IX
Tout ce que nous poursuivons, c’est par besoin de tourment. La quête du salut est elle-même un
tourment, le plus subtil et le mieux camouflé de tous.
*
S’il est vrai que par la mort on redevienne ce qu’on était avant d’être, n’aurait-il pas mieux valu
s’en tenir à la pure possibilité, et n’en point bouger ? A quoi bon ce crochet, quand on pouvait
demeurer pour toujours dans une plénitude irréalisée ?
*
Quand mon corps me fausse compagnie, je me demande comment, avec une charogne pareille,
lutter contre la démission des organes...
*
Les dieux antiques se moquaient des humains, les enviaient, les traquaient et, à l’occasion, les
frappaient. Le Dieu des Évangiles étant moins railleur et moins jaloux, les mortels n’ont même pas,
dans leurs infortunes, la consolation de pouvoir l’accuser. C’est là qu’il faudrait chercher la raison de
l’absence ou de l’impossibilité d’un Eschyle chrétien. Le Dieu bon a tué la tragédie. Zeus a mérité
autrement de la littérature.
*
Hantise, folie de l’abdication, d’aussi loin qu’il me souvienne. Seulement, abdiquer quoi ?
Si jadis je souhaitais tant être quelqu’un, ce n’était que pour la satisfaction de pouvoir dire un jour,
comme Charles Quint à Yuste : « Je ne suis plus rien. »
*
Certaines Provinciales furent récrites jusqu’à dix-sept fois. On reste interdit que Pascal ait pu
dépenser tant de verve et de temps pour une œuvre dont l’intérêt nous paraît aujourd’hui minime.
Toute polémique date, toute polémique avec les hommes. Dans les Pensées, le débat était avec
Dieu. Cela nous regarde encore un peu.
*
Saint Séraphim de Sarov, durant les quinze ans qu’il passa dans une réclusion complète, n’ouvrait
la porte de sa cellule à personne, pas même à l’évêque qui visitait de temps en temps l’ermitage.
« Le silence, disait-il, rapproche l’homme de Dieu et le rend sur la terre semblable aux anges. »
Ce que le saint aurait dû ajouter est que le silence n’est jamais plus profond que dans
l’impossibilité de prier...
*
Les modernes ont perdu le sens du destin et, par là même, le goût de la lamentation. Au théâtre,
on devrait, toute affaire cessante, ressusciter le chœur, et, aux funérailles, les pleureuses.
*
L’anxieux s’agrippe à tout ce qui peut renforcer, stimuler son providentiel malaise : vouloir l’en
guérir c’est ébranler son équilibre, l’anxiété étant la base de son existence et de sa prospérité. Le
confesseur malin sait qu’elle est nécessaire, qu’on ne peut s’en passer une fois qu’on l’a connue.
Comme il n’ose en proclamer les bienfaits, il se sert d’un détour, il vante le remords, anxiété admise,
anxiété honorable. Ses clients lui en sont reconnaissants. Aussi réussit-il à les conserver sans peine,
alors que ses collègues laïcs se débattent et s’aplatissent pour garder les leurs.
*
Vous me disiez que la mort n’existe pas. J’y consens, à condition de préciser aussitôt que rien
n’existe. Accorder la réalité à n’importe quoi et la refuser à ce qui paraît si manifestement réel, est
pure extravagance.
*
Lorsqu’on a commis la folie de confier à quelqu’un un secret, le seul moyen d’être sûr qu’il le
gardera pour lui, est de le tuer sur-le-champ.
*
« Les maladies, les unes de jour, les autres de nuit, à leur guise, visitent les hommes, apportant la
souffrance aux mortels — en silence, car le sage Zeus leur a refusé la parole. » (Hésiode.)
Heureusement, car, muettes, elles sont déjà atroces. Bavardes, que seraient-elles ? Peut-on en
imaginer une seul s’annonçant ? A la place des symptômes, des proclamations ! Zeus, pour une fois,
aura fait preuve de délicatesse.
*
Dans les époques de stérilité, on devrait hiberner, dormir jour et nuit pour conserver ses forces,
au lieu de les dépenser en mortifications et en rages.
*
On ne peut admirer quelqu’un que s’il est aux trois quarts irresponsable. L’admiration n’a rien à
voir avec le respect.
*
L’avantage non négligeable d’avoir beaucoup haï les hommes est d’en arriver à les supporter par
épuisement de cette haine même.
*
Les volets une fois fermés, je m’allonge dans l’obscurité. Le monde extérieur, rumeur de moins en
moins distincte, se volatilise. Il ne subsiste plus que moi et... c’est là le hic. Des ermites ont passé
leur vie à dialoguer avec ce qu’il y avait de plus caché en eux. Que ne puis-je, à leur exemple, me
livrer à cet exercice extrême, où l’on rejoint l’intimité de son propre être ! C’est cet entretien du moi
avec le soi, c’est ce passage de l’un à l’autre qui importe, et qui n’a de valeur que si on le renouvelle
sans arrêt, de telle manière que le moi finisse par être résorbé dans l’autre, dans sa version
essentielle.
*
Même auprès de Dieu, le mécontentement grondait, comme en témoigne la rébellion des anges,
la première en date. C’est à croire qu’à tous les niveaux de la création, on ne pardonne à personne sa
supériorité. On peut même concevoir une fleur envieuse.
*
Les vertus n’ont pas de visage. Impersonnelles, abstraites, conventionnelles, elles s’usent plus vite
que les vices, lesquels, autrement chargés de vitalité, se définissent et s’aggravent avec l’âge.
*
« Tout est rempli de dieux », disait Thalès, à l’aube de la philosophie ; à l’autre bout, ce crépuscule
où nous sommes parvenus, nous pouvons proclamer, non seulement par besoin de symétrie, mais
encore par respect de l’évidence, que « tout est vide de dieux ».
*
J’étais seul dans ce cimetière dominant le village, quand une femme enceinte y entra. J’en sortis
aussitôt, pour n’avoir pas à regarder de près cette porteuse de cadavre, ni à ruminer sur le contraste
entre un ventre agressif et des tombes effacées, entre une fausse promesse et la fin de toute
promesse.
*
L’envie de prier n’a rien à voir avec la foi. Elle émane d’un accablement spécial, et durera autant
que lui, quand bien même les dieux et leur souvenir disparaîtraient à jamais.
*
« Aucune parole ne peut espérer autre chose que sa propre défaite. » (Grégoire Palamas.)
Une condamnation aussi radicale de toute littérature ne pouvait venir que d’un mystique, d’un
professionnel de l’Inexprimable.
*
Dans l’Antiquité, on recourait volontiers, parmi les philosophes surtout, à l’asphyxie volontaire,
on retenait son souffle jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ce mode si élégant, et cependant si pratique,
d’en finir, a disparu complètement, et il n’est pas du tout sûr qu’il puisse ressusciter un jour.
*
On l’a dit et redit : l’idée de destin, qui suppose changement, histoire, ne s’applique pas à un être
immuable. Ainsi, on ne saurait parler du « destin » de Dieu.
Non sans doute, en théorie. En pratique, on ne fait que cela, singulièrement aux époques où les
croyances se dissolvent, où la foi est branlante, où plus rien ne semble pouvoir braver le temps, où
Dieu lui-même est entraîné dans la déliquescence générale.
*
Dès qu’on commence à vouloir, on tombe sous la juridiction du Démon.
*
La vie n’est rien ; la mort est tout. Cependant il n’existe pas quelque chose qui soit la mort,
indépendamment de la vie. C’est justement cette absence de réalité distincte, autonome, qui rend la
mort universelle ; elle n’a pas de domaine à elle, elle est omniprésente, comme tout ce qui manque
d’identité, de limite, et de tenue : une infinitude indécente.
*
Euphorie. Incapable de me représenter mes humeurs coutumières et les réflexions qu’elles
engendrent, poussé par je ne sais quelle force, j’exultais sans motifs, et c’est, me disais-je, cette
jubilation d’origine inconnue que doivent ressentir ceux qui s’affairent et combattent, ceux qui
produisent. Ils ne veulent ni ne peuvent penser à ce qui les nie. Y penseraient-ils que cela ne tirerait
pas à conséquence, comme ce fut le cas pour moi durant cette journée mémorable.
*
Pourquoi broder sur ce qui exclut le commentaire ? Un texte expliqué n’est plus un texte. On vit
avec une idée, on ne la désarticule pas ; on lutte avec elle, on n’en décrit pas les étapes. L’histoire de
la philosophie est la négation de la philosophie.
*
Ayant voulu savoir, par un scrupule assez douteux, de quelles choses exactement j’étais fatigué,
je me mis à en dresser la liste : bien qu’incomplète, elle me parut si longue, et si déprimante, que je
crus préférable de me rabattre sur la fatigue en soi, formule flatteuse qui, grâce à son ingrédient
philosophique, remonterait un pestiféré.
*
Destruction et éclatement de la syntaxe, victoire de l’ambiguïté et de l’à-peu-près. Tout cela est
très bien. Seulement essayez de rédiger votre testament, et vous verrez si la défunte rigueur était si
méprisable.
*
L’aphorisme ? Du feu sans flamme. On comprend que personne ne veuille s’y réchauffer.
*
La « prière ininterrompue », telle que l’ont préconisée les hésychastes, je ne pourrais m’y élever,
lors même que je perdrais la raison. De la piété je ne comprends que les débordements, les excès
suspects, et l’ascèse ne me retiendrait pas un instant si on n’y rencontrait toutes ces choses qui sont
le partage du mauvais moine : indolence, gloutonnerie, goût de la désolation, avidité et aversion du
monde, tiraillement entre tragédie et équivoque, espoir d’un éboulement intérieur...
*
Contre l’acédie, je ne me rappelle plus quel Père recommande le travail manuel.
Admirable conseil, que j’ai toujours pratiqué spontanément : il n’y a pas de cafard, cette acédie
séculière, qui résiste au bricolage.
*
Depuis des années, sans café, sans alcool, sans tabac ! Par bonheur, l’anxiété est là, qui remplace
utilement les excitants les plus forts.
*
Le reproche le plus grave à faire aux régimes policiers est qu’ils obligent à détruire, par mesure
de prudence, lettres et journaux intimes, c’est-à-dire ce qu’il y a de moins faux en littérature.
*
Pour tenir l’esprit en éveil, la calomnie se révèle aussi efficace que la maladie : le même sur le
qui-vive, la même attention crispée, la même insécurité, le même affolement qui vous fouette, le
même enrichissement funeste.
*
Je ne suis rien, c’est évident, mais, comme pendant longtemps j’ai voulu être quelque chose, cette
volonté, je n’arrive pas à l’étouffer : elle existe puisqu’elle a existé, elle me travaille et me domine,
bien que je la rejette. J’ai beau la reléguer dans mon passé, elle se rebiffe et me harcèle : n’ayant
jamais été satisfaite, elle s’est maintenue intacte, et n’entend pas se plier à mes injonctions. Pris entre
ma volonté et moi, que puis-je faire ?
*
Dans son Échelle du Paradis, saint Jean Climaque note qu’un moine orgueilleux n’a pas besoin
d’être persécuté par le démon : il est lui-même son propre démon.
Je pense à X, qui a raté sa vie au couvent. Personne n’était mieux fait pour se distinguer dans le
monde et y briller. Inapte à l’humilité, à l’obéissance, il a choisi la solitude et s’y est enlisé. Il n’avait
rien en lui pour devenir, selon l’expression du même Jean Climaque, « l’amant de Dieu ». Avec du
sarcasme, on ne peut faire son salut, ni aider les autres à faire le leur. Avec du sarcasme, on peut
seulement masquer ses blessures, sinon ses dégoûts.
*
C’est une grande force, et une grande chance, que de pouvoir vivre sans ambition aucune. Je m’y
astreins. Mais le fait de m’y astreindre participe encore de l’ambition.
*
Le temps vide de la méditation est, à la vérité, le seul temps plein. Nous ne devrions jamais
rougir d’accumuler des instants vacants. Vacants en apparence, remplis en fait. Méditer est un loisir
suprême, dont le secret s’est perdu.
*
Les gestes nobles sont toujours suspects. On regrette, chaque fois, de les avoir faits. C’est du
faux, du théâtre, de la pose. Il est vrai qu’on regrette presque autant les gestes ignobles.
*
Si je repense à n’importe quel moment de ma vie, au plus fébrile comme au plus neutre, qu’en est-
il resté, et quelle différence y a-t-il maintenant entre eux ? Tout étant devenu semblable, sans relief
et sans réalité, c’est quand je ne sentais rien que j’étais le plus près de la vérité, j’entends de mon état
actuel où je récapitule mes expériences. A quoi bon avoir éprouvé quoi que ce soit ? Plus aucune
« extase » que la mémoire ou l’imagination puisse ressusciter !
*
Personne n’arrive, avant son dernier moment, à user totalement sa mort : elle conserve, même
pour l’agonisant-né, un rien de nouveauté.
*
Suivant la Kabbale, Dieu créa les âmes dès le commencement, et elles étaient toutes devant lui
sous la forme qu’elles allaient prendre plus tard en s’incarnant. Chacune d’elle, quand son temps est
venu, reçoit l’ordre d’aller rejoindre le corps qui lui est destiné mais chacune, en pure perte, implore
son Créateur de lui épargner cet esclavage et cette souillure.
Plus je pense à ce qui ne put manquer de se produire lorsque le tour de la mienne fut arrivé, plus
je me dis que s’il en est une qui, plus que les autres, dut renâcler à s’incarner, ce fut bien elle.
*
On accable le sceptique, on parle de « l’automatisme du doute », tandis qu’à propos d’un croyant
on ne dit jamais qu’il est tombé dans l’« automatisme de la foi ». Cependant la foi comporte un
caractère autrement machinal que le doute, lequel a l’excuse de passer de surprise en surprise, — à
l’intérieur du désarroi, il est vrai.
*
Ce rien de lumière en chacun de nous et qui remonte bien avant notre naissance, bien avant toutes
les naissances, c’est ce qu’il importe de sauvegarder, si nous voulons renouer avec cette clarté
lointaine, dont nous ne saurons jamais pourquoi nous fûmes séparés.
*
Je n’ai pas connu une seule sensation de plénitude, de bonheur véritable, sans penser que c’était le
moment où jamais de m’effacer pour toujours.
*
Un moment vient où il nous paraît oiseux d’avoir à choisir entre la métaphysique et
l’amateurisme, entre l’insondable et l’anecdote.
*
Pour bien mesurer le recul que représente le christianisme par rapport au paganisme, on n’a qu’à
comparer les pauvretés qu’ont débitées les Pères de l’Église sur le suicide avec les opinions émises
sur le même sujet par un Pline, un Sénèque et même un Cicéron.
*
A quoi rime ce qu’on dit ? Cette suite de propositions qui constitue le discours, a-t-elle un sens ? Et
ces propositions, prises une à une, ont-elles un objet ?
On ne peut parler que si on fait abstraction de cette question, ou qu’on se la pose le moins
souvent possible.
*
« Je me fous de tout » — si ces paroles ont été prononcées, ne serait-ce qu’une seule fois,
froidement, en parfaite connaissance de ce qu’elles signifient, l’histoire est justifiée, et avec elle,
nous tous.
*
« Malheur à vous quand tout le monde dira du bien de vous ! »
Le Christ prophétisait là sa propre fin. Tous disent maintenant du bien de lui, même les
incroyants les plus endurcis, eux surtout. Il savait bien qu’il succomberait un jour à l’approbation
universelle.
Le christianisme est perdu s’il ne subit des persécutions aussi impitoyables que celles dont il fut
l’objet à ses débuts. Il devrait se susciter coûte que coûte des ennemis, se préparer à lui-même de
grandes calamités. Seul un nouveau Néron pourrait peut-être le sauver encore...
*
Je crois la parole récente, je me figure mal un dialogue qui remonte au-delà de dix mille ans. Je
me figure encore plus mal qu’il puisse y en avoir un, je ne dis pas dans dix mille, dans mille ans
seulement.
*
Dans un ouvrage de psychiatrie, ne me retiennent que les propos des malades ; dans un livre de
critique, que les citations.
*
Cette Polonaise, qui est au-delà de la santé et de la maladie, au-delà même du vivre et du mourir,
personne ne peut rien pour elle. On ne guérit pas un fantôme, et encore moins un délivré-vivant. On
ne guérit que ceux qui appartiennent à la terre, et y ont encore des racines, si superficielles soient-
elles.
*
Les périodes de stérilité que nous traversons coïncident avec une exacerbation de notre
discernement, avec l’éclipse du dément en nous.
*
Aller jusqu’aux extrémités de son art et, plus encore, de son être, telle est la loi de quiconque
s’estime tant soit peu élu.
*
C’est à cause de la parole que les hommes donnent l’illusion d’être libres. S’ils faisaient — sans un
mot — ce qu’ils font, on les prendrait pour des robots. En parlant, ils se trompent eux-mêmes,
comme ils trompent les autres : en annonçant ce qu’ils vont exécuter, comment pourrait-on penser
qu’ils ne sont pas maîtres de leurs actes ?
*
Au fond de soi, chacun se sent et se croit immortel, dût-il savoir qu’il va expirer dans un instant.
On peut tout comprendre, tout admettre, tout réaliser, sauf sa mort, alors même qu’on y pense sans
relâche et que l’on y est résigné.
*
Aux abattoirs, je regardai, ce matin-là, les bêtes qu’on acheminait au massacre. Presque toutes, au
dernier moment, refusaient d’avancer. Pour les y décider, on les frappait sur les pattes de derrière.
Cette scène me revient souvent à l’esprit lorsque, éjecté du sommeil, je n’ai pas la force
d’affronter le supplice quotidien du Temps.
*
Percevoir le caractère transitoire de tout, je me targue d’y exceller. Drôle d’excellence qui m’aura
gâté toutes mes joies ; mieux : toutes mes sensations.
*
Chacun expie son premier instant.
*
Pendant une seconde, je crois avoir ressenti ce que l’absorption dans le Brahman peut bien
signifier pour un fervent du Védânta. J’aurais tant voulu que cette seconde fût extensible,
indéfiniment !
*
J’ai cherché dans le doute un remède contre l’anxiété. Le remède a fini par faire cause commune
avec le mal.
*
« Si une doctrine se répand, c’est que le ciel l’aura voulu. » (Confucius.)
... C’est ce dont j’aimerais me persuader toutes les fois que, devant telle ou telle aberration
victorieuse, ma rage frise l’apoplexie.
*
La quantité d’exaltés, de détraqués et de dégénérés que j’ai pu admirer ! Soulagement voisin de
l’orgasme à l’idée qu’on n’embrassera plus jamais une cause, quelle qu’elle soit...
*
Est-ce un acrobate ? est-ce un chef d’orchestre happé par l’Idée ? Il s’emballe, puis se modère, il
alterne l’allegro et l’andante, il est maître de soi comme le sont les fakirs ou les escrocs. Tout le
temps qu’il parle, il donne l’impression de chercher, mais on ne saura jamais quoi : un expert dans
l’art de contrefaire le penseur. S’il disait une seule chose parfaitement nette il serait perdu. Comme il
ignore, autant que ses auditeurs, où il veut en venir, il peut continuer pendant des heures, sans
épuiser l’émerveillement des fantoches qui l’écoutent.
*
C’est un privilège que de vivre en conflit avec son temps. A chaque moment on est conscient
qu’on ne pense pas comme les autres. Cet état de dissemblance aigu, si indigent, si stérile qu’il
paraisse, possède néanmoins un statut philosophique, qu’on chercherait en pure perte dans les
cogitations accordées aux événements.
*
« On n’y peut rien », ne cessait de répondre cette nonagénaire à tout ce que je lui disais, à tout ce
que je hurlais dans ses oreilles, sur le présent, sur l’avenir, sur la marche des choses...
Dans l’espoir de lui arracher quelque autre réponse, je continuais avec mes appréhensions, mes
griefs, mes plaintes. N’obtenant d’elle que le sempiternel « On n’y peut rien », je finis par en avoir
assez, et m’en allai, irrité contre moi, irrité contre elle. Quelle idée de s’ouvrir à une imbécile !
Une fois dehors, revirement complet. « Mais la vieille a raison. Comment n’ai-je pas saisi
immédiatement que sa rengaine renfermait une vérité, la plus importante sans doute, puisque tout ce
qui arrive la proclame et que tout en nous la refuse ? »
X
Deux sortes d’intuitions : les originelles (Homère, Upanishads, folklore) et les tardives
(bouddhisme Mahâyâna, stoïcisme romain, gnose alexandrine). Éclairs premiers et lueurs
exténuées. L’éveil de la conscience et la lassitude d’être éveillé.
*
S’il est vrai que ce qui périt n’a jamais existé, la naissance, source du périssable, existe aussi peu
que le reste.
*
Attention aux euphémismes ! Ils aggravent l’horreur qu’ils sont censés déguiser.
A la place de décédé ou de mort, employer disparu, me semble saugrenu, voire insensé.
*
Quand l’homme oublie qu’il est mortel, il se sent porté à faire de grandes choses et parfois il y
arrive. Cet oubli, fruit de la démesure, est en même temps la cause de ses malheurs. « Mortel, pense
en mortel. » L’Antiquité a inventé la modestie tragique.
*
De toutes les statues équestres d’empereurs romains, seule a survécu aux invasions barbares et à
l’érosion des siècles celle de Marc Aurèle, le moins empereur de tous, et qui se serait accommodé de
n’importe quelle autre condition.
*
Levé avec force projets en tête, j’allais travailler, j’en étais convaincu, toute la matinée. A peine
m’étais-je assis à ma table, que l’odieuse, l’infâme, et persuasive rengaine : « Qu’es-tu venu chercher
dans ce monde ? » brisa net mon élan. Et je regagnai, comme d’ordinaire, mon lit avec l’espoir de
trouver quelque réponse, de me rendormir plutôt.
*
On opte, on tranche aussi longtemps qu’on s’en tient à la surface des choses ; dès qu’on va au fond,
on ne peut plus trancher ni opter, on ne peut plus que regretter la surface...
*
La peur d’être dupe est la version vulgaire de la recherche de la Vérité.
*
Quand on se connaît bien, si on ne se méprise pas totalement, c’est parce qu’on est trop las pour se
livrer à des sentiments extrêmes.
*
Il est desséchant de suivre une doctrine, une croyance, un système — pour un écrivain surtout ; à
moins qu’il ne vive, comme cela arrive souvent, en contradiction avec les idées dont il se réclame.
Cette contradiction, ou cette trahison, le stimule, et le maintient dans l’insécurité, la gêne et la honte,
conditions propices à la production.
*
Le Paradis était l’endroit où l’on savait tout mais où l’on expliquait rien. L’univers d’avant le
péché, d’avant le commentaire...
*
Je n’ai pas la foi, heureusement. L’aurais-je, que je vivrais avec la peur constante de la perdre.
Ainsi, loin de m’aider, ne ferait-elle que me nuire.
*
Un imposteur, un « fumiste », conscient de l’être, donc spectateur de soi-même, est
nécessairement plus avancé dans la connaissance qu’un esprit posé, plein de mérites, et tout d’une
pièce.
*
Quiconque possède un corps a droit au titre de réprouvé. Si, de plus, il est affligé d’une « âme »,
il n’y a pas d’anathème auquel il ne puisse prétendre.
*
Suprématie du regret : les actes que nous n’avons pas accomplis, forment, du fait qu’ils nous
poursuivent, et que nous y pensons sans cesse, le seul contenu de notre conscience.
*
On voudrait parfois être cannibale, moins pour le plaisir de dévorer tel ou tel que pour celui de le
vomir.
*
Ne plus vouloir être homme..., rêver d’une autre forme de déchéance.
*
Chaque fois qu’on se trouve à un tournant, le mieux est de s’allonger et de laisser passer les
heures. Les résolutions prises debout ne valent rien : elle sont dictées soit par l’orgueil, soit par la
peur. Couché, on connaît toujours ces deux fléaux mais sous une forme plus atténuée, plus
intemporelle.
*
Quand quelqu’un se plaint que sa vie n’a pas abouti, on n’a qu’à lui rappeler que la vie elle-même
est dans une situation analogue, sinon pire.
*
Les œuvres meurent ; les fragments, n’ayant pas vécu, ne peuvent davantage mourir.
*
L’horreur de l’accessoire me paralyse. Or, l’accessoire est l’essence de la communication (et donc
de la pensée), il est la chair et le sang de la parole et de l’écriture. Vouloir y renoncer — autant
forniquer avec un squelette.
*
Le contentement que l’on retire de l’accomplissement d’une tâche (surtout lorsqu’on n’y croit pas
et qu’on la méprise même) montre bien à quel point on appartient encore à la tourbe.
*
Mon mérite n’est pas d’être totalement inefficace mais de m’être voulu tel.
*
Si je ne renie pas mes origines, c’est qu’il vaut mieux, en définitive, n’être rien du tout qu’un
semblant de quelque chose.
*
Mélange d’automatisme et de caprice, l’homme est un robot avec des failles, un robot détraqué.
Pourvu qu’il le demeure et qu’on ne le redresse pas un jour !
*
Ce que chacun, qu’il ait de la patience ou non, attend depuis toujours, c’est évidemment la mort.
Mais il ne le sait que lorsqu’elle arrive..., lorsqu’il est trop tard pour pouvoir en jouir.
*
L’homme a certainement commencé à prier bien avant d’avoir su parler, car les affres qu’il dut
connaître en quittant l’animalité, en la reniant, comment aurait-il pu les supporter sans des
grognements et des gémissements, préfigurations, signes avant-coureurs de la prière ?
*
En art et en tout, le commentateur est d’ordinaire plus averti et plus lucide que le commenté. C’est
l’avantage de l’assassin sur la victime.
*
« Rendons grâce aux dieux, qui ne retiennent personne de force dans la vie. »
Sénèque (dont le style, suivant Caligula, manque de ciment) est ouvert à l’essentiel, et cela non
pas tant à cause de son affiliation au stoïcisme que de son exil de huit ans en Corse,
particulièrement sauvage à l’époque. Cette épreuve a conféré à un esprit frivole une dimension qu’il
n’aurait pas acquise normalement. Elle l’a dispensé du concours d’une maladie.
*
Cet instant-ci, mien encore, le voilà qui s’écoule, qui m’échappe, le voilà englouti. Vais-je me
commettre avec le suivant ? Je m’y décide : il est là, il m’appartient, et déjà il est loin. Du matin au
soir, fabriquer du passé !
*
Après avoir, en pure perte, tout tenté du côté des mystiques, il ne lui restait plus qu’une issue :
sombrer dans la sagesse...
*
Dès qu’on se pose des questions dites philosophiques et qu’on emploie l’inévitable jargon, on
prend un air supérieur, agressif, et cela dans un domaine où, l’insoluble étant de rigueur, l’humilité
devrait l’être aussi. Cette anomalie n’est qu’apparente. Plus les questions qu’on aborde sont de taille,
plus on perd la tête : on finit même par se prêter à soi-même les dimensions qu’elles possèdent. Si
l’orgueil des théologiens est plus « puant » encore que celui des philosophes, c’est qu’on ne s’occupe
pas impunément de Dieu : on en arrive à s’arroger malgré soi quelques-uns de ses attributs, les pires
s’entend.
*
En paix avec lui-même et le monde, l’esprit s’étiole. Il s’épanouit à la moindre contrariété. La
pensée n’est en somme que l’exploitation éhontée de nos gênes et de nos disgrâces.
*
Ce corps, fidèle autrefois, me désavoue, ne me suit plus, a cessé d’être mon complice. Rejeté,
trahi, mis au rancart, que deviendrais-je si de vieilles infirmités, pour me marquer leur loyauté, ne
venaient me tenir compagnie à toute heure du jour et de la nuit ?
*
Les gens « distingués » n’inventent pas en matière de langage. Y excellent au contraire tous ceux
qui improvisent par forfanterie ou se vautrent dans une grossièreté teintée d’émotion. Ce sont des
natures, ils vivent à même les mots. Le génie verbal serait-il l’apanage des mauvais lieux ? Il exige
en tout cas un minimum de dégueulasserie.
*
On devrait s’en tenir à un seul idiome, et en approfondir la connaissance à chaque occasion. Pour
un écrivain, bavarder avec une concierge est bien plus profitable que s’entretenir avec un savant
dans une langue étrangère.
*
« ...le sentiment d’être tout et l’évidence de n’être rien ». Le hasard me fit tomber, dans ma
jeunesse, sur ce bout de phrase. J’en fus bouleversé. Tout ce que je ressentais alors, et tout ce que je
devais ressentir par la suite, se trouvait ramassé dans cette extraordinaire formule banale, synthèse
de dilatation et d’échec, d’extase et d’impasse. Le plus souvent ce n’est pas d’un paradoxe, c’est d’un
truisme que surgit une révélation.
*
La poésie exclut calcul et préméditation : elle est inachèvement, pressentiment, gouffre. Ni
géométrie ronronnant, ni succession d’adjectifs exsangues. Nous sommes tous trop blessés et trop
déchus, trop fatigués et trop barbares dans notre fatigue, pour apprécier encore le métier.
*
L’idée de progrès, on ne peut s’en passer, et pourtant elle ne mérite pas qu’on s’y arrête. C’est
comme le « sens » de la vie. Il faut que la vie en ait un. Mais en existe-t-il un seul qui, à l’examen,
ne se révèle pas dérisoire ?
*
Des arbres massacrés. Des maisons surgissent. Des gueules, des gueules partout. L’homme
s’étend. L’homme est le cancer de la terre.
*
L’idée de fatalité a quelque chose d’enveloppant et de voluptueux : elle vous tient chaud.
*
Un troglodyte qui aurait parcouru toutes les nuances de la satiété...
*
Le plaisir de se calomnier vaut de beaucoup celui d’être calomnié.
*
Mieux que personne je connais le danger d’être né avec une soif de tout. Un cadeau empoisonné,
une vengeance de la Providence. Ainsi grevé, je ne pouvais arriver à rien, sur le plan spirituel
s’entend, le seul qui importe. Nullement accidentel, mon échec se confond avec mon essence.
*
Les mystiques et leurs « œuvres complètes ». Quand on s’adresse à Dieu, et à Dieu seul, comme
ils le prétendent, on devrait se garder d’écrire. Dieu ne lit pas...
*
Chaque fois que je pense à l’essentiel, je crois l’entrevoir dans le silence ou l’explosion, dans la
stupeur ou le cri. Jamais dans la parole.
*
Quand on rumine à longueur de journée sur l’inopportunité de la naissance, tout ce qu’on projette
et tout ce qu’on exécute semble piètre et futile. On est comme un fou qui, guéri, ne ferait que penser
à la crise qu’il a traversée, au « rêve » dont il émerge ; il y reviendrait sans cesse, de sorte que sa
guérison ne lui serait d’aucun profit.
*
L’appétit de tourment est pour certains ce qu’est l’appât du gain pour d’autres.
*
L’homme est parti du mauvais pied. La mésaventure au paradis en fut la première conséquence.
Le reste devait suivre.
*
Je ne comprendrai jamais comment on peut vivre en sachant qu’on n’est pas — pour le moins ! —
éternel.
*
L’être idéal ? Un ange dévasté par l’humour.
*
Quand, à la suite d’une série de questions sur le désir, le dégoût et la sérénité, on demande au
Bouddha : « Quel est le but, le sens dernier du nirvâna ? » il ne répond pas. Il sourit. On a beaucoup
épilogué sur ce sourire, au lieu d’y voir une réaction normale devant une question sans objet. C’est
ce que nous faisons devant les pourquoi des enfants. Nous sourions, parce qu’aucune réponse n’est
concevable, parce que la réponse serait encore plus dénuée de sens que la question. Les enfants
n’admettent une limite à rien ; ils veulent toujours regarder au-delà, voir ce qu’il y a après. Mais il n’y
a pas d’après. Le nirvâna est une limite, la limite. Il est libération, impasse suprême...
*
L’existence, c’est certain, pouvait avoir quelque attrait avant l’avènement du bruit, mettons avant
le néolithique.
A quand l’homme qui saura nous défaire de tous les hommes ?
*
On a beau se dire qu’on ne devrait pas dépasser en longévité un mort-né, au lieu de décamper à la
première occasion, on s’accroche, avec l’énergie d’un aliéné, à une journée de plus.
*
La lucidité n’extirpe pas le désir de vivre, tant s’en faut, elle rend seulement impropre à la vie.
*
Dieu : une maladie dont on se croit guéri parce que plus personne n’en meurt.
*
L’inconscience est le secret, le « principe de vie » de la vie. Elle est l’unique recours contre le
moi, contre le mal d’être individualisé, contre l’effet débilitant de l’état de conscience, état si
redoutable, si dur à affronter, qu’il devrait être réservé aux athlètes seulement.
*
Toute réussite, dans n’importe quel ordre, entraîne un appauvrissement intérieur. Elle nous fait
oublier ce que nous sommes, elle nous prive du supplice de nos limites.
*
Je ne me suis jamais pris pour un être. Un non-citoyen, un marginal, un rien du tout qui n’existe
que par l’excès, par la surabondance de son néant.
*
Avoir fait naufrage quelque part entre l’épigramme et le soupir !
*
La souffrance ouvre les yeux, aide à voir des choses qu’on n’aurait pas perçues autrement. Elle
n’est donc utile qu’à la connaissance, et, hors de là, ne sert qu’à envenimer l’existence. Ce qui, soit
dit en passant, favorise encore la connaissance.
« Il a souffert, donc il a compris. » C’est tout ce qu’on peut dire d’une victime de la maladie, de
l’injustice, ou de n’importe quelle variété d’infortune. La souffrance n’améliore personne (sauf ceux
qui étaient déjà bons), elle est oubliée comme sont oubliées toutes choses, elle n’entre pas dans le
« patrimoine de l’humanité », ni ne se conserve d’aucune manière, mais se perd comme tout se perd.
Encore une fois, elle ne sert qu’à ouvrir les yeux.
*
L’homme a dit ce qu’il avait à dire. Il devrait se reposer maintenant. Il n’y consent pas, et bien
qu’il soit entré dans sa phase de survivant, il se trémousse comme s’il était au seuil d’une carrière
mirobolante.
*
Le cri n’a de sens que dans un univers crée. S’il n’y a pas de créateur, à quoi rime d’attirer
l’attention sur soi ?
*
« Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. »
Rien, dans toute la littérature française, ne m’aura poursuivi autant.
*
En tout, seuls comptent le commencement et le dénouement, le faire et le défaire. La voie vers
l’être et la voie hors de l’être, c’est cela la respiration, le souffle, alors que l’être comme tel n’est
qu’un étouffoir.
*
A mesure que le temps passe, je me persuade que mes premières années furent un paradis. Mais
je me trompe sans doute. Si jamais paradis il y eut, il me faudrait le chercher avant toutes mes
années.
*
Règle d’or : laisser une image incomplète de soi...
*
Plus l’homme est homme, plus il perd en réalité : c’est le prix qu’il doit payer pour son essence
distincte. S’il parvenait à aller jusqu’au bout de sa singularité, et qu’il devînt homme d’une façon
totale, absolue, il n’aurait plus rien en lui qui rappelât quelque genre d’existence que ce fût.
*
Le mutisme devant les arrêts du sort, la redécouverte, après des siècles d’imploration tonitruante,
du Tais-toi antique, voilà à quoi nous devrions nous astreindre, voilà notre lutte, si toutefois ce mot
est propre lorsqu’il s’agit d’une défaite prévue et acceptée.
*
Tout succès est infamant : on ne s’en remet jamais, à ses propres yeux s’entend.
*
Les affres de la vérité sur soi sont au-dessus de ce qu’on peut supporter. Celui qui ne se ment pas
à lui-même (si tant est qu’un tel être existe), combien il est à plaindre !
*
Je ne lirai plus les sages. Ils m’ont fait trop de mal. J’aurais dû me livrer à mes instincts, laisser
s’épanouir ma folie. J’ai fait tout le contraire, j’ai pris le masque de la raison, et le masque a fini par
se substituer au visage et par usurper le reste.
*
Dans mes moments de mégalomanie, je me dis qu’il est impossible que mes diagnostics soient
erronés, que je n’ai qu’à patienter, qu’à attendre jusqu’à la fin, jusqu’à l’avènement du dernier
homme, du seul être à même de me donner raison...
*
L’idée qu’il eût mieux valu ne jamais exister est de celles qui rencontrent le plus d’opposition.
Chacun, incapable de se regarder autrement que de l’intérieur, se croit nécessaire, voire
indispensable, chacun se sent et se perçoit comme une réalité absolue, comme un tout, comme le
tout. Dès l’instant qu’on s’identifie entièrement avec son propre être, on réagit comme Dieu, on est
Dieu.
C’est seulement quand on vit à la fois à l’intérieur et en marge de soi-même, qu’on peut concevoir,
en toute sérénité, qu’il eût été préférable que l’accident qu’on est ne se fût jamais produit.
*
Si je suivais ma pente naturelle, je ferais tout sauter. Et c’est parce que je n’ai pas le courage de la
suivre que, par pénitence, j’essaie de m’abrutir au contact de ceux qui ont trouvé la paix.
*
Un écrivain ne nous a pas marqué parce que nous l’avons beaucoup lu mais parce que nous avons
pensé à lui plus que de raison. Je n’ai pratiqué spécialement ni Baudelaire ni Pascal mais je n’ai
cessé de songer à leurs misères, lesquelles m’ont accompagné partout aussi fidèlement que les
miennes.
*
A chaque âge, des signes plus ou moins distincts nous avertissent qu’il est temps de vider les
lieux. Nous hésitons, nous ajournons, persuadés que, la vieillesse enfin venue, ces signes
deviendront si nets que balancer encore serait inconvenant. Nets, ils le sont en effet, mais nous
n’avons plus assez de vigueur pour accomplir le seul acte décent qu’un vivant puisse commettre.
*
Le nom d’une vedette, célèbre dans mon enfance, me revient soudain à l’esprit. Qui se souvient
encore d’elle ? Bien plus qu’une rumination philosophique, ce sont des détails de cet acabit qui nous
révèlent la scandaleuse réalité et irréalité du temps.
*
Si nous réussissons à durer malgré tout, c’est parce que nos infirmités sont si multiples et si
contradictoires, qu’elles s’annulent les unes les autres.
*
Les seuls moments auxquels je pense avec réconfort, sont ceux où j’ai souhaité n’être rien pour
personne, où j’ai rougi à l’idée de laisser la moindre trace dans la mémoire de qui que ce soit...
*
Condition indispensable à l’accomplissement spirituel : avoir toujours mal misé...
*
Si nous voulons voir diminuer le nombre de nos déceptions ou de nos fureurs, il importe, en toute
circonstance, de nous rappeler que nous sommes là pour nous rendre malheureux les uns les autres,
et que s’insurger contre cet état de choses c’est saper le fondement même de la vie en commun.
*
Une maladie n’est bien nôtre qu’à partir du moment où on nous en dit le nom, où on nous met la
corde au cou...
*
Toutes mes pensées sont tournées vers la résignation, et cependant il ne se passe pas de jour que
je ne concocte quelque ultimatum à l’adresse de Dieu ou de n’importe qui.
*
Quand chacun aura compris que la naissance est une défaite, l’existence, enfin supportable,
apparaîtra comme le lendemain d’une capitulation, comme le soulagement et le repos du vaincu.
*
Tant que l’on croyait au Diable, tout ce qui arrivait était intelligible et clair ; depuis qu’on n’y croit
plus, il faut, à propos de chaque événement, chercher une explication nouvelle, aussi laborieuse
qu’arbitraire, qui intrigue tout le monde et ne satisfait personne.
*
La Vérité, nous ne la poursuivons pas toujours ; mais quand nous la recherchons avec soif, avec
violence, nous haïssons tout ce qui est expression, tout ce qui relève des mots et des formes, tous les
mensonges nobles, encore plus éloignés du vrai que les vulgaires.
*
N’est réel que ce qui procède de l’émotion ou du cynisme. Tout le reste est « talent ».
*
Vitalité et refus vont de pair. L’indulgence, signe d’anémie, supprime le rire, puisqu’elle s’incline
devant toutes les formes de la dissemblance.
*
Nos misères physiologiques nous aident à envisager l’avenir avec confiance : elles nous
dispensent de trop nous tracasser, elles font de leur mieux pour qu’aucun de nos projets de longue
haleine n’ait le temps d’user toutes nos disponibilités d’énergie.
*
L’Empire craquait, les Barbares se déplaçaient... Que faire, sinon s’évader du siècle ?
Heureux temps où l’on avait où fuir, où les espaces solitaires étaient accessibles et accueillants !
Nous avons été dépossédés de tout, même du désert.
*
Pour celui qui a pris la fâcheuse habitude de démasquer les apparences, événement et malentendu
sont synonymes.
Aller à l’essentiel, c’est abandonner la partie, c’est s’avouer vaincu.
*
X a sans doute raison de se comparer à un « volcan », mais il a tort d’entrer dans des détails.
*
Les pauvres, à force de penser à l’argent, et d’y penser sans arrêt, en arrivent à perdre les
avantages spirituels de la non-possession et à descendre aussi bas que les riches.
*
La psyché — de l’air sans plus, du vent en somme, ou, au mieux, de la fumée —, les premiers
Grecs la considéraient ainsi, et on leur donne volontiers raison toutes les fois qu’on est las de
farfouiller dans son moi ou dans celui des autres, en quête de profondeurs insolites et, si possible,
suspectes.
*
Le dernier pas vers l’indifférence est la destruction de l’idée même d’indifférence.
*
Marcher dans une forêt entre deux haies de fougères transfigurées par l’automne, c’est cela un
triomphe. Que sont à côtés suffrages et ovations ?
*
Rabaisser les siens, les vilipender, les pulvériser, s’en prendre aux fondations, se frapper soi-
même à la base, ruiner son point de départ, se punir de ses origines..., maudire tous ces non-élus,
engeance mineure, quelconque, tiraillée entre l’imposture et l’élégie, et dont la seule mission est de
ne pas en avoir...
*
Ayant détruit toutes mes attaches, je devrais éprouver une sensation de liberté. J’en éprouve une
en effet, si intense que j’ai peur de m’en réjouir.
*
Quand la coutume de regarder les choses en face tourne à la manie, on pleure le fou qu’on a été et
qu’on n’est plus.
XI
Quelqu’un que nous plaçons très haut nous devient plus proche quand il accomplit un acte
indigne de lui. Par là, il nous dispense du calvaire de la vénération. Et c’est à partir de ce moment
que nous éprouvons à son égard un véritable attachement.
*
Rien ne surpasse en gravité les vilenies et les grossièretés que l’on commet par timidité.
*
Flaubert, devant le Nil et les Pyramides, ne songeait, suivant un témoin, qu’à la Normandie,
qu’aux mœurs et aux paysages de la future Madame Bovary. Rien ne semblait exister pour lui en
dehors d’elle. Imaginer, c’est se restreindre, c’est exclure : sans une capacité démesurée de refus, nul
projet, nulle œuvre, nul moyen de réaliser quoi que ce soit.
*
Ce qui ressemble de près ou de loin à une victoire me paraît à tel point un déshonneur, que je ne
peux combattre, en toute circonstance, qu’avec le ferme propos d’avoir le dessous. J’ai dépassé le
stade où les êtres importent, et ne vois plus aucune raison de lutter dans les mondes connus.
*
On n’enseigne la philosophie que dans l’agora, dans un jardin ou chez soi. La chaire est le
tombeau du philosophe, la mort de toute pensée vivante, la chaire est l’esprit en deuil.
*
Que je puisse désirer encore, cela prouve bien que je n’ai pas une perception exacte de la réalité,
que je divague, que je suis à mille lieues du Vrai. « L’homme, lit-on dans le Dhammapada, n’est la
proie du désir que parce qu’il ne voit pas les choses telles qu’elles sont. »
*
Je tremblais de rage : mon honneur était en jeu. Les heures passaient, l’aube approchait. Allais-je,
à cause d’une vétille, gâcher ma nuit ? J’avais beau essayer de minimiser l’incident, les raisons que
j’inventais pour me calmer demeuraient sans effet. Ils ont osé me faire ça ! J’étais sur le point
d’ouvrir la fenêtre et de hurler comme un fou furieux, quand l’image de notre planète tournant
comme une toupie s’empara tout à coup de mon esprit. Ma rage retomba aussitôt.
*
La mort n’est pas tout à fait inutile. C’est quand même grâce à elle qu’il nous sera donné peut-être
de recouvrer l’espace d’avant la naissance, notre seul espace...
*
Qu’on avait raison autrefois de commencer la journée par une prière, par un appel au secours !
Faute de savoir à qui nous adresser, nous finirons par nous prosterner devant la première divinité
maboule.
*
La conscience aiguë d’avoir un corps, c’est cela l’absence de santé.
... Autant dire que je ne me suis jamais bien porté.
*
Tout est duperie, je l’ai toujours su ; cependant cette certitude ne m’a apporté aucun apaisement,
sauf aux moments où elle m’était violemment présente à l’esprit...
*
La perception de la précarité hissée au rang de vision, d’expérience mystique.
*
La seule manière de supporter revers après revers est d’aimer l’idée même de revers. Si on y
parvient, plus de surprises : on est supérieur à tout ce qui arrive, on est une victime invincible.
*
Dans les sensations de douleurs très fortes, beaucoup plus que dans les faibles, on s’observe, on
se dédouble, on demeure extérieur à soi, quand bien même on gémit ou on hurle. Tout ce qui
confine au supplice réveille en chacun le psychologue, le curieux, ainsi que l’expérimentateur : on
veut voir jusqu’où on peut aller dans l’intolérable.
*
Qu’est-ce que l’injustice auprès de la maladie ? Il est vrai qu’on peut trouver injuste le fait d’être
malade. C’est d’ailleurs ainsi que réagit chacun, sans se soucier de savoir s’il a raison ou tort.
La maladie est : rien de plus réel qu’elle. Si on la déclare injuste, il faut oser en faire autant de
l’être lui-même, parler en somme de l’injustice d’exister.
*
La création, telle qu’elle était, ne valait pas cher ; rafistolée, elle vaut encore moins. Que ne l’a-t-
on pas laissée dans sa vérité, sa nullité première !
Le Messie à venir, le vrai, on comprend qu’il tarde à se manifester. La tâche qui l’attend n’est pas
aisée : comment s’y prendrait-il pour délivrer l’humanité de la manie du mieux ?
*
Quand, furieux de s’être trop habitué à soi-même, on se met à se détester, on s’aperçoit bientôt
que c’est pis qu’avant, que se haïr renforce encore davantage les liens avec soi.
*
Je ne l’interromps pas, le laisse peser les mérites de chacun, j’attends qu’il m’exécute... Son
incompréhension des êtres est confondante. Subtile et candide à la fois, il vous juge comme si vous
étiez une entité ou une catégorie. Le temps n’ayant pas eu de prise sur lui, il ne peut admettre que je
sois en dehors de tout ce qu’il défend, que plus rien de ce qu’il prône ne me regarde encore.
Le dialogue devient sans objet avec quelqu’un qui échappe au défilé des années. Je demande à
ceux que j’aime de me faire la grâce de vieillir.
*
Le trac devant quoi que ce soit, devant le plein et le vide également. Le trac originel...
*
Dieu est, même s’il n’est pas.
*
D. est incapable d’assimiler le Mal. Il en constate l’existence mais il ne peut l’incorporer à sa
pensée. Sortirait-il de l’enfer qu’on ne le saurait pas, tant, dans ses propos, il au-dessus de ce qui lui
nuit.
Les épreuves qu’il a endurées, on en chercherait en vain le moindre vestige dans ses idées. De
temps en temps il a des réflexes, des réflexes seulement, d’homme blessé. Fermé au négatif, il ne
discerne pas que tout ce que nous possédons n’est qu’un capital de non-être. Cependant plus d’un de
ses gestes révèle un esprit démoniaque. Démoniaque sans le savoir. C’est un destructeur obnubilé et
stérilisé par le Bien.
*
La curiosité de mesurer ses progrès dans la déchéance, est la seule raison qu’on a d’avancer en
âge. On se croyait arrivé à la limite, on pensait que l’horizon était à jamais bouché, on se lamentait,
on se laisser aller au découragement. Et puis on s’aperçoit qu’on peut tomber plus bas encore, qu’il y
a du nouveau, que tout espoir n’est pas perdu, qu’il est possible de s’enfoncer un peu plus et d’écarter
ainsi le danger de se figer, de se scléroser...
*
« La vie ne semble un bien qu’à l’insensé », se plaisait à dire, il y a vingt-trois siècles, Hégésias,
philosophe cyrénaïque, dont il ne reste à peu près que ce propos... S’il y a une œuvre qu’on aimerait
réinventer, c’est bien la sienne.
*
Nul n’approche de la condition du sage s’il n’a pas la bonne fortune d’être oublié de son vivant.
*
Penser, c’est saper, c’est se saper. Agir entraîne moins de risques, parce que l’action remplit
l’intervalle entre les choses et nous, alors que la réflexion l’élargit dangereusement.
... Tant que je m’abandonne à un exercice physique, à un travail manuel, je suis heureux, comblé ;
dès que je m’arrête, je suis pris d’un mauvais vertige, et ne songe plus qu’à déguerpir pour toujours.
*
Au point le plus bas de soi-même, quand on touche le fond et qu’on palpe l’abîme, on est soulevé
d’un coup — réaction de défense ou orgueil ridicule — par le sentiment d’être supérieur à Dieu. Le
côté grandiose et impur de la tentation d’en finir.
*
Une émission sur les loups, avec des exemples de hurlement. Quel langage ! Il n’en existe pas de
plus déchirant. Jamais je ne l’oublierai, et il me suffira à l’avenir, dans des moments de trop grande
solitude, de me le rappeler distinctement, pour avoir le sentiment d’appartenir à une communauté.
*
A partir du moment où la défaite était en vue, Hitler ne parlait plus que de victoire. Il y croyait —
il se comportait en tout cas comme s’il y croyait — et il resta jusqu’à la fin claquemuré dans son
optimisme, dans sa foi. Tout s’effondrait autour de lui, chaque jour apportait un démenti à ses
espérances mais, persistant à escompter l’impossible, s’aveuglant comme seuls les incurables savent
le faire, il eut la force d’aller jusqu’au bout, d’inventer horreur après horreur, et de continuer au-delà
de sa folie, au-delà même de sa destinée. C’est ainsi qu’on peut dire de lui, de lui qui a tout raté, qu’il
s’est réalisé mieux qu’aucun autre mortel.
*
« Après moi le déluge » est la devise inavouée de tout un chacun : si nous admettons que d’autres
nous survivent, c’est avec l’espoir qu’ils en seront punis.
*
Un zoologiste qui, en Afrique, a observé de près les gorilles, s’étonne de l’uniformité de leur vie
et de leur grand désœuvrement. Des heures et des heures sans rien faire... Ils ne connaissent donc
pas l’ennui ?
Cette question est bien d’un homme, d’un singe occupé. Loin de fuir la monotonie, les animaux la
recherchent, et ce qu’ils redoutent le plus c’est de la voir cesser. Car elle ne cesse que pour être
remplacée par la peur, cause de tout affairement.
L’inaction est divine. C’est pourtant contre elle que l’homme s’est insurgé. Lui seul, dans la
nature, est incapable de supporter la monotonie, lui seul veut à tout prix que quelque chose arrive,
n’importe quoi. Par là, il se montre indigne de son ancêtre : le besoin de nouveauté est le fait d’un
gorille fourvoyé.
*
Nous approchons de plus en plus de l’Irrespirable. Quand nous y serons parvenus, ce sera le
grand Jour. Nous n’en sommes hélas ! qu’à la veille.
*
Une nation n’atteint à la prééminence et ne la conserve qu’aussi longtemps qu’elle accepte des
conventions nécessairement ineptes, et qu’elle est inféodée à des préjugés, sans les prendre pour
tels. Dès qu’elle les appelle par leur nom, tout est démasqué, tout est compromis.
Vouloir dominer, jouer un rôle, faire la loi, ne va pas sans une forte dose de stupidité : l’histoire,
dans son essence, est stupide... Elle continue, elle avance, parce que les nations liquident leurs
préjugés à tour de rôle. Si elles s’en débarrassaient en même temps, il n’y aurait plus qu’une
bienheureuse désagrégation universelle.
*
On ne peut pas vivre sans mobiles. Je n’ai plus de mobiles, et je vis.
*
J’étais en parfaite santé, j’allais mieux que jamais. Tout à coup un froid me saisit pour lequel il me
parut évident qu’il n’y avait pas de remède. Que m’arrivait-il ? Ce n’était pourtant pas la première fois
qu’une telle sensation me submergeait. Mais auparavant je la supportais sans essayer de la
comprendre. Cette fois-ci, je voulais savoir, et tout de suite. J’écartai hypothèse après hypothèse : il
ne pouvait être question de maladie. Pas ombre d’un symptôme auquel m’accrocher. Que faire ?
J’étais en pleine déroute, incapable de trouver ne serait-ce qu’un simulacre d’explication, lorsque
l’idée me vint — et ce fut un vrai soulagement — qu’il ne s’agissait là que d’une version du grand,
de l’ultime froid, que c’était lui simplement qui s’exerçait, qui faisait une répétition...
*
Au paradis, les objets et les êtres, assiégés de tous côtés par la lumière, ne projettent pas d’ombre.
Autant dire qu’ils manquent de réalité, comme tout ce qui est inentamé par les ténèbres et déserté
par la mort.
*
Nos premières intuitions sont les vraies. Ce que je pensais d’un tas de choses dans ma prime
jeunesse, me paraît de plus en plus juste, et, après tant d’égarements et de détours, j’y reviens
maintenant, tout affligé d’avoir pu ériger mon existence sur la ruine de ces évidences-là.
*
Un lieu que j’ai parcouru, je ne m’en souviens que si j’ai eu la veine d’y connaître quelque
anéantissement par le cafard.
*
A la foire, devant ce bateleur qui grimaçait, gueulait, se fatiguait, je me disais qu’il faisait son
devoir, lui, alors que moi j’esquivais le mien.
*
Se manifester, œuvrer, dans n’importe quel domaine, est le fait d’un fanatique plus ou moins
camouflé. Si on ne s’estime pas investi d’une mission, exister est difficile ; agir, impossible.
*
La certitude qu’il n’y a pas de salut est une forme de salut, elle est même le salut. A partir de là on
peut aussi bien organiser sa propre vie que construire une philosophie de l’histoire. L’insoluble
comme solution, comme seule issue...
*
Mes infirmités m’ont gâché l’existence, mais c’est grâce à elles que j’existe, que je m’imagine que
j’existe.
*
L’homme ne m’intéresse que depuis qu’il ne croit plus en lui-même. Tant qu’il était en pleine
ascension, il ne méritait qu’indifférence. Maintenant il suscite un sentiment nouveau, une sympathie
spéciale : l’horreur attendrie.
*
J’ai beau m’être débarrassé de tant de superstitions et de liens, je ne puis me tenir pour libre, pour
éloigné de tout. La folie du désistement, ayant survécu aux autres passions, n’accepte pas de me
quitter : elle me harasse, elle persévère, elle exige que je continue à renoncer. Mais à quoi ? Que me
reste-t-il à rejeter ? Je me le demande. Mon rôle est fini, ma carrière achevée, et cependant rien n’est
changé à ma vie, j’en suis au même point, je dois me désister encore et toujours.
XII
Il n’est pas de position plus fausse que d’avoir compris et de rester encore en vie.
*
Quand on considère froidement cette portion de durée impartie à chacun, elle paraît également
satisfaisante et également dérisoire, qu’elle s’étende sur un jour ou sur un siècle.
« J’ai fait mon temps. » — Il n’est pas d’expression qu’on puisse proférer avec plus d’à-propos à
n’importe quel instant d’une vie, au premier y compris.
*
La mort est la providence de ceux qui auront eu le goût et le don du fiasco, elle est la récompense
de tous ceux qui n’ont pas abouti, qui ne tenaient pas à aboutir... Elle leur donne raison, elle est leur
triomphe. En revanche, pour les autres, pour ceux qui ont peiné pour réussir, et qui ont réussi, quel
démenti, quelle gifle !
*
Un moine d’Égypte, après quinze ans de solitude complète, reçut de ses parents et de ses amis
tout un paquet de lettres. Il ne les ouvrit pas, il les jeta au feu, pour échapper à l’agression des
souvenirs. On ne peut rester en communion avec soi-même et ses pensées, si on permet aux
revenants de se manifester, de sévir. Le désert ne signifie pas tant une vie nouvelle que la mort du
passé : on s’est enfin évadé de sa propre histoire. Dans le siècle, non moins que les thébaïdes, les
lettres qu’on écrit, comme celles qu’on reçoit, témoignent qu’on est enchaîné, qu’on n’a brisé aucun
lien, qu’on n’est qu’un esclave et qu’on mérite de l’être.
*
Un peu de patience, et le moment viendra où plus rien ne sera encore possible, où l’humanité,
acculée à elle-même, ne pourra dans aucune direction exécuter un seul pas de plus.
Si on parvient à se représenter en gros ce spectacle sans précédent, on voudrait quand même des
détails... Et on a peur malgré tout de manquer la fête, de n’être plus assez jeune pour avoir la chance
d’y assister.
*
Qu’il sorte de la bouche d’un épicier ou d’un philosophe, le mot être, si riche, si tentant, si lourd
de signification en apparence, ne veut en fait rien dire du tout. Il est incroyable qu’un esprit sensé
puisse s’en servir en quelque occasion que ce soit.
*
Debout, au milieu de la nuit, je tournais dans ma chambre avec la certitude d’être un élu et un
scélérat, double privilège, naturel pour celui qui veille, révoltant ou incompréhensible pour les
captifs de la logique diurne.
*
Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir eu une enfance malheureuse. La mienne fut bien plus
qu’heureuse. Elle fut couronnée. Je ne trouve pas de meilleur qualificatif pour désigner ce qu’elle
eut de triomphal jusque dans ses affres. Cela devait se payer, cela ne pouvait rester impuni.
*
Si j’aime tant la correspondance de Dostoïevski, c’est qu’il n’y est question que de maladie et
d’argent, uniques sujets « brûlants ». Tout le reste n’est que fioritures et fatras.
*
Dans cinq cent mille ans l’Angleterre sera, paraît-il, entièrement recouverte d’eau. Si j’étais
Anglais, je déposerais les armes toute affaire cessante.
Chacun a son unité de temps. Pour tel, c’est la journée, la semaine, le mois ou l’année ; pour tel
autre, c’est dix ans, voire cent... Ces unités, encore à l’échelle humaine, sont compatibles avec
n’importe quel projet et n’importe quelle besogne.
Il en est qui prennent comme unité le temps même et qui s’élèvent parfois au-dessus : pour eux,
quelle besogne, quel projet méritent d’être pris au sérieux ? Qui voit trop loin, qui est contemporain
de tout l’avenir, ne peut plus s’affairer, ni même bouger...
*
La pensée de la précarité m’accompagne en toute occasion : en mettant, ce matin, une lettre à la
poste, je me disais qu’elle s’adressait à un mortel...
*
Une seule expérience absolue, à propos de n’importe quoi, et vous faites, à vos propres yeux,
figure de survivant.
*
J’ai toujours vécu avec la conscience de l’impossibilité de vivre. Et ce qui m’a rendu l’existence
supportable, c’est la curiosité de voir comment j’allais passer d’une minute, d’une journée, d’une
année à l’autre.
*
La première condition pour devenir un saint est d’aimer les fâcheux, de supporter les visites...
*
Secouer les gens, les tirer de leur sommeil, tout en sachant que l’on commet là un crime, et qu’il
vaudrait mille fois mieux les y laisser persévérer, puisque aussi bien lorsqu’ils s’éveillent on n’a rien
à leur proposer...
*
Port-Royal. Au milieu de cette verdure, tant de combats et de déchirements à cause de quelques
vétilles ! Toute croyance, au bout d’un certain temps, paraît gratuite et incompréhensible, comme du
reste la contre-croyance qui l’a ruinée. Seul subsiste l’abasourdissement que l’une et l’autre
provoquent.
*
Un pauvre type qui sent le temps, qui en est victime, qui en crève, qui n’éprouve rien d’autre, qui
est temps à chaque instant, connaît ce qu’un métaphysicien ou un poète ne devine qu’à la faveur d’un
effondrement ou d’un miracle.
*
Ces grondements intérieurs qui n’aboutissent à rien, et où l’on est réduit à l’état de volcan
grotesque.
*
Chaque fois que je suis saisi par un accès de fureur, au début je m’en afflige et me méprise,
ensuite je me dis : quelle chance, quelle aubaine ! Je suis encore en vie, je fais toujours partie de ces
fantômes en chair et en os...
*
Le télégramme que je venais de recevoir n’en finissait pas. Toutes mes prétentions et toutes mes
insuffisances y passaient. Tel travers, à peine soupçonné par moi-même, y était désigné, proclamé.
Quelle divination, et quelle minutie ! Au bout de l’interminable réquisitoire, nul indice, nulle trace
qui permît d’en identifier l’auteur. Qui pouvait-il bien être ? et pourquoi cette précipitation et ce
recours insolite ? A-t-on jamais dit son fait à quelqu’un avec plus de rigueur dans la hargne ? D’où
est-il surgi ce justicier omniscient qui n’ose se nommer, ce lâche au courant de tous mes secrets, cet
inquisiteur qui ne m’accorde aucune circonstance atténuante, même pas celle qu’on reconnaît au
plus endurci des tortionnaires ? Moi aussi j’ai pu m’égarer, moi aussi j’ai droit à quelque indulgence.
Je recule devant l’inventaire de mes défauts, je suffoque, je ne peux plus supporter ce défilé de
vérités... Maudite dépêche ! Je la déchire, et me réveille...
*
Avoir des opinions est inévitable, est normal ; avoir des convictions l’est moins. Toutes les fois
que je rencontre quelqu’un qui en possède, je me demande quel vice de son esprit, quelle fêlure les
lui a fait acquérir. Si légitime que soit cette question, l’habitude que j’ai de me la poser, me gâche le
plaisir de la conversation, me donne mauvaise conscience, me rend odieux à mes propres yeux.
*
Il fut un temps où écrire me semblait chose importante. De toutes mes superstitions, celle-ci me
paraît la plus compromettante et la plus incompréhensible.
*
J’ai abusé du mot dégoût. Mais quel autre vocable choisir pour désigner un état où l’exaspération
est sans cesse corrigée par la lassitude et la lassitude par l’exaspération ?
*
Pendant toute la soirée, ayant tenté de le définir, nous avons passé en revue les euphémismes qui
permettent de ne pas prononcer, à son sujet, le mot de perfidie. Il n’est pas perfide, il est seulement
tortueux, diaboliquement tortueux, et, en même temps, innocent, naïf, voire angélique. Qu’on se
représente, si on peut, un mélange d’Aliocha et de Smerdiakov.
*
Quand on ne croit plus en soi-même, on cesse de produire ou de batailler, on cesse même de se
poser des questions ou d’y répondre, alors que c’est le contraire qui devrait avoir lieu, vu que c’est
justement à partir de ce moment qu’étant libre d’attaches, on est apte à saisir le vrai, à discerner ce
qui est réel de ce qui ne l’est pas. Mais une fois tarie la confiance à son propre rôle, ou à son propre
lot, on devient incurieux de tout, même de la « vérité », bien qu’on en soit plus près que jamais.
*
Au Paradis, je ne tiendrais pas une « saison », ni même un jour. Comment expliquer alors la
nostalgie que j’en ai ? Je ne l’explique pas, elle m’habite depuis toujours, elle était en moi avant moi.
*
N’importe qui peut avoir de loin en loin le sentiment de n’occuper qu’un point et un instant ;
connaître ce sentiment jour et nuit, toutes les heures en fait, cela est moins commun, et c’est à partir
de cette expérience, de cette donnée, qu’on se tourne vers le nirvâna ou le sarcasme, ou vers les
deux à la fois.
*
Bien qu’ayant juré de ne jamais pécher contre la sainte concision, je reste toujours complice des
mots, et si je suis séduit par le silence, je n’ose y entrer, je rôde seulement à sa périphérie.
*
On devrait établir le degré de vérité d’une religion d’après le cas qu’elle fait du Démon : plus elle
lui accorde une place éminente, plus elle témoigne qu’elle se soucie du réel, qu’elle se refuse aux
supercheries et au mensonge, qu’elle est sérieuse, qu’elle tient plus à constater qu’à divaguer, qu’à
consoler.
*
Rien ne mérite d’être défait, sans doute parce que rien ne méritait d’être fait. Ainsi on se détache
de tout, de l’originel autant que de l’ultime, de l’avènement comme de l’effondrement.
*
Que tout ait été dit, qu’il n’y ait plus rien à dire, on le sait, on le sent. Mais ce qu’on sent moins est
que cette évidence confère au langage un statut étrange, voire inquiétant, qui le rachète. Les mots
sont enfin sauvés, parce qu’ils ont cessé de vivre.
*
L’immense bien et l’immense mal que j’aurais retirés de mes ruminations sur la condition des
morts.
*
L’indéniable avantage de vieillir est de pouvoir observer de près la lente et méthodique
dégradation des organes ; ils commencent tous à craquer, les uns d’une façon voyante, les autres,
discrète. Ils se détachent du corps, comme le corps se détache de nous : il nous échappe, il nous fuit,
il ne nous appartient plus. C’est un transfuge que nous ne pouvons même pas dénoncer, puisqu’il ne
s’arrête nulle part et ne se met au service de personne.
*
Je ne me lasse pas de lire sur les ermites, de préférence sur ceux dont on a dit qu’ils
étaient « fatigués de chercher Dieu ». Je suis ébloui par les ratés du Désert.
*
Si, on ne sait comment, Rimbaud avait pu continuer (autant se représenter les lendemains de
l’inouï, un Nietzsche en pleine production après Ecce Home), il aurait fini par reculer, par s’assagir,
par commenter ses explosions, par les expliquer, et s’expliquer. Sacrilège dans tous les cas, l’excès
de conscience n’étant qu’une forme de profanation.
*
Je n’ai approfondi qu’une seule idée, à savoir que tout ce que l’homme accomplit se retourne
nécessairement contre lui. L’idée n’est pas neuve, mais je l’ai vécue avec une force de conviction, un
acharnement dont jamais fanatisme ni délire n’a approché. Il n’est martyre, il n’est déshonneur que je
ne souffrirais pour elle, et je ne l’échangerais contre aucune autre vérité, contre aucune autre
révélation.
*
Aller plus loin encore que le Bouddha, s’élever au-dessus du nirvâna, apprendre à s’en passer...,
n’être plus arrêté par rien, même par l’idée de délivrance, la tenir pour une simple halte, une gêne,
une éclipse...
*
Mon faible pour les dynasties condamnées, pour les empires croulants, pour les Montezuma de
toujours, pour ceux qui croient aux signes, pour les déchirés et les traqués, pour les intoxiqués
d’inéluctable, pour les menacés, pour les dévorés, pour tous ceux qui attendent leur bourreau...
*
Je passe sans m’arrêter devant la tombe de ce critique dont j’ai remâché maints propos fielleux. Je
ne m’arrête pas davantage devant celle du poète qui, vivant, ne songea qu’à sa dissolution finale.
D’autres noms me poursuivent, des noms d’ailleurs, liés à un enseignement impitoyable et apaisant,
à une vision bien faite pour expulser de l’esprit toutes les obsessions, même les funèbres.
Nâgârjuna, Candrakîrti, Çantideva —, pourfendeurs non pareils, dialecticiens travaillés par
l’obsession du salut, acrobates et apôtres de la Vacuité..., pour qui, sages entre les sages, l’univers
n’était qu’un mot...
*
Le spectacle de ces feuilles si empressées de tomber, j’ai beau l’observer depuis tant d’automnes,
je n’en éprouve pas moins chaque fois une surprise où « le froid dans le dos » l’emporterait de loin
sans l’irruption, au dernier moment, d’une allégresse dont je n’arrive pas à démêler l’origine.
*
Il est des moments où, si éloignés que nous soyons de toute foi, nous ne concevons que Dieu
comme interlocuteur. Nous adresser à quelqu’un d’autre nous semble une impossibilité ou une folie.
La solitude, à son stade extrême, exige une forme de conversation, extrême elle aussi.
*
L’homme dégage une odeur spéciale : de tous les animaux, lui seul sent le cadavre.
*
Les heures ne voulaient pas couler. Le jour semblait lointain, inconcevable. Au vrai, ce n’est pas
le jour que j’attendais mais l’oubli de ce temps rétif qui refusait d’avancer. Heureux, me disais-je, le
condamné à mort qui, la veille de l’exécution, est du moins sûr de passer une bonne nuit !
*
Vais-je pouvoir rester encore debout ? vais-je m’écrouler ?
*
S’il y a une sensation intéressante, c’est bien celle qui nous donne l’avant-goût de l’épilepsie.
*
Quiconque se survit se méprise sans se l’avouer, et parfois sans le savoir.
*
Quand on a dépassé l’âge de la révolte, et qu’on se déchaîne encore, on se fait à soi-même l’effet
d’un Lucifer gâteux.
*
Si on ne portait pas les stigmates de la vie, qu’il serait aisé de s’esquiver, et comme tout irait tout
seul !
*
Mieux que personne, je suis capable de pardonner sur le coup. L’envie de me venger ne me vient
que tard, trop tard, au moment où le souvenir de l’offense est sur le point de s’effacer, et où,
l’incitation à l’acte devenue quasi nulle, je n’ai plus que la ressource de déplorer mes « bons
sentiments ».
*
Ce n’est que dans la mesure où, à chaque instant, on se frotte à la mort, qu’on a chance d’entrevoir
sur quelle insanité se fonde toute existence.
*
En tout dernier lieu, il est absolument indifférent que l’on soit quelque chose, que l’on soit même
Dieu. De cela, avec un peu d’insistance on pourrait faire convenir à peu près tout le monde. Mais
alors comment se fait-il que chacun aspire à un surcroît d’être, et qu’il n’y ait personne qui
s’astreigne à baisser, à descendre vers la carence idéale ?
*
Selon une croyance assez répandue parmi certaines peuplades, les morts parlent la même langue
que les vivants, avec cette différence que pour eux les mots ont un sens opposé à celui qu’ils
avaient : grand signifie petit, proche lointain, blanc noir...
Mourir se réduirait donc à cela ? N’empêche que, mieux que n’importe quelle invention funèbre,
ce retournement complet du langage indique ce que la mort comporte d’inhabituel, de sidérant...
*
Croire à l’avenir de l’homme, je le veux bien, mais comment y arriver lorsqu’on est malgré tout en
possession de ses facultés ? Il y faudrait leur débâcle quasi totale, et encore !
*
Une pensée qui n’est pas secrètement marquée par la fatalité, est interchangeable, ne vaut rien,
n’est que pensée...
*
A Turin, au début de sa crise, Nietzsche se précipitait sans cesse vers son miroir, s’y regardait,
s’en détournait, s’y regardait de nouveau. Dans le train qui le conduisait à Bâle, la seule chose qu’il
réclamait avec insistance c’était un miroir encore. Il ne savait plus qui il était, il se cherchait, et lui,
si attaché à sauvegarder son identité, si avide de soi, n’avait plus, pour se retrouver, que le plus
grossier, le plus lamentable des recours.
*
Je ne connais personne de plus inutile et de plus inutilisable que moi. C’est là une donnée que je
devrais accepter tout simplement, sans en tirer la moindre fierté. Tant qu’il n’en sera pas ainsi, la
conscience de mon inutilité ne me servira à rien.
*
Quel que soit le cauchemar qu’on fait, on y joue un rôle, on en est le protagoniste, on y est
quelqu’un. C’est pendant la nuit que le déshérité triomphe. Si on supprimait les mauvais rêves, il y
aurait des révolutions en série.
*
L’effroi devant l’avenir se greffe toujours sur le désir d’éprouver cet effroi.
*
Tout à coup, je me trouvai seul devant... Je sentis, en cet après-midi de mon enfance, qu’un
événement très grave venait de se produire. Ce fut mon premier éveil, le premier indice, le signe
avant-coureur de la conscience. Jusqu’alors je n’avais été qu’un être. A partir de ce moment, j’étais
plus et moins que cela. Chaque moi commence par une fêlure et une révélation.
*
Naissance et chaîne sont synonymes. Voir le jour, voir des menottes...
*
Dire : « Tout est illusoire », c’est sacrifier à l’illusion, c’est lui reconnaître un haut degré de
réalité, le plus haut même, alors qu’au contraire on voulait la discréditer. Que faire ? Le mieux est de
cesser de la proclamer ou de la dénoncer, de s’y asservir en y pensant. Est entrave même l’idée qui
disqualifie toutes les idées.
*
Si on pouvait dormir vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on rejoindrait vite le marasme
primordial, la béatitude de cette torpeur sans faille d’avant le Genèse — rêve de toute conscience
excédée d’elle-même.
*
Ne pas naître est sans contredit la meilleure formule qui soit. Elle n’est malheureusement à la
portée de personne.
*
Nul plus que moi n’a aimé ce monde, et cependant me l’aurait-on offert sur un plateau, même
enfant je me serais écrié : « Trop tard, trop tard ! »
*
Qu’avez-vous, mais qu’avez-vous donc ? — Je n’ai rien, je n’ai rien, j’ai fait seulement un bond
hors de mon sort, et je ne sais plus maintenant vers quoi me tourner, vers quoi courir...
P.-S.
Conformément au souhait de Cioran, nous ne donnons que son texte, sans introduction, notes ou commentaires.
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&
Tout ce que nous poursuivons, c’est par besoin de tourment. La quête du salut est elle-même un
tourment, le plus subtil et le mieux camouflé de tous.
S’il est vrai que par la mort on redevienne ce qu’on était avant d’être, n’aurait-il pas mieux valu
s’en tenir à la pure possibilité, et n’en point bouger ? A quoi bon ce crochet, quand on pouvait
demeurer pour toujours dans une plénitude irréalisée ?
*
Quand mon corps me fausse compagnie, je me demande comment, avec une charogne pareille,
lutter contre la démission des organes...
*
Les dieux antiques se moquaient des humains, les enviaient, les traquaient et, à l’occasion, les
frappaient. Le Dieu des Évangiles étant moins railleur et moins jaloux, les mortels n’ont même pas,
dans leurs infortunes, la consolation de pouvoir l’accuser. C’est là qu’il faudrait chercher la raison de
l’absence ou de l’impossibilité d’un Eschyle chrétien. Le Dieu bon a tué la tragédie. Zeus a mérité
autrement de la littérature.
*
Hantise, folie de l’abdication, d’aussi loin qu’il me souvienne. Seulement, abdiquer quoi ?
Si jadis je souhaitais tant être quelqu’un, ce n’était que pour la satisfaction de pouvoir dire un jour,
comme Charles Quint à Yuste : « Je ne suis plus rien. »
*
Certaines Provinciales furent récrites jusqu’à dix-sept fois. On reste interdit que Pascal ait pu
dépenser tant de verve et de temps pour une œuvre dont l’intérêt nous paraît aujourd’hui minime.
Toute polémique date, toute polémique avec les hommes. Dans les Pensées, le débat était avec
Dieu. Cela nous regarde encore un peu.
*
Saint Séraphim de Sarov, durant les quinze ans qu’il passa dans une réclusion complète, n’ouvrait
la porte de sa cellule à personne, pas même à l’évêque qui visitait de temps en temps l’ermitage.
« Le silence, disait-il, rapproche l’homme de Dieu et le rend sur la terre semblable aux anges. »
Ce que le saint aurait dû ajouter est que le silence n’est jamais plus profond que dans
l’impossibilité de prier...
*
Les modernes ont perdu le sens du destin et, par là même, le goût de la lamentation. Au théâtre,
on devrait, toute affaire cessante, ressusciter le chœur, et, aux funérailles, les pleureuses.
*
L’anxieux s’agrippe à tout ce qui peut renforcer, stimuler son providentiel malaise : vouloir l’en
guérir c’est ébranler son équilibre, l’anxiété étant la base de son existence et de sa prospérité. Le
confesseur malin sait qu’elle est nécessaire, qu’on ne peut s’en passer une fois qu’on l’a connue.
Comme il n’ose en proclamer les bienfaits, il se sert d’un détour, il vante le remords, anxiété admise,
anxiété honorable. Ses clients lui en sont reconnaissants. Aussi réussit-il à les conserver sans peine,
alors que ses collègues laïcs se débattent et s’aplatissent pour garder les leurs.
*
Vous me disiez que la mort n’existe pas. J’y consens, à condition de préciser aussitôt que rien
n’existe. Accorder la réalité à n’importe quoi et la refuser à ce qui paraît si manifestement réel, est
pure extravagance.
*
Lorsqu’on a commis la folie de confier à quelqu’un un secret, le seul moyen d’être sûr qu’il le
gardera pour lui, est de le tuer sur-le-champ.
*
« Les maladies, les unes de jour, les autres de nuit, à leur guise, visitent les hommes, apportant la
souffrance aux mortels — en silence, car le sage Zeus leur a refusé la parole. » (Hésiode.)
Heureusement, car, muettes, elles sont déjà atroces. Bavardes, que seraient-elles ? Peut-on en
imaginer une seul s’annonçant ? A la place des symptômes, des proclamations ! Zeus, pour une fois,
aura fait preuve de délicatesse.
*
Dans les époques de stérilité, on devrait hiberner, dormir jour et nuit pour conserver ses forces,
au lieu de les dépenser en mortifications et en rages.
*
On ne peut admirer quelqu’un que s’il est aux trois quarts irresponsable. L’admiration n’a rien à
voir avec le respect.
*
L’avantage non négligeable d’avoir beaucoup haï les hommes est d’en arriver à les supporter par
épuisement de cette haine même.
*
Les volets une fois fermés, je m’allonge dans l’obscurité. Le monde extérieur, rumeur de moins en
moins distincte, se volatilise. Il ne subsiste plus que moi et... c’est là le hic. Des ermites ont passé
leur vie à dialoguer avec ce qu’il y avait de plus caché en eux. Que ne puis-je, à leur exemple, me
livrer à cet exercice extrême, où l’on rejoint l’intimité de son propre être ! C’est cet entretien du moi
avec le soi, c’est ce passage de l’un à l’autre qui importe, et qui n’a de valeur que si on le renouvelle
sans arrêt, de telle manière que le moi finisse par être résorbé dans l’autre, dans sa version
essentielle.
*
Même auprès de Dieu, le mécontentement grondait, comme en témoigne la rébellion des anges,
la première en date. C’est à croire qu’à tous les niveaux de la création, on ne pardonne à personne sa
supériorité. On peut même concevoir une fleur envieuse.
*
Les vertus n’ont pas de visage. Impersonnelles, abstraites, conventionnelles, elles s’usent plus vite
que les vices, lesquels, autrement chargés de vitalité, se définissent et s’aggravent avec l’âge.
*
« Tout est rempli de dieux », disait Thalès, à l’aube de la philosophie ; à l’autre bout, ce crépuscule
où nous sommes parvenus, nous pouvons proclamer, non seulement par besoin de symétrie, mais
encore par respect de l’évidence, que « tout est vide de dieux ».
*
J’étais seul dans ce cimetière dominant le village, quand une femme enceinte y entra. J’en sortis
aussitôt, pour n’avoir pas à regarder de près cette porteuse de cadavre, ni à ruminer sur le contraste
entre un ventre agressif et des tombes effacées, entre une fausse promesse et la fin de toute
promesse.
*
L’envie de prier n’a rien à voir avec la foi. Elle émane d’un accablement spécial, et durera autant
que lui, quand bien même les dieux et leur souvenir disparaîtraient à jamais.
*
« Aucune parole ne peut espérer autre chose que sa propre défaite. » (Grégoire Palamas.)
Une condamnation aussi radicale de toute littérature ne pouvait venir que d’un mystique, d’un
professionnel de l’Inexprimable.
*
Dans l’Antiquité, on recourait volontiers, parmi les philosophes surtout, à l’asphyxie volontaire,
on retenait son souffle jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ce mode si élégant, et cependant si pratique,
d’en finir, a disparu complètement, et il n’est pas du tout sûr qu’il puisse ressusciter un jour.
*
On l’a dit et redit : l’idée de destin, qui suppose changement, histoire, ne s’applique pas à un être
immuable. Ainsi, on ne saurait parler du « destin » de Dieu.
Non sans doute, en théorie. En pratique, on ne fait que cela, singulièrement aux époques où les
croyances se dissolvent, où la foi est branlante, où plus rien ne semble pouvoir braver le temps, où
Dieu lui-même est entraîné dans la déliquescence générale.
*
Dès qu’on commence à vouloir, on tombe sous la juridiction du Démon.
*
La vie n’est rien ; la mort est tout. Cependant il n’existe pas quelque chose qui soit la mort,
indépendamment de la vie. C’est justement cette absence de réalité distincte, autonome, qui rend la
mort universelle ; elle n’a pas de domaine à elle, elle est omniprésente, comme tout ce qui manque
d’identité, de limite, et de tenue : une infinitude indécente.
*
Euphorie. Incapable de me représenter mes humeurs coutumières et les réflexions qu’elles
engendrent, poussé par je ne sais quelle force, j’exultais sans motifs, et c’est, me disais-je, cette
jubilation d’origine inconnue que doivent ressentir ceux qui s’affairent et combattent, ceux qui
produisent. Ils ne veulent ni ne peuvent penser à ce qui les nie. Y penseraient-ils que cela ne tirerait
pas à conséquence, comme ce fut le cas pour moi durant cette journée mémorable.
*
Pourquoi broder sur ce qui exclut le commentaire ? Un texte expliqué n’est plus un texte. On vit
avec une idée, on ne la désarticule pas ; on lutte avec elle, on n’en décrit pas les étapes. L’histoire de
la philosophie est la négation de la philosophie.
*
Ayant voulu savoir, par un scrupule assez douteux, de quelles choses exactement j’étais fatigué,
je me mis à en dresser la liste : bien qu’incomplète, elle me parut si longue, et si déprimante, que je
crus préférable de me rabattre sur la fatigue en soi, formule flatteuse qui, grâce à son ingrédient
philosophique, remonterait un pestiféré.
*
Destruction et éclatement de la syntaxe, victoire de l’ambiguïté et de l’à-peu-près. Tout cela est
très bien. Seulement essayez de rédiger votre testament, et vous verrez si la défunte rigueur était si
méprisable.
*
L’aphorisme ? Du feu sans flamme. On comprend que personne ne veuille s’y réchauffer.
*
La « prière ininterrompue », telle que l’ont préconisée les hésychastes, je ne pourrais m’y élever,
lors même que je perdrais la raison. De la piété je ne comprends que les débordements, les excès
suspects, et l’ascèse ne me retiendrait pas un instant si on n’y rencontrait toutes ces choses qui sont
le partage du mauvais moine : indolence, gloutonnerie, goût de la désolation, avidité et aversion du
monde, tiraillement entre tragédie et équivoque, espoir d’un éboulement intérieur...
*
Contre l’acédie, je ne me rappelle plus quel Père recommande le travail manuel.
Admirable conseil, que j’ai toujours pratiqué spontanément : il n’y a pas de cafard, cette acédie
séculière, qui résiste au bricolage.
*
Depuis des années, sans café, sans alcool, sans tabac ! Par bonheur, l’anxiété est là, qui remplace
utilement les excitants les plus forts.
*
Le reproche le plus grave à faire aux régimes policiers est qu’ils obligent à détruire, par mesure
de prudence, lettres et journaux intimes, c’est-à-dire ce qu’il y a de moins faux en littérature.
*
Pour tenir l’esprit en éveil, la calomnie se révèle aussi efficace que la maladie : le même sur le
qui-vive, la même attention crispée, la même insécurité, le même affolement qui vous fouette, le
même enrichissement funeste.
*
Je ne suis rien, c’est évident, mais, comme pendant longtemps j’ai voulu être quelque chose, cette
volonté, je n’arrive pas à l’étouffer : elle existe puisqu’elle a existé, elle me travaille et me domine,
bien que je la rejette. J’ai beau la reléguer dans mon passé, elle se rebiffe et me harcèle : n’ayant
jamais été satisfaite, elle s’est maintenue intacte, et n’entend pas se plier à mes injonctions. Pris entre
ma volonté et moi, que puis-je faire ?
*
Dans son Échelle du Paradis, saint Jean Climaque note qu’un moine orgueilleux n’a pas besoin
d’être persécuté par le démon : il est lui-même son propre démon.
Je pense à X, qui a raté sa vie au couvent. Personne n’était mieux fait pour se distinguer dans le
monde et y briller. Inapte à l’humilité, à l’obéissance, il a choisi la solitude et s’y est enlisé. Il n’avait
rien en lui pour devenir, selon l’expression du même Jean Climaque, « l’amant de Dieu ». Avec du
sarcasme, on ne peut faire son salut, ni aider les autres à faire le leur. Avec du sarcasme, on peut
seulement masquer ses blessures, sinon ses dégoûts.
*
C’est une grande force, et une grande chance, que de pouvoir vivre sans ambition aucune. Je m’y
astreins. Mais le fait de m’y astreindre participe encore de l’ambition.
*
Le temps vide de la méditation est, à la vérité, le seul temps plein. Nous ne devrions jamais
rougir d’accumuler des instants vacants. Vacants en apparence, remplis en fait. Méditer est un loisir
suprême, dont le secret s’est perdu.
*
Les gestes nobles sont toujours suspects. On regrette, chaque fois, de les avoir faits. C’est du
faux, du théâtre, de la pose. Il est vrai qu’on regrette presque autant les gestes ignobles.
*
Si je repense à n’importe quel moment de ma vie, au plus fébrile comme au plus neutre, qu’en est-
il resté, et quelle différence y a-t-il maintenant entre eux ? Tout étant devenu semblable, sans relief
et sans réalité, c’est quand je ne sentais rien que j’étais le plus près de la vérité, j’entends de mon état
actuel où je récapitule mes expériences. A quoi bon avoir éprouvé quoi que ce soit ? Plus aucune
« extase » que la mémoire ou l’imagination puisse ressusciter !
*
Personne n’arrive, avant son dernier moment, à user totalement sa mort : elle conserve, même
pour l’agonisant-né, un rien de nouveauté.
*
Suivant la Kabbale, Dieu créa les âmes dès le commencement, et elles étaient toutes devant lui
sous la forme qu’elles allaient prendre plus tard en s’incarnant. Chacune d’elle, quand son temps est
venu, reçoit l’ordre d’aller rejoindre le corps qui lui est destiné mais chacune, en pure perte, implore
son Créateur de lui épargner cet esclavage et cette souillure.
Plus je pense à ce qui ne put manquer de se produire lorsque le tour de la mienne fut arrivé, plus
je me dis que s’il en est une qui, plus que les autres, dut renâcler à s’incarner, ce fut bien elle.
*
On accable le sceptique, on parle de « l’automatisme du doute », tandis qu’à propos d’un croyant
on ne dit jamais qu’il est tombé dans l’« automatisme de la foi ». Cependant la foi comporte un
caractère autrement machinal que le doute, lequel a l’excuse de passer de surprise en surprise, — à
l’intérieur du désarroi, il est vrai.
*
Ce rien de lumière en chacun de nous et qui remonte bien avant notre naissance, bien avant toutes
les naissances, c’est ce qu’il importe de sauvegarder, si nous voulons renouer avec cette clarté
lointaine, dont nous ne saurons jamais pourquoi nous fûmes séparés.
*
Je n’ai pas connu une seule sensation de plénitude, de bonheur véritable, sans penser que c’était le
moment où jamais de m’effacer pour toujours.
*
Un moment vient où il nous paraît oiseux d’avoir à choisir entre la métaphysique et
l’amateurisme, entre l’insondable et l’anecdote.
*
Pour bien mesurer le recul que représente le christianisme par rapport au paganisme, on n’a qu’à
comparer les pauvretés qu’ont débitées les Pères de l’Église sur le suicide avec les opinions émises
sur le même sujet par un Pline, un Sénèque et même un Cicéron.
*
A quoi rime ce qu’on dit ? Cette suite de propositions qui constitue le discours, a-t-elle un sens ? Et
ces propositions, prises une à une, ont-elles un objet ?
On ne peut parler que si on fait abstraction de cette question, ou qu’on se la pose le moins
souvent possible.
*
« Je me fous de tout » — si ces paroles ont été prononcées, ne serait-ce qu’une seule fois,
froidement, en parfaite connaissance de ce qu’elles signifient, l’histoire est justifiée, et avec elle,
nous tous.
*
« Malheur à vous quand tout le monde dira du bien de vous ! »
Le Christ prophétisait là sa propre fin. Tous disent maintenant du bien de lui, même les
incroyants les plus endurcis, eux surtout. Il savait bien qu’il succomberait un jour à l’approbation
universelle.
Le christianisme est perdu s’il ne subit des persécutions aussi impitoyables que celles dont il fut
l’objet à ses débuts. Il devrait se susciter coûte que coûte des ennemis, se préparer à lui-même de
grandes calamités. Seul un nouveau Néron pourrait peut-être le sauver encore...
*
Je crois la parole récente, je me figure mal un dialogue qui remonte au-delà de dix mille ans. Je
me figure encore plus mal qu’il puisse y en avoir un, je ne dis pas dans dix mille, dans mille ans
seulement.
*
Dans un ouvrage de psychiatrie, ne me retiennent que les propos des malades ; dans un livre de
critique, que les citations.
*
Cette Polonaise, qui est au-delà de la santé et de la maladie, au-delà même du vivre et du mourir,
personne ne peut rien pour elle. On ne guérit pas un fantôme, et encore moins un délivré-vivant. On
ne guérit que ceux qui appartiennent à la terre, et y ont encore des racines, si superficielles soient-
elles.
*
Les périodes de stérilité que nous traversons coïncident avec une exacerbation de notre
discernement, avec l’éclipse du dément en nous.
*
Aller jusqu’aux extrémités de son art et, plus encore, de son être, telle est la loi de quiconque
s’estime tant soit peu élu.
*
C’est à cause de la parole que les hommes donnent l’illusion d’être libres. S’ils faisaient — sans un
mot — ce qu’ils font, on les prendrait pour des robots. En parlant, ils se trompent eux-mêmes,
comme ils trompent les autres : en annonçant ce qu’ils vont exécuter, comment pourrait-on penser
qu’ils ne sont pas maîtres de leurs actes ?
*
Au fond de soi, chacun se sent et se croit immortel, dût-il savoir qu’il va expirer dans un instant.
On peut tout comprendre, tout admettre, tout réaliser, sauf sa mort, alors même qu’on y pense sans
relâche et que l’on y est résigné.
*
Aux abattoirs, je regardai, ce matin-là, les bêtes qu’on acheminait au massacre. Presque toutes, au
dernier moment, refusaient d’avancer. Pour les y décider, on les frappait sur les pattes de derrière.
Cette scène me revient souvent à l’esprit lorsque, éjecté du sommeil, je n’ai pas la force
d’affronter le supplice quotidien du Temps.
*
Percevoir le caractère transitoire de tout, je me targue d’y exceller. Drôle d’excellence qui m’aura
gâté toutes mes joies ; mieux : toutes mes sensations.
*
Chacun expie son premier instant.
*
Pendant une seconde, je crois avoir ressenti ce que l’absorption dans le Brahman peut bien
signifier pour un fervent du Védânta. J’aurais tant voulu que cette seconde fût extensible,
indéfiniment !
*
J’ai cherché dans le doute un remède contre l’anxiété. Le remède a fini par faire cause commune
avec le mal.
*
« Si une doctrine se répand, c’est que le ciel l’aura voulu. » (Confucius.)
... C’est ce dont j’aimerais me persuader toutes les fois que, devant telle ou telle aberration
victorieuse, ma rage frise l’apoplexie.
*
La quantité d’exaltés, de détraqués et de dégénérés que j’ai pu admirer ! Soulagement voisin de
l’orgasme à l’idée qu’on n’embrassera plus jamais une cause, quelle qu’elle soit...
*
Est-ce un acrobate ? est-ce un chef d’orchestre happé par l’Idée ? Il s’emballe, puis se modère, il
alterne l’allegro et l’andante, il est maître de soi comme le sont les fakirs ou les escrocs. Tout le
temps qu’il parle, il donne l’impression de chercher, mais on ne saura jamais quoi : un expert dans
l’art de contrefaire le penseur. S’il disait une seule chose parfaitement nette il serait perdu. Comme il
ignore, autant que ses auditeurs, où il veut en venir, il peut continuer pendant des heures, sans
épuiser l’émerveillement des fantoches qui l’écoutent.
*
C’est un privilège que de vivre en conflit avec son temps. A chaque moment on est conscient
qu’on ne pense pas comme les autres. Cet état de dissemblance aigu, si indigent, si stérile qu’il
paraisse, possède néanmoins un statut philosophique, qu’on chercherait en pure perte dans les
cogitations accordées aux événements.
*
« On n’y peut rien », ne cessait de répondre cette nonagénaire à tout ce que je lui disais, à tout ce
que je hurlais dans ses oreilles, sur le présent, sur l’avenir, sur la marche des choses...
Dans l’espoir de lui arracher quelque autre réponse, je continuais avec mes appréhensions, mes
griefs, mes plaintes. N’obtenant d’elle que le sempiternel « On n’y peut rien », je finis par en avoir
assez, et m’en allai, irrité contre moi, irrité contre elle. Quelle idée de s’ouvrir à une imbécile !
Une fois dehors, revirement complet. « Mais la vieille a raison. Comment n’ai-je pas saisi
immédiatement que sa rengaine renfermait une vérité, la plus importante sans doute, puisque tout ce
qui arrive la proclame et que tout en nous la refuse ? »
X
Deux sortes d’intuitions : les originelles (Homère, Upanishads, folklore) et les tardives
(bouddhisme Mahâyâna, stoïcisme romain, gnose alexandrine). Éclairs premiers et lueurs
exténuées. L’éveil de la conscience et la lassitude d’être éveillé.
*
S’il est vrai que ce qui périt n’a jamais existé, la naissance, source du périssable, existe aussi peu
que le reste.
*
Attention aux euphémismes ! Ils aggravent l’horreur qu’ils sont censés déguiser.
A la place de décédé ou de mort, employer disparu, me semble saugrenu, voire insensé.
*
Quand l’homme oublie qu’il est mortel, il se sent porté à faire de grandes choses et parfois il y
arrive. Cet oubli, fruit de la démesure, est en même temps la cause de ses malheurs. « Mortel, pense
en mortel. » L’Antiquité a inventé la modestie tragique.
*
De toutes les statues équestres d’empereurs romains, seule a survécu aux invasions barbares et à
l’érosion des siècles celle de Marc Aurèle, le moins empereur de tous, et qui se serait accommodé de
n’importe quelle autre condition.
*
Levé avec force projets en tête, j’allais travailler, j’en étais convaincu, toute la matinée. A peine
m’étais-je assis à ma table, que l’odieuse, l’infâme, et persuasive rengaine : « Qu’es-tu venu chercher
dans ce monde ? » brisa net mon élan. Et je regagnai, comme d’ordinaire, mon lit avec l’espoir de
trouver quelque réponse, de me rendormir plutôt.
*
On opte, on tranche aussi longtemps qu’on s’en tient à la surface des choses ; dès qu’on va au fond,
on ne peut plus trancher ni opter, on ne peut plus que regretter la surface...
*
La peur d’être dupe est la version vulgaire de la recherche de la Vérité.
*
Quand on se connaît bien, si on ne se méprise pas totalement, c’est parce qu’on est trop las pour se
livrer à des sentiments extrêmes.
*
Il est desséchant de suivre une doctrine, une croyance, un système — pour un écrivain surtout ; à
moins qu’il ne vive, comme cela arrive souvent, en contradiction avec les idées dont il se réclame.
Cette contradiction, ou cette trahison, le stimule, et le maintient dans l’insécurité, la gêne et la honte,
conditions propices à la production.
*
Le Paradis était l’endroit où l’on savait tout mais où l’on expliquait rien. L’univers d’avant le
péché, d’avant le commentaire...
*
Je n’ai pas la foi, heureusement. L’aurais-je, que je vivrais avec la peur constante de la perdre.
Ainsi, loin de m’aider, ne ferait-elle que me nuire.
*
Un imposteur, un « fumiste », conscient de l’être, donc spectateur de soi-même, est
nécessairement plus avancé dans la connaissance qu’un esprit posé, plein de mérites, et tout d’une
pièce.
*
Quiconque possède un corps a droit au titre de réprouvé. Si, de plus, il est affligé d’une « âme »,
il n’y a pas d’anathème auquel il ne puisse prétendre.
*
Suprématie du regret : les actes que nous n’avons pas accomplis, forment, du fait qu’ils nous
poursuivent, et que nous y pensons sans cesse, le seul contenu de notre conscience.
*
On voudrait parfois être cannibale, moins pour le plaisir de dévorer tel ou tel que pour celui de le
vomir.
*
Ne plus vouloir être homme..., rêver d’une autre forme de déchéance.
*
Chaque fois qu’on se trouve à un tournant, le mieux est de s’allonger et de laisser passer les
heures. Les résolutions prises debout ne valent rien : elle sont dictées soit par l’orgueil, soit par la
peur. Couché, on connaît toujours ces deux fléaux mais sous une forme plus atténuée, plus
intemporelle.
*
Quand quelqu’un se plaint que sa vie n’a pas abouti, on n’a qu’à lui rappeler que la vie elle-même
est dans une situation analogue, sinon pire.
*
Les œuvres meurent ; les fragments, n’ayant pas vécu, ne peuvent davantage mourir.
*
L’horreur de l’accessoire me paralyse. Or, l’accessoire est l’essence de la communication (et donc
de la pensée), il est la chair et le sang de la parole et de l’écriture. Vouloir y renoncer — autant
forniquer avec un squelette.
*
Le contentement que l’on retire de l’accomplissement d’une tâche (surtout lorsqu’on n’y croit pas
et qu’on la méprise même) montre bien à quel point on appartient encore à la tourbe.
*
Mon mérite n’est pas d’être totalement inefficace mais de m’être voulu tel.
*
Si je ne renie pas mes origines, c’est qu’il vaut mieux, en définitive, n’être rien du tout qu’un
semblant de quelque chose.
*
Mélange d’automatisme et de caprice, l’homme est un robot avec des failles, un robot détraqué.
Pourvu qu’il le demeure et qu’on ne le redresse pas un jour !
*
Ce que chacun, qu’il ait de la patience ou non, attend depuis toujours, c’est évidemment la mort.
Mais il ne le sait que lorsqu’elle arrive..., lorsqu’il est trop tard pour pouvoir en jouir.
*
L’homme a certainement commencé à prier bien avant d’avoir su parler, car les affres qu’il dut
connaître en quittant l’animalité, en la reniant, comment aurait-il pu les supporter sans des
grognements et des gémissements, préfigurations, signes avant-coureurs de la prière ?
*
En art et en tout, le commentateur est d’ordinaire plus averti et plus lucide que le commenté. C’est
l’avantage de l’assassin sur la victime.
*
« Rendons grâce aux dieux, qui ne retiennent personne de force dans la vie. »
Sénèque (dont le style, suivant Caligula, manque de ciment) est ouvert à l’essentiel, et cela non
pas tant à cause de son affiliation au stoïcisme que de son exil de huit ans en Corse,
particulièrement sauvage à l’époque. Cette épreuve a conféré à un esprit frivole une dimension qu’il
n’aurait pas acquise normalement. Elle l’a dispensé du concours d’une maladie.
*
Cet instant-ci, mien encore, le voilà qui s’écoule, qui m’échappe, le voilà englouti. Vais-je me
commettre avec le suivant ? Je m’y décide : il est là, il m’appartient, et déjà il est loin. Du matin au
soir, fabriquer du passé !
*
Après avoir, en pure perte, tout tenté du côté des mystiques, il ne lui restait plus qu’une issue :
sombrer dans la sagesse...
*
Dès qu’on se pose des questions dites philosophiques et qu’on emploie l’inévitable jargon, on
prend un air supérieur, agressif, et cela dans un domaine où, l’insoluble étant de rigueur, l’humilité
devrait l’être aussi. Cette anomalie n’est qu’apparente. Plus les questions qu’on aborde sont de taille,
plus on perd la tête : on finit même par se prêter à soi-même les dimensions qu’elles possèdent. Si
l’orgueil des théologiens est plus « puant » encore que celui des philosophes, c’est qu’on ne s’occupe
pas impunément de Dieu : on en arrive à s’arroger malgré soi quelques-uns de ses attributs, les pires
s’entend.
*
En paix avec lui-même et le monde, l’esprit s’étiole. Il s’épanouit à la moindre contrariété. La
pensée n’est en somme que l’exploitation éhontée de nos gênes et de nos disgrâces.
*
Ce corps, fidèle autrefois, me désavoue, ne me suit plus, a cessé d’être mon complice. Rejeté,
trahi, mis au rancart, que deviendrais-je si de vieilles infirmités, pour me marquer leur loyauté, ne
venaient me tenir compagnie à toute heure du jour et de la nuit ?
*
Les gens « distingués » n’inventent pas en matière de langage. Y excellent au contraire tous ceux
qui improvisent par forfanterie ou se vautrent dans une grossièreté teintée d’émotion. Ce sont des
natures, ils vivent à même les mots. Le génie verbal serait-il l’apanage des mauvais lieux ? Il exige
en tout cas un minimum de dégueulasserie.
*
On devrait s’en tenir à un seul idiome, et en approfondir la connaissance à chaque occasion. Pour
un écrivain, bavarder avec une concierge est bien plus profitable que s’entretenir avec un savant
dans une langue étrangère.
*
« ...le sentiment d’être tout et l’évidence de n’être rien ». Le hasard me fit tomber, dans ma
jeunesse, sur ce bout de phrase. J’en fus bouleversé. Tout ce que je ressentais alors, et tout ce que je
devais ressentir par la suite, se trouvait ramassé dans cette extraordinaire formule banale, synthèse
de dilatation et d’échec, d’extase et d’impasse. Le plus souvent ce n’est pas d’un paradoxe, c’est d’un
truisme que surgit une révélation.
*
La poésie exclut calcul et préméditation : elle est inachèvement, pressentiment, gouffre. Ni
géométrie ronronnant, ni succession d’adjectifs exsangues. Nous sommes tous trop blessés et trop
déchus, trop fatigués et trop barbares dans notre fatigue, pour apprécier encore le métier.
*
L’idée de progrès, on ne peut s’en passer, et pourtant elle ne mérite pas qu’on s’y arrête. C’est
comme le « sens » de la vie. Il faut que la vie en ait un. Mais en existe-t-il un seul qui, à l’examen,
ne se révèle pas dérisoire ?
*
Des arbres massacrés. Des maisons surgissent. Des gueules, des gueules partout. L’homme
s’étend. L’homme est le cancer de la terre.
*
L’idée de fatalité a quelque chose d’enveloppant et de voluptueux : elle vous tient chaud.
*
Un troglodyte qui aurait parcouru toutes les nuances de la satiété...
*
Le plaisir de se calomnier vaut de beaucoup celui d’être calomnié.
*
Mieux que personne je connais le danger d’être né avec une soif de tout. Un cadeau empoisonné,
une vengeance de la Providence. Ainsi grevé, je ne pouvais arriver à rien, sur le plan spirituel
s’entend, le seul qui importe. Nullement accidentel, mon échec se confond avec mon essence.
*
Les mystiques et leurs « œuvres complètes ». Quand on s’adresse à Dieu, et à Dieu seul, comme
ils le prétendent, on devrait se garder d’écrire. Dieu ne lit pas...
*
Chaque fois que je pense à l’essentiel, je crois l’entrevoir dans le silence ou l’explosion, dans la
stupeur ou le cri. Jamais dans la parole.
*
Quand on rumine à longueur de journée sur l’inopportunité de la naissance, tout ce qu’on projette
et tout ce qu’on exécute semble piètre et futile. On est comme un fou qui, guéri, ne ferait que penser
à la crise qu’il a traversée, au « rêve » dont il émerge ; il y reviendrait sans cesse, de sorte que sa
guérison ne lui serait d’aucun profit.
*
L’appétit de tourment est pour certains ce qu’est l’appât du gain pour d’autres.
*
L’homme est parti du mauvais pied. La mésaventure au paradis en fut la première conséquence.
Le reste devait suivre.
*
Je ne comprendrai jamais comment on peut vivre en sachant qu’on n’est pas — pour le moins ! —
éternel.
*
L’être idéal ? Un ange dévasté par l’humour.
*
Quand, à la suite d’une série de questions sur le désir, le dégoût et la sérénité, on demande au
Bouddha : « Quel est le but, le sens dernier du nirvâna ? » il ne répond pas. Il sourit. On a beaucoup
épilogué sur ce sourire, au lieu d’y voir une réaction normale devant une question sans objet. C’est
ce que nous faisons devant les pourquoi des enfants. Nous sourions, parce qu’aucune réponse n’est
concevable, parce que la réponse serait encore plus dénuée de sens que la question. Les enfants
n’admettent une limite à rien ; ils veulent toujours regarder au-delà, voir ce qu’il y a après. Mais il n’y
a pas d’après. Le nirvâna est une limite, la limite. Il est libération, impasse suprême...
*
L’existence, c’est certain, pouvait avoir quelque attrait avant l’avènement du bruit, mettons avant
le néolithique.
A quand l’homme qui saura nous défaire de tous les hommes ?
*
On a beau se dire qu’on ne devrait pas dépasser en longévité un mort-né, au lieu de décamper à la
première occasion, on s’accroche, avec l’énergie d’un aliéné, à une journée de plus.
*
La lucidité n’extirpe pas le désir de vivre, tant s’en faut, elle rend seulement impropre à la vie.
*
Dieu : une maladie dont on se croit guéri parce que plus personne n’en meurt.
*
L’inconscience est le secret, le « principe de vie » de la vie. Elle est l’unique recours contre le
moi, contre le mal d’être individualisé, contre l’effet débilitant de l’état de conscience, état si
redoutable, si dur à affronter, qu’il devrait être réservé aux athlètes seulement.
*
Toute réussite, dans n’importe quel ordre, entraîne un appauvrissement intérieur. Elle nous fait
oublier ce que nous sommes, elle nous prive du supplice de nos limites.
*
Je ne me suis jamais pris pour un être. Un non-citoyen, un marginal, un rien du tout qui n’existe
que par l’excès, par la surabondance de son néant.
*
Avoir fait naufrage quelque part entre l’épigramme et le soupir !
*
La souffrance ouvre les yeux, aide à voir des choses qu’on n’aurait pas perçues autrement. Elle
n’est donc utile qu’à la connaissance, et, hors de là, ne sert qu’à envenimer l’existence. Ce qui, soit
dit en passant, favorise encore la connaissance.
« Il a souffert, donc il a compris. » C’est tout ce qu’on peut dire d’une victime de la maladie, de
l’injustice, ou de n’importe quelle variété d’infortune. La souffrance n’améliore personne (sauf ceux
qui étaient déjà bons), elle est oubliée comme sont oubliées toutes choses, elle n’entre pas dans le
« patrimoine de l’humanité », ni ne se conserve d’aucune manière, mais se perd comme tout se perd.
Encore une fois, elle ne sert qu’à ouvrir les yeux.
*
L’homme a dit ce qu’il avait à dire. Il devrait se reposer maintenant. Il n’y consent pas, et bien
qu’il soit entré dans sa phase de survivant, il se trémousse comme s’il était au seuil d’une carrière
mirobolante.
*
Le cri n’a de sens que dans un univers crée. S’il n’y a pas de créateur, à quoi rime d’attirer
l’attention sur soi ?
*
« Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. »
Rien, dans toute la littérature française, ne m’aura poursuivi autant.
*
En tout, seuls comptent le commencement et le dénouement, le faire et le défaire. La voie vers
l’être et la voie hors de l’être, c’est cela la respiration, le souffle, alors que l’être comme tel n’est
qu’un étouffoir.
*
A mesure que le temps passe, je me persuade que mes premières années furent un paradis. Mais
je me trompe sans doute. Si jamais paradis il y eut, il me faudrait le chercher avant toutes mes
années.
*
Règle d’or : laisser une image incomplète de soi...
*
Plus l’homme est homme, plus il perd en réalité : c’est le prix qu’il doit payer pour son essence
distincte. S’il parvenait à aller jusqu’au bout de sa singularité, et qu’il devînt homme d’une façon
totale, absolue, il n’aurait plus rien en lui qui rappelât quelque genre d’existence que ce fût.
*
Le mutisme devant les arrêts du sort, la redécouverte, après des siècles d’imploration tonitruante,
du Tais-toi antique, voilà à quoi nous devrions nous astreindre, voilà notre lutte, si toutefois ce mot
est propre lorsqu’il s’agit d’une défaite prévue et acceptée.
*
Tout succès est infamant : on ne s’en remet jamais, à ses propres yeux s’entend.
*
Les affres de la vérité sur soi sont au-dessus de ce qu’on peut supporter. Celui qui ne se ment pas
à lui-même (si tant est qu’un tel être existe), combien il est à plaindre !
*
Je ne lirai plus les sages. Ils m’ont fait trop de mal. J’aurais dû me livrer à mes instincts, laisser
s’épanouir ma folie. J’ai fait tout le contraire, j’ai pris le masque de la raison, et le masque a fini par
se substituer au visage et par usurper le reste.
*
Dans mes moments de mégalomanie, je me dis qu’il est impossible que mes diagnostics soient
erronés, que je n’ai qu’à patienter, qu’à attendre jusqu’à la fin, jusqu’à l’avènement du dernier
homme, du seul être à même de me donner raison...
*
L’idée qu’il eût mieux valu ne jamais exister est de celles qui rencontrent le plus d’opposition.
Chacun, incapable de se regarder autrement que de l’intérieur, se croit nécessaire, voire
indispensable, chacun se sent et se perçoit comme une réalité absolue, comme un tout, comme le
tout. Dès l’instant qu’on s’identifie entièrement avec son propre être, on réagit comme Dieu, on est
Dieu.
C’est seulement quand on vit à la fois à l’intérieur et en marge de soi-même, qu’on peut concevoir,
en toute sérénité, qu’il eût été préférable que l’accident qu’on est ne se fût jamais produit.
*
Si je suivais ma pente naturelle, je ferais tout sauter. Et c’est parce que je n’ai pas le courage de la
suivre que, par pénitence, j’essaie de m’abrutir au contact de ceux qui ont trouvé la paix.
*
Un écrivain ne nous a pas marqué parce que nous l’avons beaucoup lu mais parce que nous avons
pensé à lui plus que de raison. Je n’ai pratiqué spécialement ni Baudelaire ni Pascal mais je n’ai
cessé de songer à leurs misères, lesquelles m’ont accompagné partout aussi fidèlement que les
miennes.
*
A chaque âge, des signes plus ou moins distincts nous avertissent qu’il est temps de vider les
lieux. Nous hésitons, nous ajournons, persuadés que, la vieillesse enfin venue, ces signes
deviendront si nets que balancer encore serait inconvenant. Nets, ils le sont en effet, mais nous
n’avons plus assez de vigueur pour accomplir le seul acte décent qu’un vivant puisse commettre.
*
Le nom d’une vedette, célèbre dans mon enfance, me revient soudain à l’esprit. Qui se souvient
encore d’elle ? Bien plus qu’une rumination philosophique, ce sont des détails de cet acabit qui nous
révèlent la scandaleuse réalité et irréalité du temps.
*
Si nous réussissons à durer malgré tout, c’est parce que nos infirmités sont si multiples et si
contradictoires, qu’elles s’annulent les unes les autres.
*
Les seuls moments auxquels je pense avec réconfort, sont ceux où j’ai souhaité n’être rien pour
personne, où j’ai rougi à l’idée de laisser la moindre trace dans la mémoire de qui que ce soit...
*
Condition indispensable à l’accomplissement spirituel : avoir toujours mal misé...
*
Si nous voulons voir diminuer le nombre de nos déceptions ou de nos fureurs, il importe, en toute
circonstance, de nous rappeler que nous sommes là pour nous rendre malheureux les uns les autres,
et que s’insurger contre cet état de choses c’est saper le fondement même de la vie en commun.
*
Une maladie n’est bien nôtre qu’à partir du moment où on nous en dit le nom, où on nous met la
corde au cou...
*
Toutes mes pensées sont tournées vers la résignation, et cependant il ne se passe pas de jour que
je ne concocte quelque ultimatum à l’adresse de Dieu ou de n’importe qui.
*
Quand chacun aura compris que la naissance est une défaite, l’existence, enfin supportable,
apparaîtra comme le lendemain d’une capitulation, comme le soulagement et le repos du vaincu.
*
Tant que l’on croyait au Diable, tout ce qui arrivait était intelligible et clair ; depuis qu’on n’y croit
plus, il faut, à propos de chaque événement, chercher une explication nouvelle, aussi laborieuse
qu’arbitraire, qui intrigue tout le monde et ne satisfait personne.
*
La Vérité, nous ne la poursuivons pas toujours ; mais quand nous la recherchons avec soif, avec
violence, nous haïssons tout ce qui est expression, tout ce qui relève des mots et des formes, tous les
mensonges nobles, encore plus éloignés du vrai que les vulgaires.
*
N’est réel que ce qui procède de l’émotion ou du cynisme. Tout le reste est « talent ».
*
Vitalité et refus vont de pair. L’indulgence, signe d’anémie, supprime le rire, puisqu’elle s’incline
devant toutes les formes de la dissemblance.
*
Nos misères physiologiques nous aident à envisager l’avenir avec confiance : elles nous
dispensent de trop nous tracasser, elles font de leur mieux pour qu’aucun de nos projets de longue
haleine n’ait le temps d’user toutes nos disponibilités d’énergie.
*
L’Empire craquait, les Barbares se déplaçaient... Que faire, sinon s’évader du siècle ?
Heureux temps où l’on avait où fuir, où les espaces solitaires étaient accessibles et accueillants !
Nous avons été dépossédés de tout, même du désert.
*
Pour celui qui a pris la fâcheuse habitude de démasquer les apparences, événement et malentendu
sont synonymes.
Aller à l’essentiel, c’est abandonner la partie, c’est s’avouer vaincu.
*
X a sans doute raison de se comparer à un « volcan », mais il a tort d’entrer dans des détails.
*
Les pauvres, à force de penser à l’argent, et d’y penser sans arrêt, en arrivent à perdre les
avantages spirituels de la non-possession et à descendre aussi bas que les riches.
*
La psyché — de l’air sans plus, du vent en somme, ou, au mieux, de la fumée —, les premiers
Grecs la considéraient ainsi, et on leur donne volontiers raison toutes les fois qu’on est las de
farfouiller dans son moi ou dans celui des autres, en quête de profondeurs insolites et, si possible,
suspectes.
*
Le dernier pas vers l’indifférence est la destruction de l’idée même d’indifférence.
*
Marcher dans une forêt entre deux haies de fougères transfigurées par l’automne, c’est cela un
triomphe. Que sont à côtés suffrages et ovations ?
*
Rabaisser les siens, les vilipender, les pulvériser, s’en prendre aux fondations, se frapper soi-
même à la base, ruiner son point de départ, se punir de ses origines..., maudire tous ces non-élus,
engeance mineure, quelconque, tiraillée entre l’imposture et l’élégie, et dont la seule mission est de
ne pas en avoir...
*
Ayant détruit toutes mes attaches, je devrais éprouver une sensation de liberté. J’en éprouve une
en effet, si intense que j’ai peur de m’en réjouir.
*
Quand la coutume de regarder les choses en face tourne à la manie, on pleure le fou qu’on a été et
qu’on n’est plus.
XI
Quelqu’un que nous plaçons très haut nous devient plus proche quand il accomplit un acte
indigne de lui. Par là, il nous dispense du calvaire de la vénération. Et c’est à partir de ce moment
que nous éprouvons à son égard un véritable attachement.
*
Rien ne surpasse en gravité les vilenies et les grossièretés que l’on commet par timidité.
*
Flaubert, devant le Nil et les Pyramides, ne songeait, suivant un témoin, qu’à la Normandie,
qu’aux mœurs et aux paysages de la future Madame Bovary. Rien ne semblait exister pour lui en
dehors d’elle. Imaginer, c’est se restreindre, c’est exclure : sans une capacité démesurée de refus, nul
projet, nulle œuvre, nul moyen de réaliser quoi que ce soit.
*
Ce qui ressemble de près ou de loin à une victoire me paraît à tel point un déshonneur, que je ne
peux combattre, en toute circonstance, qu’avec le ferme propos d’avoir le dessous. J’ai dépassé le
stade où les êtres importent, et ne vois plus aucune raison de lutter dans les mondes connus.
*
On n’enseigne la philosophie que dans l’agora, dans un jardin ou chez soi. La chaire est le
tombeau du philosophe, la mort de toute pensée vivante, la chaire est l’esprit en deuil.
*
Que je puisse désirer encore, cela prouve bien que je n’ai pas une perception exacte de la réalité,
que je divague, que je suis à mille lieues du Vrai. « L’homme, lit-on dans le Dhammapada, n’est la
proie du désir que parce qu’il ne voit pas les choses telles qu’elles sont. »
*
Je tremblais de rage : mon honneur était en jeu. Les heures passaient, l’aube approchait. Allais-je,
à cause d’une vétille, gâcher ma nuit ? J’avais beau essayer de minimiser l’incident, les raisons que
j’inventais pour me calmer demeuraient sans effet. Ils ont osé me faire ça ! J’étais sur le point
d’ouvrir la fenêtre et de hurler comme un fou furieux, quand l’image de notre planète tournant
comme une toupie s’empara tout à coup de mon esprit. Ma rage retomba aussitôt.
*
La mort n’est pas tout à fait inutile. C’est quand même grâce à elle qu’il nous sera donné peut-être
de recouvrer l’espace d’avant la naissance, notre seul espace...
*
Qu’on avait raison autrefois de commencer la journée par une prière, par un appel au secours !
Faute de savoir à qui nous adresser, nous finirons par nous prosterner devant la première divinité
maboule.
*
La conscience aiguë d’avoir un corps, c’est cela l’absence de santé.
... Autant dire que je ne me suis jamais bien porté.
*
Tout est duperie, je l’ai toujours su ; cependant cette certitude ne m’a apporté aucun apaisement,
sauf aux moments où elle m’était violemment présente à l’esprit...
*
La perception de la précarité hissée au rang de vision, d’expérience mystique.
*
La seule manière de supporter revers après revers est d’aimer l’idée même de revers. Si on y
parvient, plus de surprises : on est supérieur à tout ce qui arrive, on est une victime invincible.
*
Dans les sensations de douleurs très fortes, beaucoup plus que dans les faibles, on s’observe, on
se dédouble, on demeure extérieur à soi, quand bien même on gémit ou on hurle. Tout ce qui
confine au supplice réveille en chacun le psychologue, le curieux, ainsi que l’expérimentateur : on
veut voir jusqu’où on peut aller dans l’intolérable.
*
Qu’est-ce que l’injustice auprès de la maladie ? Il est vrai qu’on peut trouver injuste le fait d’être
malade. C’est d’ailleurs ainsi que réagit chacun, sans se soucier de savoir s’il a raison ou tort.
La maladie est : rien de plus réel qu’elle. Si on la déclare injuste, il faut oser en faire autant de
l’être lui-même, parler en somme de l’injustice d’exister.
*
La création, telle qu’elle était, ne valait pas cher ; rafistolée, elle vaut encore moins. Que ne l’a-t-
on pas laissée dans sa vérité, sa nullité première !
Le Messie à venir, le vrai, on comprend qu’il tarde à se manifester. La tâche qui l’attend n’est pas
aisée : comment s’y prendrait-il pour délivrer l’humanité de la manie du mieux ?
*
Quand, furieux de s’être trop habitué à soi-même, on se met à se détester, on s’aperçoit bientôt
que c’est pis qu’avant, que se haïr renforce encore davantage les liens avec soi.
*
Je ne l’interromps pas, le laisse peser les mérites de chacun, j’attends qu’il m’exécute... Son
incompréhension des êtres est confondante. Subtile et candide à la fois, il vous juge comme si vous
étiez une entité ou une catégorie. Le temps n’ayant pas eu de prise sur lui, il ne peut admettre que je
sois en dehors de tout ce qu’il défend, que plus rien de ce qu’il prône ne me regarde encore.
Le dialogue devient sans objet avec quelqu’un qui échappe au défilé des années. Je demande à
ceux que j’aime de me faire la grâce de vieillir.
*
Le trac devant quoi que ce soit, devant le plein et le vide également. Le trac originel...
*
Dieu est, même s’il n’est pas.
*
D. est incapable d’assimiler le Mal. Il en constate l’existence mais il ne peut l’incorporer à sa
pensée. Sortirait-il de l’enfer qu’on ne le saurait pas, tant, dans ses propos, il au-dessus de ce qui lui
nuit.
Les épreuves qu’il a endurées, on en chercherait en vain le moindre vestige dans ses idées. De
temps en temps il a des réflexes, des réflexes seulement, d’homme blessé. Fermé au négatif, il ne
discerne pas que tout ce que nous possédons n’est qu’un capital de non-être. Cependant plus d’un de
ses gestes révèle un esprit démoniaque. Démoniaque sans le savoir. C’est un destructeur obnubilé et
stérilisé par le Bien.
*
La curiosité de mesurer ses progrès dans la déchéance, est la seule raison qu’on a d’avancer en
âge. On se croyait arrivé à la limite, on pensait que l’horizon était à jamais bouché, on se lamentait,
on se laisser aller au découragement. Et puis on s’aperçoit qu’on peut tomber plus bas encore, qu’il y
a du nouveau, que tout espoir n’est pas perdu, qu’il est possible de s’enfoncer un peu plus et d’écarter
ainsi le danger de se figer, de se scléroser...
*
« La vie ne semble un bien qu’à l’insensé », se plaisait à dire, il y a vingt-trois siècles, Hégésias,
philosophe cyrénaïque, dont il ne reste à peu près que ce propos... S’il y a une œuvre qu’on aimerait
réinventer, c’est bien la sienne.
*
Nul n’approche de la condition du sage s’il n’a pas la bonne fortune d’être oublié de son vivant.
*
Penser, c’est saper, c’est se saper. Agir entraîne moins de risques, parce que l’action remplit
l’intervalle entre les choses et nous, alors que la réflexion l’élargit dangereusement.
... Tant que je m’abandonne à un exercice physique, à un travail manuel, je suis heureux, comblé ;
dès que je m’arrête, je suis pris d’un mauvais vertige, et ne songe plus qu’à déguerpir pour toujours.
*
Au point le plus bas de soi-même, quand on touche le fond et qu’on palpe l’abîme, on est soulevé
d’un coup — réaction de défense ou orgueil ridicule — par le sentiment d’être supérieur à Dieu. Le
côté grandiose et impur de la tentation d’en finir.
*
Une émission sur les loups, avec des exemples de hurlement. Quel langage ! Il n’en existe pas de
plus déchirant. Jamais je ne l’oublierai, et il me suffira à l’avenir, dans des moments de trop grande
solitude, de me le rappeler distinctement, pour avoir le sentiment d’appartenir à une communauté.
*
A partir du moment où la défaite était en vue, Hitler ne parlait plus que de victoire. Il y croyait —
il se comportait en tout cas comme s’il y croyait — et il resta jusqu’à la fin claquemuré dans son
optimisme, dans sa foi. Tout s’effondrait autour de lui, chaque jour apportait un démenti à ses
espérances mais, persistant à escompter l’impossible, s’aveuglant comme seuls les incurables savent
le faire, il eut la force d’aller jusqu’au bout, d’inventer horreur après horreur, et de continuer au-delà
de sa folie, au-delà même de sa destinée. C’est ainsi qu’on peut dire de lui, de lui qui a tout raté, qu’il
s’est réalisé mieux qu’aucun autre mortel.
*
« Après moi le déluge » est la devise inavouée de tout un chacun : si nous admettons que d’autres
nous survivent, c’est avec l’espoir qu’ils en seront punis.
*
Un zoologiste qui, en Afrique, a observé de près les gorilles, s’étonne de l’uniformité de leur vie
et de leur grand désœuvrement. Des heures et des heures sans rien faire... Ils ne connaissent donc
pas l’ennui ?
Cette question est bien d’un homme, d’un singe occupé. Loin de fuir la monotonie, les animaux la
recherchent, et ce qu’ils redoutent le plus c’est de la voir cesser. Car elle ne cesse que pour être
remplacée par la peur, cause de tout affairement.
L’inaction est divine. C’est pourtant contre elle que l’homme s’est insurgé. Lui seul, dans la
nature, est incapable de supporter la monotonie, lui seul veut à tout prix que quelque chose arrive,
n’importe quoi. Par là, il se montre indigne de son ancêtre : le besoin de nouveauté est le fait d’un
gorille fourvoyé.
*
Nous approchons de plus en plus de l’Irrespirable. Quand nous y serons parvenus, ce sera le
grand Jour. Nous n’en sommes hélas ! qu’à la veille.
*
Une nation n’atteint à la prééminence et ne la conserve qu’aussi longtemps qu’elle accepte des
conventions nécessairement ineptes, et qu’elle est inféodée à des préjugés, sans les prendre pour
tels. Dès qu’elle les appelle par leur nom, tout est démasqué, tout est compromis.
Vouloir dominer, jouer un rôle, faire la loi, ne va pas sans une forte dose de stupidité : l’histoire,
dans son essence, est stupide... Elle continue, elle avance, parce que les nations liquident leurs
préjugés à tour de rôle. Si elles s’en débarrassaient en même temps, il n’y aurait plus qu’une
bienheureuse désagrégation universelle.
*
On ne peut pas vivre sans mobiles. Je n’ai plus de mobiles, et je vis.
*
J’étais en parfaite santé, j’allais mieux que jamais. Tout à coup un froid me saisit pour lequel il me
parut évident qu’il n’y avait pas de remède. Que m’arrivait-il ? Ce n’était pourtant pas la première fois
qu’une telle sensation me submergeait. Mais auparavant je la supportais sans essayer de la
comprendre. Cette fois-ci, je voulais savoir, et tout de suite. J’écartai hypothèse après hypothèse : il
ne pouvait être question de maladie. Pas ombre d’un symptôme auquel m’accrocher. Que faire ?
J’étais en pleine déroute, incapable de trouver ne serait-ce qu’un simulacre d’explication, lorsque
l’idée me vint — et ce fut un vrai soulagement — qu’il ne s’agissait là que d’une version du grand,
de l’ultime froid, que c’était lui simplement qui s’exerçait, qui faisait une répétition...
*
Au paradis, les objets et les êtres, assiégés de tous côtés par la lumière, ne projettent pas d’ombre.
Autant dire qu’ils manquent de réalité, comme tout ce qui est inentamé par les ténèbres et déserté
par la mort.
*
Nos premières intuitions sont les vraies. Ce que je pensais d’un tas de choses dans ma prime
jeunesse, me paraît de plus en plus juste, et, après tant d’égarements et de détours, j’y reviens
maintenant, tout affligé d’avoir pu ériger mon existence sur la ruine de ces évidences-là.
*
Un lieu que j’ai parcouru, je ne m’en souviens que si j’ai eu la veine d’y connaître quelque
anéantissement par le cafard.
*
A la foire, devant ce bateleur qui grimaçait, gueulait, se fatiguait, je me disais qu’il faisait son
devoir, lui, alors que moi j’esquivais le mien.
*
Se manifester, œuvrer, dans n’importe quel domaine, est le fait d’un fanatique plus ou moins
camouflé. Si on ne s’estime pas investi d’une mission, exister est difficile ; agir, impossible.
*
La certitude qu’il n’y a pas de salut est une forme de salut, elle est même le salut. A partir de là on
peut aussi bien organiser sa propre vie que construire une philosophie de l’histoire. L’insoluble
comme solution, comme seule issue...
*
Mes infirmités m’ont gâché l’existence, mais c’est grâce à elles que j’existe, que je m’imagine que
j’existe.
*
L’homme ne m’intéresse que depuis qu’il ne croit plus en lui-même. Tant qu’il était en pleine
ascension, il ne méritait qu’indifférence. Maintenant il suscite un sentiment nouveau, une sympathie
spéciale : l’horreur attendrie.
*
J’ai beau m’être débarrassé de tant de superstitions et de liens, je ne puis me tenir pour libre, pour
éloigné de tout. La folie du désistement, ayant survécu aux autres passions, n’accepte pas de me
quitter : elle me harasse, elle persévère, elle exige que je continue à renoncer. Mais à quoi ? Que me
reste-t-il à rejeter ? Je me le demande. Mon rôle est fini, ma carrière achevée, et cependant rien n’est
changé à ma vie, j’en suis au même point, je dois me désister encore et toujours.
XII
Il n’est pas de position plus fausse que d’avoir compris et de rester encore en vie.
*
Quand on considère froidement cette portion de durée impartie à chacun, elle paraît également
satisfaisante et également dérisoire, qu’elle s’étende sur un jour ou sur un siècle.
« J’ai fait mon temps. » — Il n’est pas d’expression qu’on puisse proférer avec plus d’à-propos à
n’importe quel instant d’une vie, au premier y compris.
*
La mort est la providence de ceux qui auront eu le goût et le don du fiasco, elle est la récompense
de tous ceux qui n’ont pas abouti, qui ne tenaient pas à aboutir... Elle leur donne raison, elle est leur
triomphe. En revanche, pour les autres, pour ceux qui ont peiné pour réussir, et qui ont réussi, quel
démenti, quelle gifle !
*
Un moine d’Égypte, après quinze ans de solitude complète, reçut de ses parents et de ses amis
tout un paquet de lettres. Il ne les ouvrit pas, il les jeta au feu, pour échapper à l’agression des
souvenirs. On ne peut rester en communion avec soi-même et ses pensées, si on permet aux
revenants de se manifester, de sévir. Le désert ne signifie pas tant une vie nouvelle que la mort du
passé : on s’est enfin évadé de sa propre histoire. Dans le siècle, non moins que les thébaïdes, les
lettres qu’on écrit, comme celles qu’on reçoit, témoignent qu’on est enchaîné, qu’on n’a brisé aucun
lien, qu’on n’est qu’un esclave et qu’on mérite de l’être.
*
Un peu de patience, et le moment viendra où plus rien ne sera encore possible, où l’humanité,
acculée à elle-même, ne pourra dans aucune direction exécuter un seul pas de plus.
Si on parvient à se représenter en gros ce spectacle sans précédent, on voudrait quand même des
détails... Et on a peur malgré tout de manquer la fête, de n’être plus assez jeune pour avoir la chance
d’y assister.
*
Qu’il sorte de la bouche d’un épicier ou d’un philosophe, le mot être, si riche, si tentant, si lourd
de signification en apparence, ne veut en fait rien dire du tout. Il est incroyable qu’un esprit sensé
puisse s’en servir en quelque occasion que ce soit.
*
Debout, au milieu de la nuit, je tournais dans ma chambre avec la certitude d’être un élu et un
scélérat, double privilège, naturel pour celui qui veille, révoltant ou incompréhensible pour les
captifs de la logique diurne.
*
Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir eu une enfance malheureuse. La mienne fut bien plus
qu’heureuse. Elle fut couronnée. Je ne trouve pas de meilleur qualificatif pour désigner ce qu’elle
eut de triomphal jusque dans ses affres. Cela devait se payer, cela ne pouvait rester impuni.
*
Si j’aime tant la correspondance de Dostoïevski, c’est qu’il n’y est question que de maladie et
d’argent, uniques sujets « brûlants ». Tout le reste n’est que fioritures et fatras.
*
Dans cinq cent mille ans l’Angleterre sera, paraît-il, entièrement recouverte d’eau. Si j’étais
Anglais, je déposerais les armes toute affaire cessante.
Chacun a son unité de temps. Pour tel, c’est la journée, la semaine, le mois ou l’année ; pour tel
autre, c’est dix ans, voire cent... Ces unités, encore à l’échelle humaine, sont compatibles avec
n’importe quel projet et n’importe quelle besogne.
Il en est qui prennent comme unité le temps même et qui s’élèvent parfois au-dessus : pour eux,
quelle besogne, quel projet méritent d’être pris au sérieux ? Qui voit trop loin, qui est contemporain
de tout l’avenir, ne peut plus s’affairer, ni même bouger...
*
La pensée de la précarité m’accompagne en toute occasion : en mettant, ce matin, une lettre à la
poste, je me disais qu’elle s’adressait à un mortel...
*
Une seule expérience absolue, à propos de n’importe quoi, et vous faites, à vos propres yeux,
figure de survivant.
*
J’ai toujours vécu avec la conscience de l’impossibilité de vivre. Et ce qui m’a rendu l’existence
supportable, c’est la curiosité de voir comment j’allais passer d’une minute, d’une journée, d’une
année à l’autre.
*
La première condition pour devenir un saint est d’aimer les fâcheux, de supporter les visites...
*
Secouer les gens, les tirer de leur sommeil, tout en sachant que l’on commet là un crime, et qu’il
vaudrait mille fois mieux les y laisser persévérer, puisque aussi bien lorsqu’ils s’éveillent on n’a rien
à leur proposer...
*
Port-Royal. Au milieu de cette verdure, tant de combats et de déchirements à cause de quelques
vétilles ! Toute croyance, au bout d’un certain temps, paraît gratuite et incompréhensible, comme du
reste la contre-croyance qui l’a ruinée. Seul subsiste l’abasourdissement que l’une et l’autre
provoquent.
*
Un pauvre type qui sent le temps, qui en est victime, qui en crève, qui n’éprouve rien d’autre, qui
est temps à chaque instant, connaît ce qu’un métaphysicien ou un poète ne devine qu’à la faveur d’un
effondrement ou d’un miracle.
*
Ces grondements intérieurs qui n’aboutissent à rien, et où l’on est réduit à l’état de volcan
grotesque.
*
Chaque fois que je suis saisi par un accès de fureur, au début je m’en afflige et me méprise,
ensuite je me dis : quelle chance, quelle aubaine ! Je suis encore en vie, je fais toujours partie de ces
fantômes en chair et en os...
*
Le télégramme que je venais de recevoir n’en finissait pas. Toutes mes prétentions et toutes mes
insuffisances y passaient. Tel travers, à peine soupçonné par moi-même, y était désigné, proclamé.
Quelle divination, et quelle minutie ! Au bout de l’interminable réquisitoire, nul indice, nulle trace
qui permît d’en identifier l’auteur. Qui pouvait-il bien être ? et pourquoi cette précipitation et ce
recours insolite ? A-t-on jamais dit son fait à quelqu’un avec plus de rigueur dans la hargne ? D’où
est-il surgi ce justicier omniscient qui n’ose se nommer, ce lâche au courant de tous mes secrets, cet
inquisiteur qui ne m’accorde aucune circonstance atténuante, même pas celle qu’on reconnaît au
plus endurci des tortionnaires ? Moi aussi j’ai pu m’égarer, moi aussi j’ai droit à quelque indulgence.
Je recule devant l’inventaire de mes défauts, je suffoque, je ne peux plus supporter ce défilé de
vérités... Maudite dépêche ! Je la déchire, et me réveille...
*
Avoir des opinions est inévitable, est normal ; avoir des convictions l’est moins. Toutes les fois
que je rencontre quelqu’un qui en possède, je me demande quel vice de son esprit, quelle fêlure les
lui a fait acquérir. Si légitime que soit cette question, l’habitude que j’ai de me la poser, me gâche le
plaisir de la conversation, me donne mauvaise conscience, me rend odieux à mes propres yeux.
*
Il fut un temps où écrire me semblait chose importante. De toutes mes superstitions, celle-ci me
paraît la plus compromettante et la plus incompréhensible.
*
J’ai abusé du mot dégoût. Mais quel autre vocable choisir pour désigner un état où l’exaspération
est sans cesse corrigée par la lassitude et la lassitude par l’exaspération ?
*
Pendant toute la soirée, ayant tenté de le définir, nous avons passé en revue les euphémismes qui
permettent de ne pas prononcer, à son sujet, le mot de perfidie. Il n’est pas perfide, il est seulement
tortueux, diaboliquement tortueux, et, en même temps, innocent, naïf, voire angélique. Qu’on se
représente, si on peut, un mélange d’Aliocha et de Smerdiakov.
*
Quand on ne croit plus en soi-même, on cesse de produire ou de batailler, on cesse même de se
poser des questions ou d’y répondre, alors que c’est le contraire qui devrait avoir lieu, vu que c’est
justement à partir de ce moment qu’étant libre d’attaches, on est apte à saisir le vrai, à discerner ce
qui est réel de ce qui ne l’est pas. Mais une fois tarie la confiance à son propre rôle, ou à son propre
lot, on devient incurieux de tout, même de la « vérité », bien qu’on en soit plus près que jamais.
*
Au Paradis, je ne tiendrais pas une « saison », ni même un jour. Comment expliquer alors la
nostalgie que j’en ai ? Je ne l’explique pas, elle m’habite depuis toujours, elle était en moi avant moi.
*
N’importe qui peut avoir de loin en loin le sentiment de n’occuper qu’un point et un instant ;
connaître ce sentiment jour et nuit, toutes les heures en fait, cela est moins commun, et c’est à partir
de cette expérience, de cette donnée, qu’on se tourne vers le nirvâna ou le sarcasme, ou vers les
deux à la fois.
*
Bien qu’ayant juré de ne jamais pécher contre la sainte concision, je reste toujours complice des
mots, et si je suis séduit par le silence, je n’ose y entrer, je rôde seulement à sa périphérie.
*
On devrait établir le degré de vérité d’une religion d’après le cas qu’elle fait du Démon : plus elle
lui accorde une place éminente, plus elle témoigne qu’elle se soucie du réel, qu’elle se refuse aux
supercheries et au mensonge, qu’elle est sérieuse, qu’elle tient plus à constater qu’à divaguer, qu’à
consoler.
*
Rien ne mérite d’être défait, sans doute parce que rien ne méritait d’être fait. Ainsi on se détache
de tout, de l’originel autant que de l’ultime, de l’avènement comme de l’effondrement.
*
Que tout ait été dit, qu’il n’y ait plus rien à dire, on le sait, on le sent. Mais ce qu’on sent moins est
que cette évidence confère au langage un statut étrange, voire inquiétant, qui le rachète. Les mots
sont enfin sauvés, parce qu’ils ont cessé de vivre.
*
L’immense bien et l’immense mal que j’aurais retirés de mes ruminations sur la condition des
morts.
*
L’indéniable avantage de vieillir est de pouvoir observer de près la lente et méthodique
dégradation des organes ; ils commencent tous à craquer, les uns d’une façon voyante, les autres,
discrète. Ils se détachent du corps, comme le corps se détache de nous : il nous échappe, il nous fuit,
il ne nous appartient plus. C’est un transfuge que nous ne pouvons même pas dénoncer, puisqu’il ne
s’arrête nulle part et ne se met au service de personne.
*
Je ne me lasse pas de lire sur les ermites, de préférence sur ceux dont on a dit qu’ils
étaient « fatigués de chercher Dieu ». Je suis ébloui par les ratés du Désert.
*
Si, on ne sait comment, Rimbaud avait pu continuer (autant se représenter les lendemains de
l’inouï, un Nietzsche en pleine production après Ecce Home), il aurait fini par reculer, par s’assagir,
par commenter ses explosions, par les expliquer, et s’expliquer. Sacrilège dans tous les cas, l’excès
de conscience n’étant qu’une forme de profanation.
*
Je n’ai approfondi qu’une seule idée, à savoir que tout ce que l’homme accomplit se retourne
nécessairement contre lui. L’idée n’est pas neuve, mais je l’ai vécue avec une force de conviction, un
acharnement dont jamais fanatisme ni délire n’a approché. Il n’est martyre, il n’est déshonneur que je
ne souffrirais pour elle, et je ne l’échangerais contre aucune autre vérité, contre aucune autre
révélation.
*
Aller plus loin encore que le Bouddha, s’élever au-dessus du nirvâna, apprendre à s’en passer...,
n’être plus arrêté par rien, même par l’idée de délivrance, la tenir pour une simple halte, une gêne,
une éclipse...
*
Mon faible pour les dynasties condamnées, pour les empires croulants, pour les Montezuma de
toujours, pour ceux qui croient aux signes, pour les déchirés et les traqués, pour les intoxiqués
d’inéluctable, pour les menacés, pour les dévorés, pour tous ceux qui attendent leur bourreau...
*
Je passe sans m’arrêter devant la tombe de ce critique dont j’ai remâché maints propos fielleux. Je
ne m’arrête pas davantage devant celle du poète qui, vivant, ne songea qu’à sa dissolution finale.
D’autres noms me poursuivent, des noms d’ailleurs, liés à un enseignement impitoyable et apaisant,
à une vision bien faite pour expulser de l’esprit toutes les obsessions, même les funèbres.
Nâgârjuna, Candrakîrti, Çantideva —, pourfendeurs non pareils, dialecticiens travaillés par
l’obsession du salut, acrobates et apôtres de la Vacuité..., pour qui, sages entre les sages, l’univers
n’était qu’un mot...
*
Le spectacle de ces feuilles si empressées de tomber, j’ai beau l’observer depuis tant d’automnes,
je n’en éprouve pas moins chaque fois une surprise où « le froid dans le dos » l’emporterait de loin
sans l’irruption, au dernier moment, d’une allégresse dont je n’arrive pas à démêler l’origine.
*
Il est des moments où, si éloignés que nous soyons de toute foi, nous ne concevons que Dieu
comme interlocuteur. Nous adresser à quelqu’un d’autre nous semble une impossibilité ou une folie.
La solitude, à son stade extrême, exige une forme de conversation, extrême elle aussi.
*
L’homme dégage une odeur spéciale : de tous les animaux, lui seul sent le cadavre.
*
Les heures ne voulaient pas couler. Le jour semblait lointain, inconcevable. Au vrai, ce n’est pas
le jour que j’attendais mais l’oubli de ce temps rétif qui refusait d’avancer. Heureux, me disais-je, le
condamné à mort qui, la veille de l’exécution, est du moins sûr de passer une bonne nuit !
*
Vais-je pouvoir rester encore debout ? vais-je m’écrouler ?
*
S’il y a une sensation intéressante, c’est bien celle qui nous donne l’avant-goût de l’épilepsie.
*
Quiconque se survit se méprise sans se l’avouer, et parfois sans le savoir.
*
Quand on a dépassé l’âge de la révolte, et qu’on se déchaîne encore, on se fait à soi-même l’effet
d’un Lucifer gâteux.
*
Si on ne portait pas les stigmates de la vie, qu’il serait aisé de s’esquiver, et comme tout irait tout
seul !
*
Mieux que personne, je suis capable de pardonner sur le coup. L’envie de me venger ne me vient
que tard, trop tard, au moment où le souvenir de l’offense est sur le point de s’effacer, et où,
l’incitation à l’acte devenue quasi nulle, je n’ai plus que la ressource de déplorer mes « bons
sentiments ».
*
Ce n’est que dans la mesure où, à chaque instant, on se frotte à la mort, qu’on a chance d’entrevoir
sur quelle insanité se fonde toute existence.
*
En tout dernier lieu, il est absolument indifférent que l’on soit quelque chose, que l’on soit même
Dieu. De cela, avec un peu d’insistance on pourrait faire convenir à peu près tout le monde. Mais
alors comment se fait-il que chacun aspire à un surcroît d’être, et qu’il n’y ait personne qui
s’astreigne à baisser, à descendre vers la carence idéale ?
*
Selon une croyance assez répandue parmi certaines peuplades, les morts parlent la même langue
que les vivants, avec cette différence que pour eux les mots ont un sens opposé à celui qu’ils
avaient : grand signifie petit, proche lointain, blanc noir...
Mourir se réduirait donc à cela ? N’empêche que, mieux que n’importe quelle invention funèbre,
ce retournement complet du langage indique ce que la mort comporte d’inhabituel, de sidérant...
*
Croire à l’avenir de l’homme, je le veux bien, mais comment y arriver lorsqu’on est malgré tout en
possession de ses facultés ? Il y faudrait leur débâcle quasi totale, et encore !
*
Une pensée qui n’est pas secrètement marquée par la fatalité, est interchangeable, ne vaut rien,
n’est que pensée...
*
A Turin, au début de sa crise, Nietzsche se précipitait sans cesse vers son miroir, s’y regardait,
s’en détournait, s’y regardait de nouveau. Dans le train qui le conduisait à Bâle, la seule chose qu’il
réclamait avec insistance c’était un miroir encore. Il ne savait plus qui il était, il se cherchait, et lui,
si attaché à sauvegarder son identité, si avide de soi, n’avait plus, pour se retrouver, que le plus
grossier, le plus lamentable des recours.
*
Je ne connais personne de plus inutile et de plus inutilisable que moi. C’est là une donnée que je
devrais accepter tout simplement, sans en tirer la moindre fierté. Tant qu’il n’en sera pas ainsi, la
conscience de mon inutilité ne me servira à rien.
*
Quel que soit le cauchemar qu’on fait, on y joue un rôle, on en est le protagoniste, on y est
quelqu’un. C’est pendant la nuit que le déshérité triomphe. Si on supprimait les mauvais rêves, il y
aurait des révolutions en série.
*
L’effroi devant l’avenir se greffe toujours sur le désir d’éprouver cet effroi.
*
Tout à coup, je me trouvai seul devant... Je sentis, en cet après-midi de mon enfance, qu’un
événement très grave venait de se produire. Ce fut mon premier éveil, le premier indice, le signe
avant-coureur de la conscience. Jusqu’alors je n’avais été qu’un être. A partir de ce moment, j’étais
plus et moins que cela. Chaque moi commence par une fêlure et une révélation.
*
Naissance et chaîne sont synonymes. Voir le jour, voir des menottes...
*
Dire : « Tout est illusoire », c’est sacrifier à l’illusion, c’est lui reconnaître un haut degré de
réalité, le plus haut même, alors qu’au contraire on voulait la discréditer. Que faire ? Le mieux est de
cesser de la proclamer ou de la dénoncer, de s’y asservir en y pensant. Est entrave même l’idée qui
disqualifie toutes les idées.
*
Si on pouvait dormir vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on rejoindrait vite le marasme
primordial, la béatitude de cette torpeur sans faille d’avant le Genèse — rêve de toute conscience
excédée d’elle-même.
*
Ne pas naître est sans contredit la meilleure formule qui soit. Elle n’est malheureusement à la
portée de personne.
*
Nul plus que moi n’a aimé ce monde, et cependant me l’aurait-on offert sur un plateau, même
enfant je me serais écrié : « Trop tard, trop tard ! »
*
Qu’avez-vous, mais qu’avez-vous donc ? — Je n’ai rien, je n’ai rien, j’ai fait seulement un bond
hors de mon sort, et je ne sais plus maintenant vers quoi me tourner, vers quoi courir...
P.-S.
Conformément au souhait de Cioran, nous ne donnons que son texte, sans introduction, notes ou commentaires.
Deux sortes d’intuitions : les originelles (Homère, Upanishads, folklore) et les tardives
(bouddhisme Mahâyâna, stoïcisme romain, gnose alexandrine). Éclairs premiers et lueurs
exténuées. L’éveil de la conscience et la lassitude d’être éveillé.
*
S’il est vrai que ce qui périt n’a jamais existé, la naissance, source du périssable, existe aussi peu
que le reste.
*
Attention aux euphémismes ! Ils aggravent l’horreur qu’ils sont censés déguiser.
A la place de décédé ou de mort, employer disparu, me semble saugrenu, voire insensé.
*
Quand l’homme oublie qu’il est mortel, il se sent porté à faire de grandes choses et parfois il y
arrive. Cet oubli, fruit de la démesure, est en même temps la cause de ses malheurs. « Mortel, pense
en mortel. » L’Antiquité a inventé la modestie tragique.
*
De toutes les statues équestres d’empereurs romains, seule a survécu aux invasions barbares et à
l’érosion des siècles celle de Marc Aurèle, le moins empereur de tous, et qui se serait accommodé de
n’importe quelle autre condition.
*
Levé avec force projets en tête, j’allais travailler, j’en étais convaincu, toute la matinée. A peine
m’étais-je assis à ma table, que l’odieuse, l’infâme, et persuasive rengaine : « Qu’es-tu venu chercher
dans ce monde ? » brisa net mon élan. Et je regagnai, comme d’ordinaire, mon lit avec l’espoir de
trouver quelque réponse, de me rendormir plutôt.
*
On opte, on tranche aussi longtemps qu’on s’en tient à la surface des choses ; dès qu’on va au fond,
on ne peut plus trancher ni opter, on ne peut plus que regretter la surface...
*
La peur d’être dupe est la version vulgaire de la recherche de la Vérité.
*
Quand on se connaît bien, si on ne se méprise pas totalement, c’est parce qu’on est trop las pour se
livrer à des sentiments extrêmes.
*
Il est desséchant de suivre une doctrine, une croyance, un système — pour un écrivain surtout ; à
moins qu’il ne vive, comme cela arrive souvent, en contradiction avec les idées dont il se réclame.
Cette contradiction, ou cette trahison, le stimule, et le maintient dans l’insécurité, la gêne et la honte,
conditions propices à la production.
*
Le Paradis était l’endroit où l’on savait tout mais où l’on expliquait rien. L’univers d’avant le
péché, d’avant le commentaire...
*
Je n’ai pas la foi, heureusement. L’aurais-je, que je vivrais avec la peur constante de la perdre.
Ainsi, loin de m’aider, ne ferait-elle que me nuire.
*
Un imposteur, un « fumiste », conscient de l’être, donc spectateur de soi-même, est
nécessairement plus avancé dans la connaissance qu’un esprit posé, plein de mérites, et tout d’une
pièce.
*
Quiconque possède un corps a droit au titre de réprouvé. Si, de plus, il est affligé d’une « âme »,
il n’y a pas d’anathème auquel il ne puisse prétendre.
*
Suprématie du regret : les actes que nous n’avons pas accomplis, forment, du fait qu’ils nous
poursuivent, et que nous y pensons sans cesse, le seul contenu de notre conscience.
*
On voudrait parfois être cannibale, moins pour le plaisir de dévorer tel ou tel que pour celui de le
vomir.
*
Ne plus vouloir être homme..., rêver d’une autre forme de déchéance.
*
Chaque fois qu’on se trouve à un tournant, le mieux est de s’allonger et de laisser passer les
heures. Les résolutions prises debout ne valent rien : elle sont dictées soit par l’orgueil, soit par la
peur. Couché, on connaît toujours ces deux fléaux mais sous une forme plus atténuée, plus
intemporelle.
*
Quand quelqu’un se plaint que sa vie n’a pas abouti, on n’a qu’à lui rappeler que la vie elle-même
est dans une situation analogue, sinon pire.
*
Les œuvres meurent ; les fragments, n’ayant pas vécu, ne peuvent davantage mourir.
*
L’horreur de l’accessoire me paralyse. Or, l’accessoire est l’essence de la communication (et donc
de la pensée), il est la chair et le sang de la parole et de l’écriture. Vouloir y renoncer — autant
forniquer avec un squelette.
*
Le contentement que l’on retire de l’accomplissement d’une tâche (surtout lorsqu’on n’y croit pas
et qu’on la méprise même) montre bien à quel point on appartient encore à la tourbe.
*
Mon mérite n’est pas d’être totalement inefficace mais de m’être voulu tel.
*
Si je ne renie pas mes origines, c’est qu’il vaut mieux, en définitive, n’être rien du tout qu’un
semblant de quelque chose.
*
Mélange d’automatisme et de caprice, l’homme est un robot avec des failles, un robot détraqué.
Pourvu qu’il le demeure et qu’on ne le redresse pas un jour !
*
Ce que chacun, qu’il ait de la patience ou non, attend depuis toujours, c’est évidemment la mort.
Mais il ne le sait que lorsqu’elle arrive..., lorsqu’il est trop tard pour pouvoir en jouir.
*
L’homme a certainement commencé à prier bien avant d’avoir su parler, car les affres qu’il dut
connaître en quittant l’animalité, en la reniant, comment aurait-il pu les supporter sans des
grognements et des gémissements, préfigurations, signes avant-coureurs de la prière ?
*
En art et en tout, le commentateur est d’ordinaire plus averti et plus lucide que le commenté. C’est
l’avantage de l’assassin sur la victime.
*
« Rendons grâce aux dieux, qui ne retiennent personne de force dans la vie. »
Sénèque (dont le style, suivant Caligula, manque de ciment) est ouvert à l’essentiel, et cela non
pas tant à cause de son affiliation au stoïcisme que de son exil de huit ans en Corse,
particulièrement sauvage à l’époque. Cette épreuve a conféré à un esprit frivole une dimension qu’il
n’aurait pas acquise normalement. Elle l’a dispensé du concours d’une maladie.
*
Cet instant-ci, mien encore, le voilà qui s’écoule, qui m’échappe, le voilà englouti. Vais-je me
commettre avec le suivant ? Je m’y décide : il est là, il m’appartient, et déjà il est loin. Du matin au
soir, fabriquer du passé !
*
Après avoir, en pure perte, tout tenté du côté des mystiques, il ne lui restait plus qu’une issue :
sombrer dans la sagesse...
*
Dès qu’on se pose des questions dites philosophiques et qu’on emploie l’inévitable jargon, on
prend un air supérieur, agressif, et cela dans un domaine où, l’insoluble étant de rigueur, l’humilité
devrait l’être aussi. Cette anomalie n’est qu’apparente. Plus les questions qu’on aborde sont de taille,
plus on perd la tête : on finit même par se prêter à soi-même les dimensions qu’elles possèdent. Si
l’orgueil des théologiens est plus « puant » encore que celui des philosophes, c’est qu’on ne s’occupe
pas impunément de Dieu : on en arrive à s’arroger malgré soi quelques-uns de ses attributs, les pires
s’entend.
*
En paix avec lui-même et le monde, l’esprit s’étiole. Il s’épanouit à la moindre contrariété. La
pensée n’est en somme que l’exploitation éhontée de nos gênes et de nos disgrâces.
*
Ce corps, fidèle autrefois, me désavoue, ne me suit plus, a cessé d’être mon complice. Rejeté,
trahi, mis au rancart, que deviendrais-je si de vieilles infirmités, pour me marquer leur loyauté, ne
venaient me tenir compagnie à toute heure du jour et de la nuit ?
*
Les gens « distingués » n’inventent pas en matière de langage. Y excellent au contraire tous ceux
qui improvisent par forfanterie ou se vautrent dans une grossièreté teintée d’émotion. Ce sont des
natures, ils vivent à même les mots. Le génie verbal serait-il l’apanage des mauvais lieux ? Il exige
en tout cas un minimum de dégueulasserie.
*
On devrait s’en tenir à un seul idiome, et en approfondir la connaissance à chaque occasion. Pour
un écrivain, bavarder avec une concierge est bien plus profitable que s’entretenir avec un savant
dans une langue étrangère.
*
« ...le sentiment d’être tout et l’évidence de n’être rien ». Le hasard me fit tomber, dans ma
jeunesse, sur ce bout de phrase. J’en fus bouleversé. Tout ce que je ressentais alors, et tout ce que je
devais ressentir par la suite, se trouvait ramassé dans cette extraordinaire formule banale, synthèse
de dilatation et d’échec, d’extase et d’impasse. Le plus souvent ce n’est pas d’un paradoxe, c’est d’un
truisme que surgit une révélation.
*
La poésie exclut calcul et préméditation : elle est inachèvement, pressentiment, gouffre. Ni
géométrie ronronnant, ni succession d’adjectifs exsangues. Nous sommes tous trop blessés et trop
déchus, trop fatigués et trop barbares dans notre fatigue, pour apprécier encore le métier.
*
L’idée de progrès, on ne peut s’en passer, et pourtant elle ne mérite pas qu’on s’y arrête. C’est
comme le « sens » de la vie. Il faut que la vie en ait un. Mais en existe-t-il un seul qui, à l’examen,
ne se révèle pas dérisoire ?
*
Des arbres massacrés. Des maisons surgissent. Des gueules, des gueules partout. L’homme
s’étend. L’homme est le cancer de la terre.
*
L’idée de fatalité a quelque chose d’enveloppant et de voluptueux : elle vous tient chaud.
*
Un troglodyte qui aurait parcouru toutes les nuances de la satiété...
*
Le plaisir de se calomnier vaut de beaucoup celui d’être calomnié.
*
Mieux que personne je connais le danger d’être né avec une soif de tout. Un cadeau empoisonné,
une vengeance de la Providence. Ainsi grevé, je ne pouvais arriver à rien, sur le plan spirituel
s’entend, le seul qui importe. Nullement accidentel, mon échec se confond avec mon essence.
*
Les mystiques et leurs « œuvres complètes ». Quand on s’adresse à Dieu, et à Dieu seul, comme
ils le prétendent, on devrait se garder d’écrire. Dieu ne lit pas...
*
Chaque fois que je pense à l’essentiel, je crois l’entrevoir dans le silence ou l’explosion, dans la
stupeur ou le cri. Jamais dans la parole.
*
Quand on rumine à longueur de journée sur l’inopportunité de la naissance, tout ce qu’on projette
et tout ce qu’on exécute semble piètre et futile. On est comme un fou qui, guéri, ne ferait que penser
à la crise qu’il a traversée, au « rêve » dont il émerge ; il y reviendrait sans cesse, de sorte que sa
guérison ne lui serait d’aucun profit.
*
L’appétit de tourment est pour certains ce qu’est l’appât du gain pour d’autres.
*
L’homme est parti du mauvais pied. La mésaventure au paradis en fut la première conséquence.
Le reste devait suivre.
*
Je ne comprendrai jamais comment on peut vivre en sachant qu’on n’est pas — pour le moins ! —
éternel.
*
L’être idéal ? Un ange dévasté par l’humour.
*
Quand, à la suite d’une série de questions sur le désir, le dégoût et la sérénité, on demande au
Bouddha : « Quel est le but, le sens dernier du nirvâna ? » il ne répond pas. Il sourit. On a beaucoup
épilogué sur ce sourire, au lieu d’y voir une réaction normale devant une question sans objet. C’est
ce que nous faisons devant les pourquoi des enfants. Nous sourions, parce qu’aucune réponse n’est
concevable, parce que la réponse serait encore plus dénuée de sens que la question. Les enfants
n’admettent une limite à rien ; ils veulent toujours regarder au-delà, voir ce qu’il y a après. Mais il n’y
a pas d’après. Le nirvâna est une limite, la limite. Il est libération, impasse suprême...
*
L’existence, c’est certain, pouvait avoir quelque attrait avant l’avènement du bruit, mettons avant
le néolithique.
A quand l’homme qui saura nous défaire de tous les hommes ?
*
On a beau se dire qu’on ne devrait pas dépasser en longévité un mort-né, au lieu de décamper à la
première occasion, on s’accroche, avec l’énergie d’un aliéné, à une journée de plus.
*
La lucidité n’extirpe pas le désir de vivre, tant s’en faut, elle rend seulement impropre à la vie.
*
Dieu : une maladie dont on se croit guéri parce que plus personne n’en meurt.
*
L’inconscience est le secret, le « principe de vie » de la vie. Elle est l’unique recours contre le
moi, contre le mal d’être individualisé, contre l’effet débilitant de l’état de conscience, état si
redoutable, si dur à affronter, qu’il devrait être réservé aux athlètes seulement.
*
Toute réussite, dans n’importe quel ordre, entraîne un appauvrissement intérieur. Elle nous fait
oublier ce que nous sommes, elle nous prive du supplice de nos limites.
*
Je ne me suis jamais pris pour un être. Un non-citoyen, un marginal, un rien du tout qui n’existe
que par l’excès, par la surabondance de son néant.
*
Avoir fait naufrage quelque part entre l’épigramme et le soupir !
*
La souffrance ouvre les yeux, aide à voir des choses qu’on n’aurait pas perçues autrement. Elle
n’est donc utile qu’à la connaissance, et, hors de là, ne sert qu’à envenimer l’existence. Ce qui, soit
dit en passant, favorise encore la connaissance.
« Il a souffert, donc il a compris. » C’est tout ce qu’on peut dire d’une victime de la maladie, de
l’injustice, ou de n’importe quelle variété d’infortune. La souffrance n’améliore personne (sauf ceux
qui étaient déjà bons), elle est oubliée comme sont oubliées toutes choses, elle n’entre pas dans le
« patrimoine de l’humanité », ni ne se conserve d’aucune manière, mais se perd comme tout se perd.
Encore une fois, elle ne sert qu’à ouvrir les yeux.
*
L’homme a dit ce qu’il avait à dire. Il devrait se reposer maintenant. Il n’y consent pas, et bien
qu’il soit entré dans sa phase de survivant, il se trémousse comme s’il était au seuil d’une carrière
mirobolante.
*
Le cri n’a de sens que dans un univers crée. S’il n’y a pas de créateur, à quoi rime d’attirer
l’attention sur soi ?
*
« Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. »
Rien, dans toute la littérature française, ne m’aura poursuivi autant.
*
En tout, seuls comptent le commencement et le dénouement, le faire et le défaire. La voie vers
l’être et la voie hors de l’être, c’est cela la respiration, le souffle, alors que l’être comme tel n’est
qu’un étouffoir.
*
A mesure que le temps passe, je me persuade que mes premières années furent un paradis. Mais
je me trompe sans doute. Si jamais paradis il y eut, il me faudrait le chercher avant toutes mes
années.
*
Règle d’or : laisser une image incomplète de soi...
*
Plus l’homme est homme, plus il perd en réalité : c’est le prix qu’il doit payer pour son essence
distincte. S’il parvenait à aller jusqu’au bout de sa singularité, et qu’il devînt homme d’une façon
totale, absolue, il n’aurait plus rien en lui qui rappelât quelque genre d’existence que ce fût.
*
Le mutisme devant les arrêts du sort, la redécouverte, après des siècles d’imploration tonitruante,
du Tais-toi antique, voilà à quoi nous devrions nous astreindre, voilà notre lutte, si toutefois ce mot
est propre lorsqu’il s’agit d’une défaite prévue et acceptée.
*
Tout succès est infamant : on ne s’en remet jamais, à ses propres yeux s’entend.
*
Les affres de la vérité sur soi sont au-dessus de ce qu’on peut supporter. Celui qui ne se ment pas
à lui-même (si tant est qu’un tel être existe), combien il est à plaindre !
*
Je ne lirai plus les sages. Ils m’ont fait trop de mal. J’aurais dû me livrer à mes instincts, laisser
s’épanouir ma folie. J’ai fait tout le contraire, j’ai pris le masque de la raison, et le masque a fini par
se substituer au visage et par usurper le reste.
*
Dans mes moments de mégalomanie, je me dis qu’il est impossible que mes diagnostics soient
erronés, que je n’ai qu’à patienter, qu’à attendre jusqu’à la fin, jusqu’à l’avènement du dernier
homme, du seul être à même de me donner raison...
*
L’idée qu’il eût mieux valu ne jamais exister est de celles qui rencontrent le plus d’opposition.
Chacun, incapable de se regarder autrement que de l’intérieur, se croit nécessaire, voire
indispensable, chacun se sent et se perçoit comme une réalité absolue, comme un tout, comme le
tout. Dès l’instant qu’on s’identifie entièrement avec son propre être, on réagit comme Dieu, on est
Dieu.
C’est seulement quand on vit à la fois à l’intérieur et en marge de soi-même, qu’on peut concevoir,
en toute sérénité, qu’il eût été préférable que l’accident qu’on est ne se fût jamais produit.
*
Si je suivais ma pente naturelle, je ferais tout sauter. Et c’est parce que je n’ai pas le courage de la
suivre que, par pénitence, j’essaie de m’abrutir au contact de ceux qui ont trouvé la paix.
*
Un écrivain ne nous a pas marqué parce que nous l’avons beaucoup lu mais parce que nous avons
pensé à lui plus que de raison. Je n’ai pratiqué spécialement ni Baudelaire ni Pascal mais je n’ai
cessé de songer à leurs misères, lesquelles m’ont accompagné partout aussi fidèlement que les
miennes.
*
A chaque âge, des signes plus ou moins distincts nous avertissent qu’il est temps de vider les
lieux. Nous hésitons, nous ajournons, persuadés que, la vieillesse enfin venue, ces signes
deviendront si nets que balancer encore serait inconvenant. Nets, ils le sont en effet, mais nous
n’avons plus assez de vigueur pour accomplir le seul acte décent qu’un vivant puisse commettre.
*
Le nom d’une vedette, célèbre dans mon enfance, me revient soudain à l’esprit. Qui se souvient
encore d’elle ? Bien plus qu’une rumination philosophique, ce sont des détails de cet acabit qui nous
révèlent la scandaleuse réalité et irréalité du temps.
*
Si nous réussissons à durer malgré tout, c’est parce que nos infirmités sont si multiples et si
contradictoires, qu’elles s’annulent les unes les autres.
*
Les seuls moments auxquels je pense avec réconfort, sont ceux où j’ai souhaité n’être rien pour
personne, où j’ai rougi à l’idée de laisser la moindre trace dans la mémoire de qui que ce soit...
*
Condition indispensable à l’accomplissement spirituel : avoir toujours mal misé...
*
Si nous voulons voir diminuer le nombre de nos déceptions ou de nos fureurs, il importe, en toute
circonstance, de nous rappeler que nous sommes là pour nous rendre malheureux les uns les autres,
et que s’insurger contre cet état de choses c’est saper le fondement même de la vie en commun.
*
Une maladie n’est bien nôtre qu’à partir du moment où on nous en dit le nom, où on nous met la
corde au cou...
*
Toutes mes pensées sont tournées vers la résignation, et cependant il ne se passe pas de jour que
je ne concocte quelque ultimatum à l’adresse de Dieu ou de n’importe qui.
*
Quand chacun aura compris que la naissance est une défaite, l’existence, enfin supportable,
apparaîtra comme le lendemain d’une capitulation, comme le soulagement et le repos du vaincu.
*
Tant que l’on croyait au Diable, tout ce qui arrivait était intelligible et clair ; depuis qu’on n’y croit
plus, il faut, à propos de chaque événement, chercher une explication nouvelle, aussi laborieuse
qu’arbitraire, qui intrigue tout le monde et ne satisfait personne.
*
La Vérité, nous ne la poursuivons pas toujours ; mais quand nous la recherchons avec soif, avec
violence, nous haïssons tout ce qui est expression, tout ce qui relève des mots et des formes, tous les
mensonges nobles, encore plus éloignés du vrai que les vulgaires.
*
N’est réel que ce qui procède de l’émotion ou du cynisme. Tout le reste est « talent ».
*
Vitalité et refus vont de pair. L’indulgence, signe d’anémie, supprime le rire, puisqu’elle s’incline
devant toutes les formes de la dissemblance.
*
Nos misères physiologiques nous aident à envisager l’avenir avec confiance : elles nous
dispensent de trop nous tracasser, elles font de leur mieux pour qu’aucun de nos projets de longue
haleine n’ait le temps d’user toutes nos disponibilités d’énergie.
*
L’Empire craquait, les Barbares se déplaçaient... Que faire, sinon s’évader du siècle ?
Heureux temps où l’on avait où fuir, où les espaces solitaires étaient accessibles et accueillants !
Nous avons été dépossédés de tout, même du désert.
*
Pour celui qui a pris la fâcheuse habitude de démasquer les apparences, événement et malentendu
sont synonymes.
Aller à l’essentiel, c’est abandonner la partie, c’est s’avouer vaincu.
*
X a sans doute raison de se comparer à un « volcan », mais il a tort d’entrer dans des détails.
*
Les pauvres, à force de penser à l’argent, et d’y penser sans arrêt, en arrivent à perdre les
avantages spirituels de la non-possession et à descendre aussi bas que les riches.
*
La psyché — de l’air sans plus, du vent en somme, ou, au mieux, de la fumée —, les premiers
Grecs la considéraient ainsi, et on leur donne volontiers raison toutes les fois qu’on est las de
farfouiller dans son moi ou dans celui des autres, en quête de profondeurs insolites et, si possible,
suspectes.
*
Le dernier pas vers l’indifférence est la destruction de l’idée même d’indifférence.
*
Marcher dans une forêt entre deux haies de fougères transfigurées par l’automne, c’est cela un
triomphe. Que sont à côtés suffrages et ovations ?
*
Rabaisser les siens, les vilipender, les pulvériser, s’en prendre aux fondations, se frapper soi-
même à la base, ruiner son point de départ, se punir de ses origines..., maudire tous ces non-élus,
engeance mineure, quelconque, tiraillée entre l’imposture et l’élégie, et dont la seule mission est de
ne pas en avoir...
*
Ayant détruit toutes mes attaches, je devrais éprouver une sensation de liberté. J’en éprouve une
en effet, si intense que j’ai peur de m’en réjouir.
*
Quand la coutume de regarder les choses en face tourne à la manie, on pleure le fou qu’on a été et
qu’on n’est plus.
XI
Quelqu’un que nous plaçons très haut nous devient plus proche quand il accomplit un acte
indigne de lui. Par là, il nous dispense du calvaire de la vénération. Et c’est à partir de ce moment
que nous éprouvons à son égard un véritable attachement.
*
Rien ne surpasse en gravité les vilenies et les grossièretés que l’on commet par timidité.
*
Flaubert, devant le Nil et les Pyramides, ne songeait, suivant un témoin, qu’à la Normandie,
qu’aux mœurs et aux paysages de la future Madame Bovary. Rien ne semblait exister pour lui en
dehors d’elle. Imaginer, c’est se restreindre, c’est exclure : sans une capacité démesurée de refus, nul
projet, nulle œuvre, nul moyen de réaliser quoi que ce soit.
*
Ce qui ressemble de près ou de loin à une victoire me paraît à tel point un déshonneur, que je ne
peux combattre, en toute circonstance, qu’avec le ferme propos d’avoir le dessous. J’ai dépassé le
stade où les êtres importent, et ne vois plus aucune raison de lutter dans les mondes connus.
*
On n’enseigne la philosophie que dans l’agora, dans un jardin ou chez soi. La chaire est le
tombeau du philosophe, la mort de toute pensée vivante, la chaire est l’esprit en deuil.
*
Que je puisse désirer encore, cela prouve bien que je n’ai pas une perception exacte de la réalité,
que je divague, que je suis à mille lieues du Vrai. « L’homme, lit-on dans le Dhammapada, n’est la
proie du désir que parce qu’il ne voit pas les choses telles qu’elles sont. »
*
Je tremblais de rage : mon honneur était en jeu. Les heures passaient, l’aube approchait. Allais-je,
à cause d’une vétille, gâcher ma nuit ? J’avais beau essayer de minimiser l’incident, les raisons que
j’inventais pour me calmer demeuraient sans effet. Ils ont osé me faire ça ! J’étais sur le point
d’ouvrir la fenêtre et de hurler comme un fou furieux, quand l’image de notre planète tournant
comme une toupie s’empara tout à coup de mon esprit. Ma rage retomba aussitôt.
*
La mort n’est pas tout à fait inutile. C’est quand même grâce à elle qu’il nous sera donné peut-être
de recouvrer l’espace d’avant la naissance, notre seul espace...
*
Qu’on avait raison autrefois de commencer la journée par une prière, par un appel au secours !
Faute de savoir à qui nous adresser, nous finirons par nous prosterner devant la première divinité
maboule.
*
La conscience aiguë d’avoir un corps, c’est cela l’absence de santé.
... Autant dire que je ne me suis jamais bien porté.
*
Tout est duperie, je l’ai toujours su ; cependant cette certitude ne m’a apporté aucun apaisement,
sauf aux moments où elle m’était violemment présente à l’esprit...
*
La perception de la précarité hissée au rang de vision, d’expérience mystique.
*
La seule manière de supporter revers après revers est d’aimer l’idée même de revers. Si on y
parvient, plus de surprises : on est supérieur à tout ce qui arrive, on est une victime invincible.
*
Dans les sensations de douleurs très fortes, beaucoup plus que dans les faibles, on s’observe, on
se dédouble, on demeure extérieur à soi, quand bien même on gémit ou on hurle. Tout ce qui
confine au supplice réveille en chacun le psychologue, le curieux, ainsi que l’expérimentateur : on
veut voir jusqu’où on peut aller dans l’intolérable.
*
Qu’est-ce que l’injustice auprès de la maladie ? Il est vrai qu’on peut trouver injuste le fait d’être
malade. C’est d’ailleurs ainsi que réagit chacun, sans se soucier de savoir s’il a raison ou tort.
La maladie est : rien de plus réel qu’elle. Si on la déclare injuste, il faut oser en faire autant de
l’être lui-même, parler en somme de l’injustice d’exister.
*
La création, telle qu’elle était, ne valait pas cher ; rafistolée, elle vaut encore moins. Que ne l’a-t-
on pas laissée dans sa vérité, sa nullité première !
Le Messie à venir, le vrai, on comprend qu’il tarde à se manifester. La tâche qui l’attend n’est pas
aisée : comment s’y prendrait-il pour délivrer l’humanité de la manie du mieux ?
*
Quand, furieux de s’être trop habitué à soi-même, on se met à se détester, on s’aperçoit bientôt
que c’est pis qu’avant, que se haïr renforce encore davantage les liens avec soi.
*
Je ne l’interromps pas, le laisse peser les mérites de chacun, j’attends qu’il m’exécute... Son
incompréhension des êtres est confondante. Subtile et candide à la fois, il vous juge comme si vous
étiez une entité ou une catégorie. Le temps n’ayant pas eu de prise sur lui, il ne peut admettre que je
sois en dehors de tout ce qu’il défend, que plus rien de ce qu’il prône ne me regarde encore.
Le dialogue devient sans objet avec quelqu’un qui échappe au défilé des années. Je demande à
ceux que j’aime de me faire la grâce de vieillir.
*
Le trac devant quoi que ce soit, devant le plein et le vide également. Le trac originel...
*
Dieu est, même s’il n’est pas.
*
D. est incapable d’assimiler le Mal. Il en constate l’existence mais il ne peut l’incorporer à sa
pensée. Sortirait-il de l’enfer qu’on ne le saurait pas, tant, dans ses propos, il au-dessus de ce qui lui
nuit.
Les épreuves qu’il a endurées, on en chercherait en vain le moindre vestige dans ses idées. De
temps en temps il a des réflexes, des réflexes seulement, d’homme blessé. Fermé au négatif, il ne
discerne pas que tout ce que nous possédons n’est qu’un capital de non-être. Cependant plus d’un de
ses gestes révèle un esprit démoniaque. Démoniaque sans le savoir. C’est un destructeur obnubilé et
stérilisé par le Bien.
*
La curiosité de mesurer ses progrès dans la déchéance, est la seule raison qu’on a d’avancer en
âge. On se croyait arrivé à la limite, on pensait que l’horizon était à jamais bouché, on se lamentait,
on se laisser aller au découragement. Et puis on s’aperçoit qu’on peut tomber plus bas encore, qu’il y
a du nouveau, que tout espoir n’est pas perdu, qu’il est possible de s’enfoncer un peu plus et d’écarter
ainsi le danger de se figer, de se scléroser...
*
« La vie ne semble un bien qu’à l’insensé », se plaisait à dire, il y a vingt-trois siècles, Hégésias,
philosophe cyrénaïque, dont il ne reste à peu près que ce propos... S’il y a une œuvre qu’on aimerait
réinventer, c’est bien la sienne.
*
Nul n’approche de la condition du sage s’il n’a pas la bonne fortune d’être oublié de son vivant.
*
Penser, c’est saper, c’est se saper. Agir entraîne moins de risques, parce que l’action remplit
l’intervalle entre les choses et nous, alors que la réflexion l’élargit dangereusement.
... Tant que je m’abandonne à un exercice physique, à un travail manuel, je suis heureux, comblé ;
dès que je m’arrête, je suis pris d’un mauvais vertige, et ne songe plus qu’à déguerpir pour toujours.
*
Au point le plus bas de soi-même, quand on touche le fond et qu’on palpe l’abîme, on est soulevé
d’un coup — réaction de défense ou orgueil ridicule — par le sentiment d’être supérieur à Dieu. Le
côté grandiose et impur de la tentation d’en finir.
*
Une émission sur les loups, avec des exemples de hurlement. Quel langage ! Il n’en existe pas de
plus déchirant. Jamais je ne l’oublierai, et il me suffira à l’avenir, dans des moments de trop grande
solitude, de me le rappeler distinctement, pour avoir le sentiment d’appartenir à une communauté.
*
A partir du moment où la défaite était en vue, Hitler ne parlait plus que de victoire. Il y croyait —
il se comportait en tout cas comme s’il y croyait — et il resta jusqu’à la fin claquemuré dans son
optimisme, dans sa foi. Tout s’effondrait autour de lui, chaque jour apportait un démenti à ses
espérances mais, persistant à escompter l’impossible, s’aveuglant comme seuls les incurables savent
le faire, il eut la force d’aller jusqu’au bout, d’inventer horreur après horreur, et de continuer au-delà
de sa folie, au-delà même de sa destinée. C’est ainsi qu’on peut dire de lui, de lui qui a tout raté, qu’il
s’est réalisé mieux qu’aucun autre mortel.
*
« Après moi le déluge » est la devise inavouée de tout un chacun : si nous admettons que d’autres
nous survivent, c’est avec l’espoir qu’ils en seront punis.
*
Un zoologiste qui, en Afrique, a observé de près les gorilles, s’étonne de l’uniformité de leur vie
et de leur grand désœuvrement. Des heures et des heures sans rien faire... Ils ne connaissent donc
pas l’ennui ?
Cette question est bien d’un homme, d’un singe occupé. Loin de fuir la monotonie, les animaux la
recherchent, et ce qu’ils redoutent le plus c’est de la voir cesser. Car elle ne cesse que pour être
remplacée par la peur, cause de tout affairement.
L’inaction est divine. C’est pourtant contre elle que l’homme s’est insurgé. Lui seul, dans la
nature, est incapable de supporter la monotonie, lui seul veut à tout prix que quelque chose arrive,
n’importe quoi. Par là, il se montre indigne de son ancêtre : le besoin de nouveauté est le fait d’un
gorille fourvoyé.
*
Nous approchons de plus en plus de l’Irrespirable. Quand nous y serons parvenus, ce sera le
grand Jour. Nous n’en sommes hélas ! qu’à la veille.
*
Une nation n’atteint à la prééminence et ne la conserve qu’aussi longtemps qu’elle accepte des
conventions nécessairement ineptes, et qu’elle est inféodée à des préjugés, sans les prendre pour
tels. Dès qu’elle les appelle par leur nom, tout est démasqué, tout est compromis.
Vouloir dominer, jouer un rôle, faire la loi, ne va pas sans une forte dose de stupidité : l’histoire,
dans son essence, est stupide... Elle continue, elle avance, parce que les nations liquident leurs
préjugés à tour de rôle. Si elles s’en débarrassaient en même temps, il n’y aurait plus qu’une
bienheureuse désagrégation universelle.
*
On ne peut pas vivre sans mobiles. Je n’ai plus de mobiles, et je vis.
*
J’étais en parfaite santé, j’allais mieux que jamais. Tout à coup un froid me saisit pour lequel il me
parut évident qu’il n’y avait pas de remède. Que m’arrivait-il ? Ce n’était pourtant pas la première fois
qu’une telle sensation me submergeait. Mais auparavant je la supportais sans essayer de la
comprendre. Cette fois-ci, je voulais savoir, et tout de suite. J’écartai hypothèse après hypothèse : il
ne pouvait être question de maladie. Pas ombre d’un symptôme auquel m’accrocher. Que faire ?
J’étais en pleine déroute, incapable de trouver ne serait-ce qu’un simulacre d’explication, lorsque
l’idée me vint — et ce fut un vrai soulagement — qu’il ne s’agissait là que d’une version du grand,
de l’ultime froid, que c’était lui simplement qui s’exerçait, qui faisait une répétition...
*
Au paradis, les objets et les êtres, assiégés de tous côtés par la lumière, ne projettent pas d’ombre.
Autant dire qu’ils manquent de réalité, comme tout ce qui est inentamé par les ténèbres et déserté
par la mort.
*
Nos premières intuitions sont les vraies. Ce que je pensais d’un tas de choses dans ma prime
jeunesse, me paraît de plus en plus juste, et, après tant d’égarements et de détours, j’y reviens
maintenant, tout affligé d’avoir pu ériger mon existence sur la ruine de ces évidences-là.
*
Un lieu que j’ai parcouru, je ne m’en souviens que si j’ai eu la veine d’y connaître quelque
anéantissement par le cafard.
*
A la foire, devant ce bateleur qui grimaçait, gueulait, se fatiguait, je me disais qu’il faisait son
devoir, lui, alors que moi j’esquivais le mien.
*
Se manifester, œuvrer, dans n’importe quel domaine, est le fait d’un fanatique plus ou moins
camouflé. Si on ne s’estime pas investi d’une mission, exister est difficile ; agir, impossible.
*
La certitude qu’il n’y a pas de salut est une forme de salut, elle est même le salut. A partir de là on
peut aussi bien organiser sa propre vie que construire une philosophie de l’histoire. L’insoluble
comme solution, comme seule issue...
*
Mes infirmités m’ont gâché l’existence, mais c’est grâce à elles que j’existe, que je m’imagine que
j’existe.
*
L’homme ne m’intéresse que depuis qu’il ne croit plus en lui-même. Tant qu’il était en pleine
ascension, il ne méritait qu’indifférence. Maintenant il suscite un sentiment nouveau, une sympathie
spéciale : l’horreur attendrie.
*
J’ai beau m’être débarrassé de tant de superstitions et de liens, je ne puis me tenir pour libre, pour
éloigné de tout. La folie du désistement, ayant survécu aux autres passions, n’accepte pas de me
quitter : elle me harasse, elle persévère, elle exige que je continue à renoncer. Mais à quoi ? Que me
reste-t-il à rejeter ? Je me le demande. Mon rôle est fini, ma carrière achevée, et cependant rien n’est
changé à ma vie, j’en suis au même point, je dois me désister encore et toujours.
XII
Il n’est pas de position plus fausse que d’avoir compris et de rester encore en vie.
*
Quand on considère froidement cette portion de durée impartie à chacun, elle paraît également
satisfaisante et également dérisoire, qu’elle s’étende sur un jour ou sur un siècle.
« J’ai fait mon temps. » — Il n’est pas d’expression qu’on puisse proférer avec plus d’à-propos à
n’importe quel instant d’une vie, au premier y compris.
*
La mort est la providence de ceux qui auront eu le goût et le don du fiasco, elle est la récompense
de tous ceux qui n’ont pas abouti, qui ne tenaient pas à aboutir... Elle leur donne raison, elle est leur
triomphe. En revanche, pour les autres, pour ceux qui ont peiné pour réussir, et qui ont réussi, quel
démenti, quelle gifle !
*
Un moine d’Égypte, après quinze ans de solitude complète, reçut de ses parents et de ses amis
tout un paquet de lettres. Il ne les ouvrit pas, il les jeta au feu, pour échapper à l’agression des
souvenirs. On ne peut rester en communion avec soi-même et ses pensées, si on permet aux
revenants de se manifester, de sévir. Le désert ne signifie pas tant une vie nouvelle que la mort du
passé : on s’est enfin évadé de sa propre histoire. Dans le siècle, non moins que les thébaïdes, les
lettres qu’on écrit, comme celles qu’on reçoit, témoignent qu’on est enchaîné, qu’on n’a brisé aucun
lien, qu’on n’est qu’un esclave et qu’on mérite de l’être.
*
Un peu de patience, et le moment viendra où plus rien ne sera encore possible, où l’humanité,
acculée à elle-même, ne pourra dans aucune direction exécuter un seul pas de plus.
Si on parvient à se représenter en gros ce spectacle sans précédent, on voudrait quand même des
détails... Et on a peur malgré tout de manquer la fête, de n’être plus assez jeune pour avoir la chance
d’y assister.
*
Qu’il sorte de la bouche d’un épicier ou d’un philosophe, le mot être, si riche, si tentant, si lourd
de signification en apparence, ne veut en fait rien dire du tout. Il est incroyable qu’un esprit sensé
puisse s’en servir en quelque occasion que ce soit.
*
Debout, au milieu de la nuit, je tournais dans ma chambre avec la certitude d’être un élu et un
scélérat, double privilège, naturel pour celui qui veille, révoltant ou incompréhensible pour les
captifs de la logique diurne.
*
Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir eu une enfance malheureuse. La mienne fut bien plus
qu’heureuse. Elle fut couronnée. Je ne trouve pas de meilleur qualificatif pour désigner ce qu’elle
eut de triomphal jusque dans ses affres. Cela devait se payer, cela ne pouvait rester impuni.
*
Si j’aime tant la correspondance de Dostoïevski, c’est qu’il n’y est question que de maladie et
d’argent, uniques sujets « brûlants ». Tout le reste n’est que fioritures et fatras.
*
Dans cinq cent mille ans l’Angleterre sera, paraît-il, entièrement recouverte d’eau. Si j’étais
Anglais, je déposerais les armes toute affaire cessante.
Chacun a son unité de temps. Pour tel, c’est la journée, la semaine, le mois ou l’année ; pour tel
autre, c’est dix ans, voire cent... Ces unités, encore à l’échelle humaine, sont compatibles avec
n’importe quel projet et n’importe quelle besogne.
Il en est qui prennent comme unité le temps même et qui s’élèvent parfois au-dessus : pour eux,
quelle besogne, quel projet méritent d’être pris au sérieux ? Qui voit trop loin, qui est contemporain
de tout l’avenir, ne peut plus s’affairer, ni même bouger...
*
La pensée de la précarité m’accompagne en toute occasion : en mettant, ce matin, une lettre à la
poste, je me disais qu’elle s’adressait à un mortel...
*
Une seule expérience absolue, à propos de n’importe quoi, et vous faites, à vos propres yeux,
figure de survivant.
*
J’ai toujours vécu avec la conscience de l’impossibilité de vivre. Et ce qui m’a rendu l’existence
supportable, c’est la curiosité de voir comment j’allais passer d’une minute, d’une journée, d’une
année à l’autre.
*
La première condition pour devenir un saint est d’aimer les fâcheux, de supporter les visites...
*
Secouer les gens, les tirer de leur sommeil, tout en sachant que l’on commet là un crime, et qu’il
vaudrait mille fois mieux les y laisser persévérer, puisque aussi bien lorsqu’ils s’éveillent on n’a rien
à leur proposer...
*
Port-Royal. Au milieu de cette verdure, tant de combats et de déchirements à cause de quelques
vétilles ! Toute croyance, au bout d’un certain temps, paraît gratuite et incompréhensible, comme du
reste la contre-croyance qui l’a ruinée. Seul subsiste l’abasourdissement que l’une et l’autre
provoquent.
*
Un pauvre type qui sent le temps, qui en est victime, qui en crève, qui n’éprouve rien d’autre, qui
est temps à chaque instant, connaît ce qu’un métaphysicien ou un poète ne devine qu’à la faveur d’un
effondrement ou d’un miracle.
*
Ces grondements intérieurs qui n’aboutissent à rien, et où l’on est réduit à l’état de volcan
grotesque.
*
Chaque fois que je suis saisi par un accès de fureur, au début je m’en afflige et me méprise,
ensuite je me dis : quelle chance, quelle aubaine ! Je suis encore en vie, je fais toujours partie de ces
fantômes en chair et en os...
*
Le télégramme que je venais de recevoir n’en finissait pas. Toutes mes prétentions et toutes mes
insuffisances y passaient. Tel travers, à peine soupçonné par moi-même, y était désigné, proclamé.
Quelle divination, et quelle minutie ! Au bout de l’interminable réquisitoire, nul indice, nulle trace
qui permît d’en identifier l’auteur. Qui pouvait-il bien être ? et pourquoi cette précipitation et ce
recours insolite ? A-t-on jamais dit son fait à quelqu’un avec plus de rigueur dans la hargne ? D’où
est-il surgi ce justicier omniscient qui n’ose se nommer, ce lâche au courant de tous mes secrets, cet
inquisiteur qui ne m’accorde aucune circonstance atténuante, même pas celle qu’on reconnaît au
plus endurci des tortionnaires ? Moi aussi j’ai pu m’égarer, moi aussi j’ai droit à quelque indulgence.
Je recule devant l’inventaire de mes défauts, je suffoque, je ne peux plus supporter ce défilé de
vérités... Maudite dépêche ! Je la déchire, et me réveille...
*
Avoir des opinions est inévitable, est normal ; avoir des convictions l’est moins. Toutes les fois
que je rencontre quelqu’un qui en possède, je me demande quel vice de son esprit, quelle fêlure les
lui a fait acquérir. Si légitime que soit cette question, l’habitude que j’ai de me la poser, me gâche le
plaisir de la conversation, me donne mauvaise conscience, me rend odieux à mes propres yeux.
*
Il fut un temps où écrire me semblait chose importante. De toutes mes superstitions, celle-ci me
paraît la plus compromettante et la plus incompréhensible.
*
J’ai abusé du mot dégoût. Mais quel autre vocable choisir pour désigner un état où l’exaspération
est sans cesse corrigée par la lassitude et la lassitude par l’exaspération ?
*
Pendant toute la soirée, ayant tenté de le définir, nous avons passé en revue les euphémismes qui
permettent de ne pas prononcer, à son sujet, le mot de perfidie. Il n’est pas perfide, il est seulement
tortueux, diaboliquement tortueux, et, en même temps, innocent, naïf, voire angélique. Qu’on se
représente, si on peut, un mélange d’Aliocha et de Smerdiakov.
*
Quand on ne croit plus en soi-même, on cesse de produire ou de batailler, on cesse même de se
poser des questions ou d’y répondre, alors que c’est le contraire qui devrait avoir lieu, vu que c’est
justement à partir de ce moment qu’étant libre d’attaches, on est apte à saisir le vrai, à discerner ce
qui est réel de ce qui ne l’est pas. Mais une fois tarie la confiance à son propre rôle, ou à son propre
lot, on devient incurieux de tout, même de la « vérité », bien qu’on en soit plus près que jamais.
*
Au Paradis, je ne tiendrais pas une « saison », ni même un jour. Comment expliquer alors la
nostalgie que j’en ai ? Je ne l’explique pas, elle m’habite depuis toujours, elle était en moi avant moi.
*
N’importe qui peut avoir de loin en loin le sentiment de n’occuper qu’un point et un instant ;
connaître ce sentiment jour et nuit, toutes les heures en fait, cela est moins commun, et c’est à partir
de cette expérience, de cette donnée, qu’on se tourne vers le nirvâna ou le sarcasme, ou vers les
deux à la fois.
*
Bien qu’ayant juré de ne jamais pécher contre la sainte concision, je reste toujours complice des
mots, et si je suis séduit par le silence, je n’ose y entrer, je rôde seulement à sa périphérie.
*
On devrait établir le degré de vérité d’une religion d’après le cas qu’elle fait du Démon : plus elle
lui accorde une place éminente, plus elle témoigne qu’elle se soucie du réel, qu’elle se refuse aux
supercheries et au mensonge, qu’elle est sérieuse, qu’elle tient plus à constater qu’à divaguer, qu’à
consoler.
*
Rien ne mérite d’être défait, sans doute parce que rien ne méritait d’être fait. Ainsi on se détache
de tout, de l’originel autant que de l’ultime, de l’avènement comme de l’effondrement.
*
Que tout ait été dit, qu’il n’y ait plus rien à dire, on le sait, on le sent. Mais ce qu’on sent moins est
que cette évidence confère au langage un statut étrange, voire inquiétant, qui le rachète. Les mots
sont enfin sauvés, parce qu’ils ont cessé de vivre.
*
L’immense bien et l’immense mal que j’aurais retirés de mes ruminations sur la condition des
morts.
*
L’indéniable avantage de vieillir est de pouvoir observer de près la lente et méthodique
dégradation des organes ; ils commencent tous à craquer, les uns d’une façon voyante, les autres,
discrète. Ils se détachent du corps, comme le corps se détache de nous : il nous échappe, il nous fuit,
il ne nous appartient plus. C’est un transfuge que nous ne pouvons même pas dénoncer, puisqu’il ne
s’arrête nulle part et ne se met au service de personne.
*
Je ne me lasse pas de lire sur les ermites, de préférence sur ceux dont on a dit qu’ils
étaient « fatigués de chercher Dieu ». Je suis ébloui par les ratés du Désert.
*
Si, on ne sait comment, Rimbaud avait pu continuer (autant se représenter les lendemains de
l’inouï, un Nietzsche en pleine production après Ecce Home), il aurait fini par reculer, par s’assagir,
par commenter ses explosions, par les expliquer, et s’expliquer. Sacrilège dans tous les cas, l’excès
de conscience n’étant qu’une forme de profanation.
*
Je n’ai approfondi qu’une seule idée, à savoir que tout ce que l’homme accomplit se retourne
nécessairement contre lui. L’idée n’est pas neuve, mais je l’ai vécue avec une force de conviction, un
acharnement dont jamais fanatisme ni délire n’a approché. Il n’est martyre, il n’est déshonneur que je
ne souffrirais pour elle, et je ne l’échangerais contre aucune autre vérité, contre aucune autre
révélation.
*
Aller plus loin encore que le Bouddha, s’élever au-dessus du nirvâna, apprendre à s’en passer...,
n’être plus arrêté par rien, même par l’idée de délivrance, la tenir pour une simple halte, une gêne,
une éclipse...
*
Mon faible pour les dynasties condamnées, pour les empires croulants, pour les Montezuma de
toujours, pour ceux qui croient aux signes, pour les déchirés et les traqués, pour les intoxiqués
d’inéluctable, pour les menacés, pour les dévorés, pour tous ceux qui attendent leur bourreau...
*
Je passe sans m’arrêter devant la tombe de ce critique dont j’ai remâché maints propos fielleux. Je
ne m’arrête pas davantage devant celle du poète qui, vivant, ne songea qu’à sa dissolution finale.
D’autres noms me poursuivent, des noms d’ailleurs, liés à un enseignement impitoyable et apaisant,
à une vision bien faite pour expulser de l’esprit toutes les obsessions, même les funèbres.
Nâgârjuna, Candrakîrti, Çantideva —, pourfendeurs non pareils, dialecticiens travaillés par
l’obsession du salut, acrobates et apôtres de la Vacuité..., pour qui, sages entre les sages, l’univers
n’était qu’un mot...
*
Le spectacle de ces feuilles si empressées de tomber, j’ai beau l’observer depuis tant d’automnes,
je n’en éprouve pas moins chaque fois une surprise où « le froid dans le dos » l’emporterait de loin
sans l’irruption, au dernier moment, d’une allégresse dont je n’arrive pas à démêler l’origine.
*
Il est des moments où, si éloignés que nous soyons de toute foi, nous ne concevons que Dieu
comme interlocuteur. Nous adresser à quelqu’un d’autre nous semble une impossibilité ou une folie.
La solitude, à son stade extrême, exige une forme de conversation, extrême elle aussi.
*
L’homme dégage une odeur spéciale : de tous les animaux, lui seul sent le cadavre.
*
Les heures ne voulaient pas couler. Le jour semblait lointain, inconcevable. Au vrai, ce n’est pas
le jour que j’attendais mais l’oubli de ce temps rétif qui refusait d’avancer. Heureux, me disais-je, le
condamné à mort qui, la veille de l’exécution, est du moins sûr de passer une bonne nuit !
*
Vais-je pouvoir rester encore debout ? vais-je m’écrouler ?
*
S’il y a une sensation intéressante, c’est bien celle qui nous donne l’avant-goût de l’épilepsie.
*
Quiconque se survit se méprise sans se l’avouer, et parfois sans le savoir.
*
Quand on a dépassé l’âge de la révolte, et qu’on se déchaîne encore, on se fait à soi-même l’effet
d’un Lucifer gâteux.
*
Si on ne portait pas les stigmates de la vie, qu’il serait aisé de s’esquiver, et comme tout irait tout
seul !
*
Mieux que personne, je suis capable de pardonner sur le coup. L’envie de me venger ne me vient
que tard, trop tard, au moment où le souvenir de l’offense est sur le point de s’effacer, et où,
l’incitation à l’acte devenue quasi nulle, je n’ai plus que la ressource de déplorer mes « bons
sentiments ».
*
Ce n’est que dans la mesure où, à chaque instant, on se frotte à la mort, qu’on a chance d’entrevoir
sur quelle insanité se fonde toute existence.
*
En tout dernier lieu, il est absolument indifférent que l’on soit quelque chose, que l’on soit même
Dieu. De cela, avec un peu d’insistance on pourrait faire convenir à peu près tout le monde. Mais
alors comment se fait-il que chacun aspire à un surcroît d’être, et qu’il n’y ait personne qui
s’astreigne à baisser, à descendre vers la carence idéale ?
*
Selon une croyance assez répandue parmi certaines peuplades, les morts parlent la même langue
que les vivants, avec cette différence que pour eux les mots ont un sens opposé à celui qu’ils
avaient : grand signifie petit, proche lointain, blanc noir...
Mourir se réduirait donc à cela ? N’empêche que, mieux que n’importe quelle invention funèbre,
ce retournement complet du langage indique ce que la mort comporte d’inhabituel, de sidérant...
*
Croire à l’avenir de l’homme, je le veux bien, mais comment y arriver lorsqu’on est malgré tout en
possession de ses facultés ? Il y faudrait leur débâcle quasi totale, et encore !
*
Une pensée qui n’est pas secrètement marquée par la fatalité, est interchangeable, ne vaut rien,
n’est que pensée...
*
A Turin, au début de sa crise, Nietzsche se précipitait sans cesse vers son miroir, s’y regardait,
s’en détournait, s’y regardait de nouveau. Dans le train qui le conduisait à Bâle, la seule chose qu’il
réclamait avec insistance c’était un miroir encore. Il ne savait plus qui il était, il se cherchait, et lui,
si attaché à sauvegarder son identité, si avide de soi, n’avait plus, pour se retrouver, que le plus
grossier, le plus lamentable des recours.
*
Je ne connais personne de plus inutile et de plus inutilisable que moi. C’est là une donnée que je
devrais accepter tout simplement, sans en tirer la moindre fierté. Tant qu’il n’en sera pas ainsi, la
conscience de mon inutilité ne me servira à rien.
*
Quel que soit le cauchemar qu’on fait, on y joue un rôle, on en est le protagoniste, on y est
quelqu’un. C’est pendant la nuit que le déshérité triomphe. Si on supprimait les mauvais rêves, il y
aurait des révolutions en série.
*
L’effroi devant l’avenir se greffe toujours sur le désir d’éprouver cet effroi.
*
Tout à coup, je me trouvai seul devant... Je sentis, en cet après-midi de mon enfance, qu’un
événement très grave venait de se produire. Ce fut mon premier éveil, le premier indice, le signe
avant-coureur de la conscience. Jusqu’alors je n’avais été qu’un être. A partir de ce moment, j’étais
plus et moins que cela. Chaque moi commence par une fêlure et une révélation.
*
Naissance et chaîne sont synonymes. Voir le jour, voir des menottes...
*
Dire : « Tout est illusoire », c’est sacrifier à l’illusion, c’est lui reconnaître un haut degré de
réalité, le plus haut même, alors qu’au contraire on voulait la discréditer. Que faire ? Le mieux est de
cesser de la proclamer ou de la dénoncer, de s’y asservir en y pensant. Est entrave même l’idée qui
disqualifie toutes les idées.
*
Si on pouvait dormir vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on rejoindrait vite le marasme
primordial, la béatitude de cette torpeur sans faille d’avant le Genèse — rêve de toute conscience
excédée d’elle-même.
*
Ne pas naître est sans contredit la meilleure formule qui soit. Elle n’est malheureusement à la
portée de personne.
*
Nul plus que moi n’a aimé ce monde, et cependant me l’aurait-on offert sur un plateau, même
enfant je me serais écrié : « Trop tard, trop tard ! »
*
Qu’avez-vous, mais qu’avez-vous donc ? — Je n’ai rien, je n’ai rien, j’ai fait seulement un bond
hors de mon sort, et je ne sais plus maintenant vers quoi me tourner, vers quoi courir...
P.-S.
Conformément au souhait de Cioran, nous ne donnons que son texte, sans introduction, notes ou commentaires.
Quelqu’un que nous plaçons très haut nous devient plus proche quand il accomplit un acte
indigne de lui. Par là, il nous dispense du calvaire de la vénération. Et c’est à partir de ce moment
que nous éprouvons à son égard un véritable attachement.
*
Rien ne surpasse en gravité les vilenies et les grossièretés que l’on commet par timidité.
*
Flaubert, devant le Nil et les Pyramides, ne songeait, suivant un témoin, qu’à la Normandie,
qu’aux mœurs et aux paysages de la future Madame Bovary. Rien ne semblait exister pour lui en
dehors d’elle. Imaginer, c’est se restreindre, c’est exclure : sans une capacité démesurée de refus, nul
projet, nulle œuvre, nul moyen de réaliser quoi que ce soit.
*
Ce qui ressemble de près ou de loin à une victoire me paraît à tel point un déshonneur, que je ne
peux combattre, en toute circonstance, qu’avec le ferme propos d’avoir le dessous. J’ai dépassé le
stade où les êtres importent, et ne vois plus aucune raison de lutter dans les mondes connus.
*
On n’enseigne la philosophie que dans l’agora, dans un jardin ou chez soi. La chaire est le
tombeau du philosophe, la mort de toute pensée vivante, la chaire est l’esprit en deuil.
*
Que je puisse désirer encore, cela prouve bien que je n’ai pas une perception exacte de la réalité,
que je divague, que je suis à mille lieues du Vrai. « L’homme, lit-on dans le Dhammapada, n’est la
proie du désir que parce qu’il ne voit pas les choses telles qu’elles sont. »
*
Je tremblais de rage : mon honneur était en jeu. Les heures passaient, l’aube approchait. Allais-je,
à cause d’une vétille, gâcher ma nuit ? J’avais beau essayer de minimiser l’incident, les raisons que
j’inventais pour me calmer demeuraient sans effet. Ils ont osé me faire ça ! J’étais sur le point
d’ouvrir la fenêtre et de hurler comme un fou furieux, quand l’image de notre planète tournant
comme une toupie s’empara tout à coup de mon esprit. Ma rage retomba aussitôt.
*
La mort n’est pas tout à fait inutile. C’est quand même grâce à elle qu’il nous sera donné peut-être
de recouvrer l’espace d’avant la naissance, notre seul espace...
*
Qu’on avait raison autrefois de commencer la journée par une prière, par un appel au secours !
Faute de savoir à qui nous adresser, nous finirons par nous prosterner devant la première divinité
maboule.
*
La conscience aiguë d’avoir un corps, c’est cela l’absence de santé.
... Autant dire que je ne me suis jamais bien porté.
*
Tout est duperie, je l’ai toujours su ; cependant cette certitude ne m’a apporté aucun apaisement,
sauf aux moments où elle m’était violemment présente à l’esprit...
*
La perception de la précarité hissée au rang de vision, d’expérience mystique.
*
La seule manière de supporter revers après revers est d’aimer l’idée même de revers. Si on y
parvient, plus de surprises : on est supérieur à tout ce qui arrive, on est une victime invincible.
*
Dans les sensations de douleurs très fortes, beaucoup plus que dans les faibles, on s’observe, on
se dédouble, on demeure extérieur à soi, quand bien même on gémit ou on hurle. Tout ce qui
confine au supplice réveille en chacun le psychologue, le curieux, ainsi que l’expérimentateur : on
veut voir jusqu’où on peut aller dans l’intolérable.
*
Qu’est-ce que l’injustice auprès de la maladie ? Il est vrai qu’on peut trouver injuste le fait d’être
malade. C’est d’ailleurs ainsi que réagit chacun, sans se soucier de savoir s’il a raison ou tort.
La maladie est : rien de plus réel qu’elle. Si on la déclare injuste, il faut oser en faire autant de
l’être lui-même, parler en somme de l’injustice d’exister.
*
La création, telle qu’elle était, ne valait pas cher ; rafistolée, elle vaut encore moins. Que ne l’a-t-
on pas laissée dans sa vérité, sa nullité première !
Le Messie à venir, le vrai, on comprend qu’il tarde à se manifester. La tâche qui l’attend n’est pas
aisée : comment s’y prendrait-il pour délivrer l’humanité de la manie du mieux ?
*
Quand, furieux de s’être trop habitué à soi-même, on se met à se détester, on s’aperçoit bientôt
que c’est pis qu’avant, que se haïr renforce encore davantage les liens avec soi.
*
Je ne l’interromps pas, le laisse peser les mérites de chacun, j’attends qu’il m’exécute... Son
incompréhension des êtres est confondante. Subtile et candide à la fois, il vous juge comme si vous
étiez une entité ou une catégorie. Le temps n’ayant pas eu de prise sur lui, il ne peut admettre que je
sois en dehors de tout ce qu’il défend, que plus rien de ce qu’il prône ne me regarde encore.
Le dialogue devient sans objet avec quelqu’un qui échappe au défilé des années. Je demande à
ceux que j’aime de me faire la grâce de vieillir.
*
Le trac devant quoi que ce soit, devant le plein et le vide également. Le trac originel...
*
Dieu est, même s’il n’est pas.
*
D. est incapable d’assimiler le Mal. Il en constate l’existence mais il ne peut l’incorporer à sa
pensée. Sortirait-il de l’enfer qu’on ne le saurait pas, tant, dans ses propos, il au-dessus de ce qui lui
nuit.
Les épreuves qu’il a endurées, on en chercherait en vain le moindre vestige dans ses idées. De
temps en temps il a des réflexes, des réflexes seulement, d’homme blessé. Fermé au négatif, il ne
discerne pas que tout ce que nous possédons n’est qu’un capital de non-être. Cependant plus d’un de
ses gestes révèle un esprit démoniaque. Démoniaque sans le savoir. C’est un destructeur obnubilé et
stérilisé par le Bien.
*
La curiosité de mesurer ses progrès dans la déchéance, est la seule raison qu’on a d’avancer en
âge. On se croyait arrivé à la limite, on pensait que l’horizon était à jamais bouché, on se lamentait,
on se laisser aller au découragement. Et puis on s’aperçoit qu’on peut tomber plus bas encore, qu’il y
a du nouveau, que tout espoir n’est pas perdu, qu’il est possible de s’enfoncer un peu plus et d’écarter
ainsi le danger de se figer, de se scléroser...
*
« La vie ne semble un bien qu’à l’insensé », se plaisait à dire, il y a vingt-trois siècles, Hégésias,
philosophe cyrénaïque, dont il ne reste à peu près que ce propos... S’il y a une œuvre qu’on aimerait
réinventer, c’est bien la sienne.
*
Nul n’approche de la condition du sage s’il n’a pas la bonne fortune d’être oublié de son vivant.
*
Penser, c’est saper, c’est se saper. Agir entraîne moins de risques, parce que l’action remplit
l’intervalle entre les choses et nous, alors que la réflexion l’élargit dangereusement.
... Tant que je m’abandonne à un exercice physique, à un travail manuel, je suis heureux, comblé ;
dès que je m’arrête, je suis pris d’un mauvais vertige, et ne songe plus qu’à déguerpir pour toujours.
*
Au point le plus bas de soi-même, quand on touche le fond et qu’on palpe l’abîme, on est soulevé
d’un coup — réaction de défense ou orgueil ridicule — par le sentiment d’être supérieur à Dieu. Le
côté grandiose et impur de la tentation d’en finir.
*
Une émission sur les loups, avec des exemples de hurlement. Quel langage ! Il n’en existe pas de
plus déchirant. Jamais je ne l’oublierai, et il me suffira à l’avenir, dans des moments de trop grande
solitude, de me le rappeler distinctement, pour avoir le sentiment d’appartenir à une communauté.
*
A partir du moment où la défaite était en vue, Hitler ne parlait plus que de victoire. Il y croyait —
il se comportait en tout cas comme s’il y croyait — et il resta jusqu’à la fin claquemuré dans son
optimisme, dans sa foi. Tout s’effondrait autour de lui, chaque jour apportait un démenti à ses
espérances mais, persistant à escompter l’impossible, s’aveuglant comme seuls les incurables savent
le faire, il eut la force d’aller jusqu’au bout, d’inventer horreur après horreur, et de continuer au-delà
de sa folie, au-delà même de sa destinée. C’est ainsi qu’on peut dire de lui, de lui qui a tout raté, qu’il
s’est réalisé mieux qu’aucun autre mortel.
*
« Après moi le déluge » est la devise inavouée de tout un chacun : si nous admettons que d’autres
nous survivent, c’est avec l’espoir qu’ils en seront punis.
*
Un zoologiste qui, en Afrique, a observé de près les gorilles, s’étonne de l’uniformité de leur vie
et de leur grand désœuvrement. Des heures et des heures sans rien faire... Ils ne connaissent donc
pas l’ennui ?
Cette question est bien d’un homme, d’un singe occupé. Loin de fuir la monotonie, les animaux la
recherchent, et ce qu’ils redoutent le plus c’est de la voir cesser. Car elle ne cesse que pour être
remplacée par la peur, cause de tout affairement.
L’inaction est divine. C’est pourtant contre elle que l’homme s’est insurgé. Lui seul, dans la
nature, est incapable de supporter la monotonie, lui seul veut à tout prix que quelque chose arrive,
n’importe quoi. Par là, il se montre indigne de son ancêtre : le besoin de nouveauté est le fait d’un
gorille fourvoyé.
*
Nous approchons de plus en plus de l’Irrespirable. Quand nous y serons parvenus, ce sera le
grand Jour. Nous n’en sommes hélas ! qu’à la veille.
*
Une nation n’atteint à la prééminence et ne la conserve qu’aussi longtemps qu’elle accepte des
conventions nécessairement ineptes, et qu’elle est inféodée à des préjugés, sans les prendre pour
tels. Dès qu’elle les appelle par leur nom, tout est démasqué, tout est compromis.
Vouloir dominer, jouer un rôle, faire la loi, ne va pas sans une forte dose de stupidité : l’histoire,
dans son essence, est stupide... Elle continue, elle avance, parce que les nations liquident leurs
préjugés à tour de rôle. Si elles s’en débarrassaient en même temps, il n’y aurait plus qu’une
bienheureuse désagrégation universelle.
*
On ne peut pas vivre sans mobiles. Je n’ai plus de mobiles, et je vis.
*
J’étais en parfaite santé, j’allais mieux que jamais. Tout à coup un froid me saisit pour lequel il me
parut évident qu’il n’y avait pas de remède. Que m’arrivait-il ? Ce n’était pourtant pas la première fois
qu’une telle sensation me submergeait. Mais auparavant je la supportais sans essayer de la
comprendre. Cette fois-ci, je voulais savoir, et tout de suite. J’écartai hypothèse après hypothèse : il
ne pouvait être question de maladie. Pas ombre d’un symptôme auquel m’accrocher. Que faire ?
J’étais en pleine déroute, incapable de trouver ne serait-ce qu’un simulacre d’explication, lorsque
l’idée me vint — et ce fut un vrai soulagement — qu’il ne s’agissait là que d’une version du grand,
de l’ultime froid, que c’était lui simplement qui s’exerçait, qui faisait une répétition...
*
Au paradis, les objets et les êtres, assiégés de tous côtés par la lumière, ne projettent pas d’ombre.
Autant dire qu’ils manquent de réalité, comme tout ce qui est inentamé par les ténèbres et déserté
par la mort.
*
Nos premières intuitions sont les vraies. Ce que je pensais d’un tas de choses dans ma prime
jeunesse, me paraît de plus en plus juste, et, après tant d’égarements et de détours, j’y reviens
maintenant, tout affligé d’avoir pu ériger mon existence sur la ruine de ces évidences-là.
*
Un lieu que j’ai parcouru, je ne m’en souviens que si j’ai eu la veine d’y connaître quelque
anéantissement par le cafard.
*
A la foire, devant ce bateleur qui grimaçait, gueulait, se fatiguait, je me disais qu’il faisait son
devoir, lui, alors que moi j’esquivais le mien.
*
Se manifester, œuvrer, dans n’importe quel domaine, est le fait d’un fanatique plus ou moins
camouflé. Si on ne s’estime pas investi d’une mission, exister est difficile ; agir, impossible.
*
La certitude qu’il n’y a pas de salut est une forme de salut, elle est même le salut. A partir de là on
peut aussi bien organiser sa propre vie que construire une philosophie de l’histoire. L’insoluble
comme solution, comme seule issue...
*
Mes infirmités m’ont gâché l’existence, mais c’est grâce à elles que j’existe, que je m’imagine que
j’existe.
*
L’homme ne m’intéresse que depuis qu’il ne croit plus en lui-même. Tant qu’il était en pleine
ascension, il ne méritait qu’indifférence. Maintenant il suscite un sentiment nouveau, une sympathie
spéciale : l’horreur attendrie.
*
J’ai beau m’être débarrassé de tant de superstitions et de liens, je ne puis me tenir pour libre, pour
éloigné de tout. La folie du désistement, ayant survécu aux autres passions, n’accepte pas de me
quitter : elle me harasse, elle persévère, elle exige que je continue à renoncer. Mais à quoi ? Que me
reste-t-il à rejeter ? Je me le demande. Mon rôle est fini, ma carrière achevée, et cependant rien n’est
changé à ma vie, j’en suis au même point, je dois me désister encore et toujours.
XII
Il n’est pas de position plus fausse que d’avoir compris et de rester encore en vie.
*
Quand on considère froidement cette portion de durée impartie à chacun, elle paraît également
satisfaisante et également dérisoire, qu’elle s’étende sur un jour ou sur un siècle.
« J’ai fait mon temps. » — Il n’est pas d’expression qu’on puisse proférer avec plus d’à-propos à
n’importe quel instant d’une vie, au premier y compris.
*
La mort est la providence de ceux qui auront eu le goût et le don du fiasco, elle est la récompense
de tous ceux qui n’ont pas abouti, qui ne tenaient pas à aboutir... Elle leur donne raison, elle est leur
triomphe. En revanche, pour les autres, pour ceux qui ont peiné pour réussir, et qui ont réussi, quel
démenti, quelle gifle !
*
Un moine d’Égypte, après quinze ans de solitude complète, reçut de ses parents et de ses amis
tout un paquet de lettres. Il ne les ouvrit pas, il les jeta au feu, pour échapper à l’agression des
souvenirs. On ne peut rester en communion avec soi-même et ses pensées, si on permet aux
revenants de se manifester, de sévir. Le désert ne signifie pas tant une vie nouvelle que la mort du
passé : on s’est enfin évadé de sa propre histoire. Dans le siècle, non moins que les thébaïdes, les
lettres qu’on écrit, comme celles qu’on reçoit, témoignent qu’on est enchaîné, qu’on n’a brisé aucun
lien, qu’on n’est qu’un esclave et qu’on mérite de l’être.
*
Un peu de patience, et le moment viendra où plus rien ne sera encore possible, où l’humanité,
acculée à elle-même, ne pourra dans aucune direction exécuter un seul pas de plus.
Si on parvient à se représenter en gros ce spectacle sans précédent, on voudrait quand même des
détails... Et on a peur malgré tout de manquer la fête, de n’être plus assez jeune pour avoir la chance
d’y assister.
*
Qu’il sorte de la bouche d’un épicier ou d’un philosophe, le mot être, si riche, si tentant, si lourd
de signification en apparence, ne veut en fait rien dire du tout. Il est incroyable qu’un esprit sensé
puisse s’en servir en quelque occasion que ce soit.
*
Debout, au milieu de la nuit, je tournais dans ma chambre avec la certitude d’être un élu et un
scélérat, double privilège, naturel pour celui qui veille, révoltant ou incompréhensible pour les
captifs de la logique diurne.
*
Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir eu une enfance malheureuse. La mienne fut bien plus
qu’heureuse. Elle fut couronnée. Je ne trouve pas de meilleur qualificatif pour désigner ce qu’elle
eut de triomphal jusque dans ses affres. Cela devait se payer, cela ne pouvait rester impuni.
*
Si j’aime tant la correspondance de Dostoïevski, c’est qu’il n’y est question que de maladie et
d’argent, uniques sujets « brûlants ». Tout le reste n’est que fioritures et fatras.
*
Dans cinq cent mille ans l’Angleterre sera, paraît-il, entièrement recouverte d’eau. Si j’étais
Anglais, je déposerais les armes toute affaire cessante.
Chacun a son unité de temps. Pour tel, c’est la journée, la semaine, le mois ou l’année ; pour tel
autre, c’est dix ans, voire cent... Ces unités, encore à l’échelle humaine, sont compatibles avec
n’importe quel projet et n’importe quelle besogne.
Il en est qui prennent comme unité le temps même et qui s’élèvent parfois au-dessus : pour eux,
quelle besogne, quel projet méritent d’être pris au sérieux ? Qui voit trop loin, qui est contemporain
de tout l’avenir, ne peut plus s’affairer, ni même bouger...
*
La pensée de la précarité m’accompagne en toute occasion : en mettant, ce matin, une lettre à la
poste, je me disais qu’elle s’adressait à un mortel...
*
Une seule expérience absolue, à propos de n’importe quoi, et vous faites, à vos propres yeux,
figure de survivant.
*
J’ai toujours vécu avec la conscience de l’impossibilité de vivre. Et ce qui m’a rendu l’existence
supportable, c’est la curiosité de voir comment j’allais passer d’une minute, d’une journée, d’une
année à l’autre.
*
La première condition pour devenir un saint est d’aimer les fâcheux, de supporter les visites...
*
Secouer les gens, les tirer de leur sommeil, tout en sachant que l’on commet là un crime, et qu’il
vaudrait mille fois mieux les y laisser persévérer, puisque aussi bien lorsqu’ils s’éveillent on n’a rien
à leur proposer...
*
Port-Royal. Au milieu de cette verdure, tant de combats et de déchirements à cause de quelques
vétilles ! Toute croyance, au bout d’un certain temps, paraît gratuite et incompréhensible, comme du
reste la contre-croyance qui l’a ruinée. Seul subsiste l’abasourdissement que l’une et l’autre
provoquent.
*
Un pauvre type qui sent le temps, qui en est victime, qui en crève, qui n’éprouve rien d’autre, qui
est temps à chaque instant, connaît ce qu’un métaphysicien ou un poète ne devine qu’à la faveur d’un
effondrement ou d’un miracle.
*
Ces grondements intérieurs qui n’aboutissent à rien, et où l’on est réduit à l’état de volcan
grotesque.
*
Chaque fois que je suis saisi par un accès de fureur, au début je m’en afflige et me méprise,
ensuite je me dis : quelle chance, quelle aubaine ! Je suis encore en vie, je fais toujours partie de ces
fantômes en chair et en os...
*
Le télégramme que je venais de recevoir n’en finissait pas. Toutes mes prétentions et toutes mes
insuffisances y passaient. Tel travers, à peine soupçonné par moi-même, y était désigné, proclamé.
Quelle divination, et quelle minutie ! Au bout de l’interminable réquisitoire, nul indice, nulle trace
qui permît d’en identifier l’auteur. Qui pouvait-il bien être ? et pourquoi cette précipitation et ce
recours insolite ? A-t-on jamais dit son fait à quelqu’un avec plus de rigueur dans la hargne ? D’où
est-il surgi ce justicier omniscient qui n’ose se nommer, ce lâche au courant de tous mes secrets, cet
inquisiteur qui ne m’accorde aucune circonstance atténuante, même pas celle qu’on reconnaît au
plus endurci des tortionnaires ? Moi aussi j’ai pu m’égarer, moi aussi j’ai droit à quelque indulgence.
Je recule devant l’inventaire de mes défauts, je suffoque, je ne peux plus supporter ce défilé de
vérités... Maudite dépêche ! Je la déchire, et me réveille...
*
Avoir des opinions est inévitable, est normal ; avoir des convictions l’est moins. Toutes les fois
que je rencontre quelqu’un qui en possède, je me demande quel vice de son esprit, quelle fêlure les
lui a fait acquérir. Si légitime que soit cette question, l’habitude que j’ai de me la poser, me gâche le
plaisir de la conversation, me donne mauvaise conscience, me rend odieux à mes propres yeux.
*
Il fut un temps où écrire me semblait chose importante. De toutes mes superstitions, celle-ci me
paraît la plus compromettante et la plus incompréhensible.
*
J’ai abusé du mot dégoût. Mais quel autre vocable choisir pour désigner un état où l’exaspération
est sans cesse corrigée par la lassitude et la lassitude par l’exaspération ?
*
Pendant toute la soirée, ayant tenté de le définir, nous avons passé en revue les euphémismes qui
permettent de ne pas prononcer, à son sujet, le mot de perfidie. Il n’est pas perfide, il est seulement
tortueux, diaboliquement tortueux, et, en même temps, innocent, naïf, voire angélique. Qu’on se
représente, si on peut, un mélange d’Aliocha et de Smerdiakov.
*
Quand on ne croit plus en soi-même, on cesse de produire ou de batailler, on cesse même de se
poser des questions ou d’y répondre, alors que c’est le contraire qui devrait avoir lieu, vu que c’est
justement à partir de ce moment qu’étant libre d’attaches, on est apte à saisir le vrai, à discerner ce
qui est réel de ce qui ne l’est pas. Mais une fois tarie la confiance à son propre rôle, ou à son propre
lot, on devient incurieux de tout, même de la « vérité », bien qu’on en soit plus près que jamais.
*
Au Paradis, je ne tiendrais pas une « saison », ni même un jour. Comment expliquer alors la
nostalgie que j’en ai ? Je ne l’explique pas, elle m’habite depuis toujours, elle était en moi avant moi.
*
N’importe qui peut avoir de loin en loin le sentiment de n’occuper qu’un point et un instant ;
connaître ce sentiment jour et nuit, toutes les heures en fait, cela est moins commun, et c’est à partir
de cette expérience, de cette donnée, qu’on se tourne vers le nirvâna ou le sarcasme, ou vers les
deux à la fois.
*
Bien qu’ayant juré de ne jamais pécher contre la sainte concision, je reste toujours complice des
mots, et si je suis séduit par le silence, je n’ose y entrer, je rôde seulement à sa périphérie.
*
On devrait établir le degré de vérité d’une religion d’après le cas qu’elle fait du Démon : plus elle
lui accorde une place éminente, plus elle témoigne qu’elle se soucie du réel, qu’elle se refuse aux
supercheries et au mensonge, qu’elle est sérieuse, qu’elle tient plus à constater qu’à divaguer, qu’à
consoler.
*
Rien ne mérite d’être défait, sans doute parce que rien ne méritait d’être fait. Ainsi on se détache
de tout, de l’originel autant que de l’ultime, de l’avènement comme de l’effondrement.
*
Que tout ait été dit, qu’il n’y ait plus rien à dire, on le sait, on le sent. Mais ce qu’on sent moins est
que cette évidence confère au langage un statut étrange, voire inquiétant, qui le rachète. Les mots
sont enfin sauvés, parce qu’ils ont cessé de vivre.
*
L’immense bien et l’immense mal que j’aurais retirés de mes ruminations sur la condition des
morts.
*
L’indéniable avantage de vieillir est de pouvoir observer de près la lente et méthodique
dégradation des organes ; ils commencent tous à craquer, les uns d’une façon voyante, les autres,
discrète. Ils se détachent du corps, comme le corps se détache de nous : il nous échappe, il nous fuit,
il ne nous appartient plus. C’est un transfuge que nous ne pouvons même pas dénoncer, puisqu’il ne
s’arrête nulle part et ne se met au service de personne.
*
Je ne me lasse pas de lire sur les ermites, de préférence sur ceux dont on a dit qu’ils
étaient « fatigués de chercher Dieu ». Je suis ébloui par les ratés du Désert.
*
Si, on ne sait comment, Rimbaud avait pu continuer (autant se représenter les lendemains de
l’inouï, un Nietzsche en pleine production après Ecce Home), il aurait fini par reculer, par s’assagir,
par commenter ses explosions, par les expliquer, et s’expliquer. Sacrilège dans tous les cas, l’excès
de conscience n’étant qu’une forme de profanation.
*
Je n’ai approfondi qu’une seule idée, à savoir que tout ce que l’homme accomplit se retourne
nécessairement contre lui. L’idée n’est pas neuve, mais je l’ai vécue avec une force de conviction, un
acharnement dont jamais fanatisme ni délire n’a approché. Il n’est martyre, il n’est déshonneur que je
ne souffrirais pour elle, et je ne l’échangerais contre aucune autre vérité, contre aucune autre
révélation.
*
Aller plus loin encore que le Bouddha, s’élever au-dessus du nirvâna, apprendre à s’en passer...,
n’être plus arrêté par rien, même par l’idée de délivrance, la tenir pour une simple halte, une gêne,
une éclipse...
*
Mon faible pour les dynasties condamnées, pour les empires croulants, pour les Montezuma de
toujours, pour ceux qui croient aux signes, pour les déchirés et les traqués, pour les intoxiqués
d’inéluctable, pour les menacés, pour les dévorés, pour tous ceux qui attendent leur bourreau...
*
Je passe sans m’arrêter devant la tombe de ce critique dont j’ai remâché maints propos fielleux. Je
ne m’arrête pas davantage devant celle du poète qui, vivant, ne songea qu’à sa dissolution finale.
D’autres noms me poursuivent, des noms d’ailleurs, liés à un enseignement impitoyable et apaisant,
à une vision bien faite pour expulser de l’esprit toutes les obsessions, même les funèbres.
Nâgârjuna, Candrakîrti, Çantideva —, pourfendeurs non pareils, dialecticiens travaillés par
l’obsession du salut, acrobates et apôtres de la Vacuité..., pour qui, sages entre les sages, l’univers
n’était qu’un mot...
*
Le spectacle de ces feuilles si empressées de tomber, j’ai beau l’observer depuis tant d’automnes,
je n’en éprouve pas moins chaque fois une surprise où « le froid dans le dos » l’emporterait de loin
sans l’irruption, au dernier moment, d’une allégresse dont je n’arrive pas à démêler l’origine.
*
Il est des moments où, si éloignés que nous soyons de toute foi, nous ne concevons que Dieu
comme interlocuteur. Nous adresser à quelqu’un d’autre nous semble une impossibilité ou une folie.
La solitude, à son stade extrême, exige une forme de conversation, extrême elle aussi.
*
L’homme dégage une odeur spéciale : de tous les animaux, lui seul sent le cadavre.
*
Les heures ne voulaient pas couler. Le jour semblait lointain, inconcevable. Au vrai, ce n’est pas
le jour que j’attendais mais l’oubli de ce temps rétif qui refusait d’avancer. Heureux, me disais-je, le
condamné à mort qui, la veille de l’exécution, est du moins sûr de passer une bonne nuit !
*
Vais-je pouvoir rester encore debout ? vais-je m’écrouler ?
*
S’il y a une sensation intéressante, c’est bien celle qui nous donne l’avant-goût de l’épilepsie.
*
Quiconque se survit se méprise sans se l’avouer, et parfois sans le savoir.
*
Quand on a dépassé l’âge de la révolte, et qu’on se déchaîne encore, on se fait à soi-même l’effet
d’un Lucifer gâteux.
*
Si on ne portait pas les stigmates de la vie, qu’il serait aisé de s’esquiver, et comme tout irait tout
seul !
*
Mieux que personne, je suis capable de pardonner sur le coup. L’envie de me venger ne me vient
que tard, trop tard, au moment où le souvenir de l’offense est sur le point de s’effacer, et où,
l’incitation à l’acte devenue quasi nulle, je n’ai plus que la ressource de déplorer mes « bons
sentiments ».
*
Ce n’est que dans la mesure où, à chaque instant, on se frotte à la mort, qu’on a chance d’entrevoir
sur quelle insanité se fonde toute existence.
*
En tout dernier lieu, il est absolument indifférent que l’on soit quelque chose, que l’on soit même
Dieu. De cela, avec un peu d’insistance on pourrait faire convenir à peu près tout le monde. Mais
alors comment se fait-il que chacun aspire à un surcroît d’être, et qu’il n’y ait personne qui
s’astreigne à baisser, à descendre vers la carence idéale ?
*
Selon une croyance assez répandue parmi certaines peuplades, les morts parlent la même langue
que les vivants, avec cette différence que pour eux les mots ont un sens opposé à celui qu’ils
avaient : grand signifie petit, proche lointain, blanc noir...
Mourir se réduirait donc à cela ? N’empêche que, mieux que n’importe quelle invention funèbre,
ce retournement complet du langage indique ce que la mort comporte d’inhabituel, de sidérant...
*
Croire à l’avenir de l’homme, je le veux bien, mais comment y arriver lorsqu’on est malgré tout en
possession de ses facultés ? Il y faudrait leur débâcle quasi totale, et encore !
*
Une pensée qui n’est pas secrètement marquée par la fatalité, est interchangeable, ne vaut rien,
n’est que pensée...
*
A Turin, au début de sa crise, Nietzsche se précipitait sans cesse vers son miroir, s’y regardait,
s’en détournait, s’y regardait de nouveau. Dans le train qui le conduisait à Bâle, la seule chose qu’il
réclamait avec insistance c’était un miroir encore. Il ne savait plus qui il était, il se cherchait, et lui,
si attaché à sauvegarder son identité, si avide de soi, n’avait plus, pour se retrouver, que le plus
grossier, le plus lamentable des recours.
*
Je ne connais personne de plus inutile et de plus inutilisable que moi. C’est là une donnée que je
devrais accepter tout simplement, sans en tirer la moindre fierté. Tant qu’il n’en sera pas ainsi, la
conscience de mon inutilité ne me servira à rien.
*
Quel que soit le cauchemar qu’on fait, on y joue un rôle, on en est le protagoniste, on y est
quelqu’un. C’est pendant la nuit que le déshérité triomphe. Si on supprimait les mauvais rêves, il y
aurait des révolutions en série.
*
L’effroi devant l’avenir se greffe toujours sur le désir d’éprouver cet effroi.
*
Tout à coup, je me trouvai seul devant... Je sentis, en cet après-midi de mon enfance, qu’un
événement très grave venait de se produire. Ce fut mon premier éveil, le premier indice, le signe
avant-coureur de la conscience. Jusqu’alors je n’avais été qu’un être. A partir de ce moment, j’étais
plus et moins que cela. Chaque moi commence par une fêlure et une révélation.
*
Naissance et chaîne sont synonymes. Voir le jour, voir des menottes...
*
Dire : « Tout est illusoire », c’est sacrifier à l’illusion, c’est lui reconnaître un haut degré de
réalité, le plus haut même, alors qu’au contraire on voulait la discréditer. Que faire ? Le mieux est de
cesser de la proclamer ou de la dénoncer, de s’y asservir en y pensant. Est entrave même l’idée qui
disqualifie toutes les idées.
*
Si on pouvait dormir vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on rejoindrait vite le marasme
primordial, la béatitude de cette torpeur sans faille d’avant le Genèse — rêve de toute conscience
excédée d’elle-même.
*
Ne pas naître est sans contredit la meilleure formule qui soit. Elle n’est malheureusement à la
portée de personne.
*
Nul plus que moi n’a aimé ce monde, et cependant me l’aurait-on offert sur un plateau, même
enfant je me serais écrié : « Trop tard, trop tard ! »
*
Qu’avez-vous, mais qu’avez-vous donc ? — Je n’ai rien, je n’ai rien, j’ai fait seulement un bond
hors de mon sort, et je ne sais plus maintenant vers quoi me tourner, vers quoi courir...
Il n’est pas de position plus fausse que d’avoir compris et de rester encore en vie.
*
Quand on considère froidement cette portion de durée impartie à chacun, elle paraît également
satisfaisante et également dérisoire, qu’elle s’étende sur un jour ou sur un siècle.
« J’ai fait mon temps. » — Il n’est pas d’expression qu’on puisse proférer avec plus d’à-propos à
n’importe quel instant d’une vie, au premier y compris.
*
La mort est la providence de ceux qui auront eu le goût et le don du fiasco, elle est la récompense
de tous ceux qui n’ont pas abouti, qui ne tenaient pas à aboutir... Elle leur donne raison, elle est leur
triomphe. En revanche, pour les autres, pour ceux qui ont peiné pour réussir, et qui ont réussi, quel
démenti, quelle gifle !
*
Un moine d’Égypte, après quinze ans de solitude complète, reçut de ses parents et de ses amis
tout un paquet de lettres. Il ne les ouvrit pas, il les jeta au feu, pour échapper à l’agression des
souvenirs. On ne peut rester en communion avec soi-même et ses pensées, si on permet aux
revenants de se manifester, de sévir. Le désert ne signifie pas tant une vie nouvelle que la mort du
passé : on s’est enfin évadé de sa propre histoire. Dans le siècle, non moins que les thébaïdes, les
lettres qu’on écrit, comme celles qu’on reçoit, témoignent qu’on est enchaîné, qu’on n’a brisé aucun
lien, qu’on n’est qu’un esclave et qu’on mérite de l’être.
*
Un peu de patience, et le moment viendra où plus rien ne sera encore possible, où l’humanité,
acculée à elle-même, ne pourra dans aucune direction exécuter un seul pas de plus.
Si on parvient à se représenter en gros ce spectacle sans précédent, on voudrait quand même des
détails... Et on a peur malgré tout de manquer la fête, de n’être plus assez jeune pour avoir la chance
d’y assister.
*
Qu’il sorte de la bouche d’un épicier ou d’un philosophe, le mot être, si riche, si tentant, si lourd
de signification en apparence, ne veut en fait rien dire du tout. Il est incroyable qu’un esprit sensé
puisse s’en servir en quelque occasion que ce soit.
*
Debout, au milieu de la nuit, je tournais dans ma chambre avec la certitude d’être un élu et un
scélérat, double privilège, naturel pour celui qui veille, révoltant ou incompréhensible pour les
captifs de la logique diurne.
*
Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir eu une enfance malheureuse. La mienne fut bien plus
qu’heureuse. Elle fut couronnée. Je ne trouve pas de meilleur qualificatif pour désigner ce qu’elle
eut de triomphal jusque dans ses affres. Cela devait se payer, cela ne pouvait rester impuni.
*
Si j’aime tant la correspondance de Dostoïevski, c’est qu’il n’y est question que de maladie et
d’argent, uniques sujets « brûlants ». Tout le reste n’est que fioritures et fatras.
*
Dans cinq cent mille ans l’Angleterre sera, paraît-il, entièrement recouverte d’eau. Si j’étais
Anglais, je déposerais les armes toute affaire cessante.
Chacun a son unité de temps. Pour tel, c’est la journée, la semaine, le mois ou l’année ; pour tel
autre, c’est dix ans, voire cent... Ces unités, encore à l’échelle humaine, sont compatibles avec
n’importe quel projet et n’importe quelle besogne.
Il en est qui prennent comme unité le temps même et qui s’élèvent parfois au-dessus : pour eux,
quelle besogne, quel projet méritent d’être pris au sérieux ? Qui voit trop loin, qui est contemporain
de tout l’avenir, ne peut plus s’affairer, ni même bouger...
*
La pensée de la précarité m’accompagne en toute occasion : en mettant, ce matin, une lettre à la
poste, je me disais qu’elle s’adressait à un mortel...
*
Une seule expérience absolue, à propos de n’importe quoi, et vous faites, à vos propres yeux,
figure de survivant.
*
J’ai toujours vécu avec la conscience de l’impossibilité de vivre. Et ce qui m’a rendu l’existence
supportable, c’est la curiosité de voir comment j’allais passer d’une minute, d’une journée, d’une
année à l’autre.
*
La première condition pour devenir un saint est d’aimer les fâcheux, de supporter les visites...
*
Secouer les gens, les tirer de leur sommeil, tout en sachant que l’on commet là un crime, et qu’il
vaudrait mille fois mieux les y laisser persévérer, puisque aussi bien lorsqu’ils s’éveillent on n’a rien
à leur proposer...
*
Port-Royal. Au milieu de cette verdure, tant de combats et de déchirements à cause de quelques
vétilles ! Toute croyance, au bout d’un certain temps, paraît gratuite et incompréhensible, comme du
reste la contre-croyance qui l’a ruinée. Seul subsiste l’abasourdissement que l’une et l’autre
provoquent.
*
Un pauvre type qui sent le temps, qui en est victime, qui en crève, qui n’éprouve rien d’autre, qui
est temps à chaque instant, connaît ce qu’un métaphysicien ou un poète ne devine qu’à la faveur d’un
effondrement ou d’un miracle.
*
Ces grondements intérieurs qui n’aboutissent à rien, et où l’on est réduit à l’état de volcan
grotesque.
*
Chaque fois que je suis saisi par un accès de fureur, au début je m’en afflige et me méprise,
ensuite je me dis : quelle chance, quelle aubaine ! Je suis encore en vie, je fais toujours partie de ces
fantômes en chair et en os...
*
Le télégramme que je venais de recevoir n’en finissait pas. Toutes mes prétentions et toutes mes
insuffisances y passaient. Tel travers, à peine soupçonné par moi-même, y était désigné, proclamé.
Quelle divination, et quelle minutie ! Au bout de l’interminable réquisitoire, nul indice, nulle trace
qui permît d’en identifier l’auteur. Qui pouvait-il bien être ? et pourquoi cette précipitation et ce
recours insolite ? A-t-on jamais dit son fait à quelqu’un avec plus de rigueur dans la hargne ? D’où
est-il surgi ce justicier omniscient qui n’ose se nommer, ce lâche au courant de tous mes secrets, cet
inquisiteur qui ne m’accorde aucune circonstance atténuante, même pas celle qu’on reconnaît au
plus endurci des tortionnaires ? Moi aussi j’ai pu m’égarer, moi aussi j’ai droit à quelque indulgence.
Je recule devant l’inventaire de mes défauts, je suffoque, je ne peux plus supporter ce défilé de
vérités... Maudite dépêche ! Je la déchire, et me réveille...
*
Avoir des opinions est inévitable, est normal ; avoir des convictions l’est moins. Toutes les fois
que je rencontre quelqu’un qui en possède, je me demande quel vice de son esprit, quelle fêlure les
lui a fait acquérir. Si légitime que soit cette question, l’habitude que j’ai de me la poser, me gâche le
plaisir de la conversation, me donne mauvaise conscience, me rend odieux à mes propres yeux.
*
Il fut un temps où écrire me semblait chose importante. De toutes mes superstitions, celle-ci me
paraît la plus compromettante et la plus incompréhensible.
*
J’ai abusé du mot dégoût. Mais quel autre vocable choisir pour désigner un état où l’exaspération
est sans cesse corrigée par la lassitude et la lassitude par l’exaspération ?
*
Pendant toute la soirée, ayant tenté de le définir, nous avons passé en revue les euphémismes qui
permettent de ne pas prononcer, à son sujet, le mot de perfidie. Il n’est pas perfide, il est seulement
tortueux, diaboliquement tortueux, et, en même temps, innocent, naïf, voire angélique. Qu’on se
représente, si on peut, un mélange d’Aliocha et de Smerdiakov.
*
Quand on ne croit plus en soi-même, on cesse de produire ou de batailler, on cesse même de se
poser des questions ou d’y répondre, alors que c’est le contraire qui devrait avoir lieu, vu que c’est
justement à partir de ce moment qu’étant libre d’attaches, on est apte à saisir le vrai, à discerner ce
qui est réel de ce qui ne l’est pas. Mais une fois tarie la confiance à son propre rôle, ou à son propre
lot, on devient incurieux de tout, même de la « vérité », bien qu’on en soit plus près que jamais.
*
Au Paradis, je ne tiendrais pas une « saison », ni même un jour. Comment expliquer alors la
nostalgie que j’en ai ? Je ne l’explique pas, elle m’habite depuis toujours, elle était en moi avant moi.
*
N’importe qui peut avoir de loin en loin le sentiment de n’occuper qu’un point et un instant ;
connaître ce sentiment jour et nuit, toutes les heures en fait, cela est moins commun, et c’est à partir
de cette expérience, de cette donnée, qu’on se tourne vers le nirvâna ou le sarcasme, ou vers les
deux à la fois.
*
Bien qu’ayant juré de ne jamais pécher contre la sainte concision, je reste toujours complice des
mots, et si je suis séduit par le silence, je n’ose y entrer, je rôde seulement à sa périphérie.
*
On devrait établir le degré de vérité d’une religion d’après le cas qu’elle fait du Démon : plus elle
lui accorde une place éminente, plus elle témoigne qu’elle se soucie du réel, qu’elle se refuse aux
supercheries et au mensonge, qu’elle est sérieuse, qu’elle tient plus à constater qu’à divaguer, qu’à
consoler.
*
Rien ne mérite d’être défait, sans doute parce que rien ne méritait d’être fait. Ainsi on se détache
de tout, de l’originel autant que de l’ultime, de l’avènement comme de l’effondrement.
*
Que tout ait été dit, qu’il n’y ait plus rien à dire, on le sait, on le sent. Mais ce qu’on sent moins est
que cette évidence confère au langage un statut étrange, voire inquiétant, qui le rachète. Les mots
sont enfin sauvés, parce qu’ils ont cessé de vivre.
*
L’immense bien et l’immense mal que j’aurais retirés de mes ruminations sur la condition des
morts.
*
L’indéniable avantage de vieillir est de pouvoir observer de près la lente et méthodique
dégradation des organes ; ils commencent tous à craquer, les uns d’une façon voyante, les autres,
discrète. Ils se détachent du corps, comme le corps se détache de nous : il nous échappe, il nous fuit,
il ne nous appartient plus. C’est un transfuge que nous ne pouvons même pas dénoncer, puisqu’il ne
s’arrête nulle part et ne se met au service de personne.
*
Je ne me lasse pas de lire sur les ermites, de préférence sur ceux dont on a dit qu’ils
étaient « fatigués de chercher Dieu ». Je suis ébloui par les ratés du Désert.
*
Si, on ne sait comment, Rimbaud avait pu continuer (autant se représenter les lendemains de
l’inouï, un Nietzsche en pleine production après Ecce Home), il aurait fini par reculer, par s’assagir,
par commenter ses explosions, par les expliquer, et s’expliquer. Sacrilège dans tous les cas, l’excès
de conscience n’étant qu’une forme de profanation.
*
Je n’ai approfondi qu’une seule idée, à savoir que tout ce que l’homme accomplit se retourne
nécessairement contre lui. L’idée n’est pas neuve, mais je l’ai vécue avec une force de conviction, un
acharnement dont jamais fanatisme ni délire n’a approché. Il n’est martyre, il n’est déshonneur que je
ne souffrirais pour elle, et je ne l’échangerais contre aucune autre vérité, contre aucune autre
révélation.
*
Aller plus loin encore que le Bouddha, s’élever au-dessus du nirvâna, apprendre à s’en passer...,
n’être plus arrêté par rien, même par l’idée de délivrance, la tenir pour une simple halte, une gêne,
une éclipse...
*
Mon faible pour les dynasties condamnées, pour les empires croulants, pour les Montezuma de
toujours, pour ceux qui croient aux signes, pour les déchirés et les traqués, pour les intoxiqués
d’inéluctable, pour les menacés, pour les dévorés, pour tous ceux qui attendent leur bourreau...
*
Je passe sans m’arrêter devant la tombe de ce critique dont j’ai remâché maints propos fielleux. Je
ne m’arrête pas davantage devant celle du poète qui, vivant, ne songea qu’à sa dissolution finale.
D’autres noms me poursuivent, des noms d’ailleurs, liés à un enseignement impitoyable et apaisant,
à une vision bien faite pour expulser de l’esprit toutes les obsessions, même les funèbres.
Nâgârjuna, Candrakîrti, Çantideva —, pourfendeurs non pareils, dialecticiens travaillés par
l’obsession du salut, acrobates et apôtres de la Vacuité..., pour qui, sages entre les sages, l’univers
n’était qu’un mot...
*
Le spectacle de ces feuilles si empressées de tomber, j’ai beau l’observer depuis tant d’automnes,
je n’en éprouve pas moins chaque fois une surprise où « le froid dans le dos » l’emporterait de loin
sans l’irruption, au dernier moment, d’une allégresse dont je n’arrive pas à démêler l’origine.
*
Il est des moments où, si éloignés que nous soyons de toute foi, nous ne concevons que Dieu
comme interlocuteur. Nous adresser à quelqu’un d’autre nous semble une impossibilité ou une folie.
La solitude, à son stade extrême, exige une forme de conversation, extrême elle aussi.
*
L’homme dégage une odeur spéciale : de tous les animaux, lui seul sent le cadavre.
*
Les heures ne voulaient pas couler. Le jour semblait lointain, inconcevable. Au vrai, ce n’est pas
le jour que j’attendais mais l’oubli de ce temps rétif qui refusait d’avancer. Heureux, me disais-je, le
condamné à mort qui, la veille de l’exécution, est du moins sûr de passer une bonne nuit !
*
Vais-je pouvoir rester encore debout ? vais-je m’écrouler ?
*
S’il y a une sensation intéressante, c’est bien celle qui nous donne l’avant-goût de l’épilepsie.
*
Quiconque se survit se méprise sans se l’avouer, et parfois sans le savoir.
*
Quand on a dépassé l’âge de la révolte, et qu’on se déchaîne encore, on se fait à soi-même l’effet
d’un Lucifer gâteux.
*
Si on ne portait pas les stigmates de la vie, qu’il serait aisé de s’esquiver, et comme tout irait tout
seul !
*
Mieux que personne, je suis capable de pardonner sur le coup. L’envie de me venger ne me vient
que tard, trop tard, au moment où le souvenir de l’offense est sur le point de s’effacer, et où,
l’incitation à l’acte devenue quasi nulle, je n’ai plus que la ressource de déplorer mes « bons
sentiments ».
*
Ce n’est que dans la mesure où, à chaque instant, on se frotte à la mort, qu’on a chance d’entrevoir
sur quelle insanité se fonde toute existence.
*
En tout dernier lieu, il est absolument indifférent que l’on soit quelque chose, que l’on soit même
Dieu. De cela, avec un peu d’insistance on pourrait faire convenir à peu près tout le monde. Mais
alors comment se fait-il que chacun aspire à un surcroît d’être, et qu’il n’y ait personne qui
s’astreigne à baisser, à descendre vers la carence idéale ?
*
Selon une croyance assez répandue parmi certaines peuplades, les morts parlent la même langue
que les vivants, avec cette différence que pour eux les mots ont un sens opposé à celui qu’ils
avaient : grand signifie petit, proche lointain, blanc noir...
Mourir se réduirait donc à cela ? N’empêche que, mieux que n’importe quelle invention funèbre,
ce retournement complet du langage indique ce que la mort comporte d’inhabituel, de sidérant...
*
Croire à l’avenir de l’homme, je le veux bien, mais comment y arriver lorsqu’on est malgré tout en
possession de ses facultés ? Il y faudrait leur débâcle quasi totale, et encore !
*
Une pensée qui n’est pas secrètement marquée par la fatalité, est interchangeable, ne vaut rien,
n’est que pensée...
*
A Turin, au début de sa crise, Nietzsche se précipitait sans cesse vers son miroir, s’y regardait,
s’en détournait, s’y regardait de nouveau. Dans le train qui le conduisait à Bâle, la seule chose qu’il
réclamait avec insistance c’était un miroir encore. Il ne savait plus qui il était, il se cherchait, et lui,
si attaché à sauvegarder son identité, si avide de soi, n’avait plus, pour se retrouver, que le plus
grossier, le plus lamentable des recours.
*
Je ne connais personne de plus inutile et de plus inutilisable que moi. C’est là une donnée que je
devrais accepter tout simplement, sans en tirer la moindre fierté. Tant qu’il n’en sera pas ainsi, la
conscience de mon inutilité ne me servira à rien.
*
Quel que soit le cauchemar qu’on fait, on y joue un rôle, on en est le protagoniste, on y est
quelqu’un. C’est pendant la nuit que le déshérité triomphe. Si on supprimait les mauvais rêves, il y
aurait des révolutions en série.
*
L’effroi devant l’avenir se greffe toujours sur le désir d’éprouver cet effroi.
*
Tout à coup, je me trouvai seul devant... Je sentis, en cet après-midi de mon enfance, qu’un
événement très grave venait de se produire. Ce fut mon premier éveil, le premier indice, le signe
avant-coureur de la conscience. Jusqu’alors je n’avais été qu’un être. A partir de ce moment, j’étais
plus et moins que cela. Chaque moi commence par une fêlure et une révélation.
*
Naissance et chaîne sont synonymes. Voir le jour, voir des menottes...
*
Dire : « Tout est illusoire », c’est sacrifier à l’illusion, c’est lui reconnaître un haut degré de
réalité, le plus haut même, alors qu’au contraire on voulait la discréditer. Que faire ? Le mieux est de
cesser de la proclamer ou de la dénoncer, de s’y asservir en y pensant. Est entrave même l’idée qui
disqualifie toutes les idées.
*
Si on pouvait dormir vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on rejoindrait vite le marasme
primordial, la béatitude de cette torpeur sans faille d’avant le Genèse — rêve de toute conscience
excédée d’elle-même.
*
Ne pas naître est sans contredit la meilleure formule qui soit. Elle n’est malheureusement à la
portée de personne.
*
Nul plus que moi n’a aimé ce monde, et cependant me l’aurait-on offert sur un plateau, même
enfant je me serais écrié : « Trop tard, trop tard ! »
*
Qu’avez-vous, mais qu’avez-vous donc ? — Je n’ai rien, je n’ai rien, j’ai fait seulement un bond
hors de mon sort, et je ne sais plus maintenant vers quoi me tourner, vers quoi courir...
P.-S.
Conformément au souhait de Cioran, nous ne donnons que son texte, sans introduction, notes ou commentaires.