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Dialogue entre un prêtre et un moribond — En hommage à Jean-Jacques Pauvert 

dimanche 28 septembre 2014, par D.A.F. de Sade (Date de rédaction antérieure : 17 décembre 2012).

Sans Jean-Jacques Pauvert, qui vient de nous quitter, connaîtrions-nous l’œuvre de Donatien de Sade autrement que par des clichés ? Quelle faible partie de son œuvre nous serait accessible ? Le travail courageux, énorme et précis de cet éditeur unique est irremplaçable. Par la republication d’un texte de D.A.F. de Sade, nous voulons témoigner de notre reconnaissance et de notre admiration à l’égard de Jean-Jacques Pauvert.


« Aborder Sade est toujours comme entreprendre un voyage imprévisible. Personne ne peut vous conseiller, chacun s’y fait son propre chemin ; de surcroît, il est rare qu’on y parcoure deux fois le même. Plus que chez tout autre écrivain, la lecture de Sade est une aventure toujours recommencée. » (Jean-Jacques Pauvert, Sade vivant, tome 1, 1986)

Sade reste un auteur dérangeant deux siècles après sa mort en 1814. « Divin marquis », « grand seigneur méchant homme », et autres épithètes sont autant de masques qui révèlent des facettes de l’écrivain et philosophe mais peuvent aussi égarer ses lecteurs...

De nos jours, la pornographie la moins soutenable est accessible en un clic, pornographie dont l’étymologie [1] révèle bien ses accointances avec le monde d’un nihilisme moderne par lequel, selon Gianni Vattimo, tout est réduit à sa valeur d’échange.

Et pourtant Sade dérange...

Dans sa magnifique biographie en trois tomes sur Donatien de Sade — Sade vivant (1986, 1989 & 1990) — J.-J. Pauvert rappelle : « tout se passe au fond comme si depuis près de deux cents ans un siècle, puis l’autre avaient inventé deux manières inverses et successives de se débarrasser des questions que pose l’œuvre de Sade en travestissant son personnage. De 1800 à 1880, ou à peu près, on en fait un monstre, un fou, un malade dangereux [...]. Ensuite on commence à réhabiliter M. de Sade et le XXe siècle, particulièrement depuis quarante ans, le transforme en littérateur inventif mais coupé de toute réalité, dont l’imaginaire ne mène qu’au langage (Barthes), et qui "ne pousse pas au crime, ni au stupre, mais au texte" (Philippe Roger). Ou encore ce sera une sorte de précurseur de Kraft-Ebing et de Freud à la fois. Il n’y a pas à excuser Sade [...] » mais, ajoute le biographe et éditeur pesant ses mots, « il faut proclamer très haut que Donatien de Sade, 1740-1814, est un des cinq ou six génies universels de très grande dimension ; mais on n’en doit pas moins à la vérité d’énoncer tout aussi clairement que ce génie s’est montré un délinquant sexuel à peu près infréquentable et souvent dangereux durant la plus grande partie de sa vie libre, au regard des lois de son temps comme devant les nôtres. » Pauvert récuse tout autant l’opinion selon laquelle la radicalité de sa pensée serait le résultat de l’enfermement.

Il serait bien présomptueux d’affirmer que le présent dossier a pour but de faire lire Sade autrement. Il se place cependant résolument dans la continuité du travail d’Annie Le Brun dont Les châteaux de la subversion (1982), avant Soudain un bloc d’abîme, Sade (1986), fut un choc. Selon les mots du même J.-J. Pauvert à propos du premier essai, « soudain, voilà qu’on me reparlait du Sade que j’avais connu, de sa violence poétique. » D’un Sade vivant, dont « la pensée vivante renversait les Bastilles de mots dans lesquelles on avait voulu le réenfermer. Enfin, on écoutait vraiment Sade, on le lisait pour lui-même. » [2]

RP

Chaque époque a les débats sur la religion qu’elle mérite. La nôtre s’ébat sur les religions qui l’irritent avec l’intelligence d’une locomotive lancée à toute vitesse sur une voie de garage… Parler de laïcité signe-t-il, de nos jours, une victoire de la tolérance vis-à-vis des individus ou une défaite de la pensée face aux systèmes hégémoniques des religions révélées ? Eu égard aux manifestations dans l’espace public et médiatique, il semble que pour beaucoup les idoles n’ont pas passé le test nietzschéen du marteau et se croient pleines. En ce cas, il n’est pas inutile d’aller droit vers un matérialiste athée comme Sade pour entendre une parole claire.

Fidèle à un usage du XVIIIe siècle, Sade a choisi le dialogue pour attaquer la tartufferie. Diderot avait fait dialoguer un pasteur et un moribond dans sa Lettre sur les aveugles (1749) et y exposait son matérialisme athée. Il fut vite incarcéré. Son cadet Sade se trouve déjà en prison lorsqu’il rédige, très probablement en 1782, ce dialogue. A la différence de celui de Diderot, le Dialogue entre un prêtre et un moribond ne présente pas un véritable moribond, puisque le sieur se porte comme un charme à la fin du dialogue, mais un raisonneur [3] pour qui le monde est soumis à un perpétuel changement. A ce titre, il est un moribond d’un instant qui renaît le suivant. La mort, la destruction (« Je détruis, je simplifie ») font partie de son entreprise libératoire contre les forces d’aliénation, qu’elles soient philosophiques, morales ou sociales. Face à ce benêt de prêtre qui débite son chantage rebattu, le matérialiste et moribond bien bon vivant dénonce ce qu’un autre appellera les arrière-mondes. L’humour existentiel de Sade (Annie Le Brun) se manifeste alors, non dans la vulgarité crasse de certaines caricatures, mais dans le coup de théâtre de l’effondrement d’une représentation à quoi succède un néant qui n’est pas une absence mais une potentialité poétique de l’existence.

N’est-ce pas le moins que nous puissions attendre – ici, maintenant ?

RP


Le prêtre — Arrivé à cet instant fatal, où le voile de l’illusion ne se déchire que pour laisser à l’homme séduit le tableau cruel de ses erreurs et de ses vices, ne vous repentez-vous point, mon enfant, des désordres multipliés où vous ont emporté la faiblesse et la fragilité humaine ?
Le moribond — Oui, mon ami, je me repens.
Le prêtre — Eh bien, profitez de ces remords heureux pour obtenir du ciel, dans le court intervalle qui vous reste, l’absolution générale de vos fautes, et songez que ce n’est que par la médiation du très saint sacrement de la pénitence qu’il vous sera possible de l’obtenir de l’éternel.
Le moribond — Je ne t’entends pas plus que tu ne m’as compris.
Le prêtre — Eh quoi !
Le moribond — Je t’ai dit que je me repentais.
Le prêtre — Je l’ai entendu.
Le moribond — Oui, mais sans le comprendre.
Le prêtre — Quelle interprétation ?…
Le moribond — La voici… Créé par la nature avec des goûts très vifs, avec des passions très fortes ; uniquement placé dans ce monde pour m’y livrer et pour les satisfaire, et ces effets de ma création n’étant que des nécessités relatives aux premières vues de la nature ou, si tu l’aimes mieux, que des dérivaisons essentielles à ses projets sur moi, tous en raison de ses lois, je ne me repens que de n’avoir pas assez reconnu sa toute-puissance, et mes uniques remords ne portent que sur le médiocre usage que j’ai fait des facultés (criminelles selon toi, toutes simples selon moi) qu’elle m’avait données pour la servir ; je lui ai quelquefois résisté, je m’en repens. Aveuglé par l’absurdité de tes systèmes, j’ai combattu par eux toute la violence des désirs, que j’avais reçus par une inspiration bien plus divine, et je m’en repens, je n’ai moissonné que des fleurs quand je pouvais faire une ample récolte de fruits… Voilà les justes motifs de mes regrets, estime-moi assez pour ne m’en pas supposer d’autres.
Le prêtre — Où vous entraînent vos erreurs, où vous conduisent vos sophismes ! Vous prêtez à la chose créée toute la puissance du créateur, et ces malheureux penchants vous ont égaré, vous ne voyez pas qu’ils ne sont que des effets de cette nature corrompue, à laquelle vous attribuez la toute-puissance.
Le moribond — Ami, il me paraît que ta dialectique est aussi fausse que ton esprit. Je voudrais que tu raisonnasses plus juste, ou que tu ne me laissasses mourir en paix. Qu’entends-tu par créateur, et qu’entends-tu par nature corrompue ?
Le prêtre — Le créateur est le maître de l’univers, c’est lui qui a tout fait, tout créé, et qui conserve tout par un simple effet de sa toute-puissance.
Le moribond — Voilà un grand homme assurément. Eh bien, dis-moi pourquoi cet homme-là qui est si puissant a pourtant fait selon toi une nature si corrompue.
Le prêtre — Quel mérite eussent eu les hommes, si Dieu ne leur eût pas laissé leur libre arbitre, et quel mérite eussent-ils à en jouir s’il n’y eût sur la terre la possibilité de faire le bien et celle d’éviter le mal ?
Le moribond — Ainsi ton dieu a voulu faire tout de travers pour tenter, ou pour éprouver sa créature ; il ne la connaissait donc pas, il ne se doutait donc pas du résultat ?
Le prêtre — Il la connaissait sans doute, mais encore un coup il voulait lui laisser le mérite du choix.
Le moribond — A quoi bon, dès qu’il savait le parti qu’elle prendrait et qu’il ne tenait qu’à lui, puisque tu le dis tout-puissant, qu’il ne tenait qu’à lui, dis-je, de lui faire prendre le bon.
Le prêtre — Qui peut comprendre les vues immenses et infinies de Dieu sur l’homme et qui peut comprendre tout ce que nous voyons ?
Le moribond — Celui qui simplifie les choses, mon ami, celui surtout qui ne multiplie pas les causes, pour mieux embrouiller les effets. Qu’as-tu besoin d’une seconde difficulté, quand tu ne peux pas expliquer la première, et dès qu’il est possible que la nature toute seule ait fait ce que tu attribues à ton dieu, pourquoi veux-tu lui aller chercher un maître ? La cause de ce que tu ne comprends pas, est peut-être la chose du monde la plus simple. Perfectionne ta physique et tu comprendras mieux la nature, épure ta raison, bannis tes préjugés et tu n’auras plus besoin de ton dieu.
Le prêtre — Malheureux ! je ne te croyais que socinien [4], j’avais des armes pour te combattre, mais je vois bien que tu es athée, et dès que ton cœur se refuse à l’immensité des preuves authentiques que nous recevons chaque jour de l’existence du créateur, je n’ai plus rien à te dire. On ne rend point la lumière à un aveugle.
Le moribond — Mon ami, conviens d’un fait, c’est que celui des deux qui l’est le plus, doit assurément être plutôt celui qui se met un bandeau que celui qui se l’arrache. Tu édifies, tu inventes, tu multiplies, moi je détruis, je simplifie. Tu ajoutes erreurs sur erreurs, moi je les combats toutes. Lequel de nous deux est aveugle ?
Le prêtre — Vous ne croyez donc point en Dieu ?
Le moribond — Non. Et cela pour une raison bien simple, c’est qu’il est parfaitement impossible de croire ce qu’on ne comprend pas. Entre la compréhension et la foi, il doit exister des rapports immédiats ; la compréhension n’agit point, la foi est morte, et ceux qui, dans tel cas prétendraient en avoir, en imposent. Je te défie toi-même de croire au dieu que tu me prêches, parce que tu ne saurais me le démontrer, parce qu’il n’est pas en toi de me le définir, que par conséquent tu ne le comprends pas, que, dès que tu ne le comprends pas, tu ne peux plus m’en fournir aucun argument raisonnable et qu’en un mot tout ce qui est au-dessus des bornes de l’esprit humain, est ou chimère ou inutilité ; que ton dieu ne pouvant être l’une ou l’autre de ces choses, dans le premier cas je serais un fou d’y croire, un imbécile dans le second.
Mon ami, prouve-moi l’inertie de la matière, et je t’accorderai le créateur, prouve-moi que la nature ne se suffit pas à elle-même, et je te permettrai de lui supposer un maître ; jusque-là n’attends rien de moi, je ne me rends qu’à l’évidence, et je ne la reçois que de mes sens ; où ils s’arrêtent ma foi reste sans force. Je crois le soleil parce que je le vois, je le conçois comme le centre de réunion de toute la matière inflammable de la nature, sa marche périodique me plaît sans m’étonner. C’est une opération de physique, peut-être aussi simple que celle de l’électricité, mais qu’il ne nous est pas permis de comprendre. Qu’ai-je besoin d’aller plus loin, lorsque tu m’auras échafaudé ton dieu au-dessus de cela, en serais-je plus avancé, et ne me faudra-t-il pas encore autant d’effort pour comprendre l’ouvrier que pour définir l’ouvrage ?
Par conséquent, tu ne m’as rendu aucun service par l’édification de ta chimère, tu as troublé mon esprit, mais tu ne l’as pas éclairé et je ne te dois que de la haine au lieu de reconnaissance. Ton dieu est une machine que tu as fabriquée pour servir tes passions, et tu l’as fait mouvoir à leur gré, mais dès qu’elle gêne les miennes trouve bon que je l’aie culbutée, et dans l’instant où mon âme faible a besoin de calme et de philosophie, ne viens pas l’épouvanter de tes sophismes, qui l’effraieraient sans la convaincre, qui l’irriteraient sans la rendre meilleure ; elle est, mon ami, cette âme, ce qu’il a plu à la nature qu’elle soit, c’est-à-dire le résultat des organes qu’elle s’est plu de me former en raison de ses vues et de ses besoins ; et comme elle a un égal besoin de vices et de vertus, quand il lui a plu de me porter aux premiers, elle m’en a inspiré les désirs, et je m’y suis livré tout de même. Ne cherche que ses lois pour unique cause à notre inconséquence humaine, et ne cherche à ses lois d’autres principes que ses volontés et ses besoins.
Le prêtre — Ainsi donc tout est nécessaire dans le monde.
Le moribond — Assurément.
Le prêtre — Mais si tout est nécessaire, tout est donc réglé.
Le moribond — Qui te dit le contraire ?
Le prêtre — Et qui peut régler tout comme il l’est si ce n’est une main toute-puissante et toute sage ?
Le moribond — N’est-il pas nécessaire que la poudre s’enflamme quand on y met le feu ?
Le prêtre — Oui.
Le moribond — Et quelle sagesse trouves-tu à cela ?
Le prêtre — Aucune.
Le moribond — Il est donc possible qu’il y ait des choses nécessaires sans sagesse et possible par conséquent que tout dérive d’une cause première, sans qu’il y ait ni raison ni sagesse dans cette première cause.
Le prêtre — Où voulez-vous en venir ?
Le moribond — A te prouver que tout peut être ce qu’il est et ce que tu vois, sans qu’aucune cause sage et raisonnable le conduise, et que des effets naturels doivent avoir des causes naturelles, sans qu’il soit besoin de leur en supposer d’antinaturelles, telle que le serait ton dieu qui lui-même, ainsi que je te l’ai déjà dit, aurait besoin d’explication, sans en fournir aucune ; et que, par conséquent dès que ton dieu n’est bon à rien, il est parfaitement inutile ; qu’il y a grande apparence que ce qui est inutile est nul et que tout ce qui est nul est néant ; ainsi, pour me convaincre que ton dieu est une chimère, je n’ai besoin d’aucun autre raisonnement que celui qui me fournit la certitude de son inutilité.
Le prêtre — Sur ce pied-là, il me paraît peu nécessaire de vous parler de religion.
Le moribond — Pourquoi pas, rien ne m’amuse comme la preuve de l’excès où les hommes ont pu porter sur ce point-là le fanatisme et l’imbécillité ; ce sont des espèces d’écarts si prodigieux, que le tableau selon moi, quoique horrible, en est toujours intéressant. Réponds avec franchise et surtout bannis l’égoïsme. Si j’étais assez faible que de me laisser surprendre à tes ridicules systèmes sur l’existence fabuleuse de l’être qui me rend la religion nécessaire, sous quelle forme me conseillerais-tu de lui offrir un culte ? Voudrais-tu que j’adoptasse les rêveries de Confucius, plutôt que les absurdités de Brahma, adorerais-je le grand serpent des nègres, l’astre des Péruviens ou le dieu des armées de Moïse, à laquelle des sectes de Mahomet voudrais-tu que je me rendisse, ou quelle hérésie de chrétiens serait selon toi préférable ? Prends garde à ta réponse.
Le prêtre — Peut-elle être douteuse ?
Le moribond — La voilà donc égoïste.
Le prêtre — Non, c’est t’aimer autant que moi que de te conseiller ce que je crois.
Le moribond — Et c’est nous aimer bien peu tous deux que d’écouter de pareilles erreurs.
Le prêtre — Et qui peut s’aveugler sur les miracles de notre divin rédempteur ?
Le moribond — Celui qui ne voit en lui que le plus ordinaire de tous les fourbes et le plus plat de tous les imposteurs.
Le prêtre — Ô dieux, vous l’entendez et vous ne tonnez pas !
Le moribond — Non, mon ami, tout est en paix, parce que ton dieu, soit impuissance, soit raison, soit tout ce que tu voudras enfin, dans un être que je n’admets un moment que par condescendance pour toi, ou si tu l’aimes mieux pour me prêter à tes petites vues, parce que ce dieu, dis-je, s’il existe comme tu as la folie de le croire, ne peut pas pour nous convaincre avoir pris des moyens aussi ridicules que ceux que ton Jésus suppose.
Le prêtre — Eh quoi, les prophéties, les miracles, les martyrs, tout cela ne sont pas des preuves ?
Le moribond — Comment veux-tu en bonne logique que je puisse recevoir comme preuve tout ce qui en a besoin soi-même ? Pour que la prophétie devînt preuve, il faudrait d’abord que j’eusse la certitude complète qu’elle a été faite ; or cela étant consigné dans l’histoire, ne peut plus avoir pour moi d’autre force que tous les autres faits historiques, dont les trois quarts sont fort douteux ; si à cela j’ajoute encore l’apparence plus que vraisemblable qu’ils ne me sont transmis que par des historiens intéressés, je serai comme tu vois plus qu’en droit d’en douter. Qui m’assurera d’ailleurs que cette prophétie n’a pas été l’effet de la combinaison de la plus simple politique comme celle qui voit un règne heureux sous un roi juste, ou de la gelée dans l’hiver ; et si tout cela est, comment veux-tu que la prophétie ayant un tel besoin d’être prouvée puisse elle-même devenir une preuve ?
A l’égard de tes miracles, ils ne m’en imposent pas davantage. Tous les fourbes en ont fait, et tous les sots en ont cru ; pour me persuader de la vérité d’un miracle, il faudrait que je fusse bien sûr que l’événement que vous appelez tel fût absolument contraire aux lois de la nature, car il n’y a que ce qui est hors d’elle qui puisse passer pour miracle, et qui la connaît assez pour oser affirmer que tel est précisément celui où elle est enfreinte ? Il ne faut que deux choses pour accréditer un prétendu miracle, un bateleur et des femmelettes ; va, ne cherche jamais d’autre origine aux tiens, tous les nouveaux sectateurs en ont fait, et ce qui est plus singulier, tous ont trouvé des imbéciles qui les ont crus. Ton Jésus n’a rien fait de plus singulier qu’Apollonius de Thyane, et personne pourtant ne s’avise de prendre celui-ci pour un dieu ; quant à tes martyrs, ce sont bien assurément les plus débiles de tous tes arguments. Il ne faut que de l’enthousiasme et de la résistance pour en faire, et tant que la cause opposée m’en offrira autant que la tienne, je ne serai jamais suffisamment autorisé à en croire une meilleure que l’autre, mais très porté en revanche à les supposer toutes les deux pitoyables.
Ah ! mon ami, s’il était vrai que le dieu que tu prêches existât, aurait-il besoin de miracles, de martyrs et de prophéties pour établir son empire, et si, comme tu le dis, le cœur de l’homme était son ouvrage, ne serait-ce pas là le sanctuaire qu’il aurait choisi pour sa loi ? Cette loi égale, puisqu’elle émanerait d’un dieu juste, s’y trouverait d’une manière irrésistible également gravée dans tous, et d’un bout de l’univers à l’autre, tous les hommes se ressemblant par cet organe délicat et sensible se ressembleraient également par l’hommage qu’ils rendraient au dieu de qui ils le tiendraient, tous n’auraient qu’une façon de l’aimer, tous n’auraient qu’une façon de l’adorer ou de le servir et il leur deviendrait aussi impossible de méconnaître ce dieu que de résister au penchant de son culte. Que vois-je au lieu de cela dans l’univers, autant de dieux que de pays, autant de manières de servir ces dieux que de différentes têtes ou de différentes imaginations, et cette multiplicité d’opinions dans laquelle il m’est physiquement impossible de choisir serait selon toi l’ouvrage d’un dieu juste ?
Va, prédicant tu l’outrages ton dieu en me le présentant de la sorte, laisse-moi le nier tout à fait, car s’il existe, alors je l’outrage bien moins par mon incrédulité que toi par tes blasphèmes. Reviens à la raison, prédicant, ton Jésus ne vaut pas mieux que Mahomet, Mahomet pas mieux que Moïse, et tous trois pas mieux que Confucius qui pourtant dicta quelques bons principes pendant que les trois autres déraisonnaient ; mais en général tous ces gens-là ne sont que des imposteurs, dont le philosophe s’est moqué, que la canaille a crus et que la justice aurait dû faire pendre.
Le prêtre — Hélas, elle ne l’a que trop fait pour l’un des quatre.
Le moribond — C’est celui qui le méritait le mieux. Il était séditieux, turbulent, calomniateur, fourbe, libertin, grossier farceur et méchant dangereux, possédait l’art d’en imposer au peuple et devenait par conséquent punissable dans un royaume en l’état où se trouvait alors celui de Jérusalem. Il a donc été très sage de s’en défaire et c’est peut-être le seul cas où mes maximes, extrêmement douces et tolérantes d’ailleurs, puissent admettre la sévérité de Thémis ; j’excuse toutes les erreurs, excepté celles qui peuvent devenir dangereuses dans le gouvernement où l’on vit ; les rois et leurs majestés sont les seules choses qui m’en imposent, les seules que je respecte, et qui n’aime pas son pays et son roi n’est pas digne de vivre.
Le prêtre — Mais enfin, vous admettez bien quelque chose après cette vie, il est impossible que votre esprit ne se soit pas quelquefois plu à percer l’épaisseur des ténèbres du sort qui nous attend, et quel système peut l’avoir mieux satisfait que celui d’une multitude de peines pour celui qui vit mal et d’une éternité de récompenses pour celui qui vit bien ?
Le moribond — Quel, mon ami ? Celui du néant ; jamais il ne m’a effrayé, et je n’y vois rien que de consolant et de simple ; tous les autres sont l’ouvrage de l’orgueil, celui-là seul l’est de la raison. D’ailleurs il n’est ni affreux ni absolu, ce néant. N’ai-je pas sous mes yeux l’exemple des générations et régénérations perpétuelles de la nature ? Rien ne périt, mon ami, rien ne se détruit dans le monde ; aujourd’hui homme, demain ver, après-demain mouche, n’est-ce pas toujours exister ? Et pourquoi veux-tu que je sois récompensé de vertus auxquelles je n’ai nul mérite, ou puni de crimes dont je n’ai pas été le maître ; peux-tu accorder la bonté de ton prétendu dieu avec ce système et peut-il avoir voulu me créer pour se donner le plaisir de me punir, et cela seulement en conséquence d’un choix dont il ne me laisse pas le maître ?
Le prêtre — Vous l’êtes.
Le moribond — Oui, selon tes préjugés ; mais la raison les détruit et le système de la liberté de l’homme ne fut jamais inventé que pour fabriquer celui de la grâce qui devenait si favorable à vos rêveries. Quel est l’homme au monde qui, voyant l’échafaud à côté du crime, le commettrait s’il était libre de ne pas le commettre ? Nous sommes entraînés par une force irrésistible, et jamais un instant les maîtres de pouvoir nous déterminer pour autre chose que pour le côté vers lequel nous sommes inclinés. Il n’y a pas une seule vertu qui ne soit nécessaire à la nature et réversiblement, pas un seul crime dont elle n’ait besoin, et c’est dans le parfait équilibre qu’elle maintient des uns et des autres, que consiste toute sa science, mais pouvons-nous être coupables du côté dans lequel elle nous jette ? Pas plus que ne l’est la guêpe qui vient darder son aiguillon dans ta peau.
Le prêtre — Ainsi donc, le plus grand de tous les crimes ne doit nous inspirer aucune frayeur ?
Le moribond — Ce n’est pas là ce que je dis, il suffit que la loi le condamne, et que le glaive de la justice le punisse, pour qu’il doive nous inspirer de l’éloignement ou de la terreur, mais, dès qu’il est malheureusement commis, il faut savoir prendre son parti, et ne pas se livrer au stérile remords ; son effet est vain, puisqu’il n’a pas pu nous en préserver, nul, puisqu’il ne le répare pas ; il est donc absurde de s’y livrer et plus absurde encore de craindre d’en être puni dans l’autre monde si nous sommes assez heureux que d’avoir échappé de l’être en celui-ci. A Dieu ne plaise que je veuille par là encourager au crime, il faut assurément l’éviter tant qu’on le peut, mais c’est par raison qu’il faut savoir le fuir, et non par de fausses craintes qui n’aboutissent à rien et dont l’effet est sitôt détruit dans une âme un peu ferme. La raison, mon ami, oui, la raison toute seule doit nous avertir que de nuire à nos semblables ne peut jamais nous rendre heureux, et que notre cœur, que de contribuer à leur félicité, est la plus grande pour nous que la nature nous ait accordé sur la terre ; toute la morale humaine est renfermée dans ce seul mot : rendre les autres aussi heureux que l’on désire de l’être soi-même et ne leur jamais faire plus de mal que nous n’en voudrions recevoir.
Voilà, mon ami, voilà les seuls principes que nous devions suivre et il n’y a besoin ni de religion, ni de dieu pour goûter et admettre ceux-là, il n’est besoin que d’un bon cœur. Mais je sens que je m’affaiblis, prédicant, quitte tes préjugés, sois homme, sois humain, sans crainte et sans espérance ; laisse là tes dieux et tes religions ; tout cela n’est bon qu’à mettre le fer à la main des hommes, et le seul nom de toutes ces horreurs a plus fait verser de sang sur la terre, que toutes les autres guerres et les autres fléaux à la fois. Renonce à l’idée d’un autre monde, il n’y en a point, mais ne renonce pas au plaisir d’être heureux et d’en faire en celui-ci. Voilà la seule façon que la nature t’offre de doubler ton existence ou de l’étendre. Mon ami, la volupté fut toujours le plus cher de mes biens, je l’ai encensée toute ma vie, et j’ai voulu la terminer dans ses bras : ma fin approche, six femmes plus belles que le jour sont dans ce cabinet voisin, je les réservais pour ce moment-ci, prends-en ta part, tâche d’oublier sur leurs seins à mon exemple tous les vains sophismes de la superstition, et toutes les imbéciles erreurs de l’hypocrisie.
NOTE : Le moribond sonna, les femmes entrèrent et le prédicant devint dans leur bras un homme corrompu par la nature, pour n’avoir pas su expliquer ce que c’était que la nature corrompue.

P.-S.

En logo : Andres Serrano, The Rabble, 1984. ARTIUM de Álava, Vitoria-Gasteiz. Private collection.

Notes

[1de pornographe : Étymol. et Hist.1. 1769 « celui qui écrit sur la prostitution » (Restif de la Bret, Le Pornographe) ; 2. 1834 « celui qui écrit des livres obscènes » (Boiste). Empr. au gr. π ο ρ ν ο γ ρ α ́ φ ο ς « auteur d’écrits sur la prostitution », comp. du gr. π ο ́ ρ ν η « prostituée » et de l’élém. -γ ρ α φ ο ς tiré de γ ρ α ́ φ ω « écrire ».

[2Citations extraites du tome I de Sade vivant — une Innocence sauvage 1740-1777, Robert Laffont, 1986, pp IV-X

[3Au masc., THÉÂTRE. Personnage de comédie dont l’auteur se sert comme d’un porte-parole pour exprimer l’idée qu’il a voulu mettre à la scène et préciser le sens et la portée de sa pièce (d’apr. Ac. 1935).

[4adepte du socinianisme, subst. masc.,relig. Doctrine religieuse se rattachant à l’enseignement de Lelio et surtout de Fausto Socin, qui rejette notamment les dogmes de la Trinité, de l’Incarnation, du péché originel et de la divinité du Christ.

3 Messages

  • Dialogue entre un prêtre et un moribond 19 décembre 2012 22:29, par riso

    Le matérialisme athée de Sade est-ce un remède contre la bêtise des religions ? Peut-etre les intégristes cathos, juifs, musulmans sont-ils incapables de comprendre le message mais leur problème avec le corps ils en contaminent les autres, ceux qui sont influencables. Alors Sade pourquoi pas ?

    • Dialogue entre un prêtre et un moribond 28 septembre 2014 18:23, par Aliette G. Certhoux

      Je vous trouve un peu raide. La question actuelle des religions et de leurs querelles infra et inter confessionnelles sont notamment politiques et géopolitiques. Pourquoi Sade, pourquoi pas, en tant que matérialiste athée ? Parce que c’est un autre débat — philosophique, par lequel Sade nous arrive aussi aujourd’hui, notamment à travers les actes d’édition de Jean-Pacques Pauvert présentés et réfléchis par Annie Le Brun.
      D’autre part, en tous états de l’expression de la dissidence serait-elle athée ou religieuse, et/ou par ailleurs intégriste, il est des droits individuels de l’homme inaliénables qui résident dans la liberté d’expression comme principe fondamental attaché aux systèmes des démocraties modernes, acte de culture et de connaissance, même si certaines idées à juste titre librement exprimées n’apparaîtraient pas pour autant aptes à leurs version sociales individuellement réalisées, ni collectivement réalisées par l’État, du moins en termes d’éthique.

      • Dialogue entre un prêtre et un moribond 28 septembre 2014 18:29, par Aliette G. Certhoux

        Je n’avais pas repéré que le premier commentaire fut du temps de la première publication de ce dialogue dans La RdR. Mais au vu des événements actuels du moins reste-t-il de bonnes raisons d’y avoir malgré tout répondu.

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