Dans Aux Etats-Unis d’Afrique [1], Abdourahman Waberi met en scène un monde dans lequel les rapports de forces ont été intervertis : ce sont les Etats-Unis d’Afrique qui dominent le monde, l’Occident, déchiré par les guerres civiles, vit des aides humanitaires et émigre clandestinement en Afrique. Le roman repose donc sur un principe du miroir dont il s’agit d’interroger la fonction. Quelle place occupe-t-il dans l’économie générale du texte ? Comment interpréter l’inversion des rôles à laquelle il donne lieu ? Cette note de lecture tente d’apporter des éléments de réponse en se demandant si, au-delà de l’inversion des rôles, des mécanismes autres n’interviennent pas dans la mise en place de ce monde dominé par l’Afrique. Elle pose, en outre, la question des rapports qu’il convient d’établir entre les Africains et les Occidentaux qui évoluent dans le roman et ceux du monde réel. En l’occurrence, faut-il se contenter de considérer que l’auteur cherche, à travers le principe du miroir, à, d’une part, forcer l’Occident à expérimenter, l’espace d’une fiction, ce que vit l’Afrique, et, d’autre part, à « remotiver l’orgueil d’un continent [2] » ?
Au-delà du miroir
« Il est là, fourbu. Silencieux. La lueur mouvante d’une bougie éclaire chichement la chambre du charpentier, dans ce foyer pour travailleurs immigrés. Ce Caucasien d’ethnie suisse parle un patois allemand et prétend qu’il a fui la violence et la famine à l’ère du jet et du net. Il garde pourtant intacte l’aura qui fascina nos infirmières et nos humanitaires.
Appelons-le Yacouba, primo pour préserver son identité, deusio parce qu’il a un patronyme à coucher dehors. Il est né dans une insalubre favela des environs de Zurich, où la mortalité infantile et le taux de prévalence du virus du sida – un mal apparu, il y a bientôt deux décennies dans les milieux interlopes de la prostitution, de la drogue et du stupre en Grèce, et devenu une endémie universelle aux dires des grands prêtres de la science mondiale réunie à Mascate, dans le preux royaume d’Oman – restent les plus élevés selon les études de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), installée comme chacun le sait, chez nous, dans la bonne et paisible ville de Banjul [3]. »
La plupart des procédés et indices de l’inversion des positions de puissance qui seront mobilisés tout au long du roman sont déjà présents. Il apparaît clairement que ce sont les Etats-Unis d’Afrique qui dominent le monde sur le plan économique comme sur le plan politique : les instances internationales siègent sur son territoire. Cette domination est d’autant plus assise que l’Occident, représenté ici par la Suisse et la Grèce, est de toute évidence sous développé. Le premier niveau de l’inversion des rôles intervient là, dans cette sorte de passation des pouvoirs et des richesses. A un autre niveau, les modalités des représentations de l’Autre se trouvent également inversées. Ici, ce sont les Occidentaux qui dépendent de la bonne volonté des infirmiers et des humanitaires africains, ces derniers leur portant un regard teinté d’exotisme et qui oscille entre paternalisme et mépris. Ce sont les noms occidentaux qui sont jugés imprononçables et qu’on n’hésite pas à africaniser d’autorité plutôt que de faire l’effort d’apprendre à les prononcer. Enfin, un troisième niveau d’inversion a trait à la question de la contribution à la civilisation universelle : le monde doit tous ses bienfaits et toutes ses merveilles aux Etats-Unis d’Afrique alors que l’Occident n’offre que des favelas insalubres et ne répand rien d’autre que des calamités à l’instar du sida apparu dans les bas-fonds grecs.
Cette inversion des rôles qui, dès les premières lignes, touche à toutes les manifestations de l’existence, sera développée, avec force détails, tout au long du roman. C’est ainsi que nombre de motifs qui se donnent à voir comme étant les signes extérieurs de la précellence occidentale seront africanisés. Dans ces Etats-Unis d’Afrique, on peut admirer L’Origine du monde de Gustavio Mbembe, au musée Mongo Beti de Massawa ou encore le sourire de Mouna Sylla à l’African Humanity Museum à Asmara [4]. Bon nombre de questions de société sont également africanisées. On manifeste contre l’hégémonie africaine en brandissant des slogans altermondialistes devant les McDiop qui poussent comme des champignons [5]. Un certain Garba Huntingawbe appelle les forces fédérées à reconduire « à la frontière, sous la contrainte si cela s’avère nécessaire, tous les ressortissants étrangers d’abord illégaux, puis semi-légaux, enfin para-légaux et ainsi de suite [6] ». Ailleurs, c’est le shérif Melchior Ouedraogo qui résout la question de l’immigration en enfermant les Caucasiens dans des cases en plein soleil et en les invitant à s’entretuer [7]. A titre de dernier exemple, des expressions types sont détournées. Les couloirs sont « blancs comme la mort [8] ».
Cette pratique de l’inversion des données dont les occurrences émaillent l’ensemble du texte, ne doit cependant pas occulter la présence de stratégies narratives autres mais non moins essentielles. Le monde imaginé par Abdourahman Waberi est loin d’être une stricte image inversée du monde réel. En effet, l’auteur ne se contente pas de recourir au principe du miroir. Certains motifs et événements restent inchangés. Il en est, par exemple, ainsi des allusions faites à l’empereur Kankan Moussa, au génocide des juifs ou encore au couteau suisse. Dans le roman, l’Empereur apparaît dans le rôle que l’histoire et la légende lui reconnaissent. Il effectue, pareillement, son fameux voyage à La Mecque escorté d’environ 60 000 serviteurs et distribuant de l’or par tonnes [9]. Le génocide des juifs reste un événement occidental perpétré par des nazis [10] et on consent aux Suisses l’invention du fameux couteau : « Les frontières linguistiques lacèrent ce costume de clown appelé la Suisse et connu uniquement pour ses mercenaires, son couteau à multiples usages et ses crétins goitreux [11] ». Cet extrait le montre, la stratégie qui consiste à conserver certains faits tels quels est elle-même sujette à variations. Dans ce cas particulier, si le fait brut est conservé, le contexte dans lequel il est énoncé est tel qu’il n’a plus la même signification. Un phénomène similaire intervient d’ailleurs, quelques lignes plus loin, à propos de René Caillié :
« Aujourd’hui, plus qu’hier encore, nos terres d’Afrique attirent toutes sortes de gens accablés par la pauvreté […] Relisons le témoignage vieux de quelques siècles d’un de ces pauvres hères, de race probablement française, qui a parcouru à pied les mille deux cents kilomètres qui séparent Bamako de la cité couverte d’or :
"Enfin, nous arrivâmes heureusement à Tombouctou, au moment où le soleil touchait à l’horizon. Je voyais donc cette capitale du Soudan qui, depuis si longtemps, était le but de tous mes désirs. En entrant dans cette cité mystérieuse, objet de convoitise des nations indigentes d’Europe, je fus saisi d’un sentiment inexplicable de satisfaction ; je n’avais jamais éprouvé une sensation pareille et ma joie était extrême" (René Caillié, 1828) [12] ».
Toutes ces stratégies narratives, parce qu’elles ne se résument pas au seul principe du miroir, contribuent à donner à ce monde fictif une certaine autonomie. Dès lors, il apparaît que celui-ci est régi par des principes qui lui sont propres. En ce sens, le fait qu’il ait sa propre cosmogonie n’est pas anodin :
« Le savais-tu, Maya, à l’origine, il n’y avait qu’un seul continent entouré de mers, la Pangée qui se fragmentera à la fin du jurassique ? L’Afrique se trouvait au Sud d’un bloc unique appelé le Gondwana. Plus tard, le Gondwana se disloquera en moult continents dérivant, mais seule l’Afrique restera fixe, au centre du monde. Tu retiendras l’essentiel : l’Afrique était déjà au centre et elle le reste encore [13]. »
Le monde qui prend vie dans le roman d’Abdourahman Waberi est donc un monde à part entière. Il ne s’agit en aucun cas d’une simple projection fantasmée du monde réel. La preuve en est que les catégories d’utopie, d’uchronie et autre dystopie échouent à le qualifier. Ce monde n’est, en effet, situé ni dans un temps ni dans un lieu, certes, autres mais, néanmoins, dérivés du nôtre. Il se situe dans un temps et un lieu qui lui sont entièrement propres, qui, en dernière analyse, sont en tous points indépendants du notre. L’Afrique n’est pas devenue la première puissance mondiale suite à un événement de l’histoire qui, dans le roman, aurait eu une autre issue (uchronie). Ce monde fictif n’est ni meilleur (utopie) ni pire (dystopie) que le monde réel. Il en résulte que les Africains et les Caucasiens mis en scène dans le roman ne sont pas des sortes de doubles auxquels on aurait demandé d’échanger, l’espace d’une fiction, les costumes. Ce sont des êtres à part entière pour autant que cette formulation soit applicable à des personnages, des êtres qui évoluent dans un monde autonome qui a toujours connu la domination de l’Afrique.
Or, cette donnée est de première importance : elle libère le texte du risque d’un enfermement dans l’opposition Afrique / Occident. Il en résulte que celui-ci peut difficilement être réduit à un récit qui, d’une part, installerait les Occidentaux dans la situation des Africains de manière à ce qu’ils ressentent leur souffrance, et qui, d’autre part, réaliserait le rêve de la renaissance africaine. Et justement, c’est parce qu’il dépasse cette opposition Afrique / Occident que ce monde fictif prend toute sa dimension et reflète le monde réel.
L’Autre, c’est nous
Le lecteur peut, bien sûr, interpréter ce texte comme étant un hommage au panafricanisme. L’auteur sera d’ailleurs le premier à lui donner raison [15] qui a tenu, comme par révérence, à citer tous les pays africains. De même, la plupart des personnalités africaines qui ont nourri ou nourrissent encore l’idée panafricaine sont présents dans le roman. Cependant, il faut bien admettre que, là aussi, la référence est sans cesse bousculée et travestie de sorte que l’éloge cache presque toujours autre chose. Ainsi, c’est dans une impasse jouxtant la rue Toussaint-Louverture que le cadavre de Maximilien Geoffroy de Saint-Hilaire sera retrouvé [16]. Dans le même ordre d’idée, le Steve Biko Centro abrite le bureau d’une psychanalyste, « commère invétérée et abonnée aux propos météorologiques, […] une femme à qui la misère du monde échouée sur son divan ne suffit pas à rassasier sa curiosité malsaine [17] ». Cette manière d’associer Toussaint Louverture au meurtre et au déni de liberté et Steve Biko à la vanité égoïste suggère assez que l’Afrique, alors même qu’elle célèbre les grands noms de son histoire, n’hésite pas à trahir les idéaux que ces derniers pouvaient défendre. Plus significatif est le traitement réservé à un certain nombre de caractéristiques généralement reconnues comme étant l’apanage de ce continent. Le sens africain de la solidarité et de la convivialité est, ici, malmené. Il est dit que la « carte Fricafric [a] remplacé l’entraide ancestrale [18] », qu’au « ciel toujours sec, les gens d’ici ont ajouté l’avarice du cœur et la parole rare [19] ». L’Afrique, telle qu’elle apparaît dans le roman, est donc loin de renvoyer l’image d’une terre de l’innocence, de l’anti-individualisme. Elle cesse d’être la garante de la sauvegarde de l’humanité face aux inconséquences de l’Occident [20].
Ce dernier n’est pas davantage épargné. Le modèle de stabilité politique et économique qui lui est habituellement associé vole, ici, en éclat. Il se révèle incapable de gérer les conflits identitaires et est loin d’être dans des dispositions favorables à une sortie de crise :
« Les autochtones consomment des surdoses d’identité à s’en éclater la cervelle. Pire, ils sont dressés et éduqués pour s’entre-détester, s’entrenuire, s’entre-dévorer. La peur qu’ils ont les uns des autres est exacerbée par l’ignorance profonde où ils sont, à gué, les uns par rapport aux autres. Ignorance minutieusement entretenue par les lois, les médias et les écoles calquées sur les nôtres. […] Ce que tu as compris pour la première fois grâce à ce voyage en terre de France, c’est qu’ici le politique prime toujours sur l’intime [21]. »
A travers la déconstruction de ces mythes, le texte poursuit l’entreprise qui consiste à dépasser l’opposition Afrique / Occident. Parce que ces Etats-Unis d’Afrique ne se résument pas au double de l’Occident, parce que cette Europe abrutie par les guerres civiles et l’indigence ne renvoie pas à la seule Afrique, le texte suggère que les comportements sont davantage fonction des positions que des identités. Placée en situation de puissance, l’Afrique n’est pas moins individualiste, moins arrogante que ne l’est l’Occident. La fameuse raison hellène semble avoir déserté cet Occident dominé sur les plans économique et politique. Autant dire que lorsqu’il s’agit du politique, il n’existe pas de caractéristiques propres à des peuples particuliers. Les traits généralement prêtés à l’Autre peuvent tout aussi bien nous définir lorsque le contexte s’y prête. La preuve en est qu’en fin de compte, la plupart des faits narrés dans ce roman sont, en réalité, plausibles quand ils ne sont déjà effectifs. Il y a, dans ce sens, des effets de résonance et de correspondance qui sont particulièrement significatifs. Cette Suisse, « costume de clown [22] » déchiré par les frontières linguistiques ne peut manquer de faire penser aux soubresauts belges de ces derniers temps. De même, nul ne peut ignorer aujourd’hui les manifestations de ce racisme anti-Blancs dont les immigrés caucasiens sont victimes dans le roman [23].
Tout cela concorde à dire qu’il ne suffira, en aucun cas, d’inverser les rapports de force entre Blancs et Noirs pour aboutir à un monde meilleur. L’auteur insiste malicieusement sur ce point, lorsque, sous le prétexte d’un rêve du personnage principal, il pratique une mise en abîme du principe du miroir :
« Seule donc au milieu d’un monde enfin remis à l’endroit par un Dieu droitier, à la faveur d’une dérive tectonique à l’échelle de la planète […] Le Sud se retrouvant au Nord ou l’inverse ; les fleuves, les autoroutes, les gazoducs et les forêts suivant la même déroute ou l’inverse. […] Les déserts, les disettes, les guerres, les misères et le virus faisant la même transhumance sous l’œil des astres qui, eux, défiant les lois contraignantes de la gravitation, n’ont pas à descendre dans l’arène terrestre [24]. »
Lorsque Maya se réveille, elle est en nage. Son angoisse est facilement compréhensible : en toute logique, elle vient de voir notre monde et de s’apercevoir qu’il est autant régi par la bêtise que le sien.
Aux Etats-Unis d’Afrique apporte donc la preuve que le monde n’ira pas forcément mieux s’il est dominé par les Noirs en lieu et place des Blancs. Le roman attire ainsi l’attention sur le fait que la marche du monde et le politique ne sont pas affaires d’épiderme. Ils sont davantage affaires de positions de puissance et de maîtrise du verbe. Tout au plus la rhétorique épidermique ne correspond-elle qu’à un usage du verbe puisqu’il devient évident que le Blanc peut être aussi exotique et autant déshumanisé que le Noir. A cet égard, il est particulièrement frappant de constater que le discours d’autovalorisation et de dévalorisation de l’Autre est, dans le roman, des plus fonctionnels, qu’il fait, pour ainsi dire, sens à tel point que le lecteur se laisse totalement prendre par l’illusion romanesque et en vient à perdre de vue qu’il ne s’agit là, que d’un discours « inventé » de toutes pièces. Le couteau à multiples fonctions apparaît bel et bien comme une marque supplémentaire de l’infériorité suisse. Le célèbre périple de René Caillié prend véritablement les allures d’un exode désespéré. Ainsi un même objet peut, selon le discours qui lui est associé, être source de fierté ou de mépris. Le roman livre, par là, une réflexion sur le pouvoir du verbe et sur la nécessité qu’il y a à réceptionner tout discours avec un recul critique. La déconstruction des mythes n’en est que plus efficace : après avoir suggéré que les caractéristiques prêtées à l’Autre sont le plus souvent tout autant nôtres, le texte indique également que les représentations de l’Autre n’ont, pour la plupart, de réalités que discursives.
On mesure dès lors toute l’importance de la maîtrise du verbe. Le texte rappelle, à cet égard, que l’usage du verbe peut obéir à des finalités bien opposées. Il peut servir la bêtise humaine – c’est manifestement le cas aussi bien dans ce monde romanesque que dans le nôtre –, comme il peut répondre à des visées plus progressistes :
« A ton avis, où se fait la jonction entre le privé et le politique, entre l’histoire individuelle et la grande Histoire ? Tu connais la réponse, Maya. Tu dis sans hésitation : dans l’art et dans la littérature. […] Si les gouvernements étrangers, y compris le nôtre, veulent vraiment améliorer la situation en Occident, ils […] doivent œuvrer pour la circulation des histoires entre les divers peuples et les différentes cités […] Et il faut insister pour que les enfants d’Europe puissent découvrir, outre la Bible et la Torah, les fleurons de toutes civilisations, les proches comme les lointaines. Si les récits refleurissent, si les langues, les mots et les histoires circulent à nouveau, si les gens apprennent à s’identifier aux personnages surgis d’outre-frontière, ce sera assurément un premier pas vers la paix [25].
*
L’histoire de ces Etats-Unis d’Afrique est entièrement vraie puisque Abdourahman Waberi l’a imaginée d’un bout à l’autre [26]. Si cette histoire repose sur le principe de l’inversion des positions, ce principe ne suffit, néanmoins, pas à en épuiser le sens. L’intérêt du travail d’Abdourahman Waberi tient, justement, à ce qu’il a su dépasser l’opposition Afrique / Occident pour considérer le monde dans son ensemble : « …je suis humaniste et non afrocentriste. On peut clairement l’observer dans le livre car les Etats-Unis d’Afrique ne sont pas meilleurs, pas plus vertueux que le monde occidental actuel [27] ». De ce fait, les actes de ces Africains qui, dans le roman, dominent le monde, ne constituent pas des critiques à l’encontre des seuls Occidentaux. Le roman invite, au contraire, tout un chacun, Africains y compris, à réfléchir sur la condition humaine, sur les choix des puissants comme sur ceux des dominés. Il suggère que ces choix ne sont pas aussi épidermiques qu’une certaine rhétorique voudrait le laisser entendre. La solution aux problèmes du monde ne réside donc pas dans un simple transfert de pouvoir sur des bases identitaires, bases selon lesquelles certains peuples seraient plus innocents ou coupables que d’autres. Il s’agit davantage de chercher à endiguer la bêtise humaine ce qui suppose de commencer par accepter qu’elle n’est pas l’apanage de quelques uns mais fait partie des choses les mieux partagées.