Je voudrais livrer, ici, mes impressions suite à la lecture de deux œuvres d’Ella Maillart à savoir Envoyée spéciale en Mandchourie [1] et Oasis interdites [2]. Dans la première, Ella Maillart raconte sa traversée, au milieu des années 1930, de la Mandchourie en tant qu’envoyée spéciale du journal Le Petit Parisien. La seconde porte sur son périple suivant, de Pékin au Cachemire, en compagnie de Peter Fleming, envoyé par le Times. Je commencerai par parler d’Ella Maillart elle-même et de ma perception de ce que ces voyages représentent pour elle. Je poursuivrai avec la manière dont les différentes personnes qu’elle rencontre la reçoivent. Je finirai par ce que ces œuvres m’apprennent de la situation politique de cette partie de l’Asie au cours des années 1930.
Épreuves et privilège
Lorsqu’en 1934, Ella Maillart part en Mandchourie, elle n’en est pas à sa première expédition. D’ailleurs, quand Envoyée spéciale en Mandchourie s’ouvre, Ella Maillart n’est pas chez elle en Suisse, mais à 5000 mètres d’altitude, dans les Monts Célestes. En face d’elle, le Takla Makane. Elle est alors en 1932. Elle vient de traverser la Russie, comme elle le raconte dans Parmi la jeunesse russe. De Moscou au Caucase [3]. Elle rêve de parcourir la Chine sur les traces de Marco Polo, mais il lui manque le visa. Elle doit se résoudre à contempler le Takla Makane de loin puis faire demi-tour. Il lui faut attendre deux ans et un contrat avec le quotidien Le Petit Parisien pour pouvoir se rendre en Chine. Elle découvre d’abord la Mandchourie avant de traverser le pays, direction le Cachemire.
Ella Maillart est coutumière de tels exploits. C’est une sportive accomplie qui a pratiqué, entre autres, la voile, le ski, le hockey. Elle a représenté la Suisse aux régates olympiques de 1924 et aux championnats du monde de ski alpin entre 1931 et 1934 [4]. Mais elle développe un autre rêve, celui d’exploratrice. C’est ainsi qu’elle se rend d’abord en Russie avant de poursuivre en Chine. Ses expéditions ne sont pas de tout repos, au point où on pourrait parler d’épreuves.
Ella Maillart traverse la Manchourie seule au moment où le Japon colonise la région et crée l’empire du Mandchoukouo. Les conflits sont latents, des trafics en tout genre dont celui de l’héroïne se développent. En conséquence, tout le monde se méfie de tout le monde. Les Japonais, en particulier, craignent les espions et tout ce qui pourrait menacer le Mandchoukouo. Ella Maillart est soumise à des contrôles d’identité à chaque coin de rue comme elle le souligne ironiquement : « les promoteurs du mouvement “Do visit Mandchoukouo” oublient de nous avertir que la race et les coutumes que nous aurons le plus le loisir d’étudier, jour après jour, sont celles des policiers … » [5]. Entre Pékin et le Cachemire, la situation n’est guère plus enviable. Les conflits menacent autant d’éclater. Les trafics sont également légion. Les histoires d’explorateurs tués ne sont pas pour rassurer. Dutreuil de Rhins, par exemple, a été tué en 1927 et Louis Marteau et Louis Dupont viennent de disparaître dans le sud du Koukou Nor [6]. En outre, le voyage qu’Ella Maillart et Peter Fleming entreprennent est clandestin. Ils veulent passer par le Sinkiang et la Chine ne délivre pas, pour des raisons politiques, de visas aux étrangers en direction de cette province. Ils décident donc de tromper les autorités et d’emprunter des voies détournées donc potentiellement dangereuses. Il leur arrive souvent d’avoir des difficultés à s’approvisionner et de manquer d’eau.
Mais pour Ella Maillart, ces épreuves sont surtout des challenges. Ils apportent la satisfaction qu’on éprouve lorsqu’on a réussi tel ou tel exploit. Surtout les voies détournées répondent bien mieux que les routes balisées à sa philosophie du voyage. En effet, pour elle, le reportage est davantage un moyen qu’une fin en soi. Ce qui l’intéresse, c’est d’aller « le plus loin possible des palaces feutrés et des express “profilés” [7] ». Elle n’est pas là pour faire du tourisme comme en atteste la manière dont elle se moque gentiment de cette dame qui ne pouvait envisager de manger de la farine avec son thé comme les indigènes [8]. Dans le fond, si elle a accepté de travailler pour Le Petit Parisien, c’est parce que le quotidien lui fournit les moyens et l’occasion de satisfaire sa volonté de rencontrer d’autres civilisations, d’autres peuples, d’autres lieux. Elle n’est jamais aussi épanouie que lors de ces rencontres. Cela apparait notamment dans son intérêt pour les visages : « Sur la table du bureau, un Japonais joue du gramophone devant une dizaine de Mongols, grands garçons aux crânes ronds et dont le visage a une couleur de cuir rouge bien “culotté” [9] ». Ainsi donc, malgré toutes les épreuves, ces traversées de l’Asie sont aussi un privilège. Avec elles, Ella Maillart réalise son rêve. Elle accomplit une sorte de quête. Elle satisfait ce « goût de l’éternel qui [l]’habite [10] ».
Hostilité et Hospitalité
En traversant la Chine, Ella Maillart comble donc un désir d’ailleurs. Mais la question se pose de savoir comment cet ailleurs réagit à sa présence. La réponse n’est pas simple dans la mesure où cet ailleurs est nombreux. La ville de Harbin, telle que décrite dans Envoyée spéciale en Mandchourie en est une parfaite illustration. Ella Maillart et son excellent sens de la formule ne la qualifient-ils pas de « Babel moderne [11] » ? On y trouve des Japonais venus consolider le Mandchoukouo. Des Européens et des Américains sont dans les banques, les commerces, les corps diplomatiques. Les Russes Blancs et les Russes Rouges sont toujours là malgré la cession de leur chemin de fer Est-Chinois aux Japonais. Bien entendu, différents natifs de la Chine sont aussi là dont des Mongols. Dans Oasis interdites, les Japonais sont moins présents [12]. En revanche, de nouveaux groupes apparaissent dont les Dounganes et les Turkis. En outre il convient également de tenir compte des origines sociales et professionnelles des différentes personnes dont Ella Maillart croise la route. L’accueil qu’elle reçoit par des officiels diffère, par exemple, de celui des civils.
Dans le Mandchoukouo, les officiels (autorités gouvernementales, police, armée) lui sont plutôt ouvertement hostiles. Il y a chez eux une hantise des espions qui les pousse à voir d’un mauvais œil cette femme et son appareil photo qui se promènent partout. Ils préfèreraient les voir partir comme le suggère le titre du sixième chapitre : « Mandchoukouo, porte ouverte… mais est-ce pour en sortir ? [13] ». Cette hantise des espions s’accompagne, surtout de la part des Japonais, d’une haine des Blancs qu’Ella Maillart analyse dans le chapitre « Haines de races [14] ». Elle y raconte notamment comment elle a été attaquée, dans un train, par un peloton de soldats japonais alors qu’elle voulait traverser leur wagon pour se rendre au restaurant [15]. La violence est plus symbolique que physique entre Pékin et le Cachemire. À Pékin, les autorités chinoises ne donnent aucune information sur la province de Sinkiang où elle compte se rendre avant de passer en Inde. C’est auprès d’autres européens comme Erik Morin [16] de l’Institut géologique de Chine et Tannberg, un Suédois dans le commerce de boyaux de mouton [17] qu’elle apprend que personne n’est autorisé à entrer ou à sortir du Sinkiang.
Ella Maillart décide de s’y rendre tout de même en contournant les routes officielles et les postes de contrôle. Peter Fleming qui cherche également à gagner le Sinkiang la suit. Cependant, ils ne parviennent pas complètement à éviter les officiels, en particulier les gouverneurs des provinces traversées. Ces derniers oscillent entre l’envie de faire honneur à des voyageurs aussi réputés que Peter Fleming du Times et la nécessité de rester inflexibles et de ne prendre aucun risque. Ainsi à Lanchow, Fleming et Maillart peuvent passer parce qu’ils ont menti sur leur destination, mais les Smig qui les accompagnent, trahis par le fait qu’ils sont de Tsaidam, sont refoulés [18]. Les civils japonais, en Mandchourie, sont aussi hostiles que les officiels. Ella Maillart raconte comment, dans le train, l’un d’eux s’est accaparé de son siège l’obligeant à voyager accroupie [19]. C’est à coups de pied qu’un autre, chez qui elle s’était rendue par erreur en cherchant un chauffeur de camion, la chassa [20]. D’une manière générale, on tient partout à lui signifier ceci : « Domination blanche…, finie ! [21] ». Mais cette hostilité n’est pas seulement tournée contre elle. Elle joue aussi entre les différents groupes. Cela apparait surtout entre Pékin et le Cachemire. Ainsi, Ella Maillart doit choisir ses guides en fonction des lieux traversés. À titre d’exemple, Boro, parce que russe, ne peut la conduire en territoire doungane [22]. Le même Boro est, en revanche, bien accueilli par les Turkis d’Issyk Pakté [23].
Si Boro, auquel les Smig ont recommandé Ella Maillart et Peter Fleming est un guide particulièrement prévenant après avoir été un hôte d’une grande hospitalité, nombre d’autres guides se contentent du minimum syndical. Ainsi Akpan refuse que Peter Fleming dont le poney est épuisé monte sur son chameau car cela n’était pas prévu dans le contrat [24]. De ce côté de la Chine, la haine contre les Blancs semble moins marquée, mais il n’y a pas davantage de révérence.
Les civils les plus intéressants du point de vue de Ella Maillart sont ceux qu’elle rencontre en route et avec lesquels elle a parfois l’occasion d’échanger même si Peter Fleming ne lui laisse pas le temps de profiter des paysages et des autochtones comme elle l’aurait fait si elle avait voyagé seule. Il y a donc les Turkis, amis de Boro, dont l’histoire est particulièrement intéressante. Bien qu’ils connaissent Boro et les accueillent avec toutes les marques d’amitié, ils ne les invitent pas à boire le thé comme l’exige l’étiquette. Cela inquiète d’abord Ella Maillart qui se demande s’il faut y voir une marque d’hostilité. Elle découvre ensuite que ces Turkis n’ont reçu aucune visite depuis deux ans, depuis la révolte des musulmans. Eux-mêmes, faute de savoir comment la situation a évolué, n’ont pas osé quitter leur camp. En conséquence, ils n’avaient plus de provisions, donc plus de thé à offrir. Le titre du chapitre dans lequel elle raconte cet épisode, « Les hommes du bout du monde » ne pouvait être mieux choisi [25].
Nous, Eux
Que ce soit dans Envoyée spéciale en Mandchourie ou dans Oasis interdites, l’histoire immédiate n’est pas la préoccupation première d’Ella Maillart. Elle s’attache, avant tout, aux lieux et aux personnes. Cela a des conséquences, au niveau de son écriture. Toutes proportions gardées, le style de Maillart rappelle celui de Kourouma. Du moins, il a les mêmes effets. Beaucoup de lecteurs trouvent les textes d’Ahmadou Kourouma à la fois agréables et difficiles. Ils pensent souvent que la difficulté vient de ce qu’ils ne connaissent pas suffisamment la culture malinkée pour pouvoir saisir toutes les références. En réalité, elle vient de ce qu’ils ne maitrisent pas l’histoire africaine. En effet, Kourouma se comporte comme un historien qui s’adresse à des historiens : il écrit sur tels ou tels événements en partant du principe que ces derniers sont bien connus des lecteurs. Dès lors, il les commente davantage qu’il ne les décrit ce qui déroute, quelque peu, le lecteur non éclairé. Ella Maillart fait, peu ou prou, la même chose. Il faut, pour mieux apprécier ses textes, bien connaitre l’histoire du Mandchoukouo et des provinces perdues de la Chine des années 1930 comme le Tibet, la Mongolie ou encore le Sinkiang.
Dans Envoyée spéciale en Mandchourie, la préface de Gilbert Etienne est, sur ce plan, bienvenue. Elle permet au lecteur d’attraper quelques notions sur l’histoire du Japon et sur les raisons qui poussent ce pays à adopter une politique expansionniste et donc à vouloir coloniser la Chine. Dans Oasis interdites, il y a bien la préface de Nicolas Bouvier. Mais elle présente davantage le texte de Maillart que la période historique sur laquelle il porte. Le lecteur apprend tout de même que le Sinkiang est situé à l’ouest de la Chine, que c’est une province musulmane, qu’elle se révolte contre le pouvoir central et que les insurgés sont eux-mêmes divisés en au moins quatre factions [26]. C’est un peu mince d’autant plus que Ella Maillart va, pendant une bonne partie du livre, se contenter de faire allusion à ces événements sans les expliquer avec précision. Il faut attendre le neuvième chapitre de la deuxième partie pour avoir un rappel de l’histoire du Sinkiang.
Cette manière de procéder présente cependant un certain intérêt. Ella Maillart n’écrit pas seulement l’histoire de l’Asie des années 1930. Elle fait davantage : elle écrit une histoire universelle et atemporelle. Elle écrit la tristement célèbre histoire du nous contre eux. Gilbert Etienne l’a bien saisi :
Puis la guerre russo-japonaise sévit sur mer et sur terre en 1904-1905. À la surprise générale, le petit David japonais écrase le Goliath russe. Toute l’Asie allume des lampions. Le jeune Nehru jubile au fond de l’Inde. Pour la première fois, les blancs sont battus par des hommes « de couleur ». En 1910, c’est l’annexion de la Corée [27].
D’abord les hommes « de couleur » contre les Blancs, ensuite les hommes « de couleur » du Japon contre ceux de la Corée, puis contre ceux de la Chine. Dans une logique similaire, en Chine même les Mongols se réjouissent de la création du Mandchoukouo parce qu’ils y voient une occasion de se libérer du pouvoir central chinois. Cette logique du nous contre eux se retrouve chez les Russes. Les Blancs et les Rouges se regardent en chiens de faïence mais sont prêts à se battre ensemble contre les Japonais si l’occasion se présente. Un Russe Blanc engagé dans la police ferroviaire par le Japon avoue à Ella Maillart : « la guerre remettra tout en question, nous passerons dans l’autre camp ! Vous ne voudriez tout de même pas que nous nous battions pour ces jaunes, contre des blancs, même bolchevistes ! [28] »
On se rappelle que les musulmans du Sinkiang sont pareillement unis contre le pouvoir central et divisés entre eux. De ce fait, ce jeu du nous contre eux, nul ne sait où il commence ni où il s’arrête. La plus petite unité est toujours susceptible de trouver des nous et des eux à opposer. Peut-être qu’en choisissant de raconter ses rencontres et son goût de l’éternel et d’insister moins sur les événements historiques, Ella Maillart cherche-t-elle à proposer une alternative à cette histoire du nous contre eux.
Dernières impressions
Je ne voudrais pas clore cette note de lecture sans un petit mot sur la qualité de l’écriture. Les deux textes sont particulièrement bien travaillés sur le plan de l’écriture comme en atteste le soin mis dans le choix des titres de chapitre. D’une manière générale, Ella Maillart sait faire sourire. Dans Envoyée spéciale en Mandchourie, les incessants contrôles policiers sont tournés en dérision : « Je donne mon passeport à chacun – mais ils ne savent pas le tenir dans le bon sens – [29] ». Dans Oasis interdites, c’est Peter Fleming qui est gentiment moqué ici et là : « Mon cher, lui dis-je en riant, je prévois une journée des plus tristes lorsque je serai obligée de vous abandonner en route, votre passeport ne vous permettant pas de continuer [30] ». Le plaisir de la lecture est augmenté par les photos prises par Ella Maillart et qui accompagnent le texte.