Qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce que la vie ? On pourrait répondre en proposant une définition biologique, en se lançant dans un exposé philosophique, mais il y aurait autant de définitions que ceux qui peuvent la définir, la vie. Dans Je vis de Max Aub (1903-1972), grand auteur espagnol, né et ayant vécu une partie de sa vie en France, c’est la définition de son personnage, Enrique, qui nous est donnée à lire. En fait, de définition, il n’y a pas, mais le titre de ce court texte, publié par les éditions de La Reine Blanche et magnifiquement traduit par isabelle Taillandier, nous invite à penser, plus précisément à sentir, à ressentir, ce qu’est vivre, ce que nous tous, par une journée ensoleillée, au bord de la mer, accompagné(e) de celle ou de celui que nous aimons, pourrions dire de la vie, ce qu’elle est, essentiellement, fondamentalement.
Descartes, dans son Discours de la méthode, cherchant à refonder la connaissance, avançait son célèbre « Je pense, donc je suis ». Max Aub, exacerbant le pouvoir qu’a son personnage de ressentir, accordant à chacun de ses membres, à chaque pore de sa peau le pouvoir de sentir, lui fait dire : « Je vis, donc je suis ». Vivre, c’est être, c’est se sentir être. Pour Max Aub, la raison n’y est pour rien. Il n’y a pas plus simple.
Je vis est le récit d’une journée, du réveil jusqu’au coucher, dans l’existence d’Enrique, journée durant laquelle il va éprouver, goûter, profiter de chaque sensation, de chaque plaisir que lui offre chacune de ses activités, chacun de ses mouvements. Du réveil, où « La première chose qu’il perçoit, c’est la pression du tissu sur le pouce de son pied droit […] », au coucher où le personnage va se laisser aller à la « placidité » pour, peu à peu, de nouveau, « s’estomper » dans le sommeil. La douche, la baignade où, faisant la planche, Enrique devient un « trait d’union » entre deux éléments – le ciel, la mer – puis, le bain de soleil, rythment sa matinée. Le narrateur note, rapporte et consigne ce que chacun des gestes nécessaires au personnage lui donne à vivre, physiquement, sensuellement. C’est l’odeur de la cuisine qui annonce l’heure du repas : « Avec l’odorat, il n’y a aucune tromperie, langue universelle, pupille toujours ouverte, sans toucher qui vaille : il arrive, enveloppe, s’introduit, pénètre, prend possession, monte jusqu’au cerveau, s’attache à la gorge, entraînant derrière lui les autres sens. » Le poisson, la viande, les asperges, tout y passe, saveur de la langue qui goûte, mais aussi de celle qui raconte. Tout est délicate succulence.
L’après-midi, Matilde, la jeune femme aimée, rejoint Enrique. Ensemble, ils se dirigent vers la forêt où leurs corps commencent à se toucher, puis il y aura le bal, la danse comme une parade, les baisers, l’amour. Et dans ces moments-là, comme dans les autres, « le monde entier est poésie, tout est assonance. » Il ne reste plus qu’à retrouver la « magie blanche du lit. Se sentir allongé, détendu. » La journée est alors terminée.
Je vis n’est rien d’autre qu’une invitation à expérimenter les possibles du corps vivant, un hymne à la sensualité, aux sens, « un festin des sens », comme le note la préfacière Esther Lázaro Sanz. Ce texte, qui aurait dû être « le grand livre de l’auteur », selon ses propres mots, mais dont la rédaction fut interrompue par la Guerre civile de 1936, était destiné à contenir d’autres « plaisirs ». Mais le retravaillant, le corrigeant, Max Aub décida en 1951 que finalement, il resterait « tronqué pour toujours ». C’est peut-être cette incomplétude qui lui donne sa force et sa beauté. Comme si l’histoire qui restait à écrire était celle du lecteur, et qu’il nous revenait de dire, de sentir, d’éprouver, à notre tour, ce que « je vis » signifie.
Arnaud Genon
Max Aub, Je vis, éditions de La Reine Blanche, trad. de l’espagnol (Espagne) par Isabelle Taillandier, préface d’Esther Lázaro Sanz, 2023.