La Revue des Ressources

Buzzers 

jeudi 11 octobre 2007, par Laura Berent

1.

Tout a recommencé à cause d’un jeu débile à la télé. Je me limais distraitement les ongles, m’interrogeant sur la couleur du vernis que j’y appliquerais. Rose ou violet ? Et pourquoi pas du transparent mais qui s’en soucie, honnêtement ? Moi, je passais ma vie le nez fourré dans les détails et c’était le genre de question sur laquelle je passais le plus clair de mon temps à me torturer le cerveau. Pour oublier tout le reste, tout ce qui était censé être important. Ma vie entière était peuplée de détails insignifiants que je finissais par oublier les uns après les autres, invariablement.

J’avais pas trop le moral et j’associais cet état d’esprit à de très mauvais caprices météorologiques. On était en plein mois d’août et la pluie s’intensifiait chaque jour sur les vitres de mon appartement chaud et sec, lui, heureusement. Partout, on ne parlait que de ça. Du mauvais temps, des inondations, des avions bloqués au sol à cause des intempéries, des gens qui n’osaient plus sortir de chez eux par peur de se chopper la mauvaise grippe, du paquet d’argent que ça allait coûter et ça allait coûter très cher, prédisaient de concert journalistes et économistes patentés. Alors, forcément, oui, il y avait largement de quoi déprimer.

J’avais allumé la télé parce que j’avais envie d’une présence humaine pas contraignante mais rassurante. Mon vieux poste de télé. Et puis, il n’était pas si vieux : c’est quoi dans une vie, dix ans ? Et c’est quoi dix ans pour un bête poste de télé ?

Dix ans, ça passerait vite aujourd’hui.

Dix ans, c’est le temps qu’il m’avait fallu pour oublier.
Avant, j’aurais proclamé que c’était une éternité. A cette époque, je me sentais encore invincible, immortelle, peut-être même que j’avais été mordue par un vampire une de ces folles nuits de sortie qui riment avec amnésie. Qui sait ? C’est vrai, j’aimais bien me raconter ce genre d’histoire-là. Avant. C’est fou ce qu’en dix ans, les gens changent à un point qu’on n’imagine même pas. Et ça ne tient pas qu’à une coupe de cheveux ou à un style vestimentaire carrément démodé : c’est dans la tête que ça se passe, aussi.

Je venais d’emménager dans un très joli appartement. Dans un quartier vert, des pièces grandes et lumineuses. Des murs peints en blancs et des tas d’objets colorés pour l’égayer. J’avais même droit à un carré de pelouse qu’il me restait encore à semer, angoissant déjà à l’idée de n’y voir rien pousser : j’avais jamais eu la main verte et c’était pas faute d’avoir essayé. Même un bête cactus, j’arrivais à le faire crever.

Quand on déménage, c’est un peu comme si on remplissait de nouvelles pages dans cet épais cahier à spirale qu’on traîne avec soi depuis sa naissance. Changer d’environnement, c’est se trouver de nouveaux points de repères et donc fatalement modifier ses comportements.
J’avais, sans regret, fait mes adieux à des rues polluées et des trottoirs étroits toujours sales où il fallait avancer en regardant droit devant, histoire d’éviter les emmerdes avec les branleurs qui traînaient, à se droguer, à picoler, à essayer de vous soutirer un peu de monnaie ou de vous draguer. Une envie de vie sans prise de tête alors que leur vie, elle était précisément tout sauf ça. J’avais définitivement refermé la porte d’un cinquante mètres carrés sombre et étriqué avec vue sur rien sauf sur des murs fatigués.

Tout donc a recommencé à cause de ce jeu stupide qui passait à la télé. Il pleuvait depuis des jours et les gouttes qui s’entrechoquaient avec violence sur les vitres de la cuisine me fichaient un sale coup au moral. Flic. Flac. Un rythme rapide qui résonnait aux quatre coins de l’appart. J’avais pris quelques jours de congés, histoire de bien m’installer. Et je comptais bien en profiter. Farniente et terrasses pour meubler mes journées. Tu parles ! Y’avait vraiment de quoi pas être en forme et je faisais de mon mieux pour me changer les idées. Quant aux derniers cartons, empilés négligemment dans un coin du salon, j’aurais tout le temps de m’en occuper. J’étais pas très motivée. Les tâches ménagères, elles m’ont toujours rebutées.

Préoccupée par l’insoutenable dilemme auquel j’étais confrontée - je crois que je commençais à sérieusement pencher pour le transparent -, j’avais fini par occulter tout son ambiant. Ce sont les buzzers de la télé qui m’ont tirée de cet état d’hypnose nonchalant, avec leur son court et menaçant qui vous surprend exactement comme quand quelqu’un sonne à votre porte alors que vous n’attendez personne. Et même que ce serait encore pire si vous étiez cardiaque !

Les buzzers de la télé, ils ont une fonction bien précise. C’est eux qui indiquent que le candidat veut répondre à la question lue par un présentateur coincé entre une caméra et des petits cartons frappés du logo de l’émission. « Doubler la mise ». Cinq victoires peuvent vous rapporter jusqu’à 200.000 euros. Des billets comme s’il en pleuvait. Regardez, comme ils sont beaux les candidats ! Et ça buzze et ça buzze tant que ça peut, un moindre effort en comparaison du magot qui les attend. Vous en connaissez beaucoup, des jobs qui paient 200.000 la semaine ? Suffit de répondre à des questions idiotes en essayant péniblement de pas trop avoir l’air con.

Et ça buzze sans arrêt, putain ce que c’est énervant ! Gros plans sur les mains qui s’empressent sur une espèce de gros champignon jaune dont l’activation fait clignoter des petites lumières rouges. Ca n’a rien d’atomique. C’est un jeu de la télé, bien balisé, bien calculé. Les producteurs, il perdent pas le nord vous savez. Ce qu’ils donnent d’une main, ils se débrouillent toujours pour reprendre dix fois plus de l’autre. Ce qu’ils vous vendent, c’est une idée préfabriquée du bonheur en vous inondant de publicités avant, pendant et après leur saleté de programme. 200.000 euros... C’est pourtant pas grand-chose. Dans la rue, dans les journaux, dans les files aux caisses du supermarché : tout le monde le dit, que tout coûte trop cher aujourd’hui.
Buzz. Buzz. Buzz.

Je ne sais pas ce qui m’a pris de relever la tête à ce moment précis.

Buzz. Buzz. Buzz.

Je les ai bien reconnues, sa sale tête de cochon et son regard fanatique esquissant un rictus de victoire en gros plan. Comme quoi, dix ans, c’était vraiment rien. Ses traits étaient bien imprimés dans ma mémoire et il n’en manquait pas un seul. C’était lui, cet espèce de salaud que j’avais tant maudit. Dans un parfait état de conservation, ce pervers doublé d’un lâche qui méritait à tout le moins la castration. Même que l’idée de le regarder crever une batte de base-ball enfoncée tout au fond de son gros cul pourri ne me déplaisait pas en soi.

C’est qu’elle a l’air de se sentir à l’aise, cette ordure qui se pavane devant moi en buzzant, buzzant, buzzant, ce son énervant que je me prends dans les oreilles trop violemment. Pourtant, je l’ai même pas augmenté, le volume de la télé.

D’épais traits jaunes clignotent à la manière d’un stroboscope autour de sa face de macaque et le désignent comme gagnant de la journée. C’est sa première victoire. Faut voir comme il est triomphant avec son costume beige bon marché qui comprime à peine un trop plein de graisse. A côté de lui, deux autres candidats dont le compteur affiche un zéro aussi déconfit que leurs mines. Au moins, eux, ils sont agréables à regarder !

- Nous applaudissons Jean-Jacques, notre grand gagnant du jour qui empoche la rondelette somme de 1.500 euros ! Cher Jean-Jacques, vous connaissez le règlement : êtes-vous prêt à remettre votre cagnotte en jeu pour la quadrupler si vous gagnez une deuxième fois ?

Roulements de tambours. Travelling sur un public qui retient sa respiration (des assistants se baladent sûrement avec de grands panneaux indiquant ce qu’il doit faire et quand).

- Alors, Jean-Jacques, que décidez-vous ? Vous revenez demain ?

Et lui, tout sourire et sa peau de cochon qui vire au rouge cramoisi.

- Oui. Je reviens, demain !

- Bravo, félicitations !

Applaudissements. Mauvaise imitation de musique antillaise, version c’est la fête devant les caisses du supermarché, et générique final. Dernier zoom sur ce visage, le visage boursouflé et triomphant de Jean-Jacques, puisque cette chose immonde porte un nom. Juste comme ce chanteur énervant que je devais subir quand j’étais petite parce que ma mère l’aimait trop et qu’elle aimait encore plus chanter avec lui, surtout quand elle repassait des chemises, des mouchoirs, des pantalons et tout ce qui était susceptible de passer sous son rouleau compresseur à vapeur. Même aujourd’hui, sa marotte, à ma mère, c’est encore repasser. La mienne, c’est me faire les ongles devant la télé. C’est pour ça que j’ai toujours l’impression qu’ils ne poussent pas beaucoup et souvent. Des détails. Il me faut toujours des détails.

Jean-Jacques.

C’était un immense détail.

2.

C’était un samedi après-midi. Journée shopping en marathon, les bras chargés de cadeaux comme je m’en offrais souvent avant (à cette époque, j’aimais bien me faire jolie) : des bijoux de pacotilles, des belles chaussures qui feront inévitablement mal aux pieds, des pansements pour les ampoules, des petits pulls soldés, un nouveau parfum à essayer et tout le tralala comme elles aiment bien les nanas. Le compte en banque qui dégringole, ce n’était qu’un détail. Comme le reste.

Ma voiture était garée au moins trois dans un parking qui se déroulait en un interminable serpentin autour d’immenses colonnes bien coincées sous la carcasse du monstre de béton et d’acier. C’était quelque part vers la fin du mois de juillet. Il faisait chaud, très chaud, et mes talons étaient trop hauts. J’avançais à peine, les bras chargés de sacs et de paquets. J’arrêtais pas de me tordre les chevilles. Putain, ce que j’avais mal aux pieds ! Puis j’étais tellement chargée que je marchais sans trop capter grand-chose autour de moi. Sauf l’écho de mes talons qui se confondait avec ceux des moteurs de voitures. Clic. Clac. Vroum. C’était diablement agaçant ! J’étais en nage et j’arrivais pas à le retrouver, mon bolide. Pourtant, j’étais persuadée de l’endroit auquel il était censé se trouver. Ouais, je savais bien où je l’avais garée, ma belle voiture jaune. Quatrième rangée au moins trois, juste en dessous du gros cygne blanc pataugeant dans une marre de plastique bleu. Il n’y avait personne à qui demander mon chemin. De toute manière, ça n’aurait servi à rien ! Et moi, moi qui subitement n’étais vraiment plus sûre de rien ! La chaleur asphyxiante aidant, j’ai perdu les pédales et me suis mise à chialer.
Il semblait que je l’avais bien paumée, ma voiture. J’avais été trop vite quand j’étais sortie du véhicule et, dans ma distraction, j’avais pris le canard ou le lapin pour un cygne. J’avais compté à partir de la gauche et pas depuis la droite. Peut-être même que j’avais laissé les portes ouvertes et que quelqu’un me l’avait piquée. J’étais pas dans la merde et je transpirais à grosses gouttes. Mon maquillage devait sûrement dégouliner. Et ces putains de talons qui m’empêchaient d’avancer ! Alors je me suis arrêtée, fermement décidée à troquer ces insupportables chaussures contre une paire de tongs argentées que je me réjouissais d’étrenner. J’ai ravalé mes larmes et j’ai encore marché quelques pas, j’étais déterminée.

Pour pas risquer de me faire renverser par un de ces automobilistes toujours trop pressés (souvent, j’ai même l’impression que les voitures, elles sont téléguidées), je me suis installée dans un coin, entre quatre paires de roues. J’avais à peine déposé à mes pieds mon armée d’emplettes qu’un gros type au visage rouge détrempé s’avance vers moi en me proposant de m’aider. M’aider à quoi ? Non, merci, c’est...

Tout s’est passé très vite. J’ai senti un coup sec me fracasser la tête. Obturateur. Obturateur. Heureusement que j’étais inconsciente quand il s’est introduit en moi. Heureusement que je n’ai rien senti. Au moins, il ne m’aura pas volé ce plaisir-là.

Combien de temps suis-je restée inconsciente, gisant à même le bitume dans une atmosphère étouffante de gaz d’échappements ? Ces parkings n’étaient-ils donc pas surveillés, comme indiqué sur le grand panneau à l’entrée ? Oui, combien de temps suis-je restée là, immobile, décomposée, comme si on m’avait assassiné, ma petite robe d’été entièrement relevée et mon corps maculé d’un liquide dégoûtant ?
Ce sont les gens de la voiture d’à côté qui avaient donné l’alerte. On m’avait tapoté les joues pour que je revienne à moi et on m’avait donné un peu d’eau fraîche avant de m’aider à me relever. J’étais pas vraiment en forme mais, putain, ce que j’étais gênée ! Je tirais sur ma robe et je me cachais le visage dans mes longs cheveux. Pourvu que personne ne me reconnaisse...

Des gens de la sécurité étaient arrivés affairés et on m’avait installée dans un triste bureau métallique aux néons vacillants. Très moche. Très sale. J’avais refusé de m’asseoir et on faisait semblant de s’intéresser à ce qui m’était arrivé. On avait retrouvé ma voiture, selon les indications que j’avais données. On me regardait d’un drôle d’air. Pourtant, je n’ai rien d’une folle et je maintiens, elle ne se trouvait plus à sa place, ma caisse, quand je suis descendue dans le parking avec mes achats dont je n’avais plus de quoi être fière... Il ne m’en restait plus un seul. On m’avait tout volé. Mon sac à main, mes papiers, mes clés, ma dignité, tout, on m’avait tout enlevé.
J’essayais de me contrôler, pour par pleurer devant tous ces inconnus ou, pire, pour pas piquer une de ces crises de nerfs, à tout casser en leur balançant des insultes comme des coups de poings et de pieds parce que oui, faudrait bien un jour décompenser.

On m’a tout de suite dit que le gardien n’avait hélas rien remarqué de particulier. Entre ses rondes et les problèmes à régler, il fait ce qu’il peut et on n’a rien à lui reprocher. C’est les vacances, il y a moins de monde et tous ses collègues sont en congés. On n’a rien vu sur les caméras de surveillance. C’est qu’ils me forceraient sournoisement à leur dire que j’ai tout inventé.
On ne veut pas faire de vagues. Vous comprenez. On est un centre commercial très réputé. On voudrait pas effrayer les gens avec ce genre d’histoire. Vous saisissez ? Comme si j’avais demandé au premier con qui passait par là, comme si je lui avais demandé de me cogner, de me baiser puis de se tirer. Et ce discours qu’ils me tenaient froidement, comme s’il avait été bien étudié, sans un mot d’excuse, bien sûr, ils ne sont pas responsables. Mais on ne voudrait pas que cette affaire s’ébruite même si on a tout de même été obligés d’appeler la police.

On m’a donné un gros chèque, « pour compenser » le vol et les éventuels frais médicaux de mon agression. En échange, j’avais dû signer un papier. C’était un gros chèque. Avec quatre zéros. Alors j’ai pas hésité. Ca tombe pas du ciel, vous savez. Je l’avais même pas lue, la page sur lequel ils m’avaient fait gribouiller mon nom.
Les gens du centre commercial m’avaient offert une nouvelle robe et de nouveaux sous-vêtements, du cher et du joli, parce qu’il fallait bien que je retire tout ce que j’avais sur moi : j’allais tout de même pas ressortir de chez eux dans cet état-là ! On m’avait offert de beaux cadeaux pour me calmer. C’est qu’ils savent y faire, ces gens de la communication. Fallait que je sois calme pour répondre aux questions. A quelles questions ? De rien, je ne me rappelais de rien ! Tout ce que je voulais, rentrer chez moi, me laver et puis pleurer. Je voulais juste qu’on me foute la paix.

Des policiers en civil sont arrivés et ils m’ont emmenée au poste. Comme une voleuse. Ils m’ont demandé de leur raconter mon histoire. Dans les moindres détails. Les flics m’ont encore dit que ma culotte, ma robe, ils les avaient emportés et qu’ils allaient les faire analyser. Non mais comment ils osaient vouloir passer au microscope mon intimité déjà souillée ?

Ils m’ont posé des tas de questions et j’étais incapable de répondre. Je ne me souvenais plus. De rien. Je pleurais. J’étais fatiguée. Je voulais qu’on me laisse partir que je puisse enfin me récurer. Faire partir ces couches crasseuses qui me donnaient la sensation d’étouffer. Mes pores devaient respirer. C’était plus qu’une nécessité, peut-être que sans ça j’allais crever.

Mais on m’a fait attendre pendant des heures. Puis on m’a encore interrogée pendant des heures. Je savais tellement pas quoi raconter que je finissais par dire n’importe quoi. Pour qu’ils me laissent tranquille. Peut-être qu’ils me libéreraient plus vite. J’avais vraiment l’impression d’être leur prisonnière.

Ils m’ont à nouveau installée dans une voiture sans me demander mon avis. Ils ne m’expliquaient pas grand-chose mais j’avais bien deviné qu’ils m’emmenaient dans un hôpital. Là, on m’a étendue sur une civière et j’ai encore attendu.

On m’a emmenée dans un cabinet de consultation, un vieux gynéco à l’haleine puante se tenait devant moi. Il avait l’air réjoui à l’idée de m’examiner. Je me sentais sale. Et encore plus humiliée. J’étais vraiment dégoûtée. Je voulais vomir mais il n’y avait rien qui pouvait sortir. J’avais pas envie de me déshabiller, d’écarter mes jambes, de me montrer toute dégueu à cet inconnu, même un médecin. Mais c’était la procédure. Fallait bien m’y plier si on voulait retrouver mon agresseur et lui régler son compte comme il le méritait. J’aurais jamais imaginé que c’était un mensonge tellement j’étais désorientée.

J’ai pleuré tout le temps de l’examen et j’ai encore pleuré longtemps après. Personne ne s’est inquiété de la bosse et du sang qui avait un peu coulé de ma tête.

Quand je suis sortie de là, il faisait noir. Il devait être très tard. On m’a ramenée au commissariat et, dans la voiture, j’ai dit que son visage me revenait, à ce sale porc. Du coup, on m’a à nouveau bombardée de questions. Puis on m’a présenté un dessinateur, pour un portrait-robot. J’étais trop fatiguée, j’y arrivais pas. Les flics, ils semblaient croire que c’était de la comédie, un paquet de mauvaise volonté. Alors ils m’ont emmenée dans une autre pièce avec une grande table, deux chaises et des piles de gros livres qui attendaient que je les consulte. Ils me l’ont pas dit comme ça mais je sentais bien que j’étais obligée de les ouvrir tous ces livres, des les examiner page après page, photo après photo. J’ai reconnu personne. Fallait s’y attendre, j’étais terriblement fatiguée. Lasse. Vraiment épuisée. Avec cette idée fixe d’eau et de savon pour faire partir toutes ces saletés que ce type immonde avait répandues sur et en moi. Et faire disparaître cette sale sensation que le métal avait provoqué quand le gynéco avait introduit ses outils pour m’écarteler.

J’étais honteuse. J’aurais voulu que le sol se dérobe sous mes pieds et je me serais bien cachée. Je n’aurais plus bougé. Et je serais restée là, tapie dans le noir et dans le silence. Quelque part et très loin, à l’abri de mes peurs.

Oh, je sais très bien ce qu’il m’a fait. Même si je n’ai rien vu, rien senti sur le moment. Je savais qu’il m’avait marquée de son foutre, ce pervers immonde qui avait osé profiter aussi lâchement de moi. Petite nana sans défense claudiquant dans les sous-sols d’un centre commercial bien comme il faut. Oh, je le voyais très bien dans leurs regards, je le voyais très bien que c’est moi qu’ils accusaient, que c’est moi qui m’étais rendue coupable de ce que ce gros dégueulasse m’avait fait. J’étais pas une oie blanche, j’étais pas innocente, j’avais sûrement été trop provocante, encore une qui l’a bien cherché avec sa minirobe trop décolletée.

Oh oui, j’avais bien compris comment ils me percevaient cette bande de phacochères qui reluquaient mes seins rebondis et mes fesses bien dessinées.

Je suis sortie du commissariat à 6 heures du matin et je venais de passer la pire nuit de toute mon existence. Je suis enfin rentrée chez moi, heureusement que la concierge était encore réveillée. J’ai barricadé ma porte, me promettant de trouver un autre appart et de déménager dans la semaine tellement j’étais angoissée, et j’ai plongé illico dans un bain chaud. J’y suis restée des heures, à me frotter tant que je pouvais et même que ma peau était devenue toute fripée. Comme une petite vieille. Ca m’avait fait rire et je m’étais endormie. La tête pleine de vide.
Il n’y a jamais eu aucune suite à cette affaire. Personne n’en avait parlé nulle part et je n’en avais jamais parlé à personne. J’avais trop la honte. Heureusement, oui, que je ne me souviens pas de ce moment où, de ce moment où...
Et là, je vomis, parce que j’y arrive maintenant. Je sais comment il faut faire pour laver son corps et tout expulser loin dehors. A force de reléguer cette chose derrière ma forêt de détails, j’avais réussi à oublier qu’elle avait existé pour de vrai.

Jusqu’à ce que les buzzers me sortent de la torpeur et que sa sale tête, à Jean-Jacques, se déploie sur l’entièreté de l’écran de ma télé. Même dans mon salon, il avait pénétré sans y avoir été invité.

3.

Le lendemain, bien sûr que je l’ai encore regardé, ce putain de jeu télévisé. J’y ai appris plein de détails sur la vie de Jean-Jacques. Sacré, Jean-Jacques ! Gardien de parking depuis vingt ans, fan de Pamela Anderson, marié, deux enfants dont un qui se marie bientôt et s’il gagne, il les emmènera tous à Las Vegas.

Jean-Jacques est surtout doué pour répondre aux questions sportives. Côté culture, c’est assez limite mais il a de la chance. Que des questions faciles. Du cul, oui !
Et ça buzze et ça buzze et ça buzze.

Jean-Jacques se déchaîne sur son buzzer et remporte pour la deuxième fois le jeu. Roulement de tambours. Suspens. Oui ! C’est oui, Jean-Jacques reviendra demain ! Des confettis se mettent à pleuvoir sur le plateau. On dirait bien que c’est la fiesta et moi, moi je peux pas rester plantée là. Je peux pas le laisser s’en mettre plein les poches sans broncher. Le troisième jour, je souhaitais qu’il perde tout ce fric absolument pas mérité. J’ai fermé les yeux et j’ai serré mes poings très fort. Exactement comme si j’étais en train de lui jeter un sort et ça n’a pas marché. Du coup, je me suis décidée à passer à l’action. Mais il y avait cette peur qui me tenaillait à nouveau. Celle de ne plus oser sortir de chez moi, même pour aller travailler, même pour des stupides courses chez l’épicier. Déjà que ça faisait dix ans que je n’avais plus mis un pied dans ce maudit centre commercial et c’était pas demain la veille que ça allait arriver ! Mon agresseur, il avait tout bien calculé. Et lui, Jean-Jacques, qui est en train de devenir un pro du buzzer et sa veine qui ne le lâche pas. Il va revenir demain. Cette fois, c’est moi qui l’attendrai sur un parking et pour lui faire sa fête bien comme il faut !
Réjouie par la délicieuse perspective, je dégote sur internet le numéro pour contacter l’émission et là, on me dit - je sais, c’est très con : c’est un enregistrement madame, ça date d’il y a trois mois et nous ne fournissons aucune information sur nos candidats. Je veux pas rester sur cet échec-là. Parce qu’avec tout ce que j’ai appris sur lui, je sais que ce ne serait pas très compliqué de le retrouver. Le suivre depuis son parking jusqu’à son domicile. Prendre des notes comme un détective privé. Puis je pourrai foutre le bordel dans sa vie, du genre rencontrer sa femme et me faire sa meilleure amie.
Jean-Jacques, c’est clair, tu vas payer ! A ton tour, maintenant, de vivre la peur bien accrochée dans ton gros bide de connasse. Cette peur que, quoique tu fasses, des trucs moches et pas contrôlés se passent. Et c’est pas avec un flingue que je te ferai la peau, crois-moi, mon gros salaud !

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