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Sur quelques échos de Francis Jammes dans la poésie du XXe siècle 

lundi 1er avril 2024, par Matteo Veronesi

Dans une page des Cahiers de Malte Laurids Brigge, Rilke évoque, envoûté, la figure ‒ pourtant si éloignée du choc baudelairien, des épiphanies étranges ou salvatrices, lumineuses ou perturbantes, de la vie métropolitaine tourbillonnante ‒ d’un poète qui ne vit pas à Paris, mais « dans une maison silencieuse sur les montagnes » : un poète qui « résonne comme une cloche dans l’air pur », qui voit « réfléchie pensivement », dans les vitres de sa bibliothèque, « une chère, solitaire lointaineté », et qui est capable (comme plus tard Gozzano, également redevable à Jammes, tout comme tant de poésie italienne, de Pascoli à Govoni en passant par Corazzini) de connaître et d’évoquer l’amour de jeunes filles mortes depuis un siècle, dont les noms portent en eux « une écho minimale du destin, une déception minimale et la mort ».

Eh bien, ce poète est justement Jammes [1]. Une lecture attentive de cette page, de cette insertion lyrique et en même temps critique, au sein d’une narration réaliste et en même temps mémorielle et évocatrice, aurait suffi pour éviter tant de malentendus, tant de lectures partiellement réductrices, qui ont vu en Jammes seulement un chanteur rustique, provincial, instinctif, étranger à la sensibilité moderne, acceptable au mieux comme une simple expression d’une musicalité naïve, d’une sensibilité naturelle, spontanée, pré-critique [2], ou comme une continuation fin-de-siècle de la Muse, tour à tour intimiste et oratoire, animée par une foi parfois aveugle et redondante dans la Parole (« Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant » ; « Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu »), de Victor Hugo.

Les vitraux du salon ‒ ceux qui, chez Gozzano, abriteront des estampes jaunies et des photographies désormais ternes ‒ reflètent des lointains indéfinis, des espaces étendus dans le temps, des solitudes rêveuses et pensives. Le proche est le miroir du lointain ; le macrocosme se reflète dans le microcosme, et vice versa ; le petit monde campagnard et rustique de Jammes (poète fidèle en cela à ses amitiés, à ses influences et à ses consonances symbolistes, du Rodenbach opaque, clair-obscur et modulé du Règne du Silence à Samain automnal et translucide au Verlaine pénitent, sentimental et épanché de Sagesse et de La Bonne Chanson) est tout imprégné et tramé de correspondances entre les choses et les états d’âme, et vice versa, « par une série de déchiffrements », comme le préconisait Mallarmé (que Jammes ne partageait d’ailleurs pas dans son intellectualisme déclaré, son obscurantisme, son refus d’une humanité et d’une naturalité primitives, directes, immédiates, non réfléchies).

On pourrait répéter, pour Jammes, ce que William Blake écrivait dans Auguries of Innocence : « Voir un monde dans un grain de sable, / Et un ciel dans une fleur sauvage, / Tenir l’infini dans le creux de ta main, / Et l’éternité dans une heure ».

En 1897, en quasi-parfaite harmonie idéale et chronologique avec le Pascoli du Fanciullino, Jammes publie le manifeste ironique de son mouvement littéraire, le Jammisme. « La Vérité est la louange de Dieu ; nous devons la célébrer dans nos poèmes pour qu’ils soient purs ». « Je trouve tout naturel qu’un poète, couché avec une jolie petite femme dure, préfère, dans ce moment, l’existence à la mort ; cependant, si un poète qui a tout perdu dans ce monde, qui est atteint d’une cruelle maladie, et qui a la foi, compose des vers sincères où il demande au Créateur de le délivrer bientôt de la vie, je le trouve raisonnable ». « Comme tout est vanité, cette parole est encore une vanité, mais il est opportun, en ce siècle, que chaque individu fonde une école littéraire ».

Il ne faut pas laisser échapper les subtilités, les ambiguïtés et les tensions cachées sous l’apparente insouciante naïveté, ou la provocation gratuite, de cette proclamation sans prétention. La Vérité est une louange à Dieu et c’est elle qui rend la poésie pure. L’idée de la poésie pure, qui dans l’univers symboliste indiquait, en général, une poésie concentrée davantage sur la musicalité et la valeur évocatrice du mot considéré en soi que sur les objets qu’il désigne et décrit, revêt ici une connotation religieuse et chrétienne, liée à l’idée de pureté, de franchise, de sincérité, d’immunité contre toute fiction, sophistication, séduction.

Le poète peut chanter à la fois la joie sensuelle (tant qu’elle n’est pas intellectuellement compliquée, contaminée, mystifiée) et le désir de mourir ; il peut même, dans une perspective religieuse, implorer Dieu de le laisser mourir. Tout est vanité, et vaine est toute parole littéraire, et surtout toute parole théorique et programmatique ; encore une fois, un concept religieux (le mot d’ordre « Vanitas vanitatum et omnia vanitas » de l’Ecclésiaste) est appliqué à la sphère littéraire, mais, paradoxalement, pour relativiser et désacraliser le même domaine de l’acte littéraire, et pour affirmer une forme d’individualisme ironique et antihéroïque, qui n’est pas celui contemporain de Nietzsche, de D’Annunzio, de Wilde, mais celui d’un poète, et avant tout d’un homme, délibérément et déclarativement humble, et pourtant tendu (justement en vertu de cette humilité, de cette humilitas, de cette proximité à la terre) vers une identification profonde et authentique avec la nature, une immersion dans le sein primordial de la matière vivante bien plus totale et complète que toute extase panique, que tout enthousiasme méridional et dionysiaque.

Rien ne semble plus éloigné, en apparence, de Rilke, dont la poésie est par excellence complexe, nuancée, riche d’implications et de complications conceptuelles et philosophiques ; voilée, clair-obscur, délibérément opaque, traversée de veines de pensée et de parole d’une subtilité extrême ; et pourtant, on pourrait dire, simplifiant un peu et se référant à la page des Cahiers citée précédemment, que Jammes, aux yeux de Rilke, a atteint, ou peut-être possédé a priori, par sa nature intrinsèque même, par son nœud d’âme et de destin, cette naturalité, cette spontanéité, cette harmonie, et l’on pourrait dire, cette parenté innée avec le monde, les choses, le vivant, et avec leur nomination rituelle et sacrée, leur recréation dans la parole et à travers la parole, vers laquelle Rilke a toujours tendu, et a toujours senti qu’il tendait en vain.

Dès le début, Jammes possédait cette naturalité dont Rilke se sentait distant, et à laquelle il ne pouvait faire allusion que de manière oblique, à travers le symbole, l’éclairage, l’allégorie brisée et obscure, l’analogie troublée, l’écho diffracté, évoquant, en fin de compte, pour en faire l’objet même de sa poésie, cette même distance – cette « chère et solitaire distance » du monde réfléchi dans les vitraux.

Dans ce sens, Jammes n’est pas éloigné de la connaissance en tant que co-naissance, en tant que syntonie naturelle, et en même temps en tant que refaçonnage du processus de création originale à travers celui de la perception et de la représentation du monde, théorisé par un autre grand poète catholique, Paul Claudel.

Rilke, quant à lui, évoque, à distance, cette réalité avec laquelle Jammes vit, au contraire, en syntonie directe, plongé en elle comme une fibre vivante. « Les anges appartiennent au redoutable ». Les anges, les messagers immaculés qui saluent chez Jammes la Naissance du poète avec un chœur radieux, qui est la voix de l’univers, l’écho du Verbe, le reflet de la nature créatrice, traversent chez Rilke le désert de la distance, traversent l’abîme de la séparation cognitive, la plaie douloureuse ouverte entre le Sujet et l’Objet dans l’acte même de la connaissance.

C’est pourquoi Rilke est plus proche de nous, sa modernité plus proche de la nôtre. Car il ne faudra pas parler de traditionalisme et de modernité, en absolutisant cette dernière dans une perspective iconoclaste et en même temps canonique. Il s’agit plutôt de deux modernités différentes, de deux manières différentes (la première plus corporelle et directe, la seconde plus délicate et nuancée) de vivre la modernité littéraire.

« La poésie de Jammes, c’est mon enfance retrouvée », écrivit François Mauriac [3]. La spontanéité des sensations et des images pouvait donner la perception, ou l’illusion, de retrouver une condition originelle, aurorale, d’une harmonie intemporelle et ahistorique avec les cycles naturels ; l’impression de régresser au « vert paradis des amours enfantines » chanté par Baudelaire.

Mais, comme mentionné précédemment, cette idée, d’une saveur pascalienne pour nous, d’une nature, et d’une naturalité, retrouvées au-delà de tout artifice, passe néanmoins par un filtre stylistique qui n’ignore pas les analogies, les synesthésies, et parfois les bizarreries ou les préciosités de l’imaginaire et de l’arsenal stylistique propres au symbolisme.

Un lecteur de la sensibilité et de la finesse de Remy de Gourmont, dans Le Livre des Masques, parla, avec des expressions qui font presque présager certaines observations analogues de Renato Serra lecteur de Pascoli, d’une « phrase qui semble celle d’une causerie distraite et qui pourtant, comme par hasard, forme des vers charmants, purs et définitifs » ; et d’« images très simples, et même, si l’on veut, naïves, mais d’une naïveté qui se connaît et qui connaît sa beauté » ; il saisit, en somme, l’essence d’une poésie apparemment, et surtout, simple, plate, conversationnelle, presque occasionnelle, mais ponctuée, par moments, de vers lapidaires, sculptés, d’une évocativité symboliste et d’une ciselure parnassienne (nullement par hasard, parmi les partisans de Jammes, il y eut François Coppée), et marquée par une ingénuité consciente d’elle-même, de sa propre beauté naturelle, nue, désarmée, et pourtant non artificielle et non affectée.

Dans la poésie de Jammes, pour ne donner que quelques exemples, le bœuf « s’avance vers l’horizon d’un bleu d’argent » ; « Je pense à ton amour qui veille sur mon âme / comme un souffle de pauvre à quelque pauvre flamme » ; « O pâle route, o sainte table du travail / où tombe tout le bleu du céleste vitrail ! ».

Même la représentation du monde animal dans ses aspects les plus concrets et les plus humbles est accompagnée de nuances recherchées (le bleu du ciel strié par l’argent des nuages) ; les sentiments les plus simples et élémentaires sont associés à un analogisme qui les dématérialise, sans les rendre abstraits ou cérébraux (l’amour comparé au souffle qui effleure la flamme et les braises d’un humble foyer) ; le travail humain est éclairé, et presque transfiguré, par des effets lumineux d’une préciosité presque mallarméenne (la lumière bleue de la verrière qui enveloppe les objets, non nommés mais évoqués, du travail quotidien, le cercle humble et solennel des œuvres et des jours).

Ce sont, il me semble, les traits essentiels du parcours poétique ‒ cohérent avec lui-même, avec ses propres postulats, voire un peu monotone ‒ de Jammes, de De l’Angélus de l’aube à l’Angelus du soir en 1898 aux Géorgiques chrétiennes de 1914 (non pour indiquer deux extrêmes, mais seulement deux étapes emblématiques, de la jeunesse à la pleine maturité, des suggestions et des fascinations lyriques à une vision qui fusionne les suggestions naturalistes, idylliques, classiques et symbolistes, avec une vision chrétienne qui voit dans la nature et le labeur de l’homme un reflet de l’ordre divin).

Sa poésie « se justifie et trouve un sens, une conscience de soi progressive, une modulation particulière précisément parce qu’elle prend les négations mallarméennes et symbolistes comme postulat pour les nier à son tour (à partir de positions conservatrices), découvrant ainsi ses propres similitudes avec les produits des tentatives de reconversion poétique que certains symbolistes entreprennent » [4].

Jammes - qui avait été généreusement loué par Mallarmé et accueilli dans le cercle, aux orientations nettement symbolistes, du Mercure de France - part précisément du “Vide”, de l’”Abîme” que Mallarmé avait creusé dans la parole poétique française, de l’obsession de la page blanche à laquelle la Muse de Mallarmé était parvenue dans son refus de la rhétorique, de la redondance, de l’éloquence.

Et le dire reconstruit, reconstitué, ressuscité (la Muse de Jammes est justement celle d’une Parole morte et ressuscitée, perdue et retrouvée, dissoute et reconstituée à partir de ses cendres), refusant d’un côté la rhétorique, de l’autre l’intellectualisme, d’un côté la fanfare tonitruante du sentimentalisme ou de la propagande, de l’autre le silence glacial d’une autoconscience emprisonnée, prise au piège et paralysée par ses propres simulacres, par ses propres reflets, par ses propres projections réverbérées, ne pouvait que déboucher sur un dire modeste, retenu, dans un chant semblable à la conversation ou au récit à voix basse (pensons aux vers pascoliens « che cantano forte e non fanno / rumore », sur lesquels Serra s’attardera, ou au « rombo silenzioso » montalien), détachés tant de l’aphasie, de la pensée repliée sur elle-même jusqu’à devenir un dialogue-monologue occulte et silencieux, que de la parole fausse et instrumentale.

La poésie italienne, confrontée à Jammes, prendra d’autres voies : avec Gozzano, celle d’un réalisme et d’une poésie des choses imprégnés cependant d’un préciosisme parnassien, non sans, malgré l’intention opposée, des incursions dans le style de D’Annunzio ; avec Montale, celle d’une objectivité métaphysique, d’un paysage symbolique, existentiel, douloureusement lessivé et épuré ; avec Ungaretti et les hermétistes, celle d’un retrouvé de la parole pure et absolue, redevenue miroir, monde et tout en soi et pour soi, son absolu et incomparable sonorité de la temporalité et de l’éternité. Mais Jammes semble, de toute manière, malgré son provincialisme rustique assumé et exhibé, en apparence si éloigné de notre sensibilité et de notre goût, constituer un anneau et un passage significatifs, sinon incontournables, dans l’évolution de la modernité littéraire.

Temps sacré, consacré par l’éternel, le “temps de l’église” de Jammes, rythmé par les travaux des champs, par le changement des saisons, par le cycle de mort et de renaissance propre à la semence et à la récolte ; et Logos spermatikòs, “la semence de la Parole”, parole répandue, dispersée pour être ensuite recueillie, et se recueillir, dans le fruit de la résonance et de la lecture, semble être la parole même du poète ; et pourtant, même au moment de sa sacralité manifeste, de son rythme nécessaire, reconnaissable, rassurant, même “conservateur” et “arriéré” et “prémoderne” en termes idéologiques, le temps de Jammes conserve quelque chose d’une indétermination et d’une subjectivité tout à fait modernes, presque bergsonienne, symboliste : « Mon âme grave se prosterne sur la grand-route. Une sorte de chose religieuse et douce nageait dans l’azur pur où peinaient les bœufs roux... C’était comme un chant que l’on n’entend pas, comme un mendiant d’hiver qui traîne ses pas vers la paille d’auberge où la nuit l’endormira. »

Sur le paysage marqué par la souffrance, la peine, le travail, le joug de la matière, se détache une indétermination azurée, « une chose religieuse et douce », un sens, pourrait-on dire, encore flottant et polymorphe du numineux ; une sensation semblable à « un chant que l’on ne comprend pas », ou peut-être même que l’on ne perçoit pas, manifestation-cachement, donc, sensible-insensible, de l’inconnu ; et ensuite, le cri douloureux et fatigué du mendiant sur la neige et la glace, emblème d’un temps exclusivement humain, orphelin et appauvri.

L’eau reflète, comme dans un sommeil, l’azur pur qui se pose à la pointe dorée des mousses. Je me suis assis au pied d’un chêne noir et j’ai laissé tomber ma pensée. Une grive se posait haut. C’était tout. Et la vie, dans ce silence, était magnifique, tendre et grave.

Alors que l’eau reflète l’azur pur du ciel, comme dans le sommeil, il suffit du vol d’une grive qui se pose sur les branches d’un chêne pour suspendre, dans le silence, le temps. La perception du temps se fusionne avec celle de l’espace, dans l’immobilité de l’instant ; et ce même lien unit et conjugue la terre et le ciel. Azur pur, emblème à la manière mallarméenne (et ensuite pascolienne), semble être une expression particulièrement chargée de sens, un indicateur absolu, une sorte d’absolu poétique, où l’affinité phonique, le jeu d’écho, la cohésion sonore, se mêlent à l’évocation chromatique : une sorte d’absolu poétique cristallisé en parole-image, ou de pierres précieuses incrustées dans le flux, apparemment discontinu et négligé, du discours provincial. Encore Rilke : « Lance loin le vide de tes bras / au-delà des espaces que nous respirons ; / peut-être que les oiseaux sentent l’air dilaté avec un vol profond ».

Et, peut-être, les oscillations, les anomalies, les altérations, les libertés, voire les véritables « irrégularités » métriques, souvent relevées, que Jammes s’accorde dans le traitement de l’alexandrin, notamment en ce qui concerne les césures et les voyelles muettes, correspondent à cette perception particulière du temps, à la fois absolu et subjectif, intérieur et transcendant – voire peut-être, précisément, l’un pour l’autre, et vice versa.

Jammes, bien que détaché du modernisme le plus agressif et programmatique, de toute recherche obstinée du nouveau, n’était pas insensible à l’atmosphère bergsonienne (imprégnée du libre écoulement de la conscience intérieure et du temps vécu) dans laquelle a mûri le vers libre.

Un fond symboliste se trouve, sans trop forcer l’interprétation, également dans le texte que nous présentons maintenant, pour la première fois, en traduction italienne. Bien que ce ne soit pas la dernière œuvre publiée par Jammes, et bien que, sur le plan thématique, il ait déjà été préfiguré par La Divine douleur, de 1928, Le crucifix du poète, publié en 1935, seulement trois ans avant sa mort, semble représenter une sorte de testament spirituel du vieux poète maintenant seul, pauvre, malade, essentiellement marginalisé du monde des lettres, qui, avec les avant-gardes historiques et la grande période du surréalisme français, avait déjà pris des voies bien différentes de la naturalité et de l’authenticité voulues par le jammisme, et avait plutôt repris et exacerbé, du symbolisme, le surnaturalisme baudelairien, adoptant ainsi la littérature de la cruauté de Sade et de Lautréamont, s’orientant donc vers l’exact opposé de la nature et de la naturalité, vers tout ce qui était ou semblait déformé, anormal, malade, irrégulier.

Un texte, ce Crucifix, difficilement classifiable, à la croisée de la prose poétique, de l’oraison religieuse, du journal intime, du prosimètre (la prose mystique, intimiste, palpitante, fervente, du discours sacré est entrecoupée, sans solution de continuité, de séquences poétiques, dans lesquelles Jammes utilise librement le vers libre, se souvenant peut-être moins des expérimentations du début du XXe siècle du post-simbolismo, que de l’allure et de la cadence liturgiques, rituelles et priantes des litanies, des jaculations, des séquences, des psaumes - en somme, de cette infima latinitas, de cette latinité désormais lexicale et prosodique tardive, déclinante, contaminée, qui avait fasciné, véritablement pour des raisons plus esthétiques que spirituelles, de nombreux écrivains décadents et symbolistes, de Huysmans au Mallarmé de la Prose pour Des Esseintes à Gourmont dans Le Latin Mystique).

D’ailleurs, il ne faut pas oublier l’idée catholique à partir de laquelle, selon les propres aveux de Baudelaire, Les Fleurs du Mal ont été créées, toutes imprégnées du contraste entre le Bien et le Mal, de la dichotomie, et de l’interconnexion de l’Enfer et du Ciel, et surtout de l’usure atroce, intellectuelle et éthique à la fois, de la « Conscience dans le Mal ».

Mais, de manière plus générale (et c’est là un point complexe, que l’on ne peut ici qu’effleurer), comme le suggérait Maritain dans Art et Scolastique, la conception même des analogies, des correspondances, des synesthésies, ne serait pas concevable en dehors d’une ontologie qui est sous-jacente à la métaphysique, à la théologie et à la mystique catholiques : en dehors, c’est-à-dire, d’un ens analogum univocum, d’un fond commun d’Être, prédicable du Créateur comme de la Créature, qui unit, comme les différents degrés d’une échelle, ou le long des anneaux d’une chaîne dorée, l’immanence et la transcendance, la réalité de la nature et l’absolu métaphysique, la temporalité et l’éternité.

Sur ce fond analogique, se fonda à la fois les “concepts prédicables”, flexibles, mobiles, protéiformes, ingénieux, de l’oratoire sacré, et les subtilités, les finesses, les agudezas de la rhétorique, qui, au XVIIe siècle de la Contre-Réforme, devenaient, dans les cas les meilleurs (il suffit de penser aux sombres méandres de Góngora, ou au baroque modéré et éclairci de Bossuet), des instruments non seulement d’émerveillement, d’exhibition, de stupeur, mais aussi de connaissance, de méditation, de sondage et d’enrichissement intérieurs.

C’est justement Bossuet, dans les pages sur la Dernière semaine du Sauveur, dans les Méditations sur l’Évangile, qui peut être cité pour introduire le noyau fondamental, le centre générateur des idées et des images qui irriguent le discours de Jammes. « L’action du crucifiement semble avoir élevé Jésus pour être l’objet de tout le monde ; il est en butte à toute contradiction d’un côté ; et de l’autre il est l’objet de l’espérance du monde ».

C’est précisément au moment de son humiliation et de son martyre, à l’heure prédestinée où son humanité désarmée est mise le plus douloureusement à nu, que le Christ devient le centre de l’univers, l’axe du cosmos, le réceptacle de toute espérance de rédemption et de salut.

La croix, dans les pages de Jammes, est identifiée à l’axis mundi, à l’Arbre Cosmique (présent dans les civilisations et les religions les plus diverses) qui enfonce ses racines dans le sein de la terre et touche les hauteurs célestes de sa cime.

On perçoit, dans cette vision, l’écho, conscient ou non, d’un texte du christianisme des origines, l’homélie In Sanctum Pascha, d’auteur incertain, où le bois de la croix du Christ est opposé à celui de l’arbre du péché originel ; « il a montré véritablement en lui-même la vie suspendue », incertaine, prostrée, flottante, dont parle le Deutéronome ; c’est déndron ouranómekes, « arbre qui comble le cosmos », comme la croix céleste du Timée de Platon ; et c’est sýmplegma kosmikón, « lien cosmique qui maintient unie l’essence humaine et celle différenciée ».

Mais à cette symbolique paléochrétienne se superposent des échos médiévaux et baroques ; à la sensibilité exquise, délicate et douloureuse du monachisme féminin (Gertrude de Hefta, Mechtilde von Magdenburg), tourmenté de manière atroce et douce par la soif que l’Âme a de Dieu, et que Dieu lui-même a (comme chez Maître Eckhart et Jacob Böhme) de l’Âme, s’ajoute le Traité de l’Amour Divin de Saint François de Sales, où est célébré le « sommet suprême de l’âme » (symbolisé par le sommet de la croix) d’où jaillissent ses facultés comme des ruisseaux multiples d’une source d’eau vive, et l’« amant sacré » est comparé à la cigale, « car toutes les facultés de son âme sont autant de roseaux qu’il a dans la poitrine pour faire résonner les chants et louanges de l’aimé ».

C’est justement le roseau qui offre à Jammes l’un des champs métaphoriques les plus suggestifs de son discours. Le roseau, métaphore et symbole de l’axe vertical de la croix, est également le roseau pensant (fragile, très fragile, mais conscient de sa condition, et conscient de l’abîme qui peut l’écraser, et qui n’a, en soi, aucune conscience) qui est, pour Pascal, l’homme ; mais le roseau est aussi la flûte sauvage, la ténue avoine, le calame champêtre de la poésie bucolique, revisité par Jammes dans une tonalité symboliste et en même temps chrétienne, et le véhicule et le moyen du « souffle artificiel / De l’inspiration, qui regagne le ciel », non religieux au sens strict, mais tout aussi spirituel et sublimant, de l’Après-midi d’un Faune, l’Églogue de Mallarmé.

Et la conclusion, certes un peu rhétorique, moraliste, paternaliste, transforme cependant efficacement la vision apocalyptique, tristement prophétique, d’un monde menacé par la haine, les armes, une technologie aberrante et détournée, en une célébration chrétienne, et en même temps dionysiaque, d’une nature féconde et joyeuse, comme si l’ecclésiologie se conciliait avec l’ivresse panique, l’attachement quasi désespéré à la vie avec l’élévation dévouée, la célébration de la terre avec celle du ciel.

Cette vision vaste, puissante, un peu emphatique certes, nous apparaît aujourd’hui, de manière incontestable et certainement un peu triste, lointaine et perdue. C’est précisément pour cette raison qu’un texte comme Le crucifix du poète peut susciter, à nos yeux, un certain intérêt, du moins sur le plan historico-culturel. D’autre part, Jammes était déjà démodé à son époque, qui fut d’abord celle de l’utilitarisme et du matérialisme du positivisme et de la deuxième révolution industrielle, puis celle, antithétique, du soi-disant, et à bien des égards néfaste, irrationalisme du début du XXe siècle, où le vitalisme fusionnait curieusement avec le mythe avant-gardiste de la vitesse et de la machine. L’actualité de Jammes réside, paradoxalement, dans sa perpétuelle inactualité.

Il n’est pas du tout dans mon intention, ni même possible pour moi, d’épuiser tous les échos et toutes les résonances – directes ou indirectes, vérifiables ou seulement possibles – de l’œuvre de Jammes dans la poésie européenne. Il existe déjà, par ailleurs, des études approfondies à ce sujet [5] (attentives, cependant, davantage aux questions spécifiques qu’à une vision d’ensemble, et peut-être plus tournées vers la lettre que vers l’esprit, plus vers la précision philologique des correspondances que vers les consonances spirituelles qui aiment souvent se cacher en profondeur, et qui sont d’autant plus éclairantes qu’elles sont moins objectivement vérifiables).

Je souhaite, avant tout, mettre en lumière – dans une perspective inévitablement subjective à bien des égards – quelques réverbérations, quelques irradiations, quelques halos et résonances que l’essence de la figure et de l’héritage de Jammes – de ce poète, écrivait Rémy de Gourmont dans le deuxième Livre des Masques, capable de peindre des figures verbales « claires » et « vraies » avec des vers qui, bien que lexicalement simples, parvenaient à être « charmants, purs et définitifs », imprégnés d’une « musique tiède et lasse », telle que pourrait la produire la plume exquise d’un parnassien ou celle, audacieuse et évocatrice, d’un symboliste – a pu imprimer, au sens large, sur la sphère poétique contemporaine ; ou, si l’on préfère, évoquer, parcourir, peut-être même poursuivre vainement – pour citer le Proust de Contre Sainte-Beuve – ces « heures vagabondes et innocentes » que Jammes incarnerait dans une histoire universelle, ou plutôt métahistoire, de la poésie mondiale, capable de transcender les individualités créatrices.

Et, précisément à la lumière de cette conscience critique, de cette profondeur culturelle, de cette ampleur et fécondité de résonances latentes, il conviendra de dépasser le stéréotype (pendant longtemps projeté sur ce Pascoli qui lui est si semblable) d’un Jammes poète candide, inconscient, presque enfantin, en somme un « poète naïf » (à moins de l’entendre dans un sens schillérien, comme un poète qui « cherche la nature » après que la rationalité de l’esprit moderne l’en a définitivement éloigné, avec une rupture dont il est pleinement conscient).

En lui, s’il y a quelque chose (comme l’observait d’abord Gourmont, inaugurant un motif qui serait ensuite repris par Gide et, de manière réductrice, par Carlo Bo [6]), c’est une sorte de « fierté de la simplicité », de « fierté de l’humilité » (presque la « perfecta letizia » franciscaine des Fioretti, qui découle précisément de la mortification, de la réduction à une nudité quintessentielle et pure, libérée de toute extériorité, de toute scorie et sophisme), accompagnée, selon Gide, d’une « pleine conscience de son importance ».

Le fait que la poésie de Jammes ne soit en soi nullement naïve, nullement culturellement égarée et démunie (au point d’avoir pu, aussi pour cette raison, susciter des échos subtils mais significatifs et quintessentiels dans la tradition poétique ultérieure) est indirectement mais emblématiquement confirmé par ce qu’il écrit dans les Leçons poétiques (sorte de poétique en acte, ou de journal d’apprentissage, ou de biographie intellectuelle résolue en tissu et couronne de métaphores imaginatives) sur Mallarmé.

Un poète, Mallarmé, en apparence aussi éloigné que possible, avec son intellectualisme typique, son obscurité voulue, consciente, presque ostensiblement provocatrice, sa voix contractée et cryptique, de la naturalité, bien que étudiée, patiemment atteinte, teintée d’une ancienne sagesse homérique, de Jammes.

Eh bien, même chez Mallarmé, Jammes perçoit les échos de la langue primordiale, universelle de l’humanité et de la poésie, inscrite et infusée dans le sein originel de la nature universelle : « la forme même de la poésie » (quelque chose de similaire à l’Ursprache de Goethe et des romantiques, mais dépouillée, chez Jammes, de toute nuance historiciste, ramenée à une source métatemporelle) qui subsiste « en dehors des conventions du langage, et de la traduction ».

Dans cette lumière, même le ductus poétique, en apparence si dense et ardu, de l’Après-midi d’un faune devient très clair, voire même d’une « clarté aveuglante », d’une lumière intense comme celle du même après-midi que les vers décrivent, bien que la voix de Mallarmé ait la profondeur, ainsi que le caractère indistinct, bien que vaguement oraculaire, du dormeur (« le secret de sa vie, est qu’il chante en dormant »), et qu’elle progresse et erre de vision en vision, de rêve en rêve. Et c’est précisément en cela que réside la fusion (commune, bien que par des voies différentes, tant chez Mallarmé ou notre Pascoli – pour qui, dans Dante, de manière emblématique, c’est l’étude qui ramène le poète à la nature intacte et primaire de l’Éden et de l’inspiration poétique – que chez Jammes) de l’Art et de la Nature, de la voix du chant et de la poésie et du murmure de la forêt : « Le murmure rivalise avec les modulations de la flûte », et les syllabes des vers sont comparables à des « molécules » d’une vibration solaire subtile et intense [7].

Il n’est pas étonnant, alors, à la lumière de cette relecture de Mallarmé, pour ainsi dire, sub specie simplicitatis, que Jammes ait été lu et aimé également par des poètes d’un intellectualisme très raffiné (qui, par moments, confine à des nuances mystiques), d’un goût exquis, éduqué dans l’école française du Symbolisme, tels que Unamuno et Jiménez [8].

On pourrait dire que le « blanc », la présence et la consistance, presque le mythe de la page blanche qui menace la possibilité même de la parole en la parant d’ineffabilité, devient chez Jammes un emblème muet et stupéfait d’une pureté aurorale et créaturelle, d’un émerveillement infantile qui puise cependant dans l’indicibilité même du travail intellectuel, presque dans la même clôture absorbée du mot replié sur lui-même, et de lui-même miroir pur et limpide.

Ces deux aspects se fondent, pour ainsi dire, chez les héritiers espagnols de Jammes. Ainsi, chez Jiménez, les images, presque les petits mythes mallarméens de l’Azur souverain et obsédant, des fleurs « absentes de tous bouquets », de l’« inspiration qui regagne le ciel » (flatus vocis du chant et simultanément souffle de l’âme élevée platoniquement vers les abstractions les plus éthérées), acquièrent, sans pour autant perdre leur valeur symbolique, leur épaisseur métapoétique implicite, une consistance et une évidence tout à fait naturelles, expérientielles, “ingénues”.

Ainsi, le « doux arôme » de la rose intérieure « s’élève vers l’azur tranquille », la « sereine aurore » imprime sur le monde le baiser « de ses lys et de ses brises » (Primavera y sentimiento) ; dans les Élégies, dans un « crépuscule plein d’idéalités » (l’Idéalisme mallarméen « qui refuse les matériaux naturels », résolu et dissout en une musique pure), les villes semblent se transfigurer en « jardins momentanés et éternels, d’autres mondes » (dans ce qui sera, entre terre et ciel, entre temps et surtemps, l’« éternité d’instant » montalienne).

Même dans Platero y yo (où la figure tendre, mais obscurement, naturellement et évangéliquement sage, de l’âne renvoie au Jammes trop populaire et cité), le temps et la nature s’élèvent, imperceptiblement et sans effort apparent de symbolisme étudié, dans une aura d’évocation raréfiée : dans une « heure, contaminée d’éternité, infinie, paisible, insondable », « une autre force, plus altière, plus constante et plus pure, fait que tout, comme dans des jets de grâce, monte vers les étoiles ».

C’est l’heure, emblématique pour Jammes, de l’Angelus, de la prière rituelle et répétée qui, dominant et sublimant le temps ordinaire dans un ordre supérieur, en fait l’image de l’éternel.

« L’heure où, remontant aux cieux, / le soleil, dissipant les brouillards de l’aurore, / emplit de majesté la campagne sonore ».

Le son, répercuté par la transcendance de l’intériorité, dilate le temps et l’espace, les limites de l’heure comme celles de la vision, du jour comme du paysage.

« Que tes chants aient des nids sur la terre, / et que lorsqu’en vol vers les cieux ils s’élèvent / ils ne se perdent pas derrière les nuages », commence le Credo poétique de Unamuno.

« Je voudrais que mon livre / soit, comme est le ciel pendant la nuit, / toute vérité présente, sans histoire ». « Tremblement, lueur, musique sur le front / — ciel du cœur — du livre pur ». Ainsi Jiménez dans un poème de Piedra y cielo.

Le Livre absolu mallarméen, et donc impossible, repense ici sa propre absolutité non en termes de pure abstraction métaphysique mais d’adhésion opposée, mais également ardue, à la vibration vivante du réel résolu et reflété en parole et en chant.

« Le vent triste souffle dans le parc, / comme dans un livre que je lisais enfant ». Le Livre métaphysique de l’abstraction esthétique absolue est devenu celui, peut-être tout aussi inaccessible, de la Nature revécue dans le regard adamique et mythopoétique d’une enfance perdue, d’une innocence édénique et harmonieuse.

« Et on chantait : ô bonne vierge ! / Ô lis sans tache ! Fleur des berges ! » « Son odeur blanche / comme une question vierge, / continue d’attendre ». Deux déclinaisons différentes, opposées mais d’une certaine manière convergentes (Jammes, Jiménez), de l’« horreur d’être vierge » qui obsédait, et en même temps ensorcelait, Hérodiade (tout comme la virginité était associée au célèbre Cygne emprisonné dans la glace d’une conscience de soi algide et sévère) ; d’une pureté qui peut être une acceptation sereine de la vitalité créative tout comme un piège d’une pureté intellectuelle qui rejette cette nature dont elle émerge et jaillit, et dans le sein originel de laquelle elle aspire à se replonger.

C’est précisément cette approche fondée sur la substance du message poétique au-delà des correspondances littérales significatives ou fortuites, des sources réelles ou supposées, qui pourra peut-être éviter certaines références et certains parallèles plutôt extérieurs, ancrés dans la lettre plutôt que dans l’esprit, dans l’écorce plutôt que dans l’âme – pensez ici à l’association, fréquente dans les commentaires, entre l’« odeur d’ombre » de La Signorina Felicita de Gozzano et l’« odeur d’ombre » (dans un tout autre contexte, plus sensoriel que symbolique) d’Existences de Jammes, dans Le Triomphe de la Vie (« Températures torrides ! Odeur d’ombre ! »).

À plusieurs reprises, le nom de Jammes a été évoqué à propos des Crépusculaires. En effet, l’« odeur du passé » de la Signorina Felicita, certaines évocations, entre sentimentales et ironiques (comme dans le Jammes de Clara d’Ellébeuse), d’un monde du XIXe siècle et romantique renvoient clairement à Jammes (on peut citer ici Le vieux village : « Et je sentis une odeur du passé, / dans les grands arbres et dans les roses blanches », où la métaphore évocatrice, dense, plongée dans le devenir du temps, s’associe, spatialement, à l’immensité des arbres, où, dans le magnifique incipit de l’Assenza, s’estompe le sentiment de détachement, de manque, de vide : « Un bacio. Ed è lungi. Dispare / giù in fondo, là dove si perde / la strada boschiva che pare / un gran corridoio del verde »).

Voilà, c’est justement cette fusion des temps et des lieux, ce délicat estompage et disparition des uns dans les autres, qui rapproche le Crépusculaire et le Jammisme, au-delà même de la matérialité textuelle, qui semble elle-même s’amincir dans un halo de distance et d’absence.

La figure de Clara d’Ellébeuse (confirmant le caractère nuancé et polyphonique de l’héritage de Jammes) a trouvé écho même chez un poète très éloigné des Crépusculaires (bien que certaines suggestions douces-amères, désenchantées et prosaïques offertes par Laforgue soient communes), comme Ezra Pound (qui, d’ailleurs, consacra quelques pages plutôt venimeuses à Jammes dans Instigations, l’accusant de déclin, de faiblesse, de mièvrerie sirupeuse, avec une connotation méprisante dans le sens du dantesque De vulgari – tout en étant lui-même, dans Provincia deserta, dans le recueil Lustra, influencé, même sur le plan simplement toponymique, ainsi que sur celui des environnements, des atmosphères, des paysages, étroits mais suggestifs pour leur charme ombragé, silencieux et lointain, par la représentation donnée par Jammes du microcosme de la province française, saturé de souvenirs et de possibles évocations : “AT Rochecoart, / Where the hills part / in three ways, / And three valleys, full of winding roads, / Fork out to south and north, / There is a place of trees . . . gray with lichen / I have walked there / thinking of old days”).

Dans le vingt-septième des Cantos, avec une ironie subtile et amère, celui qui ne comprend pas les logiques implacables du marché – celui qui se trouve, dans l’histoire, pris entre les feux opposés du capitalisme sauvage d’un côté, de la violence aveugle des mouvements révolutionnaires, qui détruisent sans avoir la lucidité et l’inspiration pour reconstruire, de l’autre, reste étourdi, « With an air Clara d’Ellébeuse », avec un éloignement similaire à celui de la jeune fille sentimentale du XIXe siècle surprise et désorientée par le changement soudain des coutumes.

Même la vieille province stagnante, évoquée par une réminiscence floue et distraite, chère à la sensibilité tardosymboliste et crépusculaire, peut être, indirectement, et même par négation, une caisse de résonance lointaine et faible des grands tumultes de l’histoire. « Et les vagues comme une forêt / Où le vent est sans poids dans les feuilles / Mais en mouvement, / de sorte que le son court sur le son ». « La grande cour avait des feuilles mortes / dans le vent froid des fins d’Été très vieux. (...) / Viens, viens, ma chère Clara d’Ellébeuse : / aimons-nous encore si tu existes ».

Une autre lectrice de Jammes, et camarade de Pound pendant les années de militantisme imagiste qui cherchait à redonner à la poésie non pas un sentimentalisme stagnant et nostalgique, mais plutôt une visualité, une concrétude, une densité expérientielle, Amy Lowell, dispersait dans ses propres vers, à plusieurs reprises, précisément ce contraste ou cette conciliation entre l’évocation d’un passé désormais dissous, figé dans « l’odeur d’ombre » et « les contes morts », et la conscience vigilante, quoique douloureuse, des outrages et des urgences du présent : d’un côté, dans Nuit blanche, en 1923, « une musique ... tirée dans des cadences rampantes / à travers un mur de coucher de soleil où quelque marquise / cueille une rose pâle au milieu de silences étranges », avec une imagerie candide, évanescente et rêveuse qui résonnerait avec la sensibilité de Jammes ou d’un crépusculaire ; de l’autre, la même année, dans Dissonance, la « blessure enragée » de la conscience historique, le punctum temporis déchirant qui rompt la continuité enchantée et supra-temporelle de l’évocation du passé : « Une plaie rouge en colère / Proclamant l’inquiétude / D’un siècle incongru ».

« Formant du désir une nouvelle personne », proclame le premier vers du Canto XXVII de Pound, tiré de Cavalcanti. « Amour, qui naît d’un plaisir similaire, / se pose à l’intérieur du cœur / formant du désir une nouvelle personne ». La faculté imaginative averroïste, qui a pris forme dans l’Intellect Possible, est infusée dans le cœur pour en faire la substance des visions fantastiques. Que ce soit en évoquant le passé ou en rêvant d’une palingénésie future possible, l’esprit peuple le vide d’images et façonne des corps ou des simulacres à partir de rien, objectivant en eux ses chimères aériennes et vaines. Dans cette élévation imaginative, dans cette création d’images vides mais vivantes, dans ce mouvement dans le temps fluide et perdu (« J’aime dans le temps Clara d’Ellébeuse » : dans le temps, se dissipent et se déroulent autant le sentiment que son expression lyrique), l’essence du poétique est capturée : une art des ombres plus que des corps, des rêves plus que des expériences tangibles.

Les “choses”, “pauvres” et “bonnes”, de Gozzano et Corazzini ont derrière elles les « choses de l’ancien temps où j’allais », comme on le lit dans le petit recueil inaugural, Vers, de 1894 – et, à la manière de Pascoli, « les morts aimés dont je suis né ».

« Dans le parc séculaire / c’est le deuil de mon cœur, et je suis mort de vivre », lit-on dans la seizième élégie du Deuil des primevères. Le vieux parc désormais désolé, habité seulement par des souvenirs de fantômes, lieu emblématique de Gozzano et, avant lui, de D’Annunzio dans le Poème paradisiaque, se lie à l’idée, pascolienne puis montalienne et luzienne, de « la mort qui vit », de « vivre éternellement dans les morts », de la présence et de la persistance obsessives et troublantes des défunts.

Bien que la poésie de Jammes semble être éloignée de toute forme d’hermétisme et de symbolisme intellectualiste et abstrait, ses vers portent une sorte de musicalité diffuse et pure, où les mots semblent perdre leur sens premier et vibrer d’harmoniques cachées et lointaines. Encore dans Vers : « Neige douloureuse et morne, tu déploies / Ton manteau de lis sur le toit cher que je connais, / Neige douloureuse, ô neige qui t’effondres ! ».

Ici, résonne la même musique candide, douce et feutrée que dans le Sonnet de la neige de Corazzini : « Rien de plus lugubre que ce ciel mort / qui défaisait par-dessus le jardin nu / son âme toute blanche et légère / (...) le jardin endormi de mélancolie / dans la sombre douceur de la neige » (où, avec une phono-symbolique qui transcende les différences linguistiques, ce sont les t, les r, les o, avec leur murmure doux et plaintif, qui transmettent la sensation de la « sombre douceur », d’une douceur larmoyante et d’une quiétude douloureuse).

La même chose pourrait être dite, juste après, pour ce tercet à la musicalité insaisissable, intraduisible, qui a quelque chose de rude, d’archaïque et en même temps de doux et d’intime : « Des contes jacassés, ai soir, par la fileuse, / En la cuisine antique où le pot noir chantait / Au rauque dévidoir sa chanson douce et creuse » ; où apparaît, entre autres, la figure de la Tisseuse, sorte de Parque énigmatique à la fois tendre et inquiétante, entre Leopardi (« Sonavan le quiete / Stanze, e le vie d’intorno, / Al tuo perpetuo canto ») et Pascoli (« Con un sospiro quindi la cassa / tira del muto pettine a sé. / Muta la spola passa e ripassa »).

Mais il existe d’autres passages où les mots semblent flotter sur une épaisseur impalpable de musique, sur un substrat harmonique, entre son et signification, qui les transfigure presque jusqu’à les rendre diaphanes. « Et la décrépitude / de la maison était pleine d’un grand silence, / et je croyais entendre que les morts dans le ciel / se taisaient dans la maison triste où je venais » ; « l’eau claire à l’ombre… / au soleil, si loin, l’eau, dans cette obscurité / qu’elle a au soleil » (deux passages où, dans le premier, les sifflantes évoquent le silence tandis que, dans le second, les liquides et les rotatives suggèrent la fluidité et l’éclat).

Les mots en viennent ensuite, avec la maturation de l’autocognition littéraire, à expliciter et à styliser leur propre désémantisation. « Nous prendrons de vieilles poésies, / des choses entendues qui se sont confondues, / des mots qui ne sont plus qu’une musique obscure » (Élégie seconde, dans le Deuil des primevères). Ici, Jammes, bien éloigné de tout orphisme et de tout obscurisme, semble même se rapprocher, du moins conceptuellement sinon stylistiquement, de la poésie pure, de la musique du silence de Mallarmé.

Que cette nuance, cette évaporation ne découlent pas d’une simple naïveté ou d’une candeur désarmée, est démontré par la complexe stratification, bien que subjectivement vécue, de lectures, de rencontres, d’influences, attestée par un livre peut-être pas assez étudié, les Leçons poétiques, publiées par le Mercure de France en 1930.

Là, le style de Mallarmé est caractérisé comme une sorte de « rêve fait en présence de la raison », pour reprendre l’expression de Tommaso Ceva chère aussi à Montale [9], discours d’un poète qui « chante en dormant », et dans lequel la précision, la paradoxale « clarté » des lignes et des détails, se marie à leur dissolution dans une sorte d’« inconnu indistinct », où « on ne distingue rien à première vue, et la masse à nouveau se perd dans le détail ».

Et l’autocognition littéraire s’unit à la mystique – tous les poètes, inspirés par une même Âme universelle, cherchent à faire coïncider leur parole avec une « super-langue universelle qui, par un silence infus, se rapproche du parler des anges » [10].

Cela se retrouve également dans l’Élégie de Corazzini (où, stylistiquement, cette quasi-disparition des mots presque engloutis par eux-mêmes, cette dissolution du sens dans le son – jusqu’au quasi-néant, au quasi-silence, à peine un souffle du blanc et du vide, de Jankélévitch [11] – se traduit par l’utilisation insistante de césures sanglotantes, d’itérations, d’enjambements) : « Ce sera comme si tu chantais une / prière incompréhensible, pour longtemps / jusqu’à ce qu’un soir, / peut-être plus doux et triste, tout à coup / t’arrive, ainsi, sans savoir, / de la comprendre entièrement. / (...) Le long des rivières claires / nous chanterons les plus anciennes chansons / et il sera doux de ne pas suivre leur sens » (peut-être Montale s’en souviendra dans Tentava la vostra mano la tastiera : « Aucune chose proche ne trouvait son mot, / et était mienne, était nôtre, votre douce ignorance »).

D’ailleurs, de manière générale, ce « parler et pleurer » simultané, cette résolution – tout au long du flux de la musique, des images et de leur rythme – de la sémantique verbale dans celle préverbale, inarticulée, primordiale, instinctuelle, presque infantile, du pleur et du lamentation, semblent être caractéristiques du registre élégiaque, des Latins (par exemple Tibulle : « Ou que le malheureux lance souvent des plaintes à l’absent / Et tout est mouillé de larmes » ; « Maintenant, j’ai pleuré en parlant / Maintenant, j’en ai honte » ; où, comme chez nos poètes, les mots se marient avec le lamentation, et tout, même les choses inanimées, semble dégoutter de larmes) à Pétrarque (« Ce rossignol qui pleure si doucement / (…) emplit le ciel et les champs de douceur » – où déjà se profile ce qui sera le nœud, chez Jammes comme chez D’Annunzio du Poème paradisiaque et chez les Crépusculaires, de douceur et de tristesse).

Un autre poète italien influencé par Jammes fut Arturo Onofri. Comme cela a été noté [12], les Canti delle oasi, de 1909, sont modelés, dès la même structure marquée par une séquence de Prières, sur le Deuil des primevères.

Mais, en général, ce qui apparente Onofri à Jammes est, dans un sens large, ce qui les unit tous deux (directement le premier, indirectement, par affinité spirituelle plus que par des contacts documentables, le second) à Pascoli : la recherche d’un retour aux origines, d’une identification orphique avec la Nature originelle par des analogies profondes et des consonances impénétrables. « Le poète est ce pélerin que Dieu envoie sur la terre pour qu’il y découvre des vestiges du Paradis perdu et du Ciel retrouvé », peut-on lire dans Le Poète et l’inspiration, de 1922. Nature retrouvée ; harmonie originelle recomposée.

Un texte extraordinaire, dans ce sens, est La Naissance du poète, dans De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir. « La Terre, l’Univers et Ce qui les dépasse / chantent jusqu’à ce que le poète en soit plein, / et la mort c’est la vie, le père l’orphelin, / l’orphelin c’est le père, et la prison l’espace ». « C’est ce qu’on ne sait pas qui est vraiment la tombe. / C’est l’ombre qu’on ne sait qui est la lumière ». Unité des opposés (lumière-ténèbres, terre-ciel, vie-mort), comme chez les Mystiques – mais dans un registre plus modeste, terrestre, dans un sermo humilis où la délicate ténuité a la même force que l’enthousiasme, la même intensité que l’exaltation.

Voici, précisément cette « terrestre du soleil », cette fusion entre le ciel et la terre (cette harmonie entre le microcosme et le macrocosme, entre l’Homme et l’Univers, selon l’enseignement de l’anthroposophie de Rudolf Steiner) imprègne la poésie d’Onofri. « Des amours terrestres, maintenant la douce / somnolence te soulève vers un amour infini / qui pleut sur toi d’en haut / avec les ombres harmonieuses de la nuit » (Similaires à des mélodies figées dans le monde).

« Une porte de lumière dans le ciel s’ouvrira pour nous. / Alors, sublime concert, la motte de terre est vraiment unie au divin, / jusqu’à son dernier épanouissement dans la lumière ». « Source cachée des musiques qui, même en se taisant, m’enchantent dans leur silence rempli de mes soupirs ». Ceci se lit dans les précieux inédits rassemblés par Magda Vigilante [13].

Mais ce sont peut-être des vers comme ceux-ci, d’Aprirsi fiore, qui font transparaître l’harmonie entre Onofri et Jammes, pour ce reflet du ciel dans la terre – jusque dans ses fibres les plus fines, dans ses manifestations les plus infimes –, du cosmos dans l’homme, de l’ineffable immensité dans le son et le souffle du mot : « Des espaces brillants, sur le seuil / de la nuit, à l’éclosion de tes étoiles, / les montagnes tressaillent, dans un souffle / qui ressemble au mien, dans la douce mélodie / du temps d’ici-bas, celui qui a le chant de l’homme / et la forme et l’espoir de la terre ».

Il semble surprenant qu’un poète en apparence traditionnel, presque provincial et naïf, comme Jammes, ait suscité l’intérêt et la faveur de Marinetti, théoricien du Futurisme, qui a publié ses vers dans la revue Poesia [14]. Pascoli, lui aussi, a collaboré à cette revue.

Et c’est précisément Pascoli, comme Jammes (qui lui est proche aussi pour la poétique des choses, du nid, de la nature aurorale), qui a profondément modifié, de l’intérieur, sans en altérer et briser radicalement les structures, mais plutôt à travers des altérations subtiles, la versification traditionnelle.

La réponse de Jammes à l’Enquête internationale sur le vers libre, apparemment naïve (les poètes chantent naturellement, comme les oiseaux), renvoie en réalité à une ancienne tradition, qui va d’Alcman, qui affirme dans un fragment avoir appris, de manière presque chamanique, à faire de la poésie « en imitant le chant des perdrix », à D’Annunzio, qui rend hommage à Pascoli dans le Commiato di Alcyone, l’élevant comme « celui qui comprend le langage des oiseaux ».

Dans la voix du poète résonne, purifiée et ramenée à l’origine, celle de la Nature. Henri Ghéon, dans la même Enquête, citait « la technique flottante du délicieux Jammes » comme exemple de fluctuation rythmique, d’altération, de l’intérieur, des symétries et des automatismes de l’alexandrin – une étape intermédiaire du processus qui avait conduit à l’idée du « strophe analytique », marquée non pas par les structures métriques mais par la connexion et la cohésion des noyaux conceptuels [15].

Ce lien presque mystique entre la vie et la mort, la disparition et l’évocation, l’éphémère et l’éternel, véhicule également l’influence que Jammes a exercée sur Rilke et Proust.

Le premier, qui dans les Carnets de Malte Laurids Brigge voit en Jammes le type idéal du poète solitaire, lointain, un peu détaché de la socialité, plongé dans le sein anonyme et ahistorique, dans le silence mélodieux, de la Nature, écoute dans la première des Élégies de Duino « ce qui respire comme un souffle, le message incessant qui naît du silence » ; s’avançant ensuite jusqu’au Lieu-non-lieu de l’origine, à l’« espace pur » (« den rainen Raum ») où la Nature prend forme avant même de se manifester – jusqu’à l’« indicible pur » (« lauter Unsägliches ») qui précède toute parole possible : peut-être jusqu’à cette source originelle incorrompue vers laquelle Jammes tendait avec tout son apparente candeur – jusqu’au « fondement infini » (« unendlichen Grund ») du treizième des Sonnets à Orphée, à ce « mourir en Eurydice », à cette conscience du non-être, du « Nicht-Sein », à cette mystique annihilation, à cet oubli de soi et à ce mourir au monde, qui préfigurent chaque floraison.

La même destination, peut-être, mais certainement avec une épaisseur spéculative plus grande, du Temps retrouvé proustien : la même mélancolie « douce et triste », douloureuse et nuancée (un binôme cher à Jammes comme aux Crépusculaires) où des choses, des lieux, des visages, des sentiments désormais évanescent peuvent refaire surface, dans la fluidité multivoque du temps, précisément parce qu’ils ont perdu leurs contours précis, régressant vers une sorte de magma originel et indistinct ; la « douceur quasi physique » qui caractérise ceux « que la mort a déjà fait entrer dans son ombre » [16] (l’« odeur d’ombre », l’« odeur de passé » des intérieurs de Gozzano).

Paradoxalement, c’est précisément cette quête de la pureté essentielle, de la pureté presque désincarnée, qui secrètement apparente Jammes à l’une des voies principales – celle de l’essentialité, de la concision, de l’implicite, du terme moyen tu – de la poésie du XXe siècle.

« Ce n’est que lorsque, par un travail inconscient, le lecteur a dévêtu la Poésie qu’il lit, qu’il peut apercevoir la vérité belle et nue » [17]. L’acte de lecture – même face aux élaborations rhétoriques les plus complexes de la modernité – va au-delà de la surface du texte, au-delà de l’évidence phénoménique, pour toucher la lumière du noumène, qui se montre, se dévoilant et se voilant en même temps, avec l’absolue spontanéité de la Nature, avec l’éclat limpide de l’Origine.

Et c’est précisément cette patrie perdue, cette origine éclipsée, ce « vert paradis des amours enfantines » que beaucoup de poésie du XXe siècle – dans ses voix les plus disparates et même antithétiques – a cherché : la « vérité qui repose au fond, comme un rêve oublié », au-delà de l’écorce des « paroles usées », chez Saba ; le « rien d’inépuisable secret » qui remonte de la descente dans les profondeurs, chez Ungaretti ; le « point mort du monde qui finalement nous mette au milieu d’une vérité », brisant la chaîne de plomb du déterminisme, chez Montale.

Il suffit de parcourir, pour y trouver écho, le Deuxième livre des quatrains de Jammes, de 1923 : « … gouffre tour à tour vide et plein d’où sortit / Le hochet de corail de ta lointaine enfance », « quelque chose / Comme un air bleu sur une rose », « … Sur la terre, le Ciel, ainsi que la rosée / S’évapore des lys » – et d’autres images exquises et éblouissantes, entre épigramme classique et poésie pure symboliste, pourraient être citées ; vers où le lecteur italien ne peut manquer de percevoir des résonances – par exemple – avec le Montale de Mediterraneo (« come tu fai che sbatti sulle sponde / fra sugheri alghe asterie / le inutili macerie del tuo abisso ») ou le Saba plus rare, essentiel et éclairant, celui des « cose leggere e vaganti » et des ciels crépusculaires où « invece di stelle / ogni sera si accendono parole ».

Mais dans la possible héritage de Jammes, un autre fil subtil peut conduire jusqu’au milieu du XXe siècle, de Diego Valeri (qui consacra des pages idéalistiquement captivées à Jammes dans Poètes français de notre temps, 1921) à Andrea Zanzotto, élève dévoué de Valeri, et dont la collection Fosfeni a été saluée par un autre grand poète, Ferdinando Bandini, comme une sorte d’équivalent postmoderne des Géorgiques chrétiennes [18].

Dans la poésie de Valeri (qui, note Mengaldo, pourrait étonnamment se renverser dans celle de Zanzotto, et vice versa, presque dans une relation entre recto et verso [19]), il n’y a pas seulement des consonances avec Jammes d’un côté, mais aussi des points de contact avec Zanzotto de l’autre.

« Tout immobile, à l’intérieur d’une douceur égale, pâle et molle. / (...) Toutes les choses immobiles et absorbées / dans le prodige d’une recréation ». Ainsi on peut lire dans quelques vers de Valeri (Sereno).

Et c’est aussi au-delà de cette immobilité apparente, au-delà de ces tableaux et surfaces d’une nature en apparence prise dans une fixité languide et composée de l’aquarelle, ou dans une harmonie sereine et riante du vedutismo vénitien, mais secrètement secouée par un frémissement de palingénésie, par le mystère en pleine lumière d’une régénération, que Zanzotto, « s’entourant de paysage », « cingendosi intorno il paesaggio », cherchera l’essence du réel en la trouvant finalement, lui aussi, au fond, dans une simplicité phénoménale absolue et intemporelle, coïncidant cependant avec le Néant ultime, avec la radiancée obscurité du « ricchissimo nihil ».

Jammes confirme incarner de manière emblématique ce singulier binôme de conscience et de spontanéité, d’identification et de distance, d’originalité et d’artifice, qui caractérise la relation entre l’Art et la Nature (« Dieu bifront », disait D’Annunzio).

« Mère, d’où mon dire de toi, / pourquoi me tais-tu comme le vert très haut / le très riche néant » (Da un’altezza nuova). Une recherche d’originalité, de nécessité de la relation entre le nom et la chose (et necessitas est, finalement, destin et en même temps mort, vocation et dissolution) à laquelle répondra, des décennies plus tard, Dirti « natura », dans Sovrimpressioni : « Natura che poté aver nome e nomi / che fu folla di nomi in un sol nome / che non era nome » [20].

Comme pour dire qu’au fond, c’est précisément l’impossibilité d’atteindre, de saisir et de dire, la Nature première, le fond nu du réel – précisément l’immense difficulté de ce qui est, en soi, le plus simple, et à la simplicité duquel l’art ne peut s’approcher qu’en accomplissant le plus suprême artifice, celui de se dissimuler ou de se déguiser – qui alimente le flux, multiple et inépuisable, de la parole poétique.

Matteo Veronesi

Notes

[1Sur les consonances et les influences dans le contexte italien, voir F. LIVI, Dai simbolisti ai crepuscolari, IPL, Milano 1974 ; concernant les relations avec Rilke, I. CHOPIN, Rainer Maria Rilke und Francis Jammes, Peter Lang, Bern 1996.

[2Voir, également pour le contexte culturel, l’application de la poétique, la réception et les premières réactions, F. VIRIAT, Le Jammisme. Manifeste pour une simple beauté sans rhétorique, dans « Frisson esthétique », 1 (2006).

[3Souvenirs de Francis Jammes, « La Revue de France », XIX, n. 7, pp. 422-427.

[4G. FASANO, Francis Jammes, dans I Contemporanei. Letteratura francese, Lucarini, Roma 1976, p. 47.

[5Voir, par exemple, F. LIVI, Dai simbolisti ai crepuscolari, IPL, Milano 1974 ; E. SANGUINETI, Guido Gozzano. Indagini e letture, Einaudi, Torino 1975 ; avec un regard plus large, R. MALLET, Le Jammisme, Mercure de France, Paris 1961 ; SHIRLEY W. VINALL, The early reception of Francis Jammes in Italy, « The Modern Language Review », 2009, n. 3, pp. 712-729.

[6A. GIDE, Francis Jammes, « Nouvelle Revue Française », 1 décembre 1938 ; C. BO, Nota su Jammes, « Letteratura », janvier 1939.

[7F. JAMMES, Leçons poétiques, Mercure de France, Paris 1930, pp. 14 et 111-112.

[8Voir l’étude documentée de Dolores Romero López, Fortuna de Francis Jammes en España, « Neophilologus », 81, 1997.

[9Sulla poesia, édité par G. Zampa, Mondadori, Milano 1976, pp. 104 sgg.

[10F. JAMMES, Leçons poétiques, cit.

[11V. JANKÉLÉVITCH, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Presses Universitaires de France, Paris 1957.

[12En particulier de Gilberto Coletto, Francis Jammes : notorietà e risonanze

[13A. ONOFRI, Arioso-Orchestrine, édité par M. Vigilante, avec un écrit de M. Albertazzi, La Finestra, Trento 2002, pp. 77 et 147.

[14Cf. S. VINALE, art. cit.

[15Enquête internationale sur le vers libre, Éditions de Poesia, Paris 1909, p. 68.

[16Le Temps rétrouvé, Nouvelle Revue Française, Paris 1927, p. 202.

[17F. JAMMES, Solitude peuplée, Egloff, Fribourg 1945, p. 16.

[18A. ZANZOTTO, Le poesie e prose scelte, Mondadori, Milano 2003, p. LXXXIX.

[19Diego Valeri e il Novecento, Esedra, Padova 2007, p. 10.

[20L. BARILE, Due poesie di Zanzotto, « Per leggere », 2011, n. 20, pp. 53-70.

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