De toutes les vertus que la nature nous a permis d’exercer sur la terre, la bienfaisance est incontestablement la plus douce. Est-il un plaisir plus touchant, en effet, que celui de soulager ses semblables ? et n’est-ce pas à l’instant où notre âme s’y livre qu’elle approche le plus des qualités suprêmes de l’Être qui nous a créés ? Des malheurs, nous assure-t-on, y sont quelquefois attachés : qu’importe, on a joui, on a fait jouir les autres ; n’en est-ce pas assez pour le bonheur ?
Il ne s’était point vu depuis longtemps une intimité plus parfaite que celle qui régnait entre le comte et le marquis de Dorci, tous deux frères, tous deux à peu près du même âge, c’est-à-dire environ trente à trente-deux ans, tous deux officiers dans le même corps et tous deux garçons ; aucun événement ne les avait jamais désunis, et pour serrer les nœuds d’une liaison qui leur était si précieuse, depuis que par la mort de leur père ils se trouvaient l’un et l’autre maîtres de leur bien, ils habitaient la même maison, se servaient des mêmes gens, et étaient résolus à ne se marier jamais qu’à deux femmes dont les qualités répondissent aux leurs et qui consentissent de même à cette perpétuelle union qui faisait le bonheur de leurs jours.
Les goûts de ces deux frères n’étaient pourtant pas absolument les mêmes : le comte de Dorci, l’aîné de la maison, aimait le repos, la solitude, la promenade et les livres ; son caractère un peu sombre était néanmoins doux, sensible, honnête, et le plaisir d’obliger les autres, l’un des plus délicieux de son âme. Recherchant peu la société, il ne se trouvait jamais plus heureux que quand ses devoirs lui permettaient d’aller passer quelques mois à un assez joli bien que les deux frères possédaient du côté de l’Aigle, aux environs de la forêt du Perche.
Le marquis de Dorci, infiniment plus vif que son frère, infiniment plus livré au monde, n’avait pas un aussi grand amour pour la campagne ; doué d’une figure charmante et de la sorte d’esprit qui plaît aux femmes, il en était un peu trop l’esclave, et ce penchant qu’il ne put jamais régler, étayé d’une âme fougueuse et d’un esprit ardent, devint la source cruelle de ses malheurs. Une très jolie personne des environs de la terre dont on vient de parler occupait tellement le marquis, qu’il n’était pour ainsi dire plus à lui. Il n’avait pas joint son corps cette année, il s’était séparé du comte pour aller s’établir dans la petite ville où demeurait l’objet de son culte, et là, uniquement occupé de cet objet chéri, il oubliait à ses pieds toute la terre, il y sacrifiait et son devoir et les sentiments qui l’enchaînaient autrefois dans la maison de son aimable frère.
On dit que l’amour augmente quand la jalousie l’aiguillonne ; c’était l’histoire du marquis. Mais le rival que le sort lui donnait était, disait-on, un homme aussi lâche que dangereux. Plaire à sa maîtresse, prévenir les trames de ce rival perfide, se livrer aveuglément à son amour, tels étaient les liens de ce jeune homme, telles étaient les raisons qui l’éloignaient entièrement cet été des bras d’un frère qui l’idolâtrait, et qui pleurait avec amertume, et son absence et son refroidissement. A peine le comte recevait-il des nouvelles du marquis ; lui écrivait-il ? point de réponse, ou un simple mot qui n’achevait que de convaincre encore mieux le comte, et que son frère avait la tête tournée et qu’il s’éloignait insensiblement de lui. Tranquillement à sa terre, il y menait pourtant toujours la même vie ; des livres, de longues promenades, de fréquents actes de bienfaisance, telles étaient ses uniques occupations, et il était en cela bien plus heureux que son frère, puisqu’il jouissait au moins de lui-même, et que l’agitation perpétuelle dans laquelle vivait le marquis lui laissait à peine le temps de se connaître.
Les choses étaient en cet état, lorsque le comte, occupé d’une lecture intéressante, séduit par un temps délicieux, s’éloigna tellement, un jour, de chez lui, qu’à l’heure où il projetait de revenir sur ses pas, il se trouva à plus de deux lieues au-delà des bornes de sa terre et à plus de six de son château, dans un coin de bois éloigné, et presque hors d’état de retrouver sans secours le vrai chemin qui devait le ramener. Dans cette perplexité, jetant les yeux de toutes parts, il aperçoit heureusement à cent pas une petite maison de paysan vers laquelle il se dirige aussitôt pour prendre conseil et se reposer une minute.
Il arrive... il ouvre... il pénètre dans une mauvaise cuisine composant la plus belle pièce du logis, et là, quel intéressant tableau s’offre à son âme sensible, et de quels traits ne la pénètre-t-il pas ? Une jeune fille de seize ans, belle comme le jour, tenait dans ses bras une femme évanouie d’environ quarante ans qui paraissait sa mère et qu’elle arrosait des larmes de la plus profonde douleur ; elle jette un cri à la vue du comte :
— Qui que vous soyez, dit-elle, venez-vous aussi pour m’arracher ma mère ?... Ah ! prenez plutôt ma vie, si cela est, mais laissez respirer cette malheureuse.
Et en disant cela, Annette se jetant aux pieds du comte, l’implorait en formant de ses bras élevés vers le ciel un rempart entre sa mère et lui.
— En vérité, mon enfant, dit le comte aussi ému que surpris, voilà des marques de crainte bien déplacées, j’ignore ce qui vous alarme, mes bonnes amies, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que le ciel vous offre en moi, quelles que puissent être vos peines, bien plutôt un protecteur qu’un ennemi.
— Un protecteur ! dit Annette en se relevant et volant à sa mère qui, revenue de son anéantissement, s’était réfugiée dans un coin, pleine d’effroi..., un protecteur, ma mère ! entendez-vous ? ce monsieur dit qu’il nous protégera, il dit que c’est le ciel que nous avons tant prié, ma mère... il dit que c’est le ciel qui l’envoie près de nous pour nous protéger !
Et revenant au comte :
— Ah, monsieur ! quelle belle action si vous nous secourez ; il n’exista jamais sur la terre deux créatures plus à plaindre. Secourez-nous, monsieur... secourez-nous... Cette pauvre et digne femme... elle n’a pas mangé depuis trois jours... et que mangerait-elle ?... de quoi la soulagerais-je, quand son état lui permettrait de l’être ?... il n’y a pas un morceau de pain dans la maison... tout le monde nous abandonne... On va sans doute nous faire mourir nous-mêmes, et cependant Dieu sait si nous sommes innocentes !... hélas ! mon pauvre père... le plus honnête et le plus malheureux des hommes... il n’est pas plus coupable que nous... et demain, peut-être... Oh ! monsieur, monsieur ! vous n’êtes jamais entré dans une maison plus misérable que la nôtre... On dit que Dieu n’abandonne jamais l’infortune, et nous voilà pourtant bien délaissées...
Le comte, qui vit au désordre de cette fille, à ses propos sans suite, à l’état déchirant de la mère, qu’il était vraisemblablement arrivé dans cette pauvre maison quelque catastrophe épouvantable, et trouvant là, pour son âme tendre, une occasion si belle d’exercer la vertu qui lui était familière, commença par supplier ces deux femmes de se calmer, leur renouvela plusieurs fois, pour les y engager, l’assurance positive de les protéger, et exigea d’elles de lui raconter le sujet de leurs peines. Après de nouveaux torrents de larmes, suite de l’émotion d’un bonheur aussi peu attendu, Annette ayant supplié le comte de s’asseoir, lui fit ainsi l’histoire des malheurs affreux de sa famille... récit funeste qu’il lui fut impossible de ne pas souvent interrompre par ses sanglots et par ses larmes.
— Mon père est des plus pauvres et des plus honnêtes hommes de la contrée, monsieur ; il est bûcheron de son métier, il s’appelle Christophe Alain ; il n’a eu que deux enfants de cette pauvre femme que vous voyez : un garçon de dix-neuf ans et moi, qui viens d’en prendre seize ; malgré sa pauvreté, il a fait tout ce qu’il a pu pour nous bien faire élever. Mon frère et moi, nous avons été pendant plus de trois ans en pension à l’Aigle, et nous savons tous les deux bien lire et bien écrire ; quand nous eûmes fait notre première communion, mon père nous retira ; il ne lui était plus possible de faire tant de dépense pour nous, et le pauvre cher homme, ainsi que sa femme, n’ont mangé pendant tout ce temps-là que du pain, afin de pouvoir nous donner un peu d’éducation. Quand mon frère revint, il était assez fort pour travailler avec lui ; j’aidais ma mère, et notre pauvre maison en allait bien mieux ; enfin, monsieur, tout nous favorisait, et il semblait que notre exactitude à remplir nos devoirs attirât sur nous la bénédiction du ciel, lorsqu’il nous est arrivé, il y a aujourd’hui huit jours, le plus grand des malheurs qui puisse survenir à de pauvres gens sans crédit, sans argent et sans protection comme nous. Mon frère n’y était pas, il travaillait à plus de deux lieues de là ; mon père était tout seul à près de trois lieues d’ici, du côté de la forêt qui remonte vers Alençon, lorsqu’il aperçoit le cadavre d’un homme couché au pied d’un arbre... Il s’en approche avec l’intention de secourir ce malheureux s’il en est encore temps ; il retournait ce corps, il lui frottait les tempes avec un peu de vin qu’il avait dans sa gourde, quand tout à coup quatre cavaliers de la maréchaussée accourant au galop tombent sur lui, l’enchaînent et le conduisent dans les prisons de Rouen où ils le déposent comme coupable d’avoir assassiné l’homme, qu’il cherchait au contraire à rappeler à la vie. Ne voyant point mon père revenir comme de coutume, vous vous représentez aisément notre inquiétude, monsieur ; mon frère qui venait de rentrer a couru bien vite dans tous les environs et il est revenu le lendemain nous apprendre cette triste nouvelle. Nous lui avons remis aussitôt le peu d’argent qu’il y avait dans la maison, et il a couru à Rouen porter du secours à notre pauvre père. Trois jours après, mon frère nous a écrit, nous avons reçu la lettre hier... La voilà, monsieur dit Annette en s’interrompant par ses sanglots... la voilà, cette fatale lettre... Il nous dit de nous tenir sur nos gardes, qu’au premier moment on viendra peut-être nous enlever nous-mêmes pour nous conduire aussi en prison, afin d’être confrontées à notre père, que rien, dit-il, quoique innocent, ne pourra jamais sauver. On ignore encore quel est le cadavre, on fait des perquisitions, et l’on assure en attendant que c’est un gentilhomme des environs tué et volé par mon père, qui, voyant venir à lui, a jeté l’argent dans le bois ; ce qui confirme cette opinion, c’est qu’on n’a pas trouvé un sol dans la poche du mort... Mais, monsieur, cet homme, tué peut-être de la veille, ne peut-il pas avoir été volé par ceux qui l’ont assassiné ou par ceux qui depuis son accident peuvent l’avoir rencontré ?... Oh ! croyez-moi, monsieur, mon malheureux père est incapable d’une telle action, il aimerait mieux mourir lui-même que de l’avoir faite... et voilà pourtant que nous allons avoir le malheur de le perdre, et de quelle façon, grand Dieu !... Vous savez tout, monsieur, vous savez tout... excusez ma douleur et secourez-nous si vous le pouvez. Nous passerons le reste de nos jours à invoquer le ciel pour la conservation des vôtres... Vous ne l’ignorez pas, monsieur, les larmes de l’infortune attendrissent l’Éternel, il daigne quelquefois exaucer les vœux du faible, eh bien ! monsieur, tous ces vœux seront pour vous, nous ne l’implorerons qu’en votre faveur, nous ne l’invoquerons que pour votre prospérité.
Le comte n’avait pas entendu sans émotion le récit d’une aventure aussi funeste pour ces bonnes gens. Plein du désir de leur être utile, il leur demanda d’abord de quel seigneur ils dépendaient, en leur faisant entendre qu’il était prudent de se munir avant tout de cette protection.
— Hélas ! monsieur, répondit Annette, cette maison dépend des moines, nous leur avons déjà parlé, mais ils nous ont durement répondu qu’ils ne pouvaient nous être d’aucune utilité. Ah ! si nous étions seulement à deux lieues d’un autre côté, sur les terres de M. le comte de Dorci, nous serions bien sûrs d’être secourus... C’est le plus aimable seigneur de la province... le plus compatissant... le plus charitable.
— Et vous ne connaissez personne auprès de lui, Annette ?
— Non, vraiment, monsieur.
— Eh bien, je me charge de vous y présenter ; je fais plus, je vous promets sa protection... je vous engage sa parole qu’il vous servira de tout son pouvoir.
— Oh, monsieur, que vous êtes bon ! dirent ces pauvres femmes... Comment pourrons-nous reconnaître ce que vous faites pour nous ?
— En l’oubliant dès que j’aurai réussi.
— L’oublier, monsieur ! ah ! jamais ! le souvenir d’un tel acte de bienfaisance ne s’éteindra qu’avec notre vie.
— Eh bien, mes enfants, dit le comte, voyez donc dans vos bras celui même dont vous désirez l’appui.
— Vous, monsieur ?... le comte de Dorci ?...
— Moi-même, votre ami, votre soutien et votre protecteur.
— Ô ma mère !... ma mère, nous sommes sauvées ! s’écria la jeune Annette, nous sommes sauvées, ma mère, puisqu’un aussi bon seigneur veut bien nous promettre son appui.
— Mes enfants, dit le comte, il est tard, j’ai du chemin à faire pour me retirer chez moi ; je vous quitte et ne me sépare de vous qu’en vous donnant ma parole d’être demain au soir à Rouen, et de vous envoyer sous peu de jours des nouvelles sûres de mes démarches... Je ne vous en dis pas davantage, mais attendez tout de mes soins. Tenez, Annette, vous devez avoir besoin de quelques fonds dans ce moment-ci, voilà quinze louis, gardez-les pour vos besoins intérieurs, je me charge de pourvoir à ceux de votre père et de votre frère.
— Oh ! monsieur, que de bontés !... Ma mère, aurions-nous dû nous attendre ?... Juste Dieu ! jamais autant de bienfaisance n’éclata dans l’âme d’un mortel !... Monsieur, monsieur, continuait Annette en se jetant aux genoux du comte... non, vous n’êtes point un homme, vous êtes la divinité même descendue sur la terre pour secourir l’infortune. Ah ! que pouvons-nous faire pour vous ?... Ordonnez, monsieur, ordonnez et permettez-nous de nous consacrer entièrement à votre service.
— Je vais en exiger un à l’instant, ma chère Annette, dit le comte... Je me suis perdu, j’ignore la route qu’il faut tenir pour me rendre chez moi ; daignez me servir de guide une ou deux lieues, et vous vous serez acquittée de ce bienfait, auquel votre âme douce et sensible met plus de prix qu’il n’en mérite.
On imagine aisément comme Annette vole à l’instant aux désirs du comte, elle le devance, elle le met dans la route, elle chante ses louanges pendant le chemin ; si elle s’arrête un instant, c’est pour arroser de larmes les mains de son bienfaiteur, et le comte, dans cette douce émotion que nous donne le charme d’être aimé, goûte un échantillon du bonheur céleste, et se trouve un dieu sur la terre.
Ô sainte Humanité ! s’il est vrai que tu sois la fille du ciel et la reine des hommes, devrais-tu donc permettre qu’une source de remords et de chagrin fût la récompense de tes sectateurs, pendant que ceux qui t’outragent sans cesse, triomphent en t’insultant sur les débris de tes autels ?
A environ deux lieues de la maison de Christophe, le comte se reconnut.
— Il est tard, ma petite, dit-il à Annette, me voici en pays de connaissance ; retournez chez vous, mon enfant, votre mère serait inquiète, continuez de l’assurer de mes services, et dites-lui que je m’engage à ne revenir de Rouen qu’en lui ramenant son mari.
Annette pleura quand il fallut se séparer du comte ; elle aurait été au bout de la terre avec lui... Elle lui demanda la permission d’embrasser ses genoux...
— Non, Annette, c’est moi qui vous embrasserai, dit le comte en la prenant chastement dans ses bras, allez, mon enfant, continuez de servir Dieu, vos parents et votre prochain, soyez toujours honnête fille, et la bénédiction du ciel ne vous abandonnera jamais...
Annette serrait les mains du comte, elle fondait en larmes, ses sanglots l’empêchaient d’exprimer ce que son âme sensible éprouvait. Dorci, lui-même trop ému, l’embrasse une dernière fois, la repousse doucement et s’éloigne.
Ô gens du siècle ! qui lirez ceci, voyez-y l’empire de la vertu sur une belle âme, et que cet exemple vous touche au moins, si vous vous sentez incapable de l’imiter : à peine le comte avait-il trente-deux ans... il était chez lui... il était au milieu d’une forêt..., il avait dans ses bras une jeune fille charmante, que la reconnaissance lui livrait... Il versa des larmes sur les malheurs de cette créature infortunée, et ne s’occupa que de la secourir.
Le comte arrive au château, et dispose tout pour son départ... Funeste effet du pressentiment... voix intérieure de la nature, à laquelle l’homme ne devrait jamais résister... le comte avoua à un de ses amis qui l’attendait et qu’il instruisit de son aventure, il avoua qu’il lui était impossible de se dissimuler à lui-même un mouvement impénétrable qui semblait lui conseiller de ne se point mêler de cette affaire... Mais la bienfaisance l’emporta, rien ne tint aux charmes qu’éprouvait Dorci à faire le bien, et il partit.
Arrivé à Rouen, le comte fut voir tous les juges, il leur dit à tous qu’il s’offrait pour caution du malheureux Christophe, si cela était nécessaire, qu’il était sûr de l’innocence de cet homme, et si constamment sûr qu’il offrait sa vie, si l’on voulait, pour sauver celle du prétendu coupable. Il demanda à le voir, on le lui permit, il l’interrogea et fut si content de ses réponses, si persuadé qu’il était incapable du crime dont on l’accusait, qu’il déclara aux juges qu’il prenait ouvertement la défense de ce paysan, que si malheureusement on venait à le condamner, il en appellerait au Conseil, il ferait faire des mémoires qui se répandraient dans toute la France et qui couvriraient de honte les magistrats assez injustes pour condamner un homme aussi certainement innocent.
Le comte de Dorci était connu dans Rouen, il y était aimé, sa naissance, son grade, tout fit ouvrir les yeux ; on s’aperçut qu’on avait été un peu vite dans la procédure de ce Christophe, les informations recommencèrent, le comte paya tous les nouveaux frais de perquisitions et de recherches ; insensiblement il ne se trouva plus une seule preuve à la charge de l’accusé. Ce fut alors que le comte de Dorci envoya le frère d’Annette à sa mère et à sa sœur en leur recommandant de se tranquilliser, et les assurant que sous peu elles reverraient en pleine liberté celui dont les malheurs les intéressaient.
Tout alla donc le mieux du monde, lorsque le comte reçut un billet anonyme, contenant le peu de mots qu’on va lire :
« Abandonnez sur-le-champ l’affaire que vous suivez, renoncez à toute perquisition du meurtrier de l’homme de la forêt ; vous creusez vous-même l’abîme où vous allez vous engloutir... Combien vos vertus vont vous coûter cher ! Cruel homme, que je vous plains... mais il n’est peut-être plus temps. Adieu. »
Le comte éprouva un frémissement si terrible à la lecture de ce billet, qu’il pensa s’en évanouir ; en réunissant ce que contenait ce fatal écrit au pressentiment qu’il avait éprouvé, il vit bien que quelque chose de sinistre le menaçait infailliblement. Il resta dans la ville, mais il ne se mêla plus de rien... Juste ciel ! on avait eu raison de le lui dire... il n’était plus temps, il en avait trop fait, ses cruelles démarches n’avaient que trop réussi.
A huit heures du matin, le quinzième jour de son arrivée à Rouen, un conseiller au Parlement de sa connaissance demande à lui parler, et l’abordant avec précipitation :
— Partez, mon cher comte, partez à la minute même ! lui dit ce magistrat tout ému, vous êtes le plus infortuné de tous les êtres ; puisse votre malheureuse aventure s’anéantir de la mémoire des hommes ! en les convainquant des dangers de la vertu, elle leur en ferait abandonner le culte. Ah ! s’il était possible de croire la providence injuste, ce serait bien sûrement aujourd’hui !
— Vous m’effrayez, monsieur ! expliquez-vous, de grâce, que m’arrive-t-il ?
— Votre protégé est innocent, les portes vont lui être ouvertes, vos recherches ont fait trouver le coupable... Au moment où je vous parle il est déjà dans nos prisons : ne m’en demandez pas davantage.
— Parlez, monsieur, parlez ! enfoncez le poignard dans mon cœur... Eh bien, ce coupable ?
— C’est votre frère.
— Lui, grand Dieu !...
Et Dorci tomba sans mouvement ; on fut plus de deux heures sans pouvoir le rappeler au jour. Il reprit enfin connaissance dans les bras de cet ami qui, par des motifs d’alliance, ne se trouvait pas au nombre des juges et put, quand le comte eut rouvert les yeux, lui apprendre au moins ce qui suit.
L’homme tué était le rival du marquis ; tous deux revenaient ensemble de l’Aigle ; chemin faisant, quelques propos avaient amené la dispute ; le marquis, furieux de ne pouvoir engager son ennemi à se battre, reconnaissant qu’il était aussi lâche que fourbe, l’avait culbuté de son cheval dans un mouvement de colère, et avec le sien lui avait passé sur le ventre. Le coup fait, le marquis voyant son adversaire sans vie, avait perdu totalement la tête et au lieu de se sauver, il s’était contenté de tuer le cheval du gentilhomme, d’en cacher le corps dans un étang, et de là il était effrontément revenu dans la petite ville où demeurait sa maîtresse, quoiqu’en partant il eût répandu qu’il s’en absentait pour un mois. En le revoyant, on lui avait demandé des nouvelles de son rival : il n’avait, disait-il, voyagé qu’une heure avec lui, ensuite chacun avait pris une route différente. Quand on apprit dans cette ville la mort du rival et l’histoire du bûcheron accusé de l’avoir tué, le marquis écouta tout sans se troubler et raconta lui-même l’aventure comme tout le public, mais les démarches secrètes du comte produisant des recherches plus exactes, tous les soupçons tombèrent alors sur le marquis. Il ne lui fut plus possible de se défendre, il ne l’essaya pas ; capable d’une vivacité, mais nullement fait pour le crime, il avoua tout à l’exempt du prévôt qui vint lui faire quelques questions, il se laissa arrêter et dit qu’on pouvait faire de lui tout ce qu’on voudrait. Ignorant la part que son frère avait à tout ceci, le croyant bien tranquille dans son château où il pensait même à le rejoindre incessamment, il demandait pour toute grâce, si cela était possible, que ses malheurs fussent cachés à ce frère qu’il adorait et que cette cruelle aventure précipiterait au tombeau ! A l’égard de l’argent pris sur le cadavre, il avait été dérobé sans doute par quelque braconnier qui s’était bien gardé de rien dire. On avait enfin amené le marquis à Rouen, il y était quand on vint tout apprendre au comte.
Dorci, un peu revenu du premier choc de son abattement, fit tout au monde, et par lui-même et par ses amis, pour sauver son misérable frère ; on le plaignit, mais on ne l’écouta point. On lui refusa même la satisfaction d’embrasser ce malheureux ami, et, dans un état difficile à peindre, il quitta Rouen le propre jour de l’exécution du mortel de l’univers qui lui fût le plus précieux et le plus sacré, et que lui-même traînait à l’échafaud ; il revint un instant dans sa terre, mais avec le projet de la quitter bientôt pour toujours.
Annette n’avait que trop appris quelle victime s’immolait à la place de celle qui possédait ses vœux. Elle osa paraître au château de Dorci, elle y vint avec son père ; tous deux se précipitent aux pieds de leur bienfaiteur, et frappant la terre de leur front, ils supplient le comte de faire aussitôt couler leur sang en dédommagement de celui qu’il a répandu pour les servir ; s’il ne veut pas se faire cette justice, ils le conjurent de leur permettre d’user au moins leurs jours à le servir sans gages.
Le comte, aussi prudent au sein de l’infortune que bienfaisant dans la prospérité, mais dont le cœur endurci par l’excès de ses maux ne peut plus comme autrefois s’ouvrir au sentiment qui lui coûte aussi cher, ordonne au bûcheron et à sa fille de se retirer, et leur souhaite de jouir tous deux, aussi longtemps qu’il leur sera possible, d’un bienfait qui lui enlève pour toujours l’honneur et le repos. Ces malheureux n’osèrent répliquer, ils disparurent.
Le comte laissa de son vivant ses biens à ses plus proches héritiers, sous la seule charge d’une pension de mille écus qu’il fut manger dans une retraite impénétrable aux yeux des hommes, où il mourut, au bout de quinze ans d’une vie sombre et triste, dont tous les instants furent marqués par des actes de désespoir et de misanthropie.