Il est des écrivains qui marquent leur temps, qui paraissent indispensables parce qu’ils font parler de la littérature, parce qu’ils suscitent des passions, haine ou admiration, parce qu’ils entraînent des débats ou des polémiques. Des auteurs s’engagent à leur côté, d’autres les dénoncent. Parfois même, artistes, journalistes, critiques, intellectuels viennent à s’interroger sur leurs écrits : " avait-on le droit de ...?", "peut-on... ?", "fallait-il...?". Ils ont cela d’intéressant qu’ils ne laissent pas indifférents, qu’ils évitent toute sorte de consensus, qu’ils dérangent aussi. Ils ont cela d’intéressant qu’ils sont écrivains.
Hervé Guibert (1955-1991) était de ceux-là. Auteur d’une œuvre protéiforme qui place en son centre un moi tout aussi omniprésent que fuyant, puisque toujours en défaut de lui-même, il marquait de son empreinte le littérature de la fin des années 80 et du début des années 90. Dans la lignée de Michel Leiris qui dès L’ge d’homme (1939) (1) se mettait à nu, de Roland Barthes et de son Roland Barthes par Roland Barthes (1975) dans lequel il écrivait que son texte devait "être considéré comme dit par un personnage de roman" (2) ou encore de Serge Doubrovsky (3) qui, en 1977, inventait le célèbre et controversé néologisme d’ "autofiction", Guibert déchirait le voile de la pudeur pour exposer un corps tour à tour jouissant dans La Mort propagande (1977) puis souffrant, alors atteint du sida, dans A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990) (4). Le "je" autobiographique avait alors été réhabilité depuis quelques temps avec la fin du structuralisme et du "terrorisme théorique de l’avant garde" (5). Robbe-Grillet, avec Le miroir qui revient (6), déclarait quant à lui n’avoir jamais parlé d’autre chose que de lui-même.
On comprend qu’ait pu naître et se développer l’œuvre de Guibert dans ce contexte. En presque 30 ouvrages, il déclina le "je" à toutes les personnes, à la première, bien évidemment, mais parfois aussi à la troisième tant ce moi est autre dans les derniers textes de l’auteur. Il marqua aussi, beaucoup plus que Cyril Collard, l’arrivée du sida dans le champ littéraire français, même si c’est en 1985, avec La chute de Babylone de Valery Luira (7), que la maladie faisait sa réelle première apparition. Cependant, l’évocation du sida ne s’inscrit pas chez Guibert comme un motif, comme une thématique. La maladie investit le texte de la même façon qu’elle investit le corps du sujet, c’est-à-dire de manière perfide, par sous-entendus, entre les lignes et les mots dès Fou de Vincent et L’Incognito (8). C’est ainsi d’ailleurs que l’écriture de Thomas Bernhard phagocytait la trame (inter)textuelle de A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Il y a davantage chez Guibert une écriture du corps, antérieure au sida, qu’une écriture de la maladie. Le sida n’a finalement constitué pour lui qu’un moyen de radicaliser cette écriture du "moi", d’aller au bout du dévoilement qu’il s’était fixé d’atteindre. C’est une écriture du tout dire sans ambages qu’il perpétua à travers son œuvre. Qu’il initia même pour certains tant il alla loin dans le dénuement de soi.
Œuvre marquante donc, que celle de Guibert. Fulgurante aussi. Reste à savoir ce qu’il en reste aujourd’hui. Que retenons-nous ? L’empreinte laissée est, pour la majeure partie de ceux qui se souviennent de Guibert, avant tout celle d’un corps supplicié qui fit des apparitions remarquées sur les plateaux de télévision (9). D’autres ont encore en mémoire la polémique que lança un dossier de L’Évènement du jeudi (10) intitulé "La littérature a-t-elle tous les droits ? Hervé Guibert raconte l’agonie de Michel Foucault ". Interrogé à ce sujet, Michel Deguy déclarait qu’il était "scandaleux" de publier Guibert alors que Jean-Didier Wolfromm pensait, lui, que "chercher querelle à Guibert" constituait le véritable "voyeurisme". Car A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie était avant tout " le récit terrifiant de l’agonie d’un homme" (11). Mais s’il ne restait que cela de Guibert, autant dire qu’il ne resterait rien. Car Guibert, comme nous le disions en introduction, avait cela d’intéressant qu’il était écrivain. Et qu’il était écrivain bien avant le sida, et son éclairage médiatique.
Reste alors une œuvre, un ensemble de textes, de photographies, créant un univers homogène où les échos internes sont multiples, les prémonitions spectaculaires. Une œuvre qui constitue un véritable happening, un work in progress menant au dévoilement total du sujet, à son dénuement le plus impudique, comme si finalement l’œuvre et l’homme ne pouvaient pas se dissocier, comme si Guibert lui-même était l’œuvre véritable. Guibert est un des premiers écrivains qui transforma sa vie en œuvre littéraire. Insistons particulièrement sur l’idée de transformation et de métamorphose. Car il s’agit bien de cela, plus que de transposition. Le sujet guibertien a cette faculté de faire de lui un autre, de s’auto-engendrer dans et par la littérature, de s’inventer dans la textualisation d’un "je" alors insaisissable.
Que retenons-nous de Guibert ? D’une certaine façon, son œuvre participe au renouvellement du genre autobiographique, il est un de ceux qui contribuèrent à vulgariser le concept d’autofiction. Alors qu’il ne s’agissait pas encore d’une mode... Il en allait pour Guibert de sa survie, car pour être encore, pour n’être plus ce demi-mort qu’il était déjà, il devait se faire autre, naître textuellement pour accepter de n’être plus vraiment. D’ailleurs, peut-on s’écrire aujourd’hui comme l’on s’écrivait avant Guibert ?
Guibert fut aussi un transgressif, d’un point de vue générique, comme nous venons de le voir en renouvelant l’écriture de soi, mais aussi en affrontant la morale bourgeoise et la " bien "pensance" de notre fin de siècle précédent. Là où il aurait dû se taire, taire son homosexualité, taire son sida, là où il aurait dû se cacher, Guibert s’exposait, allait même jusqu’à filmer ses derniers jours et une tentative de suicide. Il savait que cela gênait, il savait que cela "ne se fait pas", que la morale réprouve cela. Il savait aussi que l’art est avant tout une expérience, et qu’il faut tenter de la mener à bout, quels que soient les risques, quels que soient les douleurs. Il fallait aller au bout du dévoilement de soi.
Effectivement, on ne parle plus beaucoup de Guibert aujourd’hui (12). Mais il a cette présence qu’il a toujours eu dans son œuvre, d’ordre fantomatique et spectrale. On ne parle plus beaucoup de lui, parce que les confessions en littérature ont depuis été trop nombreuses, et souvent sans intérêt. Parce que la littérature, la vraie, serait fictionnelle, et rien d’autre, comme en témoignent les adeptes de la Nouvelle fiction. Parce qu’une bonne rentrée littéraire, serait une rentrée où le "je" laisserait place au "il" romanesque. Parce que depuis que Loft story est rentré en littérature, le moi a mauvaise presse, il est redevenu cet "haïssable" pascalien. Parce que justement la critique n’a plus fait son travail en laissant la littérature devenir Loft story.
Des écrivains, encore fidèles, mais eux aussi très contestés, le citent fréquemment : Guillaume Dustan, Christine Angot dont le roman L’inceste s’écrit en écho de A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie ou Christophe Donner qui fut l’un des derniers à interviewer Guibert, qui plus est de manière intelligente, pour La règle du jeu (13).
Guibert, avouons-le, n’a pas révolutionné la littérature. Là n’était pas son objectif. Mais il l’aura tout au moins libérée, débridée quelque temps. Il aura remis aussi au goût du jour cette idée que la littérature n’est pas seulement une activité confortablement bourgeoise et consensuelle mais qu’elle peut, voire même doit être avant tout, une expérience fondamentalement existentielle.