Lorsque les pluviers dorés se mirent à trottiner en criant sur la bande de terre devant la fenêtre de la cuisine, tout fut bouleversé dans le cœur d’Helga. Le printemps était arrivé et il balaya l’engourdissement qui s’était emparé d’elle pendant ces longs mois d’hiver. Le changement était également visible chez les autres femmes de l’auberge. Elles avaient soudain toutes quelque chose à faire : des couettes à aérer, du linge à tordre et à sécher, l’inventaire du cellier, le ménage printanier, tout était prétexte à l’agitation. Helga considéra un instant les théières alignées sur la planchette de bois blanc, juste devant la fenêtre. La grosse ventrue, en porcelaine bleue, dans laquelle on boit le thé fumé ; les deux jumelles en terre cuite réservées aux merveilleux wu long de Gudrun ; la japonaise avec ces imposants picots ; les élégantes anglaises délicatement décorées de roses jaunes et la petite théière blanche dévolue aux thés verts, sa préférée.
Helga se demanda si sa grand-mère aurait aimé boire du thé, elle qui ne connaissait manifestement que le café. Cette interrogation la ramena à sa découverte de la semaine : le journal intime de Halldora Hallgersdöttir, sa grand-mère. C’est en triant les affaires de sa mère, plusieurs jours après l’enterrement, qu’elle avait trouvé l’épais cahier. Mais Gudrun vint la tirer de sa rêverie. C’était épuisant de parler avec Gudrun car celle-ci ne faisait que questionner, incapable de mener une conversation et, parce que sa mémoire était défaillante, pour des raisons génétiques que l’on évoquait rarement à haute voix, elle posait encore et encore les mêmes questions et là elle demanda une fois de plus en fronçant les sourcils pour donner plus de poids à ses mots : où est ton fiancé ? En France, à Paris, la ville lumière, répondit Helga, comme les autres fois en sachant que cela suffirait à la vieille femme. En effet, cette dernière ne demanda rien de plus et s’affaira dans la cuisine pour préparer la pâte à gaufres. En la regardant, elle pensa à sa grand-mère qui devait aussi s’activer de cette façon, dans cette même cuisine, lorsqu’elle se préparait à recevoir les invités de l’été, tout en pestant intérieurement contre son état, quelques décennies plus tôt…
Elle était vraiment prisonnière de son corps, elle ne pouvait plus aller en l’avant ni de l’arrière avec cela à l’intérieur d’elle-même. Saleté de hareng ! S’il s’était montré plus tôt, elle aurait salé à en perdre haleine au lieu de folâtrer sur le port avec cette sotte de Ragnhildur, car c’est elle qui l’avait poussée dans les bras du capitaine, mais vas-y donc, de quoi t’as peur, hein ? qu’elle faisait. Ah ! ça, il était beau avec ses yeux couleur d’océan, ses larges épaules et son épaisse chevelure blonde ! Le feu l’avait prise, elle n’avait plus su ce qu’elle faisait lorsqu’il avait posé les mains sur elle, dans la cabine du bateau. Et maintenant, voilà le résultat ! Comment allait-elle faire pour recevoir tous ces gens ?
Elle l’avait fait, pourtant, et de la plus belle manière. Cela continuait aujourd’hui même si la ferme s’était transformée en auberge de jeunesse. D’ailleurs, l’appellation devenait ridicule. On voyait de moins en moins de jeunes, peu d’étrangers étaient séduits par le pays, sa rudesse rebutait, on ne retenait que ses côtés négatifs, une nature difficile, des routes pénibles, du mauvais temps. La plupart des clients étaient donc des Islandais, des retraités qui voyageaient en groupes, buvaient beaucoup et remplissaient l’auberge de leurs rires bruyants. Certains étrangers venaient pourtant observer les colonies d’oiseaux marins et notamment les petits alcidés dodus au bec multicolore, nos petits clowns de mer. Ils prenaient la route 218 qui permet de gagner Dyrholaey, le cap le plus méridional de l’Islande où s’avance une magnifique arche basaltique. C’est là que Kari, le gendre de Njall le Brûlé, bâtit sa ferme.
Helga regardait le manège des pluviers quand elles descendirent. Elle sursauta à leur vue. Cela faisait maintenant trois mois qu’elles étaient arrivées, venues rejoindre leur mère. Cinq filles, rousses et semblables, différentes seulement par la taille. L’attitude des filles de Solveig s’était peu améliorée, elles se comportaient comme si elle n’était absolument pas là, s’il leur arrivait de lever les yeux et de rencontrer les siens par erreur, elles prenaient de grands airs et regardaient ailleurs telles de vieilles bigotes revêches. Helga se demandait encore si elles étaient en chair et en os ou bien des filles du petit peuple caché. Sa grand-mère lui avait dit un jour que les femmes elfes n’avaient pas toutes les cheveux noirs, comme les gens l’avaient longtemps cru, mais que certaines étaient rousses et qu’elles étaient considérées comme les plus dangereuses. Elles déboulèrent telles un ouragan dans la cuisine et se mêlèrent de tout. L’une se mit à préparer la pâte à gaufres au grand dam de Gudrun, l’autre sortit le moule à gâteau, la troisième s’empara des assiettes et les deux autres sortirent le délice aux noisettes et les confitures. Cela réveilla Helga qui mit l’eau à bouillir pour le thé et lança la vieille cafetière qui ne tarda pas à crachoter.
Dans la cuisine, l’espace s’était rétréci. Il devint minuscule quand Eva descendit à son tour. Sa présence insuffla cependant une bouffée d’air frais et des rires se firent entendre. Même les sorcières rousses réagissaient à l’humeur égale d’Eva Elinborgsdöttir qui promenait avec constance son robuste embonpoint et son odeur de vanille. Elle avait été très surprise d’apprendre que la vanille, qu’elle adorait et déclinait en savon, gel douche, shampooing et crèmes parfumées, appartenait à la famille des orchidées, ces fleurs rares somptueuses qu’on voyait peu ici en Islande, relativement au climat. Cela n’avait fait qu’augmenter son adoration pour la vanille qu’elle glissait aussi dans ses pâtisseries. Mais pour l’heure, il était urgent de préparer des gaufres, la crème, et qui allait se charger de l’oseille des trolls ? Vite, vite, elle devait faire sa tarte car le car arrivait dans moins de deux heures ! Tous ces gens allaient avoir vraiment faim après leur excursion ! Il ne fallait pas les décevoir !
Helga, qui regardait distraitement par la fenêtre, les pluviers ayant déserté l’endroit, aperçut soudain le troupeau de moutons qui arrivait dans la vallée, pareil à une langue glaciaire glissant à peine vitesse. Voilà les garçons ! lança-t-elle, enjouée. En effet, son frère Sigurdur et le jeune Olafur approchaient de l’auberge avec les brebis. C’était vraiment le printemps et il y aurait de nouveau de l’animation à l’auberge. Elle sortit précipitamment pour embrasser son frère. Il lui dit qu’elle allait devoir lui recoudre son pantalon, il avait glissé dans un creux mais heureusement il ne s’était pas blessé. Elle le ferait, n’est-ce pas ? C’était son préféré et pourtant le plus solide, saleté de lave !
En montant l’escalier avec le pantalon de son frère, l’image de sa grand-mère enjambant des congères avec des seaux d’eau grinçants à la main s’imposa devant ses yeux.
J’ai toujours redouté le portage d’eau, mais je n’ai pas le choix. Près de la paroi de roches volcaniques, je fais un malheureux faux pas, tombe dans une faille, jure même si je sais que des femmes portant un enfant ne doivent pas faire cela, me remets debout. Je secoue les jambes de mon pantalon lorsque je suis enfin près de ce sacré puits, j’ai de la neige dans mes vêtements, c’est très désagréable. Je fais descendre le seau, le remonte péniblement, ça tire dans le bras, le vide dans un de mes seaux en bois, le fais descendre à nouveau pour remplir le deuxième. L’eau gicle dans toutes les directions et elle est beaucoup trop froide. J’empoigne résolument l’anse des deux seaux, ils sont très lourds, je rentre la tête dans les épaules, je dois ressembler à une tortue, si cela continue comme ça, je serai plus ridée que ces affreux animaux, un marin en avait dessiné une pour moi autrefois lorsque, petite, j’allais acheter le poisson à Akureyri. J’aimais ces moments où je me promenais sur le port au milieu des tonneaux de harengs, des étals de morue, respirant le sel et l’odeur iodée du poisson. Je compte les pas jusqu’à la maison. Puis j’y retourne, prudemment. Après seulement quelques pas, je dois me reposer, je manque de souffle. Je recommence à tirer l’eau et je saisis les seaux. Il ne me reste plus que quelques enjambées avant de rentrer à la maison. Je me dépêche et je finis par m’étaler de tout mon long. L’épaisse congère se tasse sous moi, je ne sens rien du tout, je suis engourdie et je regarde en pleurant les seaux qui dévalent la pente. J’entends alors des pas crissants derrière moi. C’est la vieille femme-elfe qui habite la maison au toit de tourbe. On raconte toutes sortes d’histoires sur elle mais à cet instant je ne pense plus à tout ça et je prends la main qu’elle me tend. Allez, relève-toi, ma pauvre Halldora, rentre chez toi, je vais t’apporter l’eau.
Helga posa le pantalon sur une chaise et redescendit car Eva sonnait le rappel à la cuisine. Les femmes s’agitaient comme des abeilles et la grande table en bois de la salle à manger ne tarda pas à se remplir. Une belle pile de gaufres encore fumantes, une jatte de crème fraîche, des confitures, du miel, des pâtes à tartiner, une superbe tarte à la rhubarbe (quelqu’un s’était donc dévoué pour aller chercher l’oseille des trolls), un gâteau aux fruits confits, des sandwichs au mouton fumé, des filets de harengs, des concombres sucrés et des céréales au chocolat. Les thermos de thé et de café firent à leur tour leur entrée dans la grande salle et tout fut prêt. Eva venait juste de pousser un soupir de soulagement en croisant ses mains potelées sur son tablier lorsque des voix se firent entendre. Elle se précipita dans l’escalier pour accueillir les visiteurs, les cinq filles rousses de Solveig sur les talons. Celles-ci déployaient une impressionnante série de grâces et minauderies devant les visiteurs, outrancières et gênantes, mais j’étais apparemment la seule à m’en rendre compte. Gudrun s’enfuit dans la cuisine pendant que Solveig et moi restions dans la grande salle.
Nous sûmes tout de suite, aux protestations qui nous parvenaient, que les touristes n’étaient pas des Islandais. Un Islandais sait qu’il faut toujours ôter ses chaussures dès que l’on entre dans une maison, les étrangers sont souvent surpris, voire ulcérés à l’idée de se promener en chaussettes. Certains disent que c’est dégradant et se sentent humiliés. Peu importe, nous autres Islandais sommes intraitables sur ce sujet. Je sais que les sorcières rousses iront même jusqu’à délacer les grosses chaussures de marche des plus récalcitrants sans se soucier de leur réprobation.
Ils entrèrent en groupe, en pestant et parlant fort dans une langue qui me sembla être de l’allemand. Je sus plus tard qu’ils étaient Autrichiens. La plupart avait largement dépassé la soixantaine et je vis que Solveig grimaçait un sourire, elle qui n’aimait pas du tout les vieux. Elle fut soulagée de compter quelques quinquagénaires et une jeune femme qui ne devait pas avoir trente ans. Je compris que je devrais m’occuper des plus âgés et j’avouai que cela ne m’enchantait pas. Ils avaient tous l’air mécontents d’être là. Des visages usés, fermés et hautains. J’essayai de penser à ma grand-mère, à la façon égale qu’elle avait de traiter tout le monde avec les mêmes attentions. Je ferai de mon mieux, comme elle l’avait fait avant moi.
Depuis le couloir qui menait à la grande salle, Gudrun observait l’assemblée hétéroclite en soupirant. Pourquoi ces gens venaient-ils ici s’ils n’étaient pas heureux d’être là ? Est-ce qu’on les y forçait ? Des Autrichiens. Elle ne les aimait pas ceux-là, pour ça non. Parmi eux se cachaient peut-être encore d’anciens nazis, l’Autriche avait été un véritable havre de paix pour cette sale engeance, si c’était pas une honte ! D’anciens nazis, des criminels de guerre, vivant dans la terreur d’être capturés. Des gens qui n’avaient jamais regretté quoi que ce soit, qui gardaient encore chez eux, à la place d’honneur, le buste de Hitler. Voyons, quel âge avait ce vieux là-bas, avec sa tête de corbeau… sûrement pas loin d’être centenaire… donc si ça se trouve c’en était un… et la pauvre Helga qui se les coltine ! Qu’est-ce qu’elle fiche encore là, d’ailleurs, la belle Helga ? Qu’elle soit restée un peu après la mort de sa mère, c’était une très bonne chose, même si avec Solveig on pouvait être tranquille, mais c’était bien que la petite ait voulu rester. Elle avait interrompu ses études à Reykyavik, des études de quoi déjà ? Peu importe puisqu’elle avait tout abandonné. Du coup, son copain qui est à Paris lui a proposé de le rejoindre dès septembre pour qu’elle fasse des études dans la belle capitale française mais Helga ne dit rien. Quand je l’interroge, elle me répond toujours à côté. Mais c’est vrai qu’elle me prend pour une folle ! Comme toutes les autres, sauf les gamines rousses qui ont peur de moi, allez savoir pourquoi ! Quand les mots sont dans ma tête, je raisonne bien mais dès qu’ils sortent de ma bouche c’est la catastrophe. Ils sont si pressés qu’ils sortent tous en même temps. Je ne sais pas bien parler. Chaque fois que je veux dire quelque chose ce sont les mauvais termes qui me viennent en tête, des mots qui ne conviennent pas ou alors, carrément, je dis le contraire de ce que j’aurais voulu dire. Et plus j’essaie de trouver l’expression exacte, plus ça devient n’importe quoi. Et, souvent, je ne me souviens plus de ce que j’avais voulu dire au début. Comme si mon corps était fendu en deux et que les deux parties se couraient après sans jamais parvenir à se rattraper. Je ne sais pas bien parler. Et puis, de peur d’être impolie, je pose tout le temps des questions, preuve que je m’intéresse aux autres et pas qu’à ma vieille négligeable petite personne, c’est que j’ai de l’éducation, moi ! Helga, elle a un peu le même problème que moi, mais à l’envers. C’est dans sa tête que ça s’ordonne pas. Elle passe ses journées ici à déambuler dans l’auberge avec le cahier d’Halldora à la main. Elle le lit partout, debout dans le couloir, à la salle de bain et même aux toilettes, ce qui entre nous n’est pas très respectueux. Mais qu’est-ce qu’il lui prend à ce cornichon d’Autrichien ? Il va le lâcher le bras de la petite ou bien j’y vais ! Bon, il a oté ses sales pattes. Celui-là, c’est un imbécile. Il se croit où avec son espèce de combinaison verte, on dirait un de ces machins pour faire du ski. Qu’est-ce que je disais ? Ah, oui ! le journal d’Halldora. J’aurais bien aimé le lire moi aussi mais je n’oserais jamais le demander à Helga. Ce ne serait pas correct. N’empêche, je serais bien curieuse de savoir ce qu’il y a dedans pour que ça passionne tellement la petite… Quoi ? De la pâte à gaufres ? C’est bon j’y vais !
Les Autrichiens s’étaient un peu détendus sous l’effet de la bonne nourriture. Helga s’affairait auprès d’eux, veillant à ne pas laisser une tasse vide, les servant sans cesser de sourire. Solveig se contentait de regarnir la grande table. De temps en temps, elle allait verser du café dans le mug de la jeune femme qui n’avait pas trente ans. Petite, maigre, pâle et blonde, elle faisait un peu pitié à Solveig qui avait bien du mal à le cacher.
Ces Islandaises sont très aimables, pas du tout comme nous, songe Erika en sirotant son café. Pas du tout comme ma mère. Elle va en faire une tête quand elle va comprendre qu’elle est partie à sa place ! Elle hausse les épaules. De toute façon, elle ne l’aurait jamais fait seule, ce voyage. Un coup de tête, pour l’énerver, elle, Erika. L’Islande ! Quelle lubie !
On est bien ici. Le pays est beau, c’est vrai. Et si je restais ? Non, je dois fuir, plus loin ou bien rentrer. J’ai encore du temps pour réfléchir et me reposer. Comme c’est bon de ne plus l’entendre hurler ! De ne plus avoir à surveiller l’heure, mes affaires, être certaine qu’elle ne touchera à rien de ce qui m’appartient, ni mes cahiers, ni mes robes, ni mon corps, ni mes pensées. Libérée d’elle, enfin ! Il ne faut pas que j’y retourne, jamais. La revoir, c’est mourir. Je ne veux pas mourir. Plus maintenant. Je vais vivre, toute seule, pour moi. J’en suis capable, contrairement à ce qu’elle a toujours dit. Elle ne vomira plus ces flots de paroles crues, mauvaises. Je ne verrai plus jamais sa langue. Sale vieille.
La grande salle se vide peu à peu. La plupart des touristes autrichiens sont montés dans leur chambre. Ils s’installent. On entend le plancher qui geint et les lourdes valises qui s’ouvrent en bâillant. Bientôt, il ne reste plus que la jeune femme qui n’a pas trente ans et un vieillard apathique qui mâchonne un morceau de gaufre froide. Finalement, elle se lève, brusquement, et la chaise métallique tombe dans un bruit pénible de grincement de dents. Elle se retourne, regarde la chaise, secoue la tête, se mord la lèvre supérieure, fait craquer ses doigts et part sans la ramasser avec un sourire de défi sur son petit visage. Le vieux n’en revient pas, il injurie la jeune femme et des bribes de gaufre s’échappent de sa bouche, il lève les bras, il appelle. Alors, elle revient, furieuse, redresse la chaise dans un affreux crissement, se dirige vers lui et le gifle en lui disant que vraiment, les vieux, ils commencent à sérieusement l’emmerder ! Elle quitte la salle en faisant des moulinets avec les bras.
Gudrun, qui a assisté à la scène sans broncher, cachée derrière la porte, ne sait pas quoi penser. Elle ne peut pas lui donner raison, à la fille, mais elle ne peut pas lui donner tort non plus. La gifle, c’était exagéré. Elle est très en colère cette petite, va falloir essayer de savoir pourquoi ! En tout cas, le vieux bonhomme, il dit plus rien, il regarde par la fenêtre, ça l’a calmé.
Solveig est à la réception. Elle vient d’indiquer la boutique de lainages aux touristes autrichiens. Helga discute avec eux et leur vante la qualité exceptionnelle de la laine des moutons d’Islande. C’est étonnant comme elle prend son rôle au sérieux ! Ah, elle discute avec la petite maigrichonne. Elle devrait rester avec nous celle-ci, m’est avis qu’elle aurait bien besoin de se poser un peu. Ses yeux traînent toujours un peu derrière elle, comme si elle avait peur, qu’on la suive, qu’on la prenne. Ce serait bien si elle rejoignait notre confrérie du hasard, finalement pas plus bringuebalante qu’une autre. Tiens, tiens, voilà qu’Helga lace ses chaussures. Mais oui, elle va l’accompagner jusqu’à la boutique, la petite. Je suis bien contente. Et bien fatiguée ! Je vais aller allonger mes vieux os.
Dehors, le vent souffle mais il pleut à peine. Le groupe d’Autrichiens se met en marche en direction de la boutique. Helga leur indique en souriant que c’est tout droit, qu’ils ne peuvent pas se tromper. Elle reste un peu en arrière avec Erika. S’observent, du coin de l’œil, se font de petits sourires, puis Erika demande si elle est née ici. Helga hoche la tête, oui, bien sûr qu’elle est née ici, comment y vivre autrement ? Erika dit que c’est vrai, qu’elle ne pourrait pas supporter la rigueur du climat, qu’elle a lu sur le guide que les hivers étaient terribles, que les gens déprimaient, que certains se suicidaient. En effet, cela arrive, peut-être un peu plus qu’ailleurs. Elles se taisent, continuent de marcher mais l’écart se creuse entre elles et le groupe. Helga montre un petit chemin qui mène à la plage, Erika sourit. Leurs lourdes chaussures s’enfoncent dans le sable noir, les herbes plient sous le vent. L’Océan gronde, le froid devient plus intense. Erika serre son écharpe autour de son cou frêle, respire, ferme les yeux. La longue plage noire est déserte en cette fin de journée. Un grand labbe marche sur le sable. Les macareux viennent de s’élancer de la falaise et crient joyeusement. Erika ouvre les yeux. Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle en montrant les petits alcidés. Des macareux. Oh ! c’est ça ! Ils sont plus petits que… Que quoi ? interroge Helga. Que ce que ma mère disait. Elle m’a fait croire qu’ils avaient la taille d’un grand corbeau ! Quelle vieille idiote ! Quelle saleté ! Des mensonges, toujours des mensonges ! Cela vous choque que je parle comme ça de ma mère ? C’est qu’elle ne mérite pas autre chose. C’est une vieille salope, je vous assure. Mais je vous choque, je le vois bien, dit Erika en posant sa main gantée sur le bras d’Helga. Votre mère vit ici avec vous ?
Elle est morte.
Vous avez de la chance !
En voyant les larmes dans les yeux de la jeune femme, Erika s’en veut terriblement, elle s’excuse, explique que ce n’est pas ce qu’elle a voulu dire, qu’elle est désolée. L’autre s’essuie furtivement les yeux, dit que ce n’est rien. Elle regarde cette Autrichienne et se demande comment on peut autant haïr sa propre mère, car c’est évident que cette fille est dévorée de haine.
Erika se met à raconter. Parce qu’elle n’a pas aimé ce qu’elle a vu dans le regard de cette Islandaise. Se justifier, expliquer, cela cessera-t-il un jour ?
Ma mère et moi avons failli nous tuer l’une l’autre à ma naissance. Malheureusement, nous avons survécu toutes les deux. J’aurais voulu qu’elle meure. Je souhaite toujours, ardemment, qu’elle meure. Je suis un accident. Quand je l’ai appris, je devais avoir six ans. C’était la semaine de Noël, mes sœurs, ma mère et moi étions dans un grand magasin de jouets. Je venais de me faire disputer par ma maman parce que je ne voulais pas du joli poupon qui lui plaisait. J’avais fait un autre choix : une belle poupée au teint mat, vêtue d’un pantalon bleu indigo, d’une tunique rose à fleurs et, comble du raffinement pour la petite Autrichienne mal fagotée que j’étais, d’un adorable fichu assorti noué sous son petit menton potelé. Mais voilà, il n’en était pas question. Je n’avais aucun goût, décidément, pauvre fille que j’étais, bête et incompréhensible. Je l’aurais voulu, je n’aurais rien, surtout pas cette horreur de poupée noiraude. Lorsque je réalisai que je ne serrerais pas cette magnifique poupée contre mon cœur et qu’il n’y aurait pas de cadeau pour moi au pied du sapin, je me mis à pleurer. C’est à ce moment que ma mère rencontra une de ses amies. Celle-ci ne manqua pas de s’émerveiller devant les petites princesses : comme elles sont mignonnes ! comme elles ont grandi ! Comment s’appellent-elles déjà ? Livia et Magdalena. Charmantes ! Et la petite qui pleure, là ? Oh ! Celle-là, ce n’est rien, juste un accident. Etait-ce de la surprise ? De la consternation ? Je l’ignore encore aujourd’hui mais mes larmes cessèrent immédiatement de couler. La haine venait d’entrer dans mon sein et j’allais la nourrir, sans faillir, jusqu’à ce que cette femme se décide à crever. Le soir de Noël, mon père s’étonna que l’on ait oublié de m’acheter un cadeau. Je ne cillai pas, n’ouvris pas la bouche, ne versai pas une larme. Mes sœurs me regardèrent étrangement, ma mère ne me regarda pas. Après le repas, je montai me coucher et personne ne vint me chercher. Mon mutisme dura deux ans. Je ne parlais plus. Nulle part. A personne. A l’école, on s’inquiéta. Ma mère promit de m’emmener voir des médecins. Elle ne le fit pas, assura à tout le monde qu’elle l’avait fait, que j’étais muette, voilà tout. On parla de me placer dans une institution spécialisée. Là, je commençai à m’inquiéter, ma mère à se réjouir. Pas question. Du jour au lendemain, je retrouvai l’usage de la parole pour le plus grand désarroi de ma mère.
Helga posa un doigt sur la bouche d’Erika. Le vent mugissait et soulevait de petits tas de sable noir.
Illustration : Katrin Freisager.