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Des horreurs de l’asile 

jeudi 7 décembre 2006, par Ernest de Garay

Lettre XV
Asile des aliénés de Pau, 13 novembre 1860

Ma chère Octavie,

J’ai bien craint de ne pouvoir t’écrire aujourd’hui. Je viens de passer cinq grands jours au cachot, ni plus ni moins qu’un galérien en état de rébellion contre un garde-chiourme.
D’où vient que je me suis vu relégué dans ce cloaque ?
Tu l’as déjà deviné.
Parce que, cette fois encore, ma nature de Bronze n’a pas voulu plier devant les allures d’autocrates du Purgon idiot qui préside aux destinées de ce Père-Lachaise des intelligences ! Ce satané crétin s’en est fâché tout rouge et, de sa bouche édentée, a sultanesquement vomi l’ordre de me jeter dans une de ces horribles cages auprès desquelles celles des féroces locataires du Jardin-des-Plantes semblent de vrais palais.
Ce qui me supplicie le plus quand je suis dans une de ces fosses, ce n’est pas de n’avoir pour tout lit qu’un peu de paille et une couverture de cheval - bien que ce soit très-souffrant en ce moment qu’il neige et gèle à pierre fendre - ; ce n’est pas de n’entrevoir qu’un tout petit lambeau du ciel à travers une étroite lucarne garnie de grosses barres de fer ; ce n’est même pas d’entendre crier, hurler, nuit et jour, à mes côtés, dans les loges voisines, les forcenés qui s’y débattent, non ; c’est l’odeur fétide, écoeurante qui se dégage de ces sentines infectes journellement souillées par des ordures de toutes sortes qu’y amoncèlent les brutes qu’on y renferme ! J’admets que ces pauvres êtres qui ne s’appartiennent pas ne souffrent aucunement de ces miasmes, mais ce que je te puis assurer, c’est que ces délètères émanations constituent pour un homme du monde, habitué aux mille raffinements de la grande vie, le plus intolérable supplice qui se puisse rêver.
J’avais devant moi une section du quartier des femmes, le préau des gâteuses, ou, pour me servir d’une expression anglaise moins triviale, des « women-spoiler ».
C’était hideux à voir.
Elles étaient là une trentaine de bacchantes, toutes bohémiennes de l’amour et du hasard, dont l’histoire, on le pressentait, avait pu varier dans la forme, mais non dans le fond. Toutes avaient commencé par se gâter le cœur, puis l’esprit - puis le corps...
Oui, ma chérie, ces créatures sans nom que j’avais devant moi, décharnées, raccornies, exsangues, abruties, purulentes, elles avaient été belles : elles avaient eu des dents blanches au lieu d’avoir des dents toutes noires et pourries ! Elles avaient eu des lèvres vermeilles au lieu d’avoir des lèvres violacées ! Elles avaient eu de petites mains roses, finement onglées, au lieu d’avoir d’ignobles pattes rouges, toutes gonflées d’engelures ! Elles avaient eu des yeux chargés de tendresse au lieu d’avoir des yeux chargés de sanie ! Elles avaient eu d’opulentes chevelures noires ; blondes ou dorées, ruisselant comme des mantilles le long de leurs épaules lactées ; au lieu d’avoir leur crâne pelé, rasé, hérissé d’affreux poils taillés en brosse !...
Un pauvre diable s’étant permis de décocher une impertinence au nez du directeur, qui le condamnait injustement au cachot, ordre avait aussitôt été donné de lui infliger six heures du pilori dont je viens de te parler. Il voulut résister, essaya d’opposer la force, mais quatre gardiens en eurent bientôt raison, et le jetèrent plutôt qu’ils ne le mirent dans une de ces épouvantables machines qui lui inspiraient tant de répulsion.
Le fatal couvercle une fois baissé et solidement rivé par les fiches de fer qu’on réserve pour les grandes occasions, les infirmiers s’en furent, car c’était l’heure de leur repas, et il tardait à ces brutes de se remplir.
Le malheureux, lui, resta dans sa boîte, se démenant, soubresautant, hurlant, vociférant, brâmant comme un damné. Et de fait je te laisse à penser quelles intraduisibles souffrances il devait ressentir. On avait oublier de fermer le robinet qui communiquait avec la chaudière, et tout son corps se trouvait par suite dans une eau bouillante comme celle d’une locomotive. De ses lèvres violemment contractées s’échappaient des rugissements terribles. Ses yeux hagards, effarés, roulaient dans leurs orbites comme ceux d’un tigre hydrophobe. Sa voix caverneuse rendait des sons sourds comme la cloche d’un incendie. Sa face enflammée, rougeâtre, exsangue, trahissait d’effroyables désirs de vengeance, et semblait celle d’un gnôme.
Au secours ! au secours ! s’écriait-il en passant fiévreusement sa langue sur ses lèvres comme le condamné à mort auquel la salive manque à mesure qu’approche « le moment ». Au secours ! Je meurs ! je meurs !
Cela dura près d’une grande heure.
Puis les cris aigus firent place à un grognement étouffé comme le râle d’un mourant. Les éclats de feu que distillaient ses yeux s’éteignirent. Ses dents craquèrent une dernière fois comme craquent les gonds rouillés d’un cercueil qu’on brise, et l’agonie commença...
Quand les gardiens revinrent, ils ne trouvèrent plus qu’un cadavre !
Un d’eux poussa la barbarie jusqu’à le souffleter pour voir s’il respirait encore, mais ce fut en vain. Le malheureux était bien mort - mort cuit, cuit au bain-marie comme un poisson ! Sans compter que, pour ajouter à l’horreur de ses derniers moments, il lui avait été donné d’entendre, en guise d’oraison funèbre, les atroces paroles que voici : - Quel... gueulard ! Est-ce qu’il n’aura pas bientôt fini de crever ? A quoi bon faire tant de manières ? On claque tout de suite, que diable ! - Oh ! il ne durera plus longtemps maintenant. Le fait est qu’il sent diablement l’amphithéâtre, et je ne voudrais pas être dans la peau du fils de sa mère...
Je n’essaierai pas, ma chérie, de te peindre ce qu’il y avait d’effroyable dans la vue de ce monceau de chair informe, de ce débris humain, hideusement tuméfié au milieu de cette antichambre de la mort qu’éclairait à peine une lueur blafarde, comme la figure d’un homme qui a passé la nuit à boire, mais ce que je ne te dissimulerai pas, c’est que, s’il existait une justice, on devrait impitoyablement clouer à la porte de cet asile, comme une chauve-souris, le misérable dont l’incurie donne lieu à d’aussi monstrueuses boucheries.

(...)
Tu me demandes, belle indiscrète, de te dire ce que c’est, selon moi, que la folie...
Mais le sais-je ?
Mais les savants eux-mêmes l’ignorent !
La folie est un mystère comme tout ce qui touche à l’âme humaine, cet individu dont personne n’a jamais vu le bout des oreilles, pour me servir de l’expression grossièrement matérialiste d’un des plus illustres d’entre eux. Tout ce que je puis te dire, mon aimée, c’est qu’à mon sens il n’est rien qui puisse mieux donner une idée de la folie que cette disposition bizarre dans laquelle notre imagination se trouve quand nous voulons ravir au sommeil les voluptés de son approche, ou, mieux encore, les prolonger.
La folie est le plus riche des narcotiques. Elle métamorphose en nerfs enchanteurs les nerfs les moins actifs. C’est la pile de Volta galvanisant une grenouille. C’est un Pygmalion intangible, insaisissable, invisible, réchauffant une froide et impuissante Galatée. La folie, c’est bien souvent le génie démesuré, c’est le mépris victorieux du nec plus ultra finalement imposé à toute intelligence dont elle ne décuple pas les forces, l’aile d’Icare mieux attachée. C’est un duel effrayant entre la chair et l’esprit, un avant-goût de l’infini. En un mot, la folie réalise, en pleine vie, le seul grand résultat de la mort... Elle sépare l’âme du corps, s’escrime avec cette insaisissable épée, et trop souvent, hélas ! en brise le fourreau...
Sais-tu pourquoi la définition que je t’ai, l’autre jour, donné de la folie t’a semblé beaucoup trop flattée ? C’est qu’elle ne s’applique qu’à une espèce de folie, celle que j’appelle la folie relative.
Qu’entends-je par ces mots ? Tu le vas savoir.
Pour moi la folie se divise en deux espèces parfaitement distinctes, la folie relative et la folie absolue.
La première n’existe que pour certaines personnes et pour certains temps. Aujourd’hui considérée comme telle, elle cessera de l’être demain. Elle comprend tous ces rêves d’hier qui sont des vérités de ce matin ; tout ce que les sots - la majorité ! - qualifient, à l’heure qu’il est, d’aberration morbide, et qui, dans quelques jours, dans quelques mois, dans quelques années, passera pour de sublimes idées, pour de merveilleuses découvertes...
Folie relative donc que l’invention des chemins de fer !
Les ascensions en ballons - folie relative !
Le cerf-volant, paratonnerre de Franklin - folie relative !
L’éclairage au gaz - folie relative !
Le sucre de betterave - folie relative !
Le télégraphe électrique - folie relative !
La direction des aérostats - folie relative !
J’abrège, de crainte de t’ennuyer, car je n’en finirais pas si je voulais énumérer, ici, toutes les prodigieuses découvertes qui ont fait donner à leurs inventeurs, par l’idiotisme de leurs contemporains, un brevet de ... folie relative.
Tout autre est la folie absolue, qui n’a aucune espèce de point de contact avec la précédente. L’une étonne l’observateur par les proportions gigantesques qu’elle donne à l’intelligence, l’autre le stupéfie par son néant. Là où elle a passé, on ne trouve plus que le vide...

Commentaire

L’internement, ce phénomène massif que l’on observe dans toute l’Europe depuis le XVIIème siècle, n’a pas encore acquis, à l’époque où Ernest de Garay écrit ses lettres, le sens médical que nous lui connaissons aujourd’hui. L’internement a été exigé pour tout autre chose que la guérison : la condamnation de l’oisiveté. La folie est alors perçue sur l’horizon social de la pauvreté, de l’incapacité au travail, de l’impossibilité de s’adapter au groupe. Derrière les murs de l’enfermement, on ne trouve pas seulement la pauvreté et la folie, mais des visages variés, et des silhouettes dont la commune stature n’est pas toujours facile à reconnaître. Par exemple, les vénériens sont internés, non pas pour être guéris mais pour être punis. Pendant plus de cent cinquante ans, les vénériens vont côtoyer les insensés dans l’espace d’une même clôture et vont leur laisser pour longtemps une obscure parenté qui leur assigne le même sort et les place sur la même échelle des châtiments. Les maisons d’enfermement ont eu l’allure de prisons, souvent même les deux institutions ont été confondues, à tel point qu’on a réparti les fous indifféremment dans l’une ou l’autre. Dans la plupart de ces maisons, les insensés sont mélangés à tous les autres pensionnaires, seuls les plus agités sont mis dans des loges qui leur sont réservées. On enchaîne couramment les aliénés aux murs et aux lits, on attache également les malades pour les tenir en laisse depuis l’extérieur. Lorsqu’elles atteignent ce paroxysme dans la violence, telle l’ignoble « punition » que subit le malheureux dont Ernest de Garay nous conte l’agonie, il est évident que ces pratiques ne sont plus animées uniquement par un désir de punir ou de corriger, mais de faire de l’homme un animal. Ceux qu’on enchaîne aux murs des cellules, ce ne sont plus des hommes ou des femmes égarés, mais des bêtes en proie à une rage naturelle. Ce modèle de l’animalité s’impose dans les asiles et leur donne cet aspect de ménagerie à cause des cages qui progressivement envahissent les lieux. Il faudra attendre encore un siècle après Ernest de Garay pour que les conditions asilaires s’améliorent et que la médecine reprenne ses droits.

Elisabeth Poulet

P.-S.

Illustrations :
« Le docteur P. Pinel faisant tomber les chaînes des aliénés »,
Tony Robert-Fleury,
s.d.,
Paris, hôpital de la Salpêtrière

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