et militaires d’active (gendarmes par exemple) — rythmant tragiquement la vie des familles notamment en province et à la campagne, et soixante dix mille blessés, sans compter un nombre aussi élevé de victimes civiles dans les deux communautés, principalement parmi la population arabe algérienne. La guerre d’Indochine (1946-1954) a été également meurtrière mais moins ressentie dans la vie quotidienne métropolitaine, l’armée n’étant pas celle du service militaire obligatoire mais d’un corps expéditionnaire exclusivement d’engagés et de volontaires, principalement recrutés dans les colonies françaises (qui payent un lourd tribut), dit "corps de l’union française", encadré par l’armée d’active.
Les mentalités ont radicalement changé, le diagnostic normatif installe une vision durable de la pathologie et de ses remèdes contre l’existence individuelle asociale. Quand la répression se renforce à Paris. De Gaulle revenu au pouvoir le putsch des généraux et les massacres de Paris se préparent ; d’autres actions insurrectionnelles lettristes dans la cité se distingueront au cours de l’année 1961... Pour l’heure, dès 1959, la critique et ses dérèglements sont prescrits. Restent sans nuance ni rémission la criminalité ou la maladie.
Le bâtard pour mémoire des jeunes lettristes et l’exclusion comme excommunication
Les existentialistes de Saint Germain des prés croisent ou redoublent le Cercle des ratés qui se regroupe spontanément à l’acte d’une dissidence radicale manifeste par le mode de vie, la désaliénation par rapport aux formalisme familial de l’amour pour se reproduire par l’amour libre sans procréation (sortie du gouvernement qui avait adopté la devise "amour, famille, patrie"), la désaliénation par rapport au travail (soit l’enjeu de pouvoir s’accommoder d’une certaine pauvreté et le cas échéant grâce à quelques rapines), l’alcool, les drogues, l’insomnie, où les activistes n’entendent pas leur appartenance identitaire depuis leur filiation familiale ou religieuse, mais bien au contraire comme un lien dont ils doivent s’affranchir pour se réaliser en harmonie sauvage parmi la diversité de la tribu auto-cooptée. Ils ne reconnaissent pas de maître à penser mais des références par rapport auxquelles ils doivent aussi s’émanciper ; ils partagent des expériences où ils apprennent à se connaître selon le plaisir et la passion qu’ils se procurent ou ne se procurent pas réciproquement. Intellectuels, artistes, poètes, musiciens, émergents de toutes les classes et des petits métiers, éprouvent la jouissance de leur liberté et le développement de leur intelligence à se rassembler au-delà de leurs différences, certaines d’une culture fondamentale, d’autres d’une culture de tendance, d’autres de culture populaire, y compris de politique opposée, et les autres forgeant leur connaissance de ce qu’ils y éprouvent, quand ils se rassemblent où la société devrait normalement les séparer (où elle avait séparé plus que jamais les gens pendant la guerre).
Il faut comprendre que les exclusions atteignent les membres très jeunes, voir encore adolescents pour certains et en tous cas mineurs, d’une "tribu" hybride, d’existences individuelles qui n’ont pas abdiqué sur leurs responsabilités respectives, engagées par des choix particulièrement difficiles à assumer contre la famille et la société dans un pays ruiné par l’occupation ; la plupart de ces membres sont en cavale pour réaliser les rencontres de leur choix contre la société de la guerre, qui a construit à la fois la collaboration et la séparation avec la communauté juive ; ils veulent se débarrasser des traumatismes en choisissant de faire exploser les protections qui les empêcheraient de rejoindre leurs multiples divers, et se trouvent dans un état de risque accentué par leur précarité, tant matérielle que psychologique, tant physiquement que psychiquement.
Exclure là, c’est interrompre le processus cognitif d’existences qui se sont dépourvues de solutions alternatives ; a fortiori quand les vies se séparent ordinairement selon les contingences de chacun, l’un voulant réaliser le nouveau nomadisme, l’autre fuyant la conscription nationale, ou d’autres raisons — parfois la prison ou les maisons de redressement, ou encore la tuberculose, ou le suicide (car beaucoup se suicident qui n’ont pas la vitalité pour résister à l’explosion de leurs limites) — elles laissent des solitudes, auxquelles ajouter l’exclusion est non seulement recréer des orphelins mais encore porter un coup meurtrier contre la structure personnelle, elle-même.
Quant à l’exécution de l’"oubli", c’est la néantisation dans
L’être et le néant, l’existentialisme de Sartre qui se donne pour règle de forte existence — libre — l’être-pour soi tranchant dans le substrat de l’être-en soi, mais encore le ressentiment monstrueux de l’exclu comme la dissolution de Antoine Roquentin dans La nausée, sur les traces desquels Michèle Bernstein avec Patrick Straram vont jusqu’au Havre, en 1952... Sartre impressionne alors les idées et les comportements de la jeunesse de Saint Germain-des-prés au moins autant que le lettrisme, mais encore parce qu’il exprime sa philosophie au delà de ses essais dans ses romans et son théâtre.L’existentialisme comme mode de vie après la guerre c’est encore se reprendre contre l’erreur de l’idéologie et contre l’aliénation politique qui a immergé les affects de l’adolescence dans cette génération ; c’est vivre en se débarrassant des affects ; c’est dépasser la fatalité en trouvant parmi les autres le lieu du bâtard qu’on a en soi, non pas contradictoirement de sa filiation, mais paradoxalement (un bâtard pouvant se constituer par le simple fait d’être déplacé dans un autre environnement que son milieu d’origine), cela va donc des orphelins de la guerre aux déplacés qui reviennent, aux insoumis à leurs familles et à la société. Il s’agit d’une liberté transfuge, vitale (mettrait-elle en danger), mais salvatrice et comme toujours dans ce cas paradoxalement auto-destructrice.
Auto-cooptée la tribu suppose une liberté des allées et venues, mais dans le cadre de laquelle la projection d’un projet comme dans un parti articule un jeu pervers attribuant à chacun une place qui n’est pas réellement la sienne (celle pour laquelle chaque membre a rallié cette tribu hybride)... C’est ce que Debord, provincial arriviste monté à Paris pour être remarqué, après le festival de Cannes en 1951, va faire.
La charge affective est énorme tout en prétendant ne pas exister, et c’est cela que Debord conçoit comme une faiblesse à laquelle il ne veut s’attacher ni même à l’égard des autres, parce que les affects obligent une négociation avec la cause juste, qu’il ne veut pas faire. Cette rigidité dogmatique est l’apanage des avant-gardes révolutionnaires, on l’a vu en Russie se réaliser successivement jusqu’à l’avènement de Staline... Il n’est donc pas le seul, Berna contre les fondateurs lettristes, Wolman contre les actionistes du détournement et de la dérive urbains, et ensuite Debord toujours présent en premier lieu à chaque étape des exclusions (mais sans doute aussi Michèle Bernstein, à partir de Potlatch et jusqu’à son propre départ), qui déterminera jusqu’à la rupture avec les artistes de l’Internationale situationniste... Car les arts dans la théorie deviennent contingence. Le parti. La plupart des exclusions sont ressenties comme de véritables excommunications (après son exclusion Mension affichera sur ses vêtements la formule "L’internationale lettriste ne passera pas" — détournement de "Le fascisme ne passera pas"—) ; Chtcheglov sera isolé en même temps qu’excommunié de sa propre création : la composition organique de sa poésie vivante parmi les autres, en prise avec plusieurs champs à la fois, requérant tous les sens du voyant dont l’acuité est accrue par le haschich et l’alcool. Son exclusion après le paroxysme de la dérive fait exploser son miroir narcissique qui tenait ensemble les morceaux d’une structure psychique fissurée, par trop d’expériences oniriques et les excès qui les installaient. Trop de temps passé sans retomber : c’est perdre pied.
De l’avenir improbable des membres dans le mouvement à escaliers animé par Debord et de ceux qu’il parvient à rassembler pour mieux disloquer leurs liens, en faisant le vide autour de lui, Michèle Bernstein n’est sûrement pas une égérie mineure du dogme comme elle a le sens politique, en plus d’avoir une culture classique et des origines bourgeoises dont la juste éducation et la sécurité matérielle, le fait de savoir travailler parmi un groupe qui refuse le travail, la protègent.
« Ce sont des gens qu’on appelle "lettristes", comme on disait "jacobins", ou "cordeliers"...Michèle-Ivich Bernstein », TOUT S’EXPLIQUE, Potlatch, N°2
Un parti politique révolutionnaire radical, en quelque sorte.
Poltatch N°2, 29 juin 1954Bulletin d’information de l’Internationale lettriste
[ revue 29 opus de juin 1954 (deux numéros le même mois) à novembre 1957, avec un opus de clôture en 1959 — après la création de l’Internationale situationniste — ; succède au bulletin de l’Internationale lettriste sur papier journal — quatre opus de décembre 1952 à juin 1954, plus un numéro de clôture en 1956 après la création de Potlatch, — lequel succède lui-même à la parution d’un numéro unique de Ion en avril 1952, opus spécial exclusivement consacré au ciinéma qui constitue la première participation de Debord à une publication lettriste où il prend une large place. ]
À LA PORTE
L’Internationale lettriste poursuit, depuis novembre 1952,
l’élimination de la « Vieille Garde » :
............ quelques exclus : .................................................. quelques motifs :
– Isidore Goldstein, alias Jean-Isidore Isou ... Individu normalement rétrograde, ambitions limitées.
– Moïse Bismuth, alias Maurice Lemaître ... Infantilisme prolongé, sénilité précoce, bon apôtre.
– Pomerans, alias Gabriel Pomerand ................ Falsificateur, zéro.
– Serge Berna .................................................... Manque de rigueur intellectuelle.
– Mension ......................................................... Simplement décoratif.
– Jean-Louis Brau ............................................. Déviation militariste.
– Langlais .......................................................... Sottise.
– Ivan Chtchegloff, alias Gilles Ivain ............... Mythomanie, délire d’interprétation
— manque de conscience révolutionnaire.
Il est inutile de revenir sur les morts, le blount s’en chargera.
Sont ici délibérément confondus la division lettriste qui a donné lieu à la création de l’Internationale lettriste et les exclusions qui en clôturant le bulletin éponyme causent la création du bulletin Potlatch. L’Internationale lettriste n’étant pas le mouvement lettriste dans son ensemble mais une division et celui-ci étant fondé par la première brochure sans suite "La dictature LETTRISTE" mais encore d’autres revues depuis 1946, sans compter des tracts ou des affichages sur papier journal selon des événements, et la revue UR fondée par Maurice Lemaître en 1950 — qui durera jusqu’à 1967 — (entre autres) qui désigne bien aussi une certitude de l’importance de la ville donnent bien à comprendre que le lettrisme sans particules n’a pas cessé d’exister et que les fondateurs ne sauraient donc être exclus du mouvement dont les nouveaux prétendants sont séparés.
Par conséquent l’humour et la cruauté construisent plutôt une désinformation médiatique à l’adresse d’autres avant-gardes, s’adressent plutôt àceux qui se retrouveront solitaires, redoublés de manipulation médiatique. D’autre part il est étrange de voir la répétition de l’histoire au N°2 de la revue Potlatch (sinon dans l’objectif de mystifier sur le nombre du mouvement plutôt clairsemé lors de la parution du N°1 en 1954 ?) Alors que le premier bulletin de l’Internationale lettriste en 1952 a déjà célébré la division avec Isou et ses amis Pomerand et Lemaître (qui n’apparaissent pas davantage dans l’IL), en publiant les actes de l’affaire Chaplin et ses conclusions... Wolman signant joyeusement l’exécution de la mystification protocolaire n’y trouvera qu’une rémission n’outrepassant pas L’Internationale lettriste, puisque l’exclusion le frappera à son tour au moment de la création de l’Internationale situationniste, bien qu’il ait contribué à la définir avec Debord. N°2 où d’ailleurs est installé Straram l’ami personnel de Chtcheglov sous la forme d’un extrait — forcément arbitraire — de lettre, désinformée du résumé des exclusions au moment où il vient d’arriver à Vancouver. Il est surprenant de constater comme Wolman est la part maudite de la création de l’Internationale situationniste qu’il a contribué à définir, comme Ivan Chtcheglov l’est de la revue Potlatch alors qu’elle lui emprunte ses recherches préalables sur la psychogéographie et l’unité d’ambiance (la psychogéographie recomposant la géographie du Continent Contrescarpe).
Il est étrange que les lettres hospitalières de Chtcheglov datant de 1963, où il critique la dérive et informe particulièrement le principe d’exclure, ne soient publiées qu’en 1964, alors que Debord va l’abandonner de nouveau (sans doute préoccupé par le développement de sa relation avec Alice Becker-Ho qu’il évoque sous le terme de "jeune-fille" dans une de ses lettres à Chtcheglov, malade), quand aucun des artistes de l’IS ne sont plus sur le navire depuis 1962, Rumney (un des clients du café chez Moineau), dès la publication du N°1 en 1958, qui a amené Constant et Jorn (tous les deux membres de Cobra), et Jorn partant en 1961, qui a a mené Wyckaert, les premiers du noyau dur de l’IS. Il est significatif que ce soit juste après leur départ, laissant sans doute Debord passagèrement dépressif qu’il ait multiplié les recherches pour parvenir à localiser Chtcheglov grâce à son entourage amical, Chtcheglov se décidant enfin à lui écrire pour signaler où il se trouve, au début de 1963... Ce n’est pas Chtcheglov qui a recherché Debord contrairement à ce que pourraient laisser croire le contenu et les dates des lettres, mais l’inverse... De la même façon qu’il avait tenté de le joindre mais en vain par Patrick Straram, en 1958, dans une quête nostalgique et narcissique après s’être séparé de Wolman l’année précédente (pour ne pas l’inclure dans l’Internationale Situationniste), alors qu’il l’avait mis à la place de Chtcheglov dans la poursuite de l’exploration parisienne pour élaborer le concept de la prochaine revue en formation... À ce moment, Chtcheglov se trouvant dans une révolte redoublée contre Debord, à cause de la publication non concertée du Formulaire dans le N°1 de l’IS, ne s’était pas signalé. La seconde fois sa colère est oubliée aux pertes et profits de la thérapie (qui l’affaiblit sinon il resterait sur ses gardes comme autrefois, pressentant que le mode de fonctionnement de Debord le mettait psychiquement et physiologiquement en danger).
Pour éprouver davantage la cascade des exclusions et autres séparations ne serait-ce qu’au cours de l’Internationale Situationniste, on peut lire la liste des membres situés et les dates de leurs départs (voir les liens en post-scriptum de l’article).
Comment Debord écrit ceci et cela
L’omission et l’amalgame dominent la réflexion de Debord, quand à la fin des années 80 il déclare, parlant des exploits des jeunes lettristes :
« (...) achever l’art, aller dire en pleine cathédrale que Dieu était mort, entreprendre de faire sauter la tour Eiffel, tels furent les petits scandales auxquels se livrèrent sporadiquement ceux dont la manière de vivre fut en permanence un si grand scandale. »
In girum imus nocte et consumimur igni, d’après le film éponyme du même auteur, éditions Gérard Lebovici, 1990 ; Gallimard, 1999.
Comment Debord qui en 1950 se trouvait en dehors du mouvement lettriste et en dehors du cercle des ratés peut-il accumuler vers 1989 l’exploit de Notre-Dame et le non exploit de la Tour Eiffel — mais qui ouvre la tragédie de celui qu’il a connu, encore vivant à cette date où Debord l’a définitivement abandonné le trouvant décidément trop fou (Chtcheglov meurt à soixante cinq ans, en 1998, quatre ans après Debord) ? Ainsi, le lettriste Gilles Ivain hospitalisé serait relégué à sa disparition définitive en même temps qu’assigné au double échec de l’attentat de la Tour Eiffel (ce n’est pas lui la première fois et la seconde fois c’est un délire) ?
Mais davantage... D’abord / Debord omet le "petit scandale" du dernier événement de la trilogie rituelle fondatrice du lettrisme (en outre de la présentation à l’Hôtel des sociétés savantes et de la brochure La dictature lettriste), en 1947, celui du Théâtre du Vieux-Colombier où Isou et ses amis interrompant une représentation de la pièce dadaïste de Tristan Tzara, La Fuite, donnent le premier récital lettriste.
En 1947 lors d’une représentation de La Fuite de Tristan Tzara. La soirée commence par une conférence de Michel Leiris sur le dadaïsme. Immédiatement, il est interrompu par un des lettristes : "Monsieur Leiris, nous connaissons le dadaïsme… Parlez-nous d’un mouvement plus neuf, du lettrisme par exemple". D’autres crient "Vive le lettrisme ! ". Isou intervient : il explique qu’après une poésie qui a joué avec les mots détachés des phrases, à savoir après le dadaïsme, il propose une poésie qui détruirait les mots, pour en retirer les lettres, dont elles constituent des oeuvres originales, système baptisé le lettrisme. Cette intervention fait un tabac. "Les lettristes ont fait fuir Tristan Tzara" titre Combat.
Boomer Café, le site des Sixties, Isidore Isou, le lettrisme et ce qui s’en suit.
Admettons que le scandale du théâtre du vieux colombier ne participe pas des scandales poétiques signés par "les jeunes lettristes", qui se signalent à partir de 1949 et plus particulièrement avec le cercle des ratés qui se rallie en 1950 ; leur impact est plus largement critique de la société que des traditions artistiques, ce qui constitue leur principale nuance avec les aînés, — particulièrement visés dans la citation de leurs exploits. Admettons encore que Debord doive respecter son engagement d’oubli depuis le pacte inaugural de l’Internationale lettriste, en ne citant pas Isou (depuis 1952)... On remarque pourtant l’omission d’autres "petits scandales" lettristes parmi les plus fameux de leur actionisme, dont les premières dérives dans le cadre de l’Internationale lettriste.
Debord des décennies plus tard ne serait-il pas si fier d’avoir fait partie du commando parisien des jeunes lettristes interrompant la conférence de Charlie Chaplin sur Limelight, en octobre 1952, au Ritz, en distribuant le tract d’insultes à l’origine de leur dissidence suite à la réaction des lettristes fondateurs ? "Vous êtes, Chaplin, l’escroc aux sentiments, le maître chanteur de la souffrance (…) Allez vous coucher, fasciste larvé (…), mourez vite, nous vous ferons des obsèques de première classe. Les feux de la rampe ont fait fondre le fard du soi-disant mime génial et l’on ne voit plus qu’un vieillard sinistre et intéressé. Go home, Mister Chaplin." (Stuart Home, The assault on culture, chap.3, The lettriste international (1952-57), pp. 17-21)... Berna, Wolman, Brau et Debord — c’est que sauf Debord les autres furent exclus de la dissidence, donc par le survivant, reflet peu flatteur de soi-même écarté des souvenirs évoqués dans l’autobiographie.
Au bout du compte il y aura beaucoup d’oubliés, ou soudain trop cités après la séparation, ce qui loin de donner à ce geste toute sa grandeur éthique dessert sa gloire posthume en entr’ouvrant la porte d’une imposture. L’imposture ne devrait pas poser de problème pour mémoire de l’ancien avant-gardiste lettriste que pensa être Debord au commencement, irrespect, arrogance, insolence, ruse, plagia, détournement, étant de mise si ce n’était qu’il se prit gravement au sérieux et ne nourrît aucune dérision de lui-même ensuite, du moins une fois les derniers lettristes partis qui eurent tout de même assez d’humour pour lui en conférer un peu. Car l’emphase classique ou épique des grands textes de Debord n’est pas l’emphase absurde de père Ubu joué par Jarry, peu s’en faut — tautologie de Guy.
Le scandale du cinéma lettriste
Il y a donc le scandale du cinéma avec deux événements filmiques parmi l’ensemble des films lettristes auxquels participèrent "les jeunes lettristes" dont Serge Berna lui-même auteur d’un film Du léger rire qu’il y a autour de la mort (qui cette fois n’est pas l’objet du scandale).
Le film de Gil J. Wolman L’anticoncept [ pour voir la vidéo suivre le lien ], est radicalement interdit en 1951 (la première projection n’aura lieu qu’en 1952). Mais le film de Isou (toujours lui), Traité de bave et d’éternité, [ pour voir la vidéo suivre le lien ] est présenté dans le cadre du festival de Cannes en 1951, où il fait scandale, la même année que l’interdiction de l’Anticoncept.
Génie de l’émigration roumaine entouré de son "gang" lettriste (selon une citation de Poucette dans la revue au numéro unique : Ion), Isou crée un choc avec le public professionnel ; ce film instruira autant le cinéma de la nouvelle vague de Godard, à partir de 1960, que le cinéma underground américain et le minimalisme critique de Fluxus, à partir de 1961, à travers des personnalités comme Jonas Mekas et son ami Jurgis Maciunas, le novateur (de Fluxus), tous les deux émigrés de Lituanie après la guerre.
Cette manifestation détermine l’accès "tardif" de Debord au mouvement lettriste (il a économisé de faire partie du cercle des ratés n’arrivant qu’après leurs exploits) et bien davantage, le genre de performance où il exercera principalement, dès l’année suivante, avec son propre film Hurlements en faveur de Sade [ pour voir la vidéo suivre le lien ]... En effet, ce n’est qu’à propos de la projection scandaleuse du film de Isou à Cannes, qui se démarque y compris du cinéma surréaliste, monté avec Maurice Lemaître et produit par Marc’O, que Debord assume pour la première fois publiquement le lettrisme en prenant la parole pour répondre vertement aux journalistes, afin de défendre le film, puis dans l’opus unique de la revue Ion entièrement dédié au cinéma lettriste contre le cinéma, signant avec Isou, Berna, Wolman, Lemaître, Brau, Marc’O. Il en restera inspiré mais la destruction lettriste finira par connaître sa fin cinématographique à travers le cinéma de Debord, à régresser de se vouloir édifiant plutôt qu’autre.
Le scandale des signes
Il y a encore les grafitti urbains, dans lesquels on prête pourtant à Debord d’exceller : dans Panégyrique il revendique le grafitto insurrectionnel — mais qui n’est en rien métagraphique ni détournement sinon qu’il assigne une académie — "Ne travaillez jamais", sur un soubassement du mur de l’Institut au bout de la rue Guénégaud au carrefour de la rue de Seine, à Paris, en 1953 ; en fait, Jean-Michel Mension, actioniste membre de la première Internationale lettriste expert en grafitti dont il est le porte-enseigne, arborant des formules dessinées engagées sur ses vêtements, aurait "aidé" au point d’avoir réalisé ce programme (La tribu) et non Debord, ce qui est vraisemblable à comparer le graphisme des majuscules dans les deux grafitti à sept ans de distance... Le second est non loin de là, quelques années plus tard, alors que l’Internationale situationniste existe depuis 1958, grafitto à l’impact politique élevé quand la guerre d’Algérie n’est pas encore terminée, il demeure internationalement connu. Il est problématique que Debord l’oublie parce que le risque pris dans cette action lui donne une importance symbolique collective et il en connaît les protagonistes, qui de plus réfèrent par deux fois au partage avec lui.
L’action non signée de 1961 est revendiquée longtemps après la guerre d’Algérie par Jean-Michel Mension — l’exclu de l’Internationale lettriste en 1953 pour motif "simplement décoratif", qui ensuite écrira sur son pantalon "L’internationale lettriste ne passera pas" dont la source est "Le fascisme ne passera pas", — au nom du Comité anti-fasciste du quartier Seine-Buci, dispersé depuis. Le comité comprenait l’éditeur François Maspero et tenait son quartier général boulevard Saint Germain, au café Old Navy, autour d’Arthur Adamov (signataire du manifeste des 121), un des grands auteurs dramatiques du Théâtre de l’absurde, qui aurait trouvé la formule du texte. Mais la tradition du détournement à la façon de feu l’Internationale lettriste perpétré par Mension éclaire particulièrement ce mot d’ordre.
Quel détournement publicitaire "influentiel" pour une manifestation des mots ? Sinon l’affichage accueillant des maisons d’hôtes et des bistrots, "Ici on sert à boire et à manger", devenant l’appel sinistre étendu sur toute la hauteur de la rambarde du quai, au long d’une dizaine de mètres, criant à l’adresse des visiteurs : "Ici on noie les algériens". La réalisation a lieu dans la nuit du samedi au dimanche 5 novembre 1961, pour mémoire (moins de quinze jours après) du massacre des algériens les 17 et 18 octobre durant leur manifestation pacifique contre le couvre-feu imposé à leur communauté, dont un grand nombre de personnes jetées dans la Seine à plusieurs endroits de Paris et entre vingt et cinquante assassinés dans la cour même de la préfecture, par la police de Maurice Papon et leurs milices, aux ordres de Michel Debré. Plus de deux deux cent morts et deux mille cinq cent blessés. Le reportage d’Elie Kagan en pleine foule procure un témoignage accablant qui ne sera pas publié avant des années. Le film du professeur Jacques Panigel, Octobre à Paris, réalisé peu après pour reconstituer l’histoire de la manifestation, sans cacher l’implication des harkis avec les forces de répression et intégrant les photos de Kagan, sera interdit pendant quinze ans et n’a jamais pu avoir de projection publique depuis.
De plus ce grafitto est multiple et installe une stratégie géographique qu’on pourrait dire situationniste (ce mouvement étant alors en plein développement), de part et d’autre de la Seine ; plusieurs tracés identiques construisent un territoire repérable entre l’espace devant les locaux de la police, quai des orfèvres, le quai sur berge de la rive gauche sous la passerelle des arts, visible depuis ce pont, et le quai de Conti devant l’Institut — probablement trois grafitti et peut-être quatre, un autre sur le quai Malaquais vers le pont du Carrousel, dont certainement deux à la peinture blanche d’après les protagonistes témoignant plus tard. Mais une seule photo est prise, celle du graphe à la peinture noire qui longtemps posera une énigme à cause de sa publication tardive (pour éviter la censure au moment même et ensuite pour assumer le silence négocié aux accords d’Évian), en 1985, et à cause de l’anonymat durable des protagonistes... Claude Angeli, l’actuel rédacteur en chef du Canard enchaîné, est au moment de l’action rédacteur à l’Avant-Garde, journal du mouvement des jeunesses communistes ; répérant le graphe, le matin, il serait allé chercher Jean Texier, le photo-graphe :
Jean-Michel Mension a agi en commando avec deux camarades, le sculpteur et marionnettiste Jean-Marie Binoche (le père de l’actrice Juliette Binoche) et Benoist Rey, qui a bien connu Michèle Bernstein et Guy-Ernest Debord en 1957, (à propos desquels il laisse entendre que la détermination politique en 1957 vient de la jeune femme) ; parti comme infirmier militaire en Algérie Benoist Rey de retour à Paris un an avant la nuit du massacre a tiré de ses notes un livre de témoignage accablant, Les égorgeurs, (sur les égorgements pratiqués par l’armée française en Algérie), qui vient d’être publié aux éditions de minuit mais aussitôt censuré...
Le scandale de la dérive
Il y a enfin le scandale de la dérive. Notamment le scandale du Continent Contrescarpe. Entre les deux ans avant la nuit des ratonnades et les dix ans auparavant ; peu après le premier attentat raté de la Tour Eiffel, l’invention de la dérive est le voyage de proximité particulier qui connaîtra son nom attribué par les lettristes de l’IL en 1953 ; ou plus exactement la diffusion des dérives particulièrement dans et depuis le quartier latin, déambulation active d’ivrognes (selon Marcus, mais le témoignage d’Orwell, qui vit dans ce quartier populaire en 1928, sur le tiers de la population masculine en état d’ivresse dans les rues chaque dimanche, ne ferait pas des dériveurs alcooliques de l’après-guerre une exception pour mémoire de la tradition), "cherchant à penser la même chose en même temps", qui feront surgir sous leurs pas et dans leurs verres des géographies affectives, psychiques, ou stratégiques (selon chaque personnalité en cause) en temps réel de leur pratique urbaine. Les comportements scandaleux consistent dans l’enchaînement jour et nuit de ces expériences, et par le pire des scandales : l’isolement amical suivi en 1959 de l’arrestation et de l’internement durable (jusqu’à la mort) de Ivan Chtcheglov aka Gilles Ivain, au café des Cinq billards dans le "Continent Contrescarpe"... Cinq ans après son exclusion du mouvement qu’il a inventé de sa vie et ayant trouvé le nom du nouveau continent, — psychogéographie comme géographie lettriste conceptuelle, mélancolique carte du tendre et cathédrales intérieures, — lui qui avait inauguré les fausses promenades sur lesquelles Debord suggèrera une activité productive en système, la construction des situations révolutionnaires, — et ce qui va bien sûr lamentablement échouer.
On en revient à Chtcheglov alias Ivain — et à la Tour Eiffel toujours debout (un défi).
En réalité la dérive manifeste une expérience irreprésentable, étant un événement vivant en mouvement et la métamorphose abstraite de la psychogéographie qui n’en est que le signe, trompant l’immobilité de la ville, de ses architectures, de ses équipements et de ses cartes assignant le territoire. Les dérives forcenées entreprises presque chaque jour au long d’un mois (voir Lettres de loin de Chtcheglov) donnent lieu à des subversions mémorables de l’espace-temps public, émergent en grands risques pour les actionistes, quand Debord commence à s’y intéresser. C’est Ivain qui s’y adonne sans permanence, de temps en temps, depuis presque deux ans, avec des amis proches tels Patrick Straram et Gaëtan Langlais, après le départ de Henri de Béarn pour l’Amérique du sud en 1951.
L’épreuve de la réification
Avec Béarn, Ivain a commencé ce genre d’exploration à la fois psychologique, trans-historique, poétique, et géographique, notamment à Carcassonne sur les traces des cathares, et dans quelques pays frontaliers. Ivain ne connaît les Debord qu’en 1953, par le détour du bar chez Moineau qu’il ne fréquente pas auparavant, où Patrick Straram, (son autre frère symbolique, après le départ de Béarn), pour pallier à son absence annoncée pour quelques mois l’envoie les rencontrer. Straram ne doute pas de l’accueil opportun de son ami car il connaît bien Michèle Bernstein, avec laquelle il a partagé en 1952 une randonnée au Havre, sur les traces du roman philosophique de Sartre, La nausée, avant qu’elle ne devienne la compagne de Guy Debord (qu’elle épousera en août 1954). Dans son premier roman Tous les chevaux du roi (celui dont le détournement consiste en pastiche du style de Françoise Sagan, alors auteur à succès), elle évoque explicitement la rencontre avec Gilles Ivain :
« De quoi t’occupes-tu au juste ? Je ne sais pas bien.
— De la réification, répondit Gilles.
— C’est une grave étude, ajoutai-je.
— Oui, dit-il.
— Je vois, observa Carole admirative. C’est un travail très sérieux, avec de gros livres et beaucoup de papiers sur une grande table.
— Non, dit Gilles, je me promène. Principalement, je me promène. »
Tous les chevaux du roi, Michèle Bernstein ; éd. Buchet-Chastel, Paris 1960 ; éd. Allia, Paris, 2004
L’espace urbain réifie le temps vécu de ceux qui s’y déploient en l’assignant par le territoire et l’environnement où ils agissent ; la ville installerait la forme concrète de la division sociale des classes comme la séparation des êtres ; voilà ce qu’il ressent et cherche à comprendre en se livrant à la promenade comme s’agissant d’une expérience supra-réelle et supra-sensorielle.
Qu’est-ce que la réification ? De "res" en latin, la chose. C’est le fait constituer une extériorité, d’une pensée — d’un concept — ou d’une personne, pour les convertir en choses (en objet), et réciproquement ; cela installe une séparation entre l’existence et sa représentation, ou entre la société et les rapports sociaux, comme entre les classes, séparation qui repose sur une fausse communication notamment préjudiciable comme il s’agit des êtres, de leurs actes, de leurs pensées ; celle-ci consiste en information autonome (indépendante d’un critère de vérité si ce n’est que toute fiction soit vraie si elle devient une réalité), en langage de signes, à vocation de devenir une connaissance — un corpus en partage sans conteste. Ainsi peut se structurer l’aliénation collective de la conscience par l’idéologie, par un suite de réifications de l’existence et de son temps passant par le concret de la ville et / la vie quotidienne, dans la mesure où ils sont le miroir des rapports de production. La théorie de la réification chez Marx est le fétichisme de la marchandise, il est expliqué dans le premier tome du capital (première partie, chapitre I point 4) : il ne s’agit pas de la marchandise comme fétiche mais du rapport entre le dispositif économique et le dispositif social dans les échanges marchands ; les rapports sociaux sont cryptés par les rapports de production égaux aux rapports d’échange attribués par / à la marchandise.
Le concept du fétichisme de la marchandise inverse la dialectique du maître et de l’esclave (par laquelle l’esclave est réifié dans sa condition sur une fausse information du sacrifice du maître : le maître informant l’esclave qu’il le laisse en vie se présente comme sacrifiant son pouvoir de donner la mort, ce qui fonde le sacrifice concret de l’esclave comme être humain — il est réifié, — en quoi consiste la servilité positive de sa vie comme objet du maître, plutôt que la mort). Le secret c’est le secret de la fausse information (le sacrifice virtuel du maître fondant le sacrifice réel de l’humanité de l’esclave) transformée en connaissance.
D’autre part dans Les Règles de la Méthode sociologique Durkeim dans les années 1920 fonde la sociologie en définissant les "faits sociaux comme des choses" extérieures à la conscience individuelle ; il réifie délibérément les faits sociaux pour constituer un corpus objectif, afin de servir de consensus d’étude et de partage des informations ; ces informations sont converties par leur objet scientifique en connaissance. Les faits sociaux ne sont pas la société mais ils permettent de l’étudier.
Lukacs dans une édition originale en allemand publiée en 1923, (traduit aux éditions de Minuit en 1960 sous le titre : Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste), reprend la théorie marxiste du fétichisme de la marchandise pour l’appliquer à l’ensemble du dispositif social constitué en conscience collective, par la conscience bourgeoise, diffuse et extensive, dont l’entropie tend à tout englober (y compris contradictoirement de son principe, en supprimant les barrières de classe), de sorte que c’est l’idéologie dominante qui confère le fétichisme de la marchandise à toute existence, échange, et production, dans les états capitalistes. Mais Lukacs l’intègre avec la méthode de Durkeim permettant d’expliquer comment tant que la division du prolétariat avec le capitalisme qui l’exploite règne encore, par sa conscience de classe, il reste celui qui peut se constituer en objet extérieur de l’idéologie dominante — tant qu’il y a séparation. Seule issue de la désaliénation ; le prolétariat se voit donc toujours confirmé en classe révolutionnaire.
En 1947, dans Critique de la vie quotidienne, Henri Lefebvre applique la réification marxiste à l’aliénation de la vie quotidienne et suggère la praxis urbaine des arts vivants pour créer des événements capables de révéler et/ ou de dévoyer l’aliénation sociale de la ville. Où l’on peut faire une critique à l’adresse de la conception de l’art engagé chez Lefebvre, si libertaire soit sa conception de l’art et de l’installation vivants dans la ville, c’est qu’il réifie l’art dans la subordination à un projet qui n’est pas son acte propre, le projet révolutionnaire auquel l’art serait soumis. C’est la trace du réalisme socialiste de l’avant guerre qui subsiste ; critique de la réification exactement attribuable de la même façon au projet de construction des situations révolutionnaires chez Debord, dans la mesure où il procède à la réification de la dérive dans cette perspective. Elle devient l’instrument assigné par lesdites situations. De plus assigner une situation par le fait de lui attribuer la révolution c’est ne pas agir la révolution mais s’en séparer (ce que Vaneigem analyse parfaitement dans Le traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations aux chapitres "le sacrifice", et "la séparation").
Toute la question révolutionnaire de la réification est de savoir où la séparation va situer une personne, un acte, une situation, une classe, un groupe, à l’extérieur de la réification des rapports de production. Mais la réification règne de fait, ce n’est pas le système de l’ensemble des rapports d’équivalence — là est le système — c’est l’entropie de ce système.
Ce n’est pas la réification qui jouit d’un statut d’extériorité bien au contraire et c’est le problème de toute la théorie de Debord de chercher à attribuer l’extériorité, un statut forcé en quelque sorte pour trouver l’issue révolutionnaire, alors que l’extériorité n’est pas un principe dialectique pour autant qu’il soit hétéronome, et va à la conquête de son autonomie par son accroissement. A quoi il faut ajouter qu’ignorant l’individuation qui arrive avec la réalisation de la société de la marchandise et / ou du spectacle, il ne prévoit ni n’imagine pas de réversibilité possible des chemins de la réification, ce que Baudrillard tout au contraire a imaginé, dès la déclaration dans les Stratégies fatales "tout le destin du sujet passe dans l’objet" — l’objet ayant son propre dynamisme aléatoire dans l’environnement des signes, une fois l’idéologie intégralement réalisée.
Si Chtcheglov emploie le mot "réification" associé à la "promenade" dès qu’il rencontre les Debord — on va prêter au Gilles des Chevaux du roi qu’il tienne beaucoup de Gilles Ivain, — ce n’est pas Debord qui trouve la réification du temps (dynamique) par l’espace (statique), ni la possibilité de leur renversement ou de leur dépassement dialectiques (en fait le processus de la réversibilité n’est pas dialectique, il est le terme, le mal radical, de la dialectique), mais c’est Chtcheglov qui instruit son vécu au contact de la ville, selon sa connaissance de la philosophie hegelienne et marxiste, et du cinéma comme masse média, et de ses expériences oniriques, dans un engagement de sa vie qu’il joue intégralement en praxis poétique de tout son environnement.
Le malentendu insolvable entre Chtcheglov et Debord c’est que leurs pensées sont divisées par la question de l’existentialisme de la poésie vivante — par exemple vécue par Chtcheglov, supposant aussi des limites où l’existence doit s’assurer de ne pas cesser car elle ne fait rien d’autre que sa réalité existentielle ; — où il est possible de comprendre depuis Lefebvre comment Debord crée une relation utilitaire dans l’instruction de la dérive, non plus un art mais une recherche expérimentale rationalisée en vue du projet de construction des situations, par là il créée un objet extérieur de la dérive qui la sépare de son acte existentiel par quoi elle était elle-même une pratique subversive des rapports sociaux — et il l’immobilise (où au contraire le poète la met en mouvement).
« INTRODUCTION AU CONTINENT CONTRESCARPE
Il y aurait bien des choses à dire sur cet été.
À l’orée du matin, ces monuments ouverts, ces rues navigables, ces dimensions dévoyées, elles sont pour toi qui ne les as pas connus. Et la chambre qui dit tant et ne conserve rien.
Vivace la forêt dormante s’écarte au retour du prince mais la belle ne peut la traverser. Si l’on connaît aujourd’hui les démarches d’approche du Château, pourtant les moyens d’en extraire la femme demeurent dangereux pour elle. Les appels entendus, les signaux repérés et la quête résolue — la chambre enfin percée à jour par le matin du monde — la sortie de la femme dans la vie devient une entreprise autrement plus périlleuse. La grande banlieue réveillée converge et se referme atrocement sur elle.
La recherche de l’homme vers le centre est facile, celle du couple vers la périphérie ne l’est pas.
Au delà des symboliques déjà connues, je veux reconnaître dans le Bois Dormant la figuration évidente de la géographie.
J’ai aimé les films pour leur géographie. Les Enfants du Paradis, et leur Boulevard du Crime. Les Chaussons Rouges, « aux marches de l’Opéra ». C’était ma vie. Plus tard, j’ai rencontré les décors et leurs personnages, et mes aventures. Tout s’est bien passé comme en rêve. Le temps n’est pas ce que l’on croit.
Les problème économiques résolus, le destin est géographique.
La première fois que je pris conscience d’un déterminisme contraire, c’était avec Laura. Nous avions décidé de quitter pour une nuit l’hôtel au bord de la mer pour aller « sur les hauteurs d’une autre ville » (dernièrement, j’ai identifié ce lieu, avec Guy. C’est le village de l’oubli, dans Juliette ou la Clef des Songes, de Carné. Nous en reparlerons). La décision était d’un arbitraire rare, elle nous parut plutôt chargée d’un choix très lourd de sens, au delà des kilomètres de la carte.
L’employé déclara qu’il n’y avait plus d’autocars. Une violente dispute s’ensuivit, et elle s’enfonça dans le noir d’un cinéma qui jouait, si j’ai bonne mémoire, Boulevard du Crépuscule. Je retournerai à la station, il y avait des cars. L’employé s’était trompé. C’était irréparable à jamais.
Nos aventures ressemblent aux boules magnétisées des billards électriques, aux trajectoires irresponsables, et pourtant calculables.
C’est pourquoi, au cœur de l’été 53, errant dans les petites rues derrière le Panthéon, et buvant des verres dans des bistrots de campagne, j’écoutais avec intérêt Guy me parler d’un ancien projet de billard électrique, dont le titre était quelque chose comme : Tentative de description métagraphique des sensations thermiques et des désirs des gens qui passent devant les grilles de Cluny une heure environ après le coucher du soleil — et qui me semblait d’un art plein d’avenir. Nous avions des points communs, bien décidés tous les deux à détraquer la mécanique pour voir ce qu’elle avait dans le ventre.
Il nous fallait découvrir des lois nouvelles par l’expérimentation. L’exploration d’un continent s’imposait. Nous en avions justement un sous la main, et à peu près vierge. Il s’agissait d’un continent qui me sembla presque ovale, et dont la forme ressemble aujourd’hui sur les cartes à celle du Chili : la Contrescarpe et ses dépendances départementales.
24 janvier 54
Gilles IVAIN »
Ivain — Ivan Chtcheglov — ne "fictionne" pas, y aurait-il la présence de la légende dont les images articulent des métaphores de ses émotions ; il voit, non en voyeur (du monde objectif) mais en voyant (du monde subjectif) ; il voit ce qu’il conçoit et ce qu’il dit, d’où la forme brève nécessaire et suffisante dans tout ce qu’il compose ; l’objet n’est pas de prouver mais de dévoiler — et aussi plus tard, dans son autobiographie Sur ce monde habité, certainement vouée à l’essai sous forme de brèves et d’aphorismes plutôt qu’à une littérature continue.
Quant à la dérive comme insurrection de la géographie par la psychogéographie elle recompose la ville. L’actionisme de Ivan Chtcheglov (son mode de vie comme scandale plus que tout autre), ce n’est pas l’action ciblant la Tour Eiffel, c’est la dérive urbaine comme expérience intégrale, comportement et vision sensibles intriqués plutôt qu’émergents dans l’espace-temps collectif, déclencheurs de situations interactives, subversion en temps réel de son événement en plein mouvement. La construction provisoire des situations influentielles comme métamorphoses partagées. La poésie insurrectionnelle réalisée à l’instant même de (et par) les singularités de l’existence, parmi le monde organisé ; non pas contre ce monde mais au-delà de la structure matérielle de sa domination, dans une libre cérémonie du dérèglement des êtres.
À propos du Continent Contrescarpe dont Ivain conduit les dérives avec Straram Debord et Langlais en 1953, Debord aurait écrit à Chtcheglov la même année :
« Gilles Ivain, le continent choisi comme jouet dérive avec application, dresse les cartes des nouveaux pays – AVEC UN
CHAPEAU LA PLANETE SANS VISA – pose d’étonnantes équations où les noms de filles, les frontières passées, les
bateaux partis sans lui composent des mathématiques nouvelles. La métagraphie influentielle, les quartiers-états d’âme,
la Terreur à l’ordre du jour, les amours psychogéographiques accompagnent ce "décorateur"… »
Guy Debord, lettre à Chtcheglov en 1953 ; in Ivan Chtcheglov profil perdu, Jean-Marie Apostolidès, Boris Donné, éd. Allia (2006)
On remarque — à part le palimpseste qui est d’abord une complaisance personnelle — l’utilisation du mot "décorateur", dont la connotation est subalterne par rapport à l’architecte dans les Beaux-Arts à l’époque, parce que l’un serait l’inventeur de la structure et l’autre de l’anecdote de la l’habillage. Cela traduit une méconnaissance de la structure organique intégrée des arts vivants — mais en outre il y a une grande architecture moderne organique dans ces années. — La cerise sur le gâteau c’est une humiliation infligée au novateur de la dérive, en réduisant sa subjectivité investie ; le procédé installe le rôle de celui qui forge sa domination contre la réalité des apports respectifs, tandis qu’il effectue déjà l’oubli à travers la dégradation du partenaire mué en assistant grâce au discours, avant de finir par l’exclure du territoire commun. Mais de plus ce mot atteint la structure affective de l’intervenant qui accomplit l’échange de sa sensibilité personnelle et de sa culture pour les constituer en monnaie cognitive — sa "monnaie vivante" son contredon, — dans le processus d’information d’autrui. On comprend que Chtcheglov à avoir lu ces mots juge qu’il soit temps pour lui de quitter l’Internationale lettriste... et qu’il pressente, après avoir été poussé trop loin dans la prolongation exploratoire, à la fois physique (le concernant il ajoute les drogues à l’alcool) et psychique (le jeu du rêve éveillé comme pratique urbaine sous les états seconds dus aux toxiques), aux confins de ce qui est supportable et insupportable pour son intégrité mentale, — le danger réel de la guerre de domination que Debord est en train de mener contre lui ; le maître inspiré par Sade cherche à exproprier la pensée du sujet après l’avoir mis en risque et l’ayant désarmé, de bientôt l’éliminer (configuration stalinienne de Sade). Dans Position du Continent Contrescarpe récupérant en 1956 l’Introduction éponyme de 1954 par Chtcheglov, la théorisation par la description contre l’évocation est manifeste (voir plus loin le paragraphe "Dériveurs et dérives").
Sur le don sans réserve : il est impossible de penser que Debord ne cite pas Breton parce que c’est une ellipse obligatoire, le surréalisme étant considéré par lui comme un mouvement passé (de même que le lettrisme d’Isou, pas assez politique, proscrit depuis la création de l’Internationale Lettriste), pourtant il serait difficile de ne pas apparenter la dérive inventée et pratiquée par Chtcheglov, telle qu’il en rend compte et Debord en accentue le trait subjectif la résumant, à l’expérimentation du rêve éveillé advenant en existence poétique dans l’espace temps urbain. Rêve associé à une autre forme d’écriture automatique (ici le cheminement géographique aléatoire dans la ville, construit par les émotions), et d’y retrouver le trait visionnaire attaché à la "poésie onirique". C’est à dire, l’abdication de toute protection de l’inconscient, accentuée par des drogues qui s’accommodent mal sans violence du mélange avec l’alcool. Tandis que Debord structure ses complicités en assoupissant le registre de sa sensibilité pathétique dans les profondeurs de l’ivresse perpétuelle pour sublime émotion.
Au fond, tous les grands poètes oniriques "modernes" ne seraient-ils pas devenus "fous" au contact des exigences rationalistes de la théorie universaliste et des rituels hiérarchiques, de Hölderlin face à Hegel à Chchteglov face à Debord — autre temps où les grands esprits deviennent peu de chose, — sans oublier Artaud face à Breton ?
"Sire, je suis de l’autre pays." (épigraphe, extrait des Chevaliers de la Table Ronde — probablement un détournement,— du Formulaire pour un urbanisme nouveau, signé Gilles Ivain, en tête des Définitions de l’Internationale Situationiste, IS N°1, juin 1958, Paris).
N’est-ce pas une adresse sur la réserve en toute singularité du vassal qui pourrait informer particulièrement l’idéologue — le "maître" — du moment, (Ivain vs Debord) ?
Parenthèse 1.
Il est possible de remettre en cause les conclusions quelque peu expéditives des biographes sur la folie constitutionnelle de Chtcheglov sous le terme de psychose, (voir deux ouvrages aux éditions Allia **), quand ils prêtent à "la naissance d’une forme de délire de persécution" la juste intuition d’une prochaine exclusion (la même année) exprimée dans un mot à l’ami Henri de Béarn, en toute lucidité de la capacité de manoeuvre de Debord pour écarter ce qui l’empêcherait de dominer... "perfide au nom de la pureté" dit-il de "Guy" — et c’est bien le glaive d’Apollon dans les avant-gardes modernes pour qui en connaît les formes historiques et exclusives, — "tranquille à cause de l’inconscience" — et c’est bien une marque d’indulgence amicale presque affectueuse à l’égard d’un partenaire tout à la conviction de sa vérité directive, ressenti dangereux à juste titre des singularités individuelles, mais aussi quel portrait du pervers qui le fascine ! —... "Tirer" ou "faire tirer" — pourrait-il s’agir d’un assassin ou de son tueur à gage ? ou d’une vision (plutôt qu’une métaphore) que la structure psychique soit réellement menacée par de proches attaques ? Comme disait Jung il y a peu de distance entre la vision et l’hallucination... mais encore "tirer" — symboliquement : n’est-ce pas cela dont il recevra les balles à répétition de la part de celui qu’il évoque par cette formule ?...
Et si l’explication ici paraissait insuffisante : le fait que Chtcheglov expérimente plusieurs drogues en outre de l’alcool peut expliquer de telles formulations entre onirisme et réalité objective ; on en retrouve ainsi chez Breton ou Desnos sans parler de Crevel et de Rigaut. Il reste une séduction de Debord exercée jusqu’aux biographes de Chtcheglov à l’image de celui-ci, endossant une hypothèse légitime de la bienveillance de Michèle Bernstein, alors compagne et partenaire de Debord et témoin actuel survivant de cette période ? Il reste encore que la façon dont Debord tranche globalement sur les multiples versions du Formulaire "d’après" ne s’embarrasse pas de principe, c’est le moins qu’on puisse dire.
Aux biographes eux-mêmes, n’est-il jamais arrivé d’avoir peur de quelque chose au point de craindre pour leur vie, par exemple en ville, la nuit, peur d’être agressés par une silhouette qui se rapproche d’eux ? Quand on le sait, cela peut être du à la peur que d’en imaginer jusque là — même si ce type d’agression peut se produire parfois. Qu’ils relisent Montaigne sur le vertige... Le revolver étant à divers titre un des thèmes à fois symbolique de ce qui doit être détruit — le monde idéologique — et matériel (à travers le suicide de quelques un) du dadaïsme et du surréalisme, on voit poindre facilement l’image sous l’effet d’un verre en trop.
Dériveurs et dérives
Au moment où Debord vient d’exclure les co-fondateurs de l’Internationale Lettriste Berna et Brau, laissant son projet exsangue, Ivain l’intéresse parce qu’il porte en lui les germes d’un renouvellement à la fois philosophique et poétique, — cultivé et expérimental — pour le groupe. Ceux qui renforceront la prochaine revue Potlatch tel Gil J(oseph) Wolman présent dès 1952 ne sont pas mis en avant au moment où Ivain s’y trouve après le départ de Berna. La conception de la dérive d’Ivain est une exploration phénoménologique de la déambulation et des rencontres, au gré des subjectivités et de l’espace-temps urbain qu’elles requièrent, qui paraît recouper le cinéma dans la réalité géographique et sociale de la ville, et les divers régimes de sensibilité qui s’y déploient.
« L’été dernier il n’y avait que Guy Debord, impuissant, et Gilles Ivain — c’est lui qui a jeté toutes les bases de la nouvelle Internationale, et a obtenu la synthèse qui leur permet aujourd’hui de croire en eux. »
Ivan Chtcheglov, Profil perdu, Jean Marie Apostolidès et Boris Donné, citant les mots de Patrick Straram en 1954 ; éd. Allia, Paris 2006
A la demande de Debord Ivain l’initie à la dérive et aux émotions et perceptions qui l’organisent, dans une expérimentation ininterrompue pendant quelques mois ; ce qui le porte au partage de son projet poétique, dans une recherche systématique et une exploration extrême, qui vise le renouvellement de l’Internationale Lettriste et par conséquent engage le don total de soi au projet collectif ; échange au cours duquel il livre ce qu’il a déjà observé et pensé, au point qu’il retournera avec Debord — toujours demandeur des sources de l’expérience — à Carcassonne, où il avait éprouvé une expérience intense avec Henry de Béarn, et l’un effaçant l’autre.
C’est dire s’il n’y a pas de garde-fou protecteur entre lui et celui avec lequel il ouvre sans réserve la porte de ses perceptions, de sa mémoire, de ses émotions, de ses réflexions. Alors qu’il est face à un homme de pouvoir qui récupère, adapte, rationalise, technicise (les plans), révise... installe un système de représentation de l’interprétation de la dérive.
Debord publie Position du Continent Contrescarpe dans Les lèvres nues en 1956, à propos de l’Introduction au Continent Contrescarpe étrangement resté inédit, (alors qu’il l’a eu entre les mains juste avant sa rupture avec Chtcheglov en 1954), quand il ne se privera pas d’en utiliser des notes et références sous une signature collective dans Potlatch. En quelque sorte il fait les demandes et les réponses puisque son partenaire de discussion n’est plus là pour lui répondre. Il parle pour les autres et efface minutieusement le rôle superflu des détails personnels et historiques intervenants, mais qui empêchent la généralisation globale d’un recours révolutionnaire — qui doit être scientifiquement défini, et par conséquent désinvesti affectivement pour être universel et reproductible. On précise que le multiple n’est pas pensé en termes spinozistes à l’époque, du moins ce n’est pas un concept répandu dans la république universaliste française, majoritaire, où l’État central gère l’unité non comme rassemblement mais comme ressemblance à un modèle externe, idéal, devant lequel chaque différence peut abdiquer ; l’Etat républicain est unitaire... En outre, on ne connait pas encore les travaux de Gilbert Simondon sur l’individuation, dont les ouvrages sur le sujet viendront seulement à partir de 1957.
Dérive, par son événement une abstraction de la représentation, mais par le mélange de ses repères une création de culture, évolutive et instable, qui bouleverse l’histoire, (dans l’expérience comme dans son rapport)... Contradictoirement étant que si la dérive psychogéographique était révolutionnaire ce serait d’être une expérience unitaire irreproductible à l’identique, mais pour autant multiple. Ainsi, on remarque comment les notes d’une expérience par Ivain sont substituées par Debord dans une représentation définitive apposée au parcours, description évidée de ce qui a construit l’existence de l’événement à plusieurs, les sensibilités particulières interprétables pour les autres disparues à jamais, en vue de la théorie qui s’élabore :
« Position du Continent Contrescarpe
Monographie établie par le Groupe de Recherche psychogéographique de l’Internationale Lettriste
Après quelques visites préliminaires, dans le courant du printemps de 1953, à certains points du Ve arrondissement auxquels ils reconnaissent une assez forte attirance, les lettristes [ Ndlr : Chrtcheglov, Debord, Straram, Langlais ] en viennent à se rencontrer en permanence, au début de l’été, dans la rue de la Montagne-Geneviève (anciennement nommée rue de la Montagne, par la Convention). La tendance générale, encore irraisonnée, est de s’avancer vers le sud, d’abord jusqu’à la place de la Contrescarpe, puis plus loin.
Au moment où certains commencent à prendre conscience de ce qu’une expérience en profondeur du terrain actuel d’une ville pourrait apporter à la théorie, assez aventurée, de la construction des situations, Gilles Ivain découvre l’unité d’ambiance qu’il nomme « Continent Contrescarpe », à cause d’une étendue et d’une intensité qui semblent très supérieures à celles d’autres îlots épars.
Malgré le grand nombre des dérives qui traversent en tous sens le Continent, la première approximation de ses limites, et sa distinction précise des points d’attraction circonvoisins se révèlent fort difficiles. Dans son mémoire Introduction au Continent Contrescarpe, daté du 24 janvier 1954, Gilles Ivain écrit : « L’exploration d’un continent s’imposait. Nous en avions justement un sous la main, et à peu près vierge. Il s’agissait d’un continent qui me sembla presque ovale, et dont la forme ressemble aujourd’hui sur les cartes à celle du Chili : la Contrescarpe et ses dépendances départementales » (manuscrit TN 12, Archives de l’Internationale lettriste). Mais les dépendances supposées du Continent : Butte-aux-Cailles, et principalement la fuyante rue Gérard ; rue Sauvage ; ou même de plus proches telle la Montagne-Geneviève, apparaissent finalement comme des unités séparées, et de la forme ovale du Continent à son origine, il ne reste pas grand’chose.
Sommairement, le Continent Contrescarpe se superpose au centre du Ve arrondissement, isolé par la structure de ses rues des activités de divers points de Paris dont il est géographiquement assez voisin. Cette zone est délimitée au nord par la rue des Écoles ; au nord-ouest par la rue Jussieu ; à l’est par les rues Linné et Geoffroy-Hilaire ; au sud-est par la rue Censier ; au sud-ouest par la rue Claude Bernard ; à l’ouest par la rue d’Ulm, le Panthéon, la rue Valette. Une seule grande voie nord-sud — la rue Monge — la traverse en sa partie orientale. L’absence de toute communication directe ouest-est constitue la principale détermination écologique de ce complexe urbain (une telle voie est projetée depuis un grand nombre d’années. Elle correspond à l’axe des rues Érasme-Seneuil. Depuis la découverte du Continent, cet axe, qui part de la rue d’Ulm, s’est étendu, par le percement de la rue Calvin dans son prolongement, jusqu’à la rue Mouffetard. Il s’en faut de la démolition d’un pâté de maisons à chacune de ses extrémités pour qu’il atteigne, par la rue de l’Abbé-de-l’Épée à l’ouest et la rue de Mirbel à l’est, le boulevard Michel et la rue Censier).
Mais pour délimiter précisément le Continent, il faut en soustraire des zones frontières, qu’il influence plus ou moins fortement mais qui sont cependant distinctes : la Montagne-Geneviève au nord ; toute la partie qui s’étend à l’est de la rue Monge ; et même une étroite zone qui borde la rue Monge à l’ouest. Le Continent proprement dit, à l’intérieur des limites fixées plus haut, s’arrête probablement aux rues des Patriarches, Pestalozzi, Gracieuse, Lacépède (ces rues en étant exclues) ; à la place de la Contrescarpe qui est son extrême avancée vers le nord ; aux rues Blainville, Laromiguière, Lhomond et de l’Arbalète (ces rues y étant incluses). Il apparaît donc que sa surface est réduite. Elle-même se subdivise nettement en une partie est (Mouffetard) très animée, et une partie ouest (Lhomond) désertique. Il faut cependant ajouter, en dehors de ces limites, une avancée de la zone déserte : la rue Pierre Curie qui va, à l’ouest de la rue d’Ulm, jusqu’à la rue Jacques. On peut également considérer comme des avancées — moins marquées — de la zone déserte du Continent les rues Érasme-Seneuil (surtout cette dernière) et au sud la rue Lagarde. On peut de même rattacher à la zone-Mouffetard les alentours immédiats de l’église Médard et, au sud-est, les rues orientées autour du square Scipion (rue de la Clef, rue du Fer à Moulin, etc.).
Les principales défenses que le Continent présente à la dérive, ou même à une volonté de pénétration, s’étendent à l’ouest, précisément du côté où il est en contact avec une zone très active de mouvements, à partir d’une ligne Panthéon - Luxembourg - boulevard Michel - boulevard de Port-Royal. Au sud, son seul accès du côté des Gobelins — l’ouverture de la rue Mouffetard — se dissimule derrière l’église Médard, avant laquelle les principaux courants sont drainés par les rues Claude Bernard et Monge. Du côté de l’est, le Continent est couvert par la rue Monge qui entraîne vers les places Jussieu ou Maubert. C’est seulement du côté du nord que l’on peut trouver un accès relativement facile, mais limité à la succession, en ligne sinueuse, des rues Montagne-Geneviève, Descartes et Mouffetard. Le moindre écart hors de cette ligne, avant d’avoir passé la place de la Contrescarpe, rejette à coup sûr loin du Continent.
La pénétration la plus courante se faisant suivant un axe nord-sud, les principales sorties du Continent sont au sud : attraction puissante de la rue du Fer à Moulin-Poliveau vers l’est et la rue Sauvage ; attraction relative de la Butte-aux-Cailles et du sud du XIIIe arrondissement, au-delà de l’avenue des Gobelins et assez couramment par la rue Croulebarbe (c’est-à-dire en longeant la Bièvre, rivière presque entièrement souterraine). Une sortie moins évidente, du côté du nord, conduit à la place Maubert et à la Seine ; plus difficilement, par le Panthéon, au boulevard et à la place Michel.
Il faut enfin signaler les difficultés de sortie du côté de l’ouest, et le rôle de piège de la rue Pierre Curie qui, de jour comme de nuit, tend à relancer vers le sud (rue Claude Bernard) un passant qui l’emprunte après avoir suivi la rue Lhomond en direction de la rue Soufflot ou de la gare du Luxembourg.
L’intérêt du Continent semble résider dans une aptitude particulière au jeu et à l’oubli. La seule construction en des points choisis de trois ou quatre complexes architecturaux adéquats, combinés avec la fermeture de deux ou trois rues par d’autres édifices, suffirait sans doute à faire de ce quartier un irréfutable exemple des possibilités d’un urbanisme nouveau. Il semble malheureusement qu’avant que l’on puisse en venir là, le processus constant de destruction qui se manifeste dans le tracé des rues (ouverture de la rue Calvin) comme dans le peuplement (annexion de la rue Descartes à la zone des cabarets de style Rive Gauche) aura trop profondément érodé ce sommet psychogéographique. »
Les Lèvres nues N° 9, novembre 1956 Le Jura Libertaire)
Fiction et style en trompe-l’oeil chez Debord. Il édifie.
N’y aurait-il de dérive psychogéographique non comme événement mais comme commémoration immobile, stabilisée par la description utile à la théorie reproductible, comme une vérité scientifique, une psychogéographie énonçant une vision unique pour tous, superposition cartographique définitive, suggestion de croyance dans le système prédictible de l’IS ? C’est non seulement antinomique mais ridicule par la pompe de l’énoncé. Représentation technique (pour ne pas parler du projet politique global qui se met bizarrement en chantier).
Dans le même numéro des Lèvres nues il est aussi question de la Théorie de la dérive et de Deux compte-rendus de dérive... Chtcheglov ne peut l’ignorer comme son pseudonyme est cité, tandis qu’il poursuit ses recherches de son côté — et comme Debord a principalement bâti Potlatch sur le thème de la dérive, l’affaire suit... ou plutôt l’affaire d’un mouvement inventé à trois entre Straram Chtcheglov et Debord, sur le principe des situations, évolue sous le leadership d’un seul, jusqu’à la naissance de la revue de l’Internationale Situationniste où le Formulaire pour un urbanisme nouveau sera repris signé, pour rachat de crédibilité aux yeux de tous ceux qui savent, en 1958.
« Une phrase appartient moins à son auteur qu’à celui qui l’utilise le mieux »
extrait de Poésies, du Conte de Lautréamont — cité dans un autre contexte par les biographes de Chtgheglov.
Lautréamont comme Arthur Cravan ont été révélés par le mouvement Dada et par André Breton et demeurent des références fortes du lettrisme, d’autant plus que Isou attribuerait à Lautréamont les premières métagraphies et les jeunes lettristes à Cravan (héroïque voyageur et boxeur), la première dérision critique des revues littéraires, avec l’autonomie et la liberté de ton de sa revue Maintenant ; il n’est pas surprenant que les deux figures admirables déclarées par Debord dans ses écrits autobiographiques soient précisément ces deux-là (auparavant il a écrit sur Lautréamont, mais après Vaneigem), mais pour autant, elles ne le singularisent pas... et plutôt moins que Henry de Béarn à propos de Cravan à l’admiration duquel il dédie le nouveau nomadisme et de le mettre en oeuvre.
La filiation de Lautréamont et de l’anarchisme confère à l’Internationale Lettriste "secrètement" fondée en 1952 entre Berna et Debord à Bruxelles, puis donnant lieu plus largement à la déclaration d’Aubervilliers, une certaine rigidité de principe avec des conditions : l’exclusivité de l’activité des membres et la désappropriation de leurs travaux mais de plus ils ne doivent pas s’adonner à des activités commerciales ; on peut imaginer en quoi ceux qui ont tout donné de leur production et de leur temps se retrouvent en difficulté de poursuivre le cours de leur activité et de leur vie, une fois mis au ban du groupe...
Quand il s’agit de substituer des textes ou une iconographie en les détournant, de les retoucher ou de les coller, un des exercices critiques et créatifs auxquels se livrent couramment les jeunes lettristes et souvent ensemble sur les mêmes objets, (et dont ils ont inauguré la pratique généralisée depuis), on voit comment l’ironie et la ruse entre camarades radicaux peuvent être exploitées pour manipuler la domination d’un groupe, et comment, à partir du moment où le dominant exclut ceux qui ne correspondent pas aux intentions de son projet, ou qu’il ne parvient pas à dominer, il met un terme au partage ce qui rompt le pacte et passe à l’acte d’escroquerie. Ce sont des sortes de crimes contre l’intégrité mentale de ceux fragilisés par les épisodes expérimentaux. Se livrer à une réalité vivante de la poésie onirique expose à des moments sans rapport de réalité avec le monde commun, et si cela peut subvertir la cité il reste que cela laisse un temps sans défense, lorsque l’expérimentateur retombe... Exclure en gardant les travaux c’est dépouiller l’être de sa cohérence en l’expropriant de sa production et de son chemin propre ; c’est une attaque de sa structure. Un procédé stalinien bien connu contre l’existence d’autrui.
Si Debord évoque la singularité de l’engagement personnel d’Ivain dans la dérive, c’est donc qu’il ne peut y avoir aucun doute en lui que Chtcheglov soit un poète qui joue avec l’onirisme dans le "rêve éveillé" (selon le concept de Breton et de Desnos), l’innovant d’une façon personnelle, exacerbation de l’imagination sous l’effet du désir ou de la mélancolie, de l’alcool ou des drogues, dans l’aventure urbaine. La rêverie muée en existence quotidienne dans la dissolution de la limite entre conscient et inconscient, ce n’est pas vraiment ce que veut faire durer Chtcheglov qui est bien placé pour en connaître la menace psychique, mais c’est ce que Debord le contraint à faire pour éprouver sa propre expérience au jugé de celle d’autrui.
doucemant li oisel chantoient,
si que molt bien s’antr’acordoient ;
et divers chanz chantoit chascuns,
c’onques ce que chantoit li uns
a l’autre chanter ne oï.
Yvain Le Chevalier du lion, extrait du cycle arthurien, Chrétien de Troyes ;
v. 465-469 (L’effet de miroir dans Le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes ; Fabienne POMEL ; Avril 1999)
Ce que Chtcheglov en écrira plus tard depuis la clinique de La Chesnaie est limpide :
« JE SUIS dans un milieu privilégié pour étudier le groupe et les fonctions des individus dans un groupe.
La dérive (au fil des actes, avec ses gestes, sa promenade, ses rencontres) était exactement à la totalité ce que la psychanalyse (la bonne) est au langage. Laissez-vous aller au fil des mots, dit l’analyste. Il écoute, jusqu’au moment où il dénonce ou modifie (on peut dire détourne) un mot, une expression ou une définition. La dérive est bien une technique, et presque une thérapeutique. Mais comme l’analyse sans rien d’autre est presque toujours contre-indiquée, de même la dérive continuelle est un danger dans la mesure où l’individu avancé trop loin (non pas sans bases, mais…) sans protections, est menacé d’éclatement, de dissolution, de dissociation, de désintégration. Et c’est la retombée dans ce que l’on nomme « la vie courante », c’est-à-dire en clair « la vie pétrifiée ». Dans cette mesure, je dénonce maintenant la propagande pour une continuelle dérive du Formulaire. Oui, continuelle, comme le jeu de poker à Las Vegas, mais continuelle pour un temps, réservée au dimanche pour les uns, à une semaine en bonne moyenne ; un mois, c’est beaucoup. Nous avons pratiqué, en 1953-1954, trois ou quatre mois ; c’est la limite extrême, le point critique. C’est miracle si nous n’en sommes pas morts. Nous possédions une mauvaise santé de fer.
Un facteur — qui ne vérifie que trop bien nos théories élémentaires — a joué énormément : pendant plusieurs années, la clinique était installée dans un château avec gargouilles, machicoulis, épaisses portes de bois clouté, planchers (et non pas mosaïques, plus hygiéniques), haute tour, mobilier partiellement ancien, cheminées armoriées, etc. Mais depuis, on a reconstruit une clinique moderne. Certes, c’est plus pratique à entretenir, mais à quel prix ! Il est pratiquement impossible de lutter contre l’architecture. On dit de plus en plus « la clinique » à la place du « château », et « malades » au lieu de « pensionnaires ». Et tout est du même goût… Les mots travaillent. »
Ivan Chtcheglov, "Lettres de loin", correspondance depuis La clinique de la Chesnaie avec Guy Debord et à Michèle Bernstein, 1963-1964.
Et il sait que le projet de l’urbanisme unitaire comme réalisation générale, pourtant critique de l’architecture, ne pourra pas se généraliser autrement qu’en réforme de l’espace social / urbain, pour finir dans l’indifférence des signes ludiques. Une trace de l’émotion situationniste dans l’épreuve fictive de la ville se trouve chez Rem Koolhaas, dans son mémoire Delirius New York, approche de la conception de l’urbanisme unitaire de Constant appliquée à la réalité de New York qui se dévore elle-même (à l’image du calendrier aztèque) ; au fur et à mesure qu’elle est détruite pour renouveler son aspect la ville convoque la beauté sauvage de ses métamorphoses et l’énigme de l’architecture perpétuelle... Mais la réalité est toute autre aux yeux de ceux qui découvrent la disparition des villes traditionnelles dans les nouveaux chantiers chinois.
Du système reproductible au lieu de l’événement : Chtcheglov l’a vu... il éprouve l’espace temps avant les autres dans son propre malaise (ses "cruautés"), il sait que le changement perpétuel est aléatoire et plus fort que tout, plus fort que tout projet, que tout projet est gagné par l’entropie. Il sait déjà que suivra bientôt la réforme générale de l’indifférence à la place de la singularité, parce qu’il voit loin ; il voit comment la stratégie révolutionnaire d’intégrer la construction des situations de la dérive avec le système lefebvrien marxiste (selon lequel l’urbanisme est la projection des rapports sociaux dans le territoire) pour l’événement de l’urbanisme unitaire (où la proposition de la mobilité alternative suggèrerait des moments d’équivalence de la société sans classe comme un vaste jeu d’indifférence), deviendront bientôt les systèmes reproductibles et la nouvelle ergonomie des oeuvres de la plasticité urbaine — les espaces polyvalents en sont les émergences les plus vulgaires aujourd’hui.
Le problème pour Chtcheglov n’est pas vainement poétique, même si c’est la question du poète.
(Noter que "Lettres de loin" est un titre à triple sens — à la fois situationniste et ironique, étant aussi le titre éponyme des lettres d’exil de Lénine donnant ses ordres pragmatiques aux bolchéviks russes pour la prise du pouvoir prochaine ; enfin, "private joke" sur les origines personnelles de l’auteur : son père révolutionnaire russe émigra en France pour échapper à la répression qui succéda à la révolution manquée de 1905, trouva ses ressources dans le métier de chauffeur de taxi et resta un éminent syndicaliste notamment cégétiste ; c’est de là que le père opposait une opinion négative du mode de vie socialement désinvesti de son fils, alors qu’à ses yeux celui-ci pouvait requérir par ses connaissances de plusieurs langues et sa grande culture des études supérieures jusqu’à une carrière de grand professeur. Quant à sa mère cherchant à compenser la situation conflictuelle entre le père et le fils elle redoutait néanmoins l’effet du haschich sur la personnalité imaginative et la tendance à l’oisiveté de son fils. (Ignorait-elle qu’en outre il lui arrivât de prendre de l’héroïne ?)
Ce qui est irreproductible et inimitable chez Ivain ; ce que Debord peut ou ne peut pas en faire dans ce qu’il récupère
Ce que Debord rate irrémédiablement au crédit de la théorie et au titre de quoi il s’enfoncera dans la vision totalitaire de la société du spectacle : c’est le signe. Ce que Chtcheglov anticipe sur le monde postmoderne : c’est le langage des signes et au-delà d’induire le langage de la communication par lequel le spectacle est excédé, et peut-être réversible (transgressif). Il y a un rapport critique entre la philosophie de Baudrillard et les perceptions visionnaires du monde chez Chtcheglov, alors qu’il n’y a aucun rapport entre Baudrillard et La société du spectacle malgré les apparences qu’il pensât le pire de la réalisation du monde numérique — qui n’est pas la question du spectacle mais de l’extension des codes libérés du code de la valeur. Ce n’est pas parce que Debord se rabat sur Orwell à la fin de sa vie qu’il résoud le problème d’avoir rendu sa pensée réductible à la société du spectacle. Et d’ailleurs il y a comme un désespoir millénaire qui le gagne dans le monde déjà détruit.
La société du spectacle c’est le désespoir matérialiste de l’utopie réalisée. Le projet de Chtcheglov c’est l’existence en temps réel de se désaisir de l’ordre du monde, comme projet révolutionnaire après l’utopie.
C’est donc en 1954 que Chtcheglov quitte délibérément Debord, mais pour ne pas perdre la face Debord ritualise une exclusion en inaugurant une nouvelle revue dans laquelle il publie la liste des exclusions depuis l’année précédente. Pour autant, sans le moindre scrupule, l’ensemble des travaux de Ivain dans le cadre de l’Internationale Lettriste constitue la base "influentielle" sur laquelle s’ouvre la nouvelle revue : Potlatch. C’est en 1955 que Chtcheglov commence à consulter un thérapeute.
En 1958 Debord pressentant peut-être déjà toute la critique formelle qui devra être faite de la représentation métagraphique de la dérive psychogéographique et de la construction des situations révolutionnaires érigées en système, sans parler de l’urbanisme ludique, dans l’Internationale situationniste, cherche Chtcheglov, sans doute le plus abstrait de l’anecdote dans ses récits, entre tous les autres. A moins qu’il ne s’agisse d’un effet narcissique rétrospectif du leader se félicitant de rendre enfin justice à travers la signature du Formulaire et cherchant, dans un geste d’excuse, à se faire approuver ? En réalité cela installe un tel malentendu sur le travail de Chtcheglov qu’il en est rendu fou de rage... C’est une ultime violence qui l’insurge et par conséquent loin de répondre à celui qui le cherche il commence à exprimer sa colère à propos d’autres sujets dans des cafés.
Ce n’est pas par hasard s’il se trouve en pleine révolte par là, vers ou aux 5 billards, quelque part dans ou à la frontière du "continent Contrescarpe" quand de faux amis inquiétés par son agressivité le font arrêter et interner.
Ce qu’il trouve c’est ce qu’il éprouve : l’intuition de la capacité urbaine de diviser et la question comportementale contextuelle — mais aussi la question de la fatalité et du destin en miroir des objets. Debord prétend retourner la poétique de la dérive en science, l’oeuvre révolutionnaire de Chtcheglov donnant lieu à sa poïétique voit son événement retourné en dialectique pour une théorie de la prise du pouvoir diffuse dans la ville. Ainsi va la société de classe souveraine de l’espace-temps. Chtcheglov qui le trouve ne l’énonce pas en descriptif technique ni ne le représente — ce qu’en fera le situationnisme, et avant, c’est cela qui finira par séparer les complices de la dérive : le formalisme du discours, la problématique, la rationalisation de l’événement par la théorie et donc la mort de l’événement — l’événement est le point de disparition (abolition) de l’utopie et en même temps le moment de sa réalisation symbolique — ; Ivain énonce des émotions situées pour mémoire de l’expérience, sans chercher la forme écrite édifiante ni la quête du discours, bien au contraire. Le topos ici n’est pas celui de la Grèce antique mais ce qui instruit des espaces et des textures inimaginables sauf en topologie mathématique, un voyage aventureux... De sorte qu’on pourrait se dire que le révolutionnaire c’est lui, sauvage, sans recours à la dictature (puisqu’il se bat contre la dictature du topos donc contre toute dictature du pouvoir), désordonnant l’histoire (à travers le bouleversement des signes influenciels — où l’influence n’est pas seulement du côté de celui qui subvertit mais de l’environnement où il agit) au lieu de la reproduire.
La dérive n’est pas une expérience dialectique mais indivisiblement duelle dans toutes ses dimensions vécues individuelles et collectives, matérielles culturelles et imaginaires : le voilà le grand défi du problème que la dérive psychogéographique pose à Debord, non pas l’occultisme redouté mais l’énigme plus redoutable encore, car s’il s’agit d’une énigme il n’y a pas de conquête du secret ni de code pour y parvenir, — en serait-il effrayé ou simplement inconscient ? — il s’empare simplement de l’énigme sans la déceler pour la dérober à d’autres ; l’épée du Graal : c’est le pouvoir.
De sorte que s’il peut exister un grand scandale du mode de vie comme scandale et de ses petits scandales : c’est la "maladie" de Chtcheglov, sa poïétique de l’existence événementielle de poète diffus dans la ville.
Comment Ivain a-t-il pu avancer à découvert jusque là... ?
En fait de premier protocole de sa conscription, en 1954, Chtcheglov subit deux mois d’hospitalisation militaire ; cela prouve qu’il se présente dans un état tel qu’il cherche à ne pas être incorporé, comme beaucoup de jeunes gens qui ne peuvent pas recourir à un soutien supérieur pour être réformés le font délibérément, au moment où l’État veut des soldats. Dans ce cas la maladie mentale est un protocole obligé, à l’époque ; mais pour ceux qui se présentent dans cet état le test à l’hôpital militaire est lourd, comme il s’agit de repérer les simulateurs cherchant à échapper au contingent pour les guerres coloniales ; personne n’en ressort indemne et beaucoup revenant dans la vie civile doivent se soumettre à quelques mois de surveillance thérapeutique. Néanmoins la réforme de Chtcheglov n’est même pas assurée, son incorporation est reportée d’un an — c’est dire s’il a de quoi s’inquiéter au moment où la guerre d’Algérie entre en phase tendue.
... L’ordre public d’une séquestration définitive se saisit de Chtcheglov, à l’appel d’une confrontation de sa singularité existentielle avec les institutions de la société conformiste, informée par ceux qu’il rencontre, parce qu’il désorganise leur pouvoir sur leur petit monde ? De Debord à la jeune femme qui le fait interner un soir de dérive-après-coup, donc dérive d’avoir trop bu qui ne pouvait plus que tourner en violence (puisque la dérive n’appartient plus à l’existence de son protagoniste mais à l’Internationale lettriste), justement du côté du continent Contrescarpe. Autant dire s’il vaut un prix symbolique appréciable aux termes radicaux de sa disparition avant la mort même : départ (pour se sauver mais en vain-Ivain car il est trop tard), exclusion, réclusion, retrait (délibéré mais renforcé puis irrémédiable à l’aune de la chimiothérapie).
Quelques petites humiliations amicales forgeant la fraternité du poète par le bizutage lui apprennent la soumission et le passage à l’acte hiérarchisé par la capacité de relever les défis, installent globalement la possibilité de l’abus dès les premières rencontres :
« Guy incite ensuite son ami à enfreindre les limites de la légalité, si peu que ce soit : fasciné par les
voyous, il voit sans doute cette transgression comme une sorte de rite initiatique nécessaire à la
pleine admission d’Ivan dans l’I. L. »
Ivan Chtcheglov, Profil perdu, Jean-Marie Apostolidès, Boris Donné.
« Gilles Ivain était choqué par ces vols. Guy Debord lui disait d’en faire autant. »
Ivan Chtcheglov, Profil perdu, Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné, citant Ivan Chetcheglov.
Toutes sortes de petites contraintes pouvant aussi prendre l’aspect de brimades sont imposées à Chtcheglov entre trouver un autre café que Moineau pour s’y rencontrer, et vendre à la criée le bulletin dont il réprouve le titre de une ; elles annoncent le coup de force perpétuel sur ses affects contre son mode de création et d’existence, comme s’il devait se sacrifier, donner, et/ou être volé comme on peut s’y attendre après avoir volé dans la bibliothèque d’un ami. Atteintes du garde-fou qui doit finir par tomber. Pendant qu’on extrait le meilleur de la cervelle et du corps qu’on essore.
En 1959, les plus intimes amis de Chtcheglov sont maintenant expatriés. Précisément Henry de Béarn depuis 1951, voyageur inspiré par la vie et l’oeuvre de Cravan il donne lieu à son projet du "nouveau nomadisme" où Chtcheglov, trop attaché à son environnement amoureux et familial, ne parvient pas à le suivre ; puis il commence une carrière d’administrateur civil en devenant directeur d’Air France à Buenos Aires. Cependant le nomadisme géographique de Béarn trouve une complémentarité dans les idées de Chtcheglov, le nomadisme psychoéographique de la dérive, déjà imaginé à partir de leur périple, dont il explore les possibles à Paris d’abord, avec trois de leurs amis lettristes, puis avec Debord rencontré en 1953 qu’il initie à cette découverte, enfin en retournant avec Debord à Carcassonne, où des années plus tôt il allait avec Béarn sur les traces des cathares. Ainsi Debord remplace Béarn dans les passions de Chtcheglov... À son tour, Patrick Straram part définitivement au Canada en 1954 — exclu ? — En réalité Straram sera considéré comme un démissionnaire respectable car il fuit pour échapper à la conscription nationale ; (l’antimilitarisme est un engagement dans les milieux révolutionnaires face à la guerre d’Indochine qui ne s’achève qu’en juillet 1954 pour s’enchaîner sans délai avec la guerre d’Algérie) ; en son absence il est publié dans Potlatch, mais cela ne peut être une confirmation de sa participation consentie avant son départ puisqu’en 1958 Chtcheglov sera au sommaire du N°1 de l’IS, sans être consentant ; après un moment à Vancouver il emménage à Montréal où il rencontre l’amateur du lettrisme, poète et animateur d’une revue, Pierre Elliott Trudeau, le futur homme d’État qui à sa demande rendra visite à Chtcheglov, apparemment troublé, lors d’un voyage en France, cette funeste année 1959.
Debord entre Isou et Lefebvre, un petit Breton
Debord, autoproclamé le glaive contre l’erreur de la création du monde, puis assassiné par lui-même à n’avoir pu vaincre contre les désastres de la production rationnelle en fin de compte d’ailleurs tout le monde est responsable sous l’angle de la réification de la société par le spectacle — du fétichisme de la marchandise. Il s’est acharné à rendre fou Chtcheglov avec une passion méthodique et criminelle de la pensée existentielle et l’intolérance dogmatique forgeant la cécité indissociable du pouvoir, parce que la sensibilité à la fois puissance et fragilité du poète menaçait la domination hégémonique de l’homme d’appareil qui écrivant peu et créant moins encore adaptait les productions de son entourage en manifeste de sa propre pensée ; c’est dire s’il ne voulait pas déroger à sa ligne dominante à l’égale d’une vérité divine ; au reste il ne comprenait pas d’autres chemins, malgré tout le bien qu’il prétendit en vain faire à Gilles Ivain, pendant et après avoir tué par trois fois Chtcheglov. L’ayant poussé au-delà de sa limite extrême jusqu’à le faire exploser, en même temps qu’il apprenait de lui le passe-muraille en se débarrassant d’un rival.
L’autrui renaissant Yvain le chevalier du lion, alors le commandeur procéda à sa disparition par l’appropriation collective de ses productions intellectuelles et artistiques (qu’on ne saurait considérer à l’instar des anarchistes comme une "restitution" car Chtcheglov ne possédait rien d’autre sinon sa mère — trop de mère quand Debord n’en avait plus), en procédant par l’éxécution immédiate de l’oubli de celui qui les avait produites, signature et mémoire. Il les attribua à un groupe d’où il l’avait rituellement exclu, pour désactiver la rupture de l’insoumis qui en réalité l’avait quitté lui-même. Et la dernière fois, définitive, alors que celui-ci encore hospitalisé tentait de renaître, dans l’effort d’une résolution ultime de son traumatisme par la réflexion thérapeutique sur sa propre biographie, Debord substitua dans les préoccupations du patient celles des confidences du bourreau sous la couverture en papier de verre (ses Mémoires), puis après l’avoir reconduit vers son passé de nouveau l’oublia, avant le grand soir (1968 et la suite)...
Après l’internement, la fatigue toujours évoquée par celui de l’autre pays, à propos de sa santé pendant qu’il reste hospitalisé et entre deux hospitalisations est celle des séquelles de ses thérapies et le poids des neuroleptiques suivis sur une santé déjà précaire.
Ne cherchons pas la folie quand nous voyons et entendons Ivan Chtcheglov lire une partie de son autobiographie, vers 1974 (?), grâce à cette vidéo qui nous parvient d’on ne sait où (mais c’est bien lui, sous neuroleptique à n’en pas douter pour qui en a vu à l’époque) ; chercher les effets secondaires terriblement destructeurs et irréversibles de la thérapie, qui très probablement le mèneront peu à peu à ne plus pouvoir écrire ni s’efforcer de communiquer avec le monde suite au handicap énorme que cela entraîne et à la réclusion dans laquelle elle enferme définitivement celui qui cesse de se battre. Ce qui n’enlève pas le traumatisme de l’agression causée par la violence du premier choc, quand la main s’inhibe ou quand elle ne peut plus former l’écriture, quand la forme des mots s’effiloche jusqu’à ce que l’écriture disparaisse — processus accentué, et de toutes façons pouvant être aussi causé et s’acccroître, par les neuroleptiques... Tel Ivain ne pouvant plus parler en thérapie lorsqu’il arrive à l’analyse de sa rupture avec Debord l’ayant retrouvé, et des années plus tard ne pouvant plus écrire lorsqu’il arrive au même moment dans son autobiographie, l’ayant définitivement perdu (après 1965).
Comparer Chtcheglov à Artaud, selon qu’il vienne à l’idée que soient admis chacun pour visionnaire, que la question de la destruction par la thérapie et le rapport aux toxiques soient évidents pour les deux, mais encore l’incompréhension de l’environnement avant-gardiste, surréaliste pour Artaud, situationniste pour Chtcheglov, comme scène paradoxale du théâtre de leurs cruautés (la souffrance d’exister où se nichent aussi leurs familles et leurs amis), est une fausse route pour comprendre ce qu’il a apporté, et comment il put être détruit avant même de commencer à être soigné (un an après son exclusion de l’IL).
Car Chtcheglov n’est pas le poète prophétique mais de l’action en commun et de cette inscription de l’expérience comme poésie ; non l’oeuvre produite elle-même, il n’a rien à manifester sinon lui-même — avec autrui. La dérive d’après lui est une oeuvre abstraite de l’émotion et de la culture, agie par le mouvement cognitif des corps, en temps réel de cet espace-temps. Après il faut chercher à s’élever, prendre une distance justement pour ne pas devenir complètement fou de ne pouvoir se regarder dans un miroir (on ne se regarde pas quand on se livre à se déconstruire soi-même expérimentalement — cela ne pourrait donc durer et ce n’est pas faute de le savoir s’il y a des prolongations malgré lui ; — comprendre de l’intérieur le chemin de son destin suppose ensuite des épisodes de synthèse, alors que d’autres le voient détruit par anticipation, dont sa mère)... C’est pourquoi la violence de l’exclusion fabriquée contre sa protestation, révisant son départ, puis sa pensée poétique, fut un choc qui l’effraya plutôt qu’il ne le divisât (on fait l’hypothèse qu’il n’était pas spécifiquement schyzophrène malgré les symtômes , sinon il se serait suicidé impulsivement), non pas d’avoir été écarté du pouvoir mais de sa propre autonomie constructive parmi les autres ; autonomie qu’il ne cherchait donc pas à rendre prescriptive car cela n’aurait pas eu de validiitié pour les autres de leur imposer sa singularité pour sens de la leur., tout juste partager les expériences.. autonomie aléatoire, en quelque sorte accidentelle, et simplement devoir la faire exister pour l’événement des merveilles, la vie elle-même, et respecter comme création de penser, au grand dam la hiérarchie.
Debord s’est trompé croyant universaliser la dérive en la dépossédant de ce qu’il considérait comme des accessoires pathétiques de Chtcheglov, les signes puisés en désordre dans la culture et la mémoire particulières, parce que c’est l’anthropologie existentielle qui s’organise singulièrement à la fois à l’intérieur et à l’extérieur d’elle-même. il s’en est rendu compte mais trop tard, après avoir arraisonné à tort celui qui se reconstruisait.
Qu’on ne dise pas après avoir produit un fragment de ses dernières écritures dans les années 70 que c’est la folie elle-même qui l’aurait définitivement privé de la possibilité d’écrire le rendant végétatif. Le schéma du traumatisme nerveux qui ne peut plus commander à la main d’écrire est comme nous l’avons dit, plus complexe... Voici la citation extraite de son ouvrage biographique par les auteurs qui eurent tant de mal à ne pas éclater en sanglots (merci d’avoir retrouvé le profil perdu mais il faut aller jusqu’au bout, publier TOUS les fragments, si possible datés mais sans les commenter entre parenthèse), face au territoire ruiné après les bombardements successifs subis par Chtcheglov... il est bien là, quand il dit, même s’il ne le répètera pas — pourquoi devrait-il le répéter après l’avoir dit une fois ?
Jamais il n’aurait pu croire, un quart d’heure avant, dans sa chambre, qu’il éprouverait l’immense soulagement qu’il
trouva sur la pelouse. Lui qui avait craint plusieurs fois pendant ces derniers jours de mourir dans la grisaille, les
couleurs diminuaient d’intensité devant ses yeux, jusqu’à ce que la chambre lui semblât sordide de misère, se retrouva
avec des yeux neufs meilleurs que par le passé. Que dire avec des mots de cette sérénité ? C’était, en bien plus fort
encore qu’il ne l’avait désiré, ce qu’il cherchait avec cette phrase : les internationales sont mortes, les forêts son
l’éternité. Au pied du [ illisible ], il pensait à une miniature grégorienne ou sortie de je ne sais quelle édition illustrée
des Mille et une nuits, qui représentait un ermite avec son aura, au pied d’un arbre, et dont le titre était : il réfléchissait
sur les sublimes paroles. La pelouse sentait le thym et il y avait des abeilles sauvages. C’était l’émerveillement.
LES INTERNATIONALES SONT MORTES – LES FORETS SONT L’ETERNITE
Ivan Chtcheglov, Sur ce monde habité
extrait de Ivan Chtcheglov et répétition de l’aphorisme par Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné, Ivan Chtcheglov, Profil perdu
Manifeste même qu’il ne pourrait pas y avoir d’oeuvre longue pour d’autres raisons que la folie (pensée de l’autre au-delà de l’impuissance psychique et traumatique de reprendre le fil d’une longue autobiographie à écrire, après la rupture du fil psychanalytique). Ce sont des aphorismes en forme de poèmes en prose et en vers libres, ou de micro-nouvelles ou légendes. On ne voit pas ici la mort mais la sortie de la Hacienda. La saveur du monde comme autre sensible révélé par la disparition de l’Utopie — serait-ce cela, la mort, plutôt que l’anéantissement ?
Émerge soudain la pertinence qu’il put s’intéresser aux cathares lors de ses périples dans le sud-ouest, à la question du manichéisme et au "défi qu’ils lancèrent à l’occident" (Baudrillard), quand ils choisirent de se jeter dans le bûcher collectif, au lieu de se soumettre au projet politique qui leur avait proposé la vie sauve. Au fond, son suicide solitaire n’aurait rien signifié, tandis que que sa grogne dans le monde du renoncement en infligeant son retrait sans partage : oui. Il est mort après tous ses amis et même après Debord.. Que de vide progressivement effectué entre sa vie sociale et lui-même. Ici s’installe le symbole du mouvement dont il savait bien devoir un jour devenir au-delà de sa dépouille. Le biographe insère dans la citation : "Il dit qu’il est un symbole" (supprimé de cette retranscription)... Le petit dieu aztèque syphilitique est celui qui se jetant dans un brasier a donné naissance au soleil. Or en 2000 alors qu’il est déjà mort on peut le croire en Russie après qu’il soit passé à Detroit (flux poétique du collectif Hakim Bey). Personne n’a pu lui laver le cerveau ni le faire disparaître. Tout juste atteindre ses flux circulatoires — dont il meurt comme son père, si on a bien compris. Insurrectionnel par l’actionisme, insoumis à la théorie, résistant à la domination, explorateur de l’invisible altération du visible, tel est Chtcheglov finalement se retirant au nom de sa fatigue et de sa maladie accomplies, après n’avoir écrit toute sa vie que des aphorismes — contre toute apparence sibyllinne.
Parenthèse 2
En 1963, c’est le moment où ceux qu’on appelle "les formalos", c’est à dire les artistes de la dérive dans L’Internationale Situationniste (après les poètes de l’Internationale Lettriste)... quittent le navire. Dix ans après l’écriture du Formulaire, alors qu’il vient de renouer en répondant par correspondance à Debord, Chtcheglov interrompt soudain son travail autobiographique avec son psycho-thérapeute et d’ailleurs le psychothérapeute lui-même va disparaître et tarder à revenir... sans doute au moment de l’évocation impossible de la rupture avec le leader de l’Internationale situationniste qui le sépare de lui-même, maintenant que Debord est revenu : les problèmes ont réapparu. Il ne reprendra sa synthèse que sous forme d’un projet d’écriture beaucoup plus tard, en 1973, sans y parvenir intégralement, parce que de nouveau parvenu au moment du choc, toute sa capacité d’écrire et même pour sa main de fonctionner s’anéantit... Sa santé s’est dégradée, après que Guy Debord et Michèle Bernstein l’aient définitivement quitté (en 1965)... L’évocation nécessaire au dépassement du traumatisme par l’écriture ne se produira plus, parce que Debord en personne a surgi de nouveau au moment de la restructuration progressive où cela pouvait avoir lieu : contre lui ; l’aurait-il senti ? En tous cas il le tue pour la troisième fois et il y en aura quatre, les deux premières par malveillance, la troisième par bienveillance, et la quatrième par défaillance. 1954, 1958, 1963, 1965 (pureté et inconscience du moderne dont parle Chtcheglov quand il caractérise Debord capable de "tuer")...
Les retrouvailles épistolaires l’ont dévié de son travail thérapeutique d’autonomie en réactualisant sa blessure (comme le traumatisme réinstallé l’empêchera de résoudre son autobiographie — s’agissant aussi d’une biographie critique de Debord — par l’écriture suivie, en 1973). Il se met à chercher un dépassement de l’humiliation en remerciant des retrouvailles celui qui le fascine par la bonne volonté d’une réécriture sans fin du Formulaire (après avoir déclaré l’entreprise impossible — voulait-il appeler à la prudence dans un prolongement poétique sur le système révolutionnaire ?)... Forcément les versions seront éternellement renouvelées, le Formulaire étant l’objet de la frustration même, aucune d’entre elles ne pourrait le satisfaire après que l’événement lui-même, la publication du texte original, se soit déjà produit aux yeux de tous et contre sa propre pensée. Il serait facile de ne l’attribuer que physiologiquement à des neurones détruits. Et la publication ne serait-ce que d’une sélection bien sûr n’aura jamais lieu davantage de la part de Debord (toutes les justifications seront bonnes, de la confusion des propos à leur trop grande profusion de l’ordre d’un ouvrage de 600 pages ce qui est trop).
Pour s’édifier de la monstrueuse irresponsabilité de Debord en quête de son miroir narcissique face à Chtcheglov en perte du sien, en 1963-1964 (voir l’intégrale des publications de Not Bored ! — hélas en anglais) ; quelques extraits à suivre... où dans une de ses lettres à celui qu’il dit être "son ami" Debord exprime la tendance en premier lieu de son imaginaire partagé avec les autres (avant de les dominer ou de les exclure), la consommation et l’intoxication alcooliques exacerbées, selon l’aveu qu’il fera beaucoup plus tard dans Panégyrique ; on remarquera l’impasse sur la situation d’un patient dépendant qui vient d’être sevré et dont le problème est fatalement substitué par les neuroleptiques, — prosélytisme de la toxicomanie alcoolique à ce point de malveillance par inattention au malheur d’autrui, ou méchanceté ? :
25 novembre 1963
POUR IVAN, [1]
Qui n’a pas seulement « sa page » dans cette histoire (à suivre) ; mais qui y est partout chez lui.
— les retrouverions-nous jamais comme cet été-là, avec cet éclat —
— la boisson et le diable ont expédié les autres —
— cet étrange voyageur ÉTAIT DONC SUFFISAMMENT FAMILIARISÉ AVEC LE POISON.[2]
Son ami,
GUY
[1] Lettre dédidace, de toute évidence, à Mémoires de Guy Debord. [Note de l’édition Fayard]
[2] LE POISON alcool / opium :
" (...)
Et Thomas de Quincey buvant
L’opium poison doux et chaste
(...) "
Cors de chasse, Alcools, Guillaume Apollinaire) ; le premier vers est cité à la fin de la lettre de G.E. Debord adressée du Danemark à Ivan Chtcheglov, le 8 juin 1963.
(Guy Debord, Correspondance, Volume 2, 1960-1964. Notes par Alice Debord. éd. Arthème Fayard, Paris, 2001)
Ou encore :
9 août [19]63
CHER IVAN,
Oui, avec ta préface, le ton est retrouvé. C’est ta voix. Comme elle était toujours, dans le rapport (ou le programme) sur la vie. Ce qui nous a retenus de la vie. « Elle est belle, elle est facile. »
Certainement, nous ferons savoir, autant qu’il faudra, que nous nous sommes retrouvés ! On va beaucoup nous revoir ; non seulement à cette Contrescarpe, qui n’est que ta dernière étape en liberté [1] — celle où cette dérive a été momentanément engluée, d’où on pourra repartir — mais, j’espère, aussi à d’autres endroits que nous avons trouvés autrefois… Et à tant qui sont encore à découvrir, etc.
Voici, retrouvés dans une note d’époque — dont l’écriture était fortement tremblée — quelques cocktails que nous avons nommés et bus vers le début de 1954 :
- le Déséquilibré : 2 rhums, 1 Ricard.
- Il existe aussi (plutôt même) sous la forme du Double-déséquilibré.
- La Première communion : 1 Raphaël, 1 kirsch (pour petites filles).
Pour exclus ou crypto-troubles comme Conord [2] — un ou deux inventés justement à l’usage de celui-là :
- la Douce exclusion : 1 café + 1 Raphaël,
- et le Dernier espoir : 1 munich, 1 Suze.
D’autre part, nous appréciions nous-mêmes :
- le Trafic d’influence : 1 Phœnix, 1 mascara, 1 Raphaël,
- et la Parfaite délinquance : 3 rhums, 1 Raphaël, 1 Pernod, 1 chartreuse, 1 kirsch, 1 vin blanc.
Et oui, l’humour n’a pas manqué. L’aventure… Voilà pourquoi aujourd’hui nous sommes si intelligents.
Double-Wagon [3] mourra de tristesse (de toute façon, il consacrera peut-être trente ans de « survie » à ce genre d’agonie) en constatant que tu resteras dehors, et avec nous. C’est-à-dire inattaquable pour ses prochaines manœuvres dans le moment même où il aura le plus envie d’attaquer. Envie, c’est le mot ! Au pôle dit de la maladie, comme au pôle dit de la liberté (aucun n’est si simple) résidait la même qualité que lui ne peut en aucun cas atteindre. Mais arrangeons-nous pour tenir ferme dans le second.
Continue d’écrire, même péniblement : on recollera les morceaux. J’essaie de mon côté, ces temps-ci, d’en faire le plus possible dans le même genre d’activité rédactionnelle.
À bientôt, pour le dixième anniversaire de la dérive,
GUY
[1] C’est au café des Cinq Billards qu’Ivan Chtcheglov fut saisi pour être interné. [Note de l’édition Fayard]
[2] André-Frank Conord, membre de l’Internationale Lettriste, rédacteur de Potlatch (N°1-8) jusqu’à son exclusion le 29 août 1954 pour "néo-Bouddhisme, évangélisme, spiritualisme." [Note de l’édition Fayard]
[3] Sobriquet de Gaëtan Langlais qui lui venait de certaines pratiques douanières. [Note de l’édition Fayard]
(Guy Debord, Correspondance, Volume 2, 1960-1964. Notes par Alice Debord. éd. Arthème Fayard, Paris, 2001) ; lettres extraites de Debordiana, Correspondance, 1963, 1964.
On croit rêver.
Merci
(envoyé par frterik).
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La diction permet d’imaginer une calligraphie ou une typographie de la prose et des vers libres comme celles requises dans le Formulaire.
Des révolutions mentales en folie
La sensibilité confrontée à ce qui est peut-être, au-delà de la domination, la bêtise qui se croit intelligente ou la rencontre du pervers cuirassé, en outre du génie rassembleur paraissant en attente d’une solution extérieure, qui le fascine. Où le poète à la fois partenaire indispensable et concurrent inégalable du souverain est transformé en victime masochiste ou naïve, soumise par l’effet des machines sadienne et/ou stalinienne (relations et productions) qui instrumentent l’inspiration du règne par le défi inaccessible qu’il suggère.
Or ils sont alors un certain nombre de jeunes créateurs et d’auteurs en mouvement amenés à consulter des psychothérapeutes ou des psychanalystes pour tempérer les conséquences de leurs excès ou explorer leur for intérieur. Et plus encore parmi les jeunes lettristes qui s’édifient en expérimentant leurs extrêmes, il s’en se retrouve souvent hospitalisés après quelques jours en prison. C’est Straram qui se retrouvera lui aussi interné pendant quelque temps à l’hôpital de Ville-Évrard suite à un état d’ivresse aggravé au cours duquel armé d’un couteau en pleine rue il a failli faire une victime, et Gaëtan Langlais que Chtcheglov lui-même empêche de commettre un assassinat... avant qu’un jour il ne se retrouve à son tour dans les pires conditions du pire diagnostique et de la pire des thérapies...
En a t-il vraiment fait davantage même plus ivre ou plus fou ? Plutôt moins. Mais c’est singularité altière qui situe une sorte de xénophobie (en miroir de l’épigraphe du formulaire) selon laquelle des gens qu’il cotoie peuvent parler de lui ailleurs à leurs amis psychiatres comme d’un cas... c’est ainsi que l’ami de l’amie enfin découvrant le cas ne le rate pas, le jour où il le fait interner entre deux policiers en influençant le diagnostique radical du médecin qui l’accueille.
On ne lui pardonne rien à cause de la différence de son intelligence et de sa quête hors norme, et on porte le plus grave diagnostique de ses moments de folie en présumant de son altérité ordinaire, quand elle se manifeste en délire sans actes graves engagés (ni auto-mutilation, ni tentative de meurtre) sinon une agressivité désarmée sous l’effet de l’alcool comme beaucoup d’autres. Alors qu’il a poussé ses expériences jusqu’à l’hallucination sans perdre le fil de la raison.
Les plus folles révolutions absorbées par la révolution thérapeutique
C’est le moment révolutionnaire de la psychiatrie désalieniste française à l’instar de Lucien Bonnafé qui met en place la psychiatrie de secteur ; où la psychothérapie institutionnelle inventée en France auprès du même homme, pendant la seconde guerre mondiale, dans le service duquel passèrent les jeunes Lacan, Guattari, et Ouri, et dont le développement théorique depuis la psychanalyse est problèmatisé ensuite par Lacan dans les années 50. Les trois établissements de soin phares de la psychothérapie institutionnelle sont les cliniques dites "ouvertes" de Saint-Alban-sur-Limagnole (sous la direction du docteur François Tosquelles), de La Borde (sous la direction du docteur Jean Oury — où travaille Félix Guattari) et de La Chesnaie (sous la direction du docteur Claude Jeangirard). C’est à la Chesnaie que sera hospitalisé Chtcheglov selon son choix après son internement médical en 1959, où le retrouvera Debord qui le cherche depuis 1958, recevant enfin un signe de sa part en réponse (en 1963).
La psychiatrie asilaire des services "fermés" est en pleine révolution. La contention physique et cérébrale des malades (camisole de force et lobotomie) connaissent un dépassement matériel grâce la chimiothérapie. L’innovation du Largactil, dont la molécule est le premier des neuroleptiques, découverte par Henri Laborit dans le cadre de ses recherches en neurobiologie sur l’hibernation artificielle appliquée à l’anesthésie, après avoir été expérimentée au Val-de-Grâce est testée puis systématisée en psychiatrie à Sainte-Anne par plusieurs professeurs qui constatent son efficacité dans le traitement des psychoses et des schyzophrènies, des doses quotidiennes permettant de laisser les patients en circulation.
Catalepsie contre catalepsie : les traitements de choc et de coma traditionnels ne disparaissent pas de la vie des hopitaux psychiatriques pour autant que la nouveauté de la camisole chimique terrasse les agités en phase aigüe ; elle consiste à injecter un coktail de Largactil associé à un antihistaminique puissant, le Phénergan, et au Dolosal, dérivé de la morphine moins puissant mais à effet rapide renforçant celui de l’ensemble de la prise, la rendant foudroyante, provoquant une sorte de coma de brève durée... les "matraques liquides" parfois associées aux traitements de choc traditionnels (électrochocs, cures de Sakel — insulinothérapie des comas hypoglycémiques, — cures de sommeil) ne donnent pas que des améliorations de la situation des grands malades, mais causent d’autres ravages physiologiques et neurologiques souvent considérables, quoiqu’on pense à un moment qu’ils résoudront le problème de l’internement des psychoses les plus graves et des pulsions schizophréniques, ou les schizonévroses, et alors même qu’ils commencent à être expérimentés dans certaines névroses, car les laboratoires notamment européens y trouvent des enjeux internationaux considérables.
Les conséquences visibles des effets secondaires (identiques à ceux qu’on retrouve dans certaines maladies du système nerveux), se manifestent par des troubles neuro-moteurs rassemblés en syndrome dit extrapyramidal — à cause d’une localisation anatomique à laquelle on attribue la source des dysfonctionnements, mais cette interprétation n’est plus appropriée aujourd’hui, si ce n’étaient les symptômes — :
– Tremblement de repos ;
– Hypertonie ou rigidité, décrite comme « plastique » (par opposition à la spasticité du syndrome pyramidal) ;
– Akinésie c’est-à-dire des mouvements rares et lents.
(définition vulgaire donnée dans wikipédia).
A quoi il faut ajouter des phénomènes de sudation permanente et l’empâtement de la bouche insuffisamment fluidifiée, qui crée une difficulté d’élocution (d’articulation) accroissant le handicap du ralentissement des gestes. Enfin, il convient de savoir plus souvent qu’il n’est admis que ces troubles secondaires dus à certaines thérapies ne trouvent pas obligatoirement leur terme après l’arrêt de la prescription. Chez certains sujets, s’ils ont subi des traitements de choc, ou même simplement à travers une administration prolongée de ces prescriptions, les effets secondaires ne sont pas réversibles. Sans compter les problèmes d’addiction à l’égal des drogues dures, les problèmes vasculaires, rénaux et hépatiques... C’est dire si la dégénérescence attribuée à la folie dans ce cas est une vision inexacte du problème, étant en réalité une seconde maladie diffuse et progressive due aux médicaments, qui ne peut en aucun cas être attribuée au syndrome primitif du patient (ni à son évolution), mais évoluant elle-même peut devenir principale.
En outre s’il est admis aux résultats de l’amélioration mentale des malades que les neuroleptiques peuvent être actifs dans le cas des symptômes dits "positifs", ou productifs (délire, hallucinations, agitation, angoisse), par contre dans le cas de symptômes négatifs tels que le retrait (ou l’autisme) ils provoquent un renforcement fatal. Ce qui pose logiquement un problème pour les patients aux maladies dites aujourd’hui "bipolaires".
A l’époque, quand Ivan Chtcheglov est hospitalisé, on n’a pas tiré toutes les conséquences de l’usage des neuroleptiques notamment la gravité des symptômes secondaires qui seront à l’origine de la recherche d’une seconde génération de neuroleptiques et d’antipsychotiques (autrement dangereux). Qu’il s’agisse des psychothérapies ou de la chimiothérapie toute la psychiatrie serait-elle proche de l’antipsychiatrie est alors une gigantesque friche expérimentale dont les patients sont souvent les cobayes.
Heureusement, face à la médecine scientifique du cerveau avec la chimiothérapie qui sauve la norme sociale mais installe un handicap, il y a un réveil philosophique des thérapeutes sensibles à la Phénoménologie de l’existence qui se posent les questions phylo-ontologiques sur les maladies mentales et leur histoire sociale, c’est le mouvement de l’anti-psychiatrie qui voit plus utile de chercher la cause de l’aliénation mentale dans les relations sociales déficientes, que dans le cerveau, sans nier qu’il y ait des pathologies du cerveau mais qui ne constituraient pas le cas banal des maladies mentales ; en 1961 l’antipsychiatrie apparaît comme un point politique de questionnement de l’institution médicale, des pratiques et de la réflexion ontologique sur les maladies mentales et leur environnement, avec l’événement de l’ouvrage de Thomas Szasz The Myth of Mental Illness : Foundations of a Theory of Personal Conduct ; on commence à se poser de sérieuses questions sur l’origine des troubles mentaux, leurs catégorisations, et la façon de les soigner (l’ouvrage qui connaît plusieurs rééditions en anglais sera traduit en France chez Payot en 1975 ; comme par hasard il ne paraît plus réédité quand le pouvoir tente de généraliser la psychiatrie comportementale et les thérapies de contrôle des comportements dès l’enfance normale à l’école maternelle (contre la psychanalyse en France) — la drogue miracle des élèves agités dits "hyperactifs" — par exemple ceux qui vivent en famille dans des espaces insuffisants pour leur harmonie ou qui sont perturbés par des familles "agressives" — se nomme "Ritaline".
Sans compter Laing et Cooper qui attribueront plus particulièrement les troubles mentaux à la famille, Szasz introduit un point de vue social dans l’analyse de la psychiatrie et des maladies mentales qui révolutionna l’image collective de la folie et qu’il serait intéressant d’analyser et de comparer aujourd’hui après que Foucault ait lui-même apporté sur le sujet.
Toutes les maladies mentales du monde
Il faut se défier de parler de psychose quand on n’est pas qualifié pour faire un diagnostique même à avoir consulté un dossier médical posthume transmis depuis des interprétations médicales obligatoirement vieillies. Et aussi il ne faut pas "croire" que la médecine porte un diagnostique incontestable ou définitif dans ces domaines toujours en évolution. Un psychotique interné d’office ayant subi des traitements de choc à cette époque ne se retrouvait pas à sa guise dans une clinique "ouverte" a fortiori expérimentale en thérapie, en pouvant choisir d’y sursoir pour réintégrer la ville de surcroît — s’il a peur de sortir c’est la conséquence des effets de l’enfermement et le poids de la thérapie...
Et même si... la schyzophrénie n’affectant pas l’intelligence certains schyzophrènes se sont stabilisés au point de se réinsérer socialement, et même professionnellement, durablement sous protection thérapeutique.
Rien n’est clos sur sa disparition ni ne l’explique ni ne la justifie quand on pense avoir tout dit par : il était fou.
Les jeunes lettristes sauf quelques uns étaient tous fous ; c’était le défi du désordre existentiel spéculatif, des exploits actionistes extrêmes.
Ne cherchons pas la folie quand nous voyons et entendons Ivan Chtcheglov lire une partie de son autobiographie, vers 1974 (?), grâce à cette vidéo qui nous parvient d’on ne sait où (mais c’est bien lui, sous neuroleptique à n’en pas douter pour qui en a connu ou vu à l’époque) ; chercher les effets secondaires terriblement destructeurs et irréversibles de la thérapie, qui très probablement le mèneront peu à peu à ne plus pouvoir écrire ni s’efforcer de communiquer avec le monde suite au handicap énorme que cela entraîne. Ce qui n’enlève pas le traumatisme de l’agression causée par la violence du premier choc, quand la main s’inhibe ou quand elle ne peut plus former l’écriture, quand la forme des mots s’effiloche jusqu’à devenir une ligne — processus accentué, et de toutes façons pouvant être aussi causé par les neuroleptiques.
Qu’à La Chesnaie il finisse par se comporter comme à la Contrescarpe après que le commandeur soit venu écraser la céramique, le psychothérapeutique, l’autobiographique, petit tour particulièrement efficace à jets d’herbicide sur la pelouse en train de repousser et puis salut... maintenant il va être abandonné après avoir été mis en échec par des propositions impossibles sur le chemin de sa maladie et du progrès pour en sortir... au-delà du passé... Retourner au consensus de l’année qui n’eut pas de suite — de 1956 à 1958 il n’y a pas d’effets et mieux, Chtcheglov déclarera que la publication du Formulaire est contre son gré. C’est Debord qui est bien étrange, décidément.
Autant nier que Chtcheglov n’a pas continué à vivre et à penser — à évoluer — depuis (même s’il est malade). Et pourquoi pas l’éternel retour de la crise ? Debord serait-il bête ou si craintif devant l’inconnu — comment dominer l’inconnu : voilà la question ?
Qu’enfin les thérapeutes n’aient pas réagi — parce que Debord se plaçant en ordonnateur du recommencement a effacé les pactes symboliques de la thérapie entre le patient et son médecin — pose qu’il lui ait fait perdre son crédit intellectuel auprès de ses thérapeutes. Tous l’ont abandonné avant et finalement à travers Debord, dont la contribution d’argent rendait le séjour lucratif pour la clinique.. Et qui finit par juger son ancien partenaire comme définitivement fou, en 1965. On ne croit plus en lui, et/ou bien : on le punit ?... Comme sa mère osera le punir de ne pas vouloir les chaussures qu’elle lui apportera à Maison Blanche... Orléans d’où il serait ressorti emmuré en lui-même quatre à cinq ans après (mais n’était-ce pas le chemin de Camille Claudel après plusieurs années d’internement de s’être elle-même refermée ?)... C’est-à-dire quant à lui ressortant pour être placé dans un service "palliatif" — une "maison de retraite" ?... Trou des biographes et de leurs sources qui étrangement ne se réveillent pas à l’hôpital suivant.... Si les fragments de texte existent même si des mots y sont illisibles, il n’y a pas de néologismes (non symptôme) mais à partir de quand plus rien n’est-il lisible ou construit ?
Non la dérive du Formulaire mais le continent Chtcheglov, moins le regard de Dubuffet que celui de Guattari pour tenter l’approche de l’ensemble des fragments. A fortiori s’ils paraissent insensés au yeux de celui qui cherche l’auteur idéal sans le reconnaître... Quant à la troisième personne du singulier pour écrire de soi quand on n’est plus celui-la (celui du passé) — quand on est si loin de lui par renoncement délibéré pour retrouver une dignité au fond de la maladie, c’est encore une façon de faire exister l’autonomie publique de ce qu’on va lui faire dire, en mettant en ellipse l’état désastreux de celui qui tient la plume, pour la crédibilité du texte. Ce n’est pas la suggestion d’une mythologie de la dissociation même si ça convient de le voir ainsi (parce que ça précise la silhouette évolutive du schizophrène), mais la situation symbolique de celui qui est parti — qui se voit parti et qui cherche à mesurer sa distance : comme penseur, comme phénoménologue de sa propre existence. C’est au contraire le "je" qui aurait lieu dans ce cas d’être inquiétant, le je érigé en surmoi — autre division.
Un nouveau malentendu
Le 2 septembre 1964 Debord écrit à Chtcheglov qui s’exprime exclusivement par correspondance avec lui depuis un an — et pour cause :
(version traduite en anglais sur le site anarchistnews.com, à défaut de trouver l’original en français sur le web) : "But an epistolary correspondence, even with a friend, even if one is understood, seems to me further away from the importance of living than the most profoundly calculated texts. It is even less satisying." Répétition de l’écrasement de son correspondant aux prises de renaître à l’écriture par l’émergence épistolaire (plutôt que renouveler les malentendus conflictuels de l’affichage de l’évocation contre le descriptif, comme par le passé)... vision bien conventionnelle de la publication, alors qu’on sait aujourd’hui à quel point Debord pendant ce temps garde soigneusement sa volumineuse correspondance dont il laisse à son épouse l’héritage pour une édition posthume sous copyright. De sorte que : poursuivre d’écrire à Debord devient sans importance symbolique aux yeux de celui qui s’efforce de lui répondre...
Il ne faut pas choisir parmi les écrits retrouvés, il faut les produire TOUS, extraire de l’oubli l’ensemble des manuscrits retrouvés et peut-être les dater, mais par pitié, sans les commenter... Beaucoup auraient été perdus par Chtcheglov lui-même — volontairement détruits à n’en pas douter, comme il pensait par exemple que le formulaire ne pouvait pas, ne devait pas être perpétuel, quoiqu’il s’expérimenta à le développer.
On voit bien qu’il en reste assez pour en dire plus. Et que sa forme même s’il elle fut en projet d’oeuvres longues, ce qui représentait l’écrivain, il n’en a jamais donné, alors que par ses fragments longs ou brefs, c’est ainsi qu’il nous est parvenu : des poèmes en prose et des aphorismes tenant lieu de nouvelles ou d’essais. Ne cherchons pas plus loin : l’oeuvre est là, vécue, et légendée. Pourquoi faudrait-il en outre qu’on ne lui rende pas son statut d’exister de cette façon, non traditionnelle, pensée poétique ainsi publiée, ainsi retrouvée, inédite, et justement : toujours recherchée ?
Bien que les deux biographes aient fait un travail de recension considérable pour contribuer à cet auteur : on en demande davantage, des lettres non abrégées, et toutes ces choses là. On ne peut conclure sur le Formulaire ni sur les fragments de l’autobiographie, intitulés à l’égal de l’oeuvre longue annoncée — pour dire la métaphore de ce qui se travaille et non pour dire le récit qui s’annonce — comme il annonça en vain un roman quand il était jeune : Sur ce monde habité.. On ne peut conclure en disant qu’après il n’y a rien à voir, qu’il faut passer son chemin... Rien ne rend plus curieux que ce qui devrait rester caché. On sait bien que s’il n’y a rien à voir, on peut s’arrêter justement où c’est vide. Ce qui installe le désordre. Alors un peu de pagaille !
Parenthèse 3
Autre hypothèse, vraisemblable : en 1963-1964 l’Internationale s’essouffle, au point qu’il n’y aura aucune publication entre 1964 et 1966... Il se passe, peut-être, à ce moment là, un événement dans la vie de Debord, sa confusion à propos de la séduction de ses amies au terme de laquelle l’ordre de la vie ne sera plus le même pour aucun des trois : Michèle Bernstein, Guy Debord, Alice Becker-Ho. La construction des situations après l’exploit de Strasbourg c’est fini, ce sera la dernière... Debord peut avoir l’intuition en 1963 qu’une fois encore il va falloir renouveler le projet ; comme au moment de la désertion de l’IL après le départ de Berna, Chtcheglov peut trouver l’idée depuis la critique des situations, puisqu’il n’a pas participé à développer l’IS. D’ailleurs ses lettres à propos de la dérive l’indiquent. Mais Debord lui proposant de retourner au consensus de 1956 tue le possible de 1964. Nécessité de faire la critique de la dérive et de l’urbanisme unitaire après les avoir trop représentés dans l’IS, ce qui a tué le vitalisme du projet. De l’autre côté c’est toujours la même hypothèse, soit Debord comme hypothèse totalitaire. Alors c’est Chtcheglov qui désespère sans être en situation de rompre. Donc l’effort est tel qu’ilne le fait pas, il se retire — dans sa cathédrale (mais celle-ci sans merveille).
Ecrasé de médicaments, toujours fragile, Chtcheglov donne vraiment une fois encore ce qu’il peut : son expérience de la maladie, de sa thérapie, et de l’hospitalisation, pour renouveler la critique de l’approche proposée ; mais face à l’incompréhension obstinée et persistante de son partenaire qui n’a pas le moindre respect qu’une réflexion depuis ce lieu puisse exister de façon intéressante : que peut-il faire ? Tout en Gilles en vain.
Au fond Debord est intellectuellement plus enfermé que son correspondant, il ne comprend pas ni ne voit ce qu’il peut faire de mieux que lui-même en Chtcheglov ; il pense trouver une aide, et ne la trouvant pas où il l’attend (c’est à dire sa propre attente), il veut en donner une mais sans jamais donner lieu à autrui.
Varia
N’y a t-il alors vraiment plus de traces écrites de Chtcheglov ? Seraient-elles incohérentes ou mal tracées, si elles existent on voudrait bien les voir. Et sinon, c’est encore plus clair. Il pensait à créer un lieu — la hacienda — plutôt qu’à poursuivre d’écrire, de tels lieux existeront sans lui après 1968, il le saura. Mais avant il fait le vide.
Guy-Ernest Debord s’il crée beaucoup parmi et avec les autres ne crée d’oeuvre personnelle majeure qu’après les exploits de ses camarades actionistes qui n’ont pas attendu le nombre des années pour faire événement. Ses Mémoires n’étaient qu’une installation du regard des autres. La société du spectacle, écrit la même année que le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Vaneigem, en 1967, repose sur le malentendu d’une installation magistrale de la fin sociale des avant-gardes par le manifeste, et par conséquent sans émergence possible. Alors qu’on le prend pour une émergence nouvelle du Capital dont en réalité il crée un détournement anagrammatique.
Les gafitti de mai, étaient une émergence de l’Internationale lettriste... En 1966, c’était le premier ouvrage de la trilogie situationniste (avant clôture) — mieux que la revue, des livres — : De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier ; l’ouvrage est signé par l’Internationale situationniste de Strasbourg, c’est à dire très probablement Raoul Vaneigem pour l’assurer et majoritairement Mustapha Khayati pour le rédiger l’éditer et le produire, commettant le "casse" de la trésorerie de l’UNEF de Strasbourg (A.F.G.E.S) afin de le publier sans recours à un éditeur patenté, ni même à l’Internationale situationniste dont ce fut au contraire la manifestation d’autonomie, elle-même. Et c’est bien là, l’ouvrage qui influença mai 1968, nullement les deux autres qui ne furent lus qu’après les événements... Le scandale consistant principalement que ce livre fut produit avec l’argent du syndicat.
On revient à La société du spectacle ces pompes anciennes seraient devenues insupportables. Debord en a écrit d’autres et est revenu au cinéma... mais il finit par un livre.
C’est un chant du signe-cygne de la modernité. Ceux qui lui prêtent une dimension sociale visionnaire s’enfoncent dans une mortification. Qu’à la fin il inspire des doctrines millénaristes de micro-chapelles alors qu’il craignait par dessus tout l’occultisme et l’ésotérisme approchés par certains lettristes dès Isou, puis comme Langlais, au point d’en tourmenter l’explorateur Ivain jusqu’à l’écarter pour manque de rigueur politique, est un comble des intentions matérialistes radicales au nom desquelles il put exclure. Mais au fond c’était prédit par son élitisme sectaire, son système théorique pour se reproduire auprès des prosélytes (la théorie plutôt que les enfants pourquoi pas), son rapport de force destructeur, car il n’y avait pas d’avenir à composer des organisations formelles furent-elles en réseau, dans le monde en train de devenir globalement conceptuel et justement informel ; chaque être libre allant et venant n’était que le signe d’une organisation impossible, d’où qu’elle fut fantôme quand Debord croyait la tenir... Il avait le charisme du directeur de la revue et le bras européen assez long, et surtout une femme exceptionnelle qui le mena vers des rencontres non moins exceptionnelles et qui s’appelle aujourd’hui encore parmi nous : Michèle Bernstein. Puis il l’a substituée par une "jeune fille" (qui le précise dans les notes de la correspondance avec Chtcheglov, d’ailleurs).
Ne pas confondre la délocalisation (d’un seul à travers les autres) et les sédimentations du topos (de tous). Et alors, c’était beau à tous, mais cela par deux fois fut détruit (que dire du radicalisme de l’exclusion de Wolman à cause de sa joie partagée d’avoir un bébé avec sa jeune épouse et qu’ils l’emmènent avec eux au gré des activités du groupe — ce qui était incompatible avec la conception rigide de l’amour libre — sans se reproduire.
Après la décérébration attribuée à tout le monde à l’horizon de la société du spectacle, certes nous pouvons encore constater que l’auteur qui avant l’IS avait touché le cinéma après Isou revient au cinéma après Godard, quand la revue de l’IS elle-même ne paraît plus. Elle ne réapparaîtra qu’à titre spectral après 1969, alors que les éditions pirates de l’intégrale, à la couverture d’argent, ont déjà célébré sa disparition depuis l’université de Vincennes dès la fin de 1968...
On imagine la curiosité méfiante de Straram lisant la lettre de Debord, à la recherche des exclus qui avaient apporté le dynamisme de leur propre vie dans l’actionisme révolutionnaire lettriste, où ce dernier lui suggère d’être un agent de l’Internationale Situationniste au Québec, alors que son correspondant a profité de se soustraire à la conscription pour se mettre hors de portée du piège debordien qu’au fond il redoute. L’objet de la réponse décrivant la situation canadienne afin de convaincre qu’il ne pourrait y avoir de rapport entre ces deux attentes et ces deux mondes, et la subtilité d’éviter le renouvellement d’une querelle en ne s’opposant pas directement, alors qu’un Trudeau et quelques autres s’intéressent au Lettrisme, font sourire. Quoi qu’il ne dédaigne pas d’assumer sa propre participation à la fondation de la dérive en signant un seul opus de sa propre revue sur le sujet, comme Berna en 1952 : "Cahier pour un paysage à inventer" (en 1960).
Pour finir
Quelques extraits de lettres aux Debord que les biographes ont tort de commenter (celui qui est malade ne se sachant pas malade, etc.. c’est bien connu d’ailleurs nombre d’histoires drôles...) en effet, pour qui connaît le milieu hospitalier des cliniques psychiatriques de l’époque, pour y avoir travaillé ou habité en famille, et quelques notions sur quelques maladies et la vie collective dans ces cadres, tout ce qui suit, à savoir le côté devant se soumettre qui l’énonce, mais à y reconnaître des comportements institutionnels et des malades et des soignants dans un service ouvert, est possible :
« La trouille de voir se répandre les documents envoyés s’explique assez bien par la nécessité du
compromis : car pour les imbéciles bourgeois comme pour l’Etat, c’est un scandale que de pareilles
fêtes puissent exister dans ce genre d’établissement… et ils se foutent de leur réputation, mais pas
des mesures répressives de l’ordre établi. Intervention de la Sécurité Sociale, etc.
Mais là où je ne suis plus du tout, mais plus du tout d’accord, c’est le moment où les censurés
deviennent censeurs. Et c’est bien ce qui se produit actuellement.
L’importance énorme de cette maison dans l’étude du comportement en groupe, (cette maison dont
on a dit tant de mal – voir la presse de juillet-août 59 lors de l’incendie – et vous savez comme moi
que lorsque la presse se déchaîne contre quelque chose, il y tout à parier que)
Dégringole peu à peu pour devenir un job, une habitude, un bon fromage pour faire son paquet.
Gloire et début d’échec d’une situation construite, car s’il y a u construction de situation quelque
part dans le monde, c’est bien ici… et pourtant… tout indique que l’effort ne tiendra pas, et que l’on
va vers la bonne clinique à la papa… oh, les barbelés seront dorés, ça oui… Mais…
Certes, pour les déments ordinaires, les débiles et les idiots, elle restera un modèle… Mais pour les
quelques autres, pour ceux qu’il importe de sauver ? Alors là… Processus trop bien connu…
l’avant-garde (des cliniques) se noie dans le système et « s’assagit »…
Le danger, pour le personnel, vient d’être en contact permanent avec la pauvreté et la misère
mentale des malades… ils finissent par croire qu’ils ont toujours raison et lorsque par hasard ils
tombent sur une vérité évidente qui sort de la bouche d’un pensionnaire, ils ne veulent plus
l’entendre. (…)
N’ai-je pas eu l’imprudence stupide de dénoncer en public et devant le personnel une petite partie
de ce qui était en train de se passer ? Aussitôt le bruit s’est répandu que j’étais ivre et que je ne
savais plus ce que je disais… (et bien sûr j’étais ivre. Car à jeun je l’aurais bouclé par prudence
élémentaire).
C’est vraiment trop commode… (…)
Il y a trois ans, les pensionnaires (et j’y participais largement) écrivaient leurs pièces et les jouaient
eux-mêmes, deux ans après on jouait les pièces du répertoire, aujourd’hui il n’y a plus de théâtre du
tout. Pâques sans théâtre ! Et un très petit nombre s’en est plaint, car les yeux se ferment.
Dommage qu’il ne reste rien de ces pièces dont une au moins – Le scoubidou fatal – était très
supérieure au théâtre actuel. (…)
Manger, boire, dormir, et dire « oui Monsieur » de peur d’un électrochoc, voilà où en sont les
meilleurs… (…)
Il y a eu le jour où une jeune et fort maligne, après mon refus répété pendant un mois de la prendre
(PUISQUE C’EST INTERDIT PAR LE REGLEMENT et que l’on m’avait laissé entendre que
c’était MAUVAIS pour elle) a été s’envoyer en l’air avec un « membre » du personnel… pas bien
grave, et cela ne lui a d’ailleurs causé aucun mal, mais de quoi avais-je l’air ? Ah, les censurés
censeurs !
Il y a eu des séries très louches qui ont largement contribué à l’ambiance sinistre actuelle… mort
pendant l’insuline d’une hypoglycémie, qui n’avait pas subi d’examen préalable… de jeunes
malades (très malades celles-là) baisées par le personnel… les coups – plusieurs moniteurs tapent à
tort et à travers…
Mais c’est la vie voyez-vous…
Et des détails misérables… (…)
J’ai bien cru que L’AUTRE PAYS, c’était ici. Mais autant en emporte le vent…
Attention : ces petites feuilles sont aussi de la très dangereuse dynamite. Les photos – qui prouvent
assez le BIEN que l’on peut en penser, et cette page, particulièrement dangereuse, car si une équipe
de fouilles tombait là-dessus, je suis bon pour la casserole. »
Ivan Chtcheglov, Profil perdu, Jean-Marie Apostolidès and Boris Donné, citant Ivan Chtcheglov, éd. Allia, 2006
Martyr de Ivan Chtchegloff
Le seul "passage à l’acte" informé avec précision dans les biographies est la connotation par Apostolidès et Donné d’un événement peu cordial commis par Chtcheglov et qu’il signale lui-même dans une des lettres à ses amis, en 1963 :
« Ivan a dû faire un "passage à l’acte" qu’il rapporte dans la même lettre à ses correspondants : " J’ai un Canadien archi-con, archi-bourgeois, archi-chrétien, charmant bien sûr, mais quoi ? Ça c’est terminé hier par la soupière sur la tête : c’était DRÔLE. Malheureusement beaucoup moins drôle, j’avais oublié que la soupe était bouillante. Gênant." ».
Certes le mal incarné. On notera qu’il est en cours de psychanalyse parvenu à un point difficile où l’on sait que certains patients particulièrement fragiles peuvent risquer de "passer à l’acte". Mais Comme il est défini comme un schizophrène les biographes parlent de lui avec les clichés de la maladie, et d’ailleurs tout se passe comme s’il faisait lui-même en sorte de jouer son rôle : le rôle du fou, comme il se raconte. Enfin, il paraît étrange qu’un schizophrène soit en psychanalyse dans un établissement de soins même expérimental comme La Chesnaie, c’était un pronostic thérapeutique peu partagé dans le cas d’une telle maladie.
Le témoignage d’une thérapeute en 2009 :
« Je suis resté en arrière avec Catherine Baratier, qui traîne un peu la patte et, sachant par François qu’elle l’a connu, travaillant dans l’institution où il résidait, je lui raconte brièvement comment j’avais longtemps cherché Ivan Chtcheglov, avant de retrouver la trace du fils de son ami Henry De Béarn et donc la sienne, quelques mois après sa mort malheureusement. Elle dit qu’il avait des moments de souffrance intense qui le ravageaient entièrement. Elle dit aussi que, dans d’autres moments, j’aurais pu le rencontrer. »
Antoine Grimaud, compte-rendu de la présentation de la nouvelle version du film de Jacques Baratier Désordre a 20 ans, au Colombier de Ville d’Avray, le 25 mars 2009 ; in Au zoo de Lausanne (site des éditions du Groupe de L’Ours)
Comme nous sommes idiots ; de quelle souffrance "acquise" et entendue s’agit-il ? Du déchirement de sa vie détruite advenant à sa conscience en douleurs insoutenables et hurlements — la souffrance des schizophrènes on dit — et la chimiothérapie ? Comment se fait-il qu’il ne se soit pas suicidé dans une impulsion réussie ? De souffrances liées aux désastres physiologiques, neurobiologiques, vasculaires, dus aux médicaments — il n’arrivait plus à marcher déjà certains jours à La Chesnaie — ? Que dire des trous de mémoire qui le frappent par moment longtemps après les cures d’électrochocs et d’insulinothérapie : traumatiques comme l’inhibition de sa main et/ou séquelles de la chimiothérapie ? Et toutes ses fatigues que lui-même attribue à tort à sa "maladie" ?
Et d’abord : de quoi est-il mort ? On voudrait bien que les biographes nous l’apprennent. Non seulement jeté définitivement par Debord au titre qu’il fut décidément fou il disparut... mais retrouvé mort fou de notoriété publique dispense de chercher la raison — puisqu’il était déjà mort d’oubli, bienheureux qu’on en parle encore — ?
Corps et âme malentendus
On peut supposer que la folle vie de Chtcheglov n’aurait pas été la même — pas seulement s’il n’eut pas rencontré Debord la première fois, mais encore si Debord ne l’avait pas retrouvé la seconde fois ni les admirateurs de Debord assurant la suite posthume de l’irréductible malentendu... « Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on le peut reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui. » Jonathan Swift.
Debord et Cie ou La conjuration des imbéciles.
Achever Debord en trois coups pour ouvrir le rideau
Ce qu’il advient ensuite de la pensée du commandeur n’est pas si passionnant pour les autres qu’on nous le ferait croire, sauf sa correspondance si on considère qu’elle révèle son immense machination et ses grands malentendus. Quand Asger Jorn inspire Luther Blisset *** en Italie, et un météore tombe sur Manchester gravant d’acide contre Thatcher le mur délirant du club FAC51 **** de Factory Records en liesse : "The hacienda must be built"... (1982-1997). 1998 : Chtcheglov sort de l’hacienda.
Et maintenant : que faire ? Il faut sortir de l’hacienda avant la mort particulière et générale si possible.
Aux actionistes, pour mémoire qu’ils n’aient pas contribué à empirer le monde.
A. G-C.
}
(épilogue)
Performance Fluxus [evt]
Avec la complicité de Ben Patterson
Galerie Légitime Re-enactment, Paris, dimanche 7 juin 2009
De 10h à 22h, performance avec Ben Patterson et Bertrand Clavez (dans le rôle de Robert Filliou) dans les rues de Paris.
Le 3 juillet 1962, Robert Filliou promène dans une casquette, la Galerie Légitime, les œuvres miniatures de Ben Patterson. Ensemble, ils arpentent un parcours parisien de 24 heures ponctués d’events Fluxus.
Le 7 juin 2009, Ben Patterson nous fait le plaisir de rejouer avec Bertrand Clavez (alias Robert Filliou), une nouvelle Galerie Légitime exposant ses œuvres au public dans un périple de 12 heures.
La performance de la Galerie Légitime est ouverte à tous, il est possible à tout moment de la rejoindre grâce à la retransmission en direct du trajet GPS s’inscrivant sur le site Internet : map.wikiplaza.org
Détails du parcours :
10h> départ Porte Saint-Denis (métro Strasbourg Saint-Denis)
10h30 > Les Halles
11h > Place de l’Hôtel de Ville
11h30 > Parvis de Beaubourg
12h > Place de la Bastille
14h > Galerie ARS LONGA – Intervention de Bertrand Clavez
16h > Cimetière du Père Lachaise
17h30 > Café Le Zorba, Belleville
18h > Place de la République
18h30 > Saint-Germain des prés
19h00 > Saint-Sulpice
19h30 > « Chez Georges », rue des Canettes
20h00 > Luxembourg 20h30 > Place du Panthéon
21h00 > « Les Cinq Billards » place de la Contrescarpe
22h > Restaurant La Coupole
Avec l‘artiste Lalya Gaye, les étudiants de l’atelier Locative Media Art, Art contemporain et nouveaux médias de Paris 8
www.arpla.fr/canal2/figureblog/ et la Galerie Ars Longa.
Sur une proposition de Bertrand Clavez et Liliane Terrier, avec la complicité de Judith Lavagna.
N.B.
JURGIS MACIUNAS FONDATEUR DE FLUXUS
Comme le lettrisme face aux guerres coloniales françaises Fluxus naît quinze ans plus tard face à la guerre impérialiste américaine au Viet Nam... Le français new-yorkais Robert Filliou est un des poètes et artistes associés à Fluxus, avec John Cage (dont l’enseignement a inspiré le nouveau mouvement), dont ce nom — celui d’un bulletin, — le concept, et les premières actions sont innovés à New York en 1961 dans la galerie AG sur Madison Avenue par Jurgis Maciunas, jeune émigré de Lituanie pour fuir le stalinisme à la libération, en même temps que son ami le cinéaste Jonas Mekas avec lequel il organise des projections et fait le design de son magazine filmique ; étudiant en arts devenu designer pour Knoll, il est introduit dans les milieux d’avant-garde par le compositeur La Monte Young, influencé par — mais contre Dada — et toujours par Cravan qui ne s’est pas préoccupé de laisser la trace d’oeuvres derrière lui ce qui le rend exemplaire, enfin par la destruction lettriste mais qu’il s’agit également de critiquer du point de vue de ses productions statiques, dans la mesure où le projet est de dépasser la notion de production elle-même ; il s’agit de créer un mouvement international de créateurs anti-conformistes de la valeur d’art (attribué à un académisme avant-gardiste et à son marché dits "europanisme") ; c’est en Allemagne que George Maciunas organise la première grande manifestation musicale de Fluxus qui fonde le large mouvement en 1962 ralliant un grand nombre d’artistes dans le monde ; il rédige le manifeste en 1963.
Le portail Fluxus.
Pour mémoire :
ISIDORE ISOU FONDATEUR DU LETTRISME
Isidore Isou est à l’origine du mouvement lettriste ; jeune roumain arrivé en France avec ses recherches et ses projets en 1945, il publie dès 1947 son manifeste poétique Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, texte brillant remarqué pour sa table rase et sa créativité par Gide, Breton et Paulhan (mais encore pour sa brutalité, par Bataille), ce qui lui procure l’accès des éditions de la NRF. Mais c’est le 8 janvier 1946, à la Salle des Sociétés Savantes rue Danton, à Paris, qu’Isidore Isou avec Gabriel Pomerand ont fait la présentation du lettrisme avec une conférence sur l’histoire de la poésie par Pomerand et la lecture d’auteur des premiers poèmes d’Isou et peut-être avec le manifeste activiste en un cahier unique La dictature LETTRISTE — publié la même année, — qui convainc Maurice Lemaître de les suivre... leur premier récital a lieu également la même année au Théâtre du vieux colombier, lors d’un scandale consistant à interrompre une représentation de la pièce dadaïste La Fuite, de Tristan Tzara, afin de donner place à la performance lettriste.
Biographie de Isidore Isou par Frédéric Acquaviva, CiPM.
Les lèvres nues N°9
Novembre 1956
Théorie de la dérive
par Guy-Ernest Debord
suivie de Deux comptes rendus de dérive
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I. Rencontres et troubles consécutifs à une dérive continue
LE SOIR du 25 décembre 1953, les lettristes G[illes] I[vain], G[uy] D[ebord] et G[aëtan] L[anglais], entrant dans un bar algérien de la rue Xavier-Privas où ils ont passé toute la nuit précédente — et qu’ils appellent depuis longtemps « Au Malais de Thomas » — sont amenés à converser avec un Antillais d’environ quarante ans, d’une élégance assez insolite parmi les habitués de ce bouge, qui, à leur arrivée, parlait avec K., le tenancier du lieu.
L’homme demande aux lettristes, contre toute vraisemblance, s’ils ne sont pas « dans l’armée ». Puis, sur leur réponse négative, il insiste vainement pour savoir « à quelle organisation ils appartiennent ». Il se présente lui-même sous le nom, manifestement faux, de Camille J. La suite de ses propos est parsemée de coïncidences (les adresses qu’il cite, les préoccupations qui sont celles de ses interlocuteurs cette semaine-là, son anniversaire qui est aussi celui de G.I.) et de phrases qu’il veut à double sens, et qui semblent être des allusions délibérées à la dérive. Mais le plus remarquable est son délire croissant qui tourne autour d’une idée de voyage pressé — « il voyage continuellement » et le répète souvent. J. en vient à dire sérieusement qu’arrivant de Hambourg il avait cherché l’adresse du bar où ils sont à présent — il y était venu autrefois, un instant, l’avait aimé —, ne la trouvant pas, il avait fait un saut à New-York pour la demander à sa femme — ; et l’adresse n’étant pas non plus à New-York, c’est fortuitement qu’il venait de retrouver le bar. Il arrive d’Orly. (Aucun avion n’a atterri depuis plusieurs jours à Orly, par suite d’une grève du personnel de la sécurité compliquée de mauvaise visibilité, et G.D. le sait parce que lui-même est arrivé l’avant-veille, par train, après avoir été retardé deux jours sur l’aérodrome de Nice). J. déclare à G.L., d’un air de certitude attristée, que ses activités actuelles doivent être au-dessus de ses capacités (G.L. sera en effet exclu deux mois plus tard). J. propose aux lettristes de les retrouver au même endroit le lendemain : il leur fera goûter un excellent rhum « de sa plantation ». Il a aussi parlé de leur faire connaître sa femme, mais ensuite, et sans contradiction apparente, il a dit que le lendemain « il serait veuf », sa femme partant de bon matin pour Nice en automobile.
Après qu’il soit sorti, K., interrogé (lui-même ignore tout des activités des lettristes), ne peut rien dire sinon qu’il l’a vu boire un verre une fois, il y a quelques mois.
Le lendemain J. vient au rendez-vous avec sa femme, une Antillaise de son âge, assez belle. Il fait, avec son rhum, un punch hors de pair. J. et sa femme exercent une attraction d’une nature peu claire sur tous les Algériens du bar, à la fois enthousiastes et déférents. Une agitation d’une intensité très inhabituelle se traduit par le fracas de toutes les guitares ensemble, des cris, des danses. J. rétablit instantanément le calme en portant un toast imprévu « à nos frères qui meurent sur les champs de bataille » (bien qu’à cette date, nulle part hors d’Indochine il n’y ait de lutte armée de quelque envergure). La conversation atteint en valeur délirante celle de la veille, mais cette fois avec la participation de la femme de J. Remarquant qu’une bague que J. portait le soir précédent est maintenant au doigt de sa femme, G.L. dit assez bas à G.I., faisant allusion à leurs commentaires de la veille qui n’avaient pas manqué d’évoquer les zombies et les signes de reconnaissance de sectes secrètes : « Le Vaudou a changé de main ». La femme de J. entend cette phrase et sourit d’un air complice.
Après avoir encore parlé des rencontres et des lieux qui les provoquent, J. déclare à ses interlocuteurs qu’il ne sait pas si lui-même les rencontrera un jour, car ils sont « peut-être trop forts pour lui ». On l’assure du contraire. Au moment de se séparer G.I. propose de donner à la femme de J., puisqu’elle doit partir pour Nice, l’adresse d’un bar assez attirant dans cette ville. J. répond alors froidement que c’est malheureusement trop tard puisqu’elle est partie depuis le matin. Il prend congé en affirmant que maintenant il est sûr qu’ils se reverront un jour « serait-ce même dans un autre monde » — ajoutant à sa phrase un « vous me comprenez ? » qui corrige complètement ce qu’elle pourrait avoir de mystique.
Le soir du 31 décembre au même bar de la rue Xavier-Privas, les lettristes trouvent K. et les habitués terrorisés — malgré leurs habitudes de violence — par une sorte de bande, forte d’une dizaine d’Algériens venus de Pigalle, et qui occupent les lieux. L’histoire, des plus obscures, semble concerner à la fois une affaire de fausse monnaie et les rapports qu’elle pourrait avoir avec l’arrestation dans ce bar même, quelques semaines auparavant, d’un ami de K., pour trafic de stupéfiants. Comme il est apparent que le premier désir des visiteurs est de ne pas mêler des Européens à un règlement de comptes qui, entre Nord-Africains, n’éveillera pas grande attention de la police, et comme K. leur demande instamment de ne pas sortir du bar, G.D. et G.I. passent la nuit à boire au comptoir (où les visiteurs ont placé une fille amenée par eux) parlant sans arrêt et très haut, devant un public silencieux, de manière à aggraver encore l’inquiétude générale. Par exemple, peu avant minuit, sur la question de savoir qui doit mourir cette année ou l’année prochaine ; ou bien en évoquant le mot du condamné exécuté à l’aube d’un premier janvier : « Voilà une année qui commence bien » ; et toutes les boutades de ce genre qui font blêmir la quasi-totalité des antagonistes. Même vers le matin, G.D. étant ivre-mort, G.I. continue seul pendant quelques heures, avec un succès toujours aussi marqué. La journée du 1er janvier 1954 se passe dans les mêmes conditions, les multiples manœuvres d’intimidation et les menaces voilées ne persuadant pas les deux lettristes de partir avant la rixe, et eux-mêmes n’arrivant à joindre aucun de leurs amis par le téléphone dont ils n’ont pu s’emparer qu’en payant d’audace. Enfin, aux approches du soir, les amis de K. et les étrangers arrivent à un compromis et se quittent de mauvaise grâce (K. par la suite éludera avec crainte toute explication de cette affaire, et les lettristes jugeront discret d’y faire à peine allusion).
Le lendemain, vers la fin de l’après-midi, G.D. et G.I., s’apercevant soudain qu’ils sont près de la rue Vieille du Temple, décident d’aller revoir un bar de cette rue où, six semaines plus tôt, G.I. avait noté quelque chose de surprenant : comme il y entrait, au cours d’une dérive en compagnie de P[atrick] S[traram], le barman, manifestant une certaine émotion à sa vue, lui avait demandé « Vous venez sans doute pour un verre ? » et, sur sa réponse affirmative, avait continué « Il n’y en a plus, revenez demain ». G.I. avait alors machinalement répondu « C’est bien », et était sorti ; et P.S., quoique étonné d’une réaction si absurde, l’avait suivi.
L’entrée de G.I. et G.D. dans le bar fait taire à l’instant une dizaine d’hommes qui parlaient en yiddish, assis à deux ou trois tables, et tous coiffés de chapeaux. Alors que les lettristes boivent quelques verres d’alcool au comptoir, tournant le dos à la porte, un homme, également coiffé d’un chapeau, entre en courant, et la serveuse — qu’ils n’ont jamais vue — leur fait signe de la tête que c’est à lui qu’ils doivent s’adresser. L’homme apporte une chaise à un mètre d’eux, s’asseoit, et leur parle à très haute voix, et fort longtemps, en yiddish, sur un ton tantôt convaincant et tantôt menaçant mais sans agressivité délibérée, et surtout sans avoir l’air d’imaginer qu’ils puissent ne rien comprendre. Les lettristes restent impassibles ; regardant avec le maximum d’insolence les individus présents qui, tous, semblent attendre leur réponse avec quelque angoisse ; puis finissent par sortir. Dehors, ils s’accordent pour constater qu’ils n’ont jamais vu une ambiance aussi glaciale, et que les gangsters de la veille étaient des agneaux en comparaison. Dérivant encore un peu plus loin, ils arrivent au pont Notre-Dame quand ils s’avisent qu’ils sont suivis par deux des hommes du bar, dans la tradition des films de gangsters. C’est à cette tradition qu’ils croient devoir s’en remettre pour les dépister, en traversant le pont négligemment, puis en descendant brusquement à droite sur le quai de l’île de la Cité qu’ils suivent en courant, passant sous le Pont-Neuf, jusqu’au square du Vert-Galant. Là, ils remontent sur la place du Pont-Neuf par l’escalier dissimulé derrière la statue d’Henri IV. Devant la statue, deux autres hommes en chapeaux qui arrivaient en courant — sans doute pour surplomber la berge du quai des Orfèvres, qui paraît la seule issue quand on ignore l’existence de cet escalier — s’arrêtent tout net en les voyant surgir. Les deux lettristes marchent vers eux et les croisent sans que, dans leur surprise, ils fassent un seul geste ; puis suivent le trottoir du Pont-Neuf vers la rive droite. Ils voient alors que les deux hommes se remettent à les suivre ; et il semble qu’une voiture engagée sur le Pont-Neuf, avec laquelle ces hommes paraissent échanger des signes, se joigne à la poursuite. G.I. et G.D. traversent alors le quai du Louvre au moment précis où le passage est donné aux voitures, dont la circulation en cet endroit est fort dense. Puis, mettant à profit cette avance, ils traversent en hâte le rez-de-chaussée du grand magasin « La Samaritaine », sortent rue de Rivoli pour s’engouffrer dans le métro « Louvre », et changent au Châtelet. Les quelques voyageurs munis de chapeaux leur paraissent suspects. G.I. se persuade qu’un Antillais, qui se trouve près de lui, lui a fait un signe d’intelligence, et veut y voir un émissaire de J., chargé de les soutenir contre ce surprenant déchaînement de forces contraires. Descendus à « Monge », les lettristes gagnent la Montagne-Geneviève à travers le Continent Contrescarpe désert, où la nuit tombe, dans une atmosphère d’inquiétude grandissante.
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II. Relevé d’ambiances urbaines au moyen de la dérive
LE MARDI 6 MARS 1956, G.-E. Debord et Gil J Wolman se rencontrent à 10h. dans la rue des Jardins-Paul, et partent en direction du nord pour reconnaître les possibilités d’une traversée de Paris à ce niveau.
(...)
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Où l’on voit comment Debord met Wolman à la place de Chtcheglov.
À propos de la réification chez Vaneigem : Le sacrifice (suivi de la séparation à découvrir en suivant le lien)
« (...) La révolution cesse dès l’instant où il faut se sacrifier pour elle. Se perdre et la féchitiser. Les moments révolutionnaires sont les fêtes où la vie individuelle célèbre son union avec la société régénérée. L’appel au sacrifice y sonne comme un glas. Vallès écrivant : " Si la vie des résignés ne dure pas plus que celle des rebelles, autant être rebelle au nom d’une idée ", reste en deçà de son propos. Un militant n’est jamais révolutionnaire qu’à l’encontre des idées qu’il accepte de servir. Le Vallès combattant pour la Commune est d’abord cet enfant, puis ce bachelier qui rattrape en un long dimanche les éternelles semaines du passé. L’idéologie est la pierre sur la tombe de l’insurgé. Elle veut l’empêcher de ressusciter.
Quand l’insurgé commence à croire qu’il lutte pour un bien supérieur, le principe autoritaire cesse de vaciller. L’humanité n’a jamais manqué de raisons pour faire renoncer à l’humain. A tel point qu’il existe chez certains un véritable réflexe de soumission, une peur irraisonnée de la liberté, un masochisme partout présent dans la vie quotidienne. Avec quelle amère facilité on abandonne un désir, une passion, la part essentielle de soi. Avec quelle passivité, quelle inertie on accepte de vivre pour quelque chose, d’agir pour quelque chose, tandis que le mot « chose » l’emporte partout de son poids mort. Parce qu’il n’est pas facile d’être soi, on abdique allégrement ; au premier prétexte venu, l’amour des enfants, de la lecture, des artichauts. Le désir du remède s’efface sous la généralité abstraite du mal. (...) »
Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations, La réalisation impossible ou le pouvoir comme somme de séductions, XII Le sacrifice, Première partie : La perspective du pouvoir ; Raoul Vaneigem, éd. Gallimard, 1967.