Je pose le coude sur le rebord de la meurtrière et pointe l’objectif, à travers le mur épais de plusieurs mètres et sa fenêtre gelée, vers l’autre tour du château qui surplombe la ville. Le cliché vaut l’effort équilibriste, mais la focale ne veut se faire que sur le montant de la fenêtre. Garder son calme, respirer, retenir son souffle embué, shooter une fois encore. Quelques pas claquent à deux dizaines de mètres en dessous de moi. J’écoute en tentant de rester concentré sur cette photo exaspérante. Encore quelques pas, une porte qui claque, un verrou qui se tourne. J’ai compris. Ce devait être le tour du gardien qui vérifiait que chaque salle était bien vide avant de fermer à clef. Et au lieu de signaler bruyamment ma présence, j’étais occupé à ne bouger aucunement, à disparaître physiquement. Comme déclenché par l’adrénaline, elle-même libérée par la pensée de l’enfermement dans la plus haute tour du château de Bratislava - celle aux mille légendes - mon corps s’active, mon esprit s’anime. Je dévale l’escalier infini qui descend du point le plus haut de la ville. La tour est à plus de cent cinquante mètres du Danube et donne l’impression d’être suspendu dans le vide. Le froid y est pétrifiant, et l’on distingue mal les lumières citadines à travers ses fenêtres les plus hautes, épaissies par plusieurs centimètres de glace. Ne pas rester là. Les marches dévalent sous mes pieds, individuelles, enfoncées dans la muraille cylindrique, ce qui rend l’ascension étourdissante et la descente tourbillonnante. J’enjambe la marche qui est légèrement descellée et qui m’a déjà fait peur en montant. Je me presse, vite. Entre deux périls : passer la nuit et finir ici et tomber de l’escalier sans rambarde, je choisis la vie, celle, fragile, qui oscille entre les deux. Une vie naturellement bornée, limitée certes, mais inconnue, et décidée. Courir, vite : la rattraper.
C’est la nécessité impérieuse d’aller plus loin, la même que celle des hommes qui ont toujours voulu voir ce qu’il y avait derrière la colline sans vraie raison qui m’avait décidé d’un Budapest-Bratislava aux aurores. Ne pas s’arrêter, ne pas se complaire. Poursuivre : plus loin se trouve la découverte ; dans le mouvement réside le renouveau perpétuel. Changer de référentiel, tout le temps, partout, et envisager les choses différemment, d’ailleurs. Je n’avais pas vraiment réussis à dormir la nuit précédente, habitué à travailler dans la paisible ambiance nocturne et à dormir le matin. Une somnolence d’une grosse heure pour tout repos, je m’étais donc lancé tête baissée dans le froid budapesti, afin de joindre à pied Keleti Palyaudvar, la gare de l’est, puisque les trams n’avaient pas commencé à tourner. J’avais même eu le luxe d’arriver quelques minutes avant le départ pour prendre un mauvais café bouillant et échanger quelques mots avec un des patibulaires vendeurs de journaux de la gare. Et puis je m’étais enfourné dans le compartiment du vieux train qui devait m’amener dans la capitale slovaque, capitale hongroise pendant deux cents ans, alors nommée Presbourg.
Après un temps de torpeur abrutie par le manque de sommeil, je m’étais installé dans la voiture restaurant, un de ces wagons encore faits comme un vrai restaurant, avec rideaux pourpres et fleurs colorées, tables à napperons et banquettes en velours, moquette mordorée et lustres en applique. J’avais suivi le fil du Danube, étonné du teint si sombre du jour levant, d’une aurore gris foncé feignant la nuit, et des terres gelées que je traversais, à perte de vue - autant que le brouillard me laissait voir. J’avais vu les anciennes usines socialistes poser lugubrement et les maisons de village défiler rapidement. Arrivée dans les montagnes des Hautes Carpates : la banlieue de Bratislava, défraîchie, m’invitait à pousser l’excursion dans le centre. C’est dans une petite gare endormie que je me suis aperçu de ma bêtise : je n’avais préalablement appris aucun mot de slovaque et j’étais dépourvu de la moindre couronne. J’allais retirer à un Bankautomata quand je réalisai que je ne me souvenais plus de l’équivalence monétaire. J’avais résolu les problèmes de base, j’étais pourvu de bien trop d’argent qu’il ne m’en fallait pour la journée, et j’avais acquis un dictionnaire Francia/Slovensko avec une carte de la ville quand j’entrai dans le petit café caché du Palais primatial.
Réchauffé des moins quinze degrés qui soufflaient dehors, j’avais tenté mes premiers mots de slovaque, confiant car ils me semblaient fort proches des sonorités tchèques que j’avais côtoyé l’année dernière bien que les deux langues slaves soient sensiblement différentes. La serveuse d’un certain âge me corrigea gentiment, appréciant visiblement l’effort minimal que je fournissais avec mes quelques mots. Elle était à l’image de la ville : humble et accueillante. Sa discrétion révélait l’affabilité des gens simples. Les prestigieuses façades de temps glorieux -ceux de l’Empire- jurent encore avec les nécessités relatives à cinquante ans de totalitarisme socialiste contre-productif et appauvrissant, à l’abandon des frères européens de l’ouest pendant une moitié de siècle.
Après deux ou trois expositions, dont une à l’Institut français qui trône pompeusement sur l’une des plus belles places (rappelant ainsi l’expansionnisme français par la victoire de Napoléon à Austerlitz, officialisée justement par le Traité de Presbourg signé au Palais primatial) et un excellent déjeuner au marché couvert, où l’arnaque peu crédible des serveuses ne vaut que la qualité de la nourriture à faible coûts, je décidai de me rendre au château. J’avais longé les maisons peintes en couleurs vives ou pastelles, traversé la voie express qui perce le quartier médiéval pour rejoindre le Pont de l’Europe (comme il en existe un, souvent le plus majestueux de la ville, dans toutes les capitales d’Europe centrale), et je m’étais trouvé enfin sur la colline qui menait à l’édifice ô combien austère. Quelques photos prises à l’envolée afin de me distraire du froid terrible qui pénétrait le moindre interstice de mes vêtements ne me faisaient toutefois pas oublier qu’il me fallait désormais trouver rapidement un établissement où me réchauffer. Car Bratislava est en hiver une de ces villes où l’on ne marche pas plus de quinze ou vingt minutes sans s’héberger rapidement dans un lieu chaud. Après avoir pénétré rapidement dans le sévère bâtiment, je m’étais jeté dans une de ses ailes renaissance pour un long moment. Ce n’est qu’après avoir envisagé la perspective magnifique d’un côté de Duna - le Danube - et immonde de l’autre (une seule barre de béton symbolise encore l’égalitarisme soviétique tout au long du fleuve) que j’avais entamé l’exploration minutieuse des expositions temporaires et du musée permanent du château, un peu étonnant il faut dire, des arts populaires aux arts militaires en passant par la musique contemporaine locale. Aussi quand j’avais vu, à la base supérieure de la tour principale, la réplique de la fameuse couronne du roi de Hongrie, Saint Istvan, à la croix christique penchée, j’avais décidé l’ascension, malgré l’horaire qui touchait probablement à la fin des visites et le vent hurlant de la tour. M’en voilà maintenant puni puisque je me retrouve maintenant à dévaler ses marches afin de ne pas m’y retrouver grillé par le froid.
En arrivant comme une furie à la porte de la tour, je tape lentement du plat de la main deux trois fois, reprends ma respiration et entend un bruit de clef approcher. La gardienne, sourire aux lèvres, me demande si il y a encore quelqu’un. Je lui réponds que non, qu’elle peut refermer. Je m’enquiers de la sortie la plus proche. Je me sens léger, l’adrénaline retombe, je sors tranquillement. La nuit est tombée. Je suis le même chemin pour redescendre de la colline parmi le dédale de remparts. Je me trompe de direction et me retrouve au cœur d’une résidence dont les couleurs chaudes d’intérieur boisé attirent mes sens transis. Demi-tour. En bas du coteau je trouve une taverne médiévale dans laquelle je m’enfourne. Une pinte de bière slovaque, pour les céréales et pour l’alcool, est le plus doux des remontants (slivovitza, absinthe, palinka ou unicum oscillent entre 60 et 80 degrés d’alcool). Visiblement une soirée se prépare, car deux djs descendent des cartons de vinyles en sous-sol. Les soirées d’Europe centrale sont parmi les plus underground du moment, avec d’excellents djs, et c’est avec amusement que je les observe, étonnés qu’ils sont de voir un client avant leur soirée.
Je déambule ensuite, dans le vieux quartier, au grès de rues serrées et des passages intérieurs que je trouve : ici le château en perspective, là la large place du théâtre national. Quelques mots hongrois avec un déshérité qui me demandait je ne sais quoi, je lui dis que je suis français, il sourit. Encore un verre en lisant et je dois repartir. Dans le train me ramenant de Slovaquie en Hongrie, je discute avec un étudiant slovaque, en première année à la très fameuse Charles University de Prague. Il me dit qu’il n’aime pas Bratislava. Sa famille habite à la frontière hongroise, lui en République Tchèque. Il m’informe que Bratislava est une ville dangereuse. Je me dis que je n’ai vu aucune trace de violence, mais que la pauvreté ambiante en est la raison logique. Depuis la scission de la Fédération tchécoslovaque, les jeunes sont attirés par Prague, plus fortuné et plus dynamique. Dommage pour Bratislava, une ville magnifique au patrimoine formidable. J’espère qu’elle prendra le creux de la vague et décollera de sa condition post-« communiste ». L’étudiant est parti. Les douanes passent, je montre ma carte d’identité -les deux pays sont dans l’Union européenne- puis je m’endors jusqu’à Keleti Palyaudvar, avant un retour cotonneux à la réalité.