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Eclats d’une ville 

Notes sur des ruines géopolitiques

vendredi 6 novembre 2009, par Laurent Margantin

Ce texte a été écrit à la suite d’un séjour à Berlin au printemps 1990, quelques mois après la chute du Mur dont on célèbre le vingtième anniversaire ces jours-ci. Il a été mis en ligne une première fois dans la revue Inventaire/Invention.

Siècle de la publicité, des régimes totalitaires,
des armées sans clairons, ni drapeaux, ni messe pour les morts. Je hais mon époque de toutes mes forces. L´homme y meurt de soif.

Saint-Exupéry

En cette vie il est une autre vie.

Octavio Paz

Avril 1990. Dans le train qui m´emmène à Berlin, je regarde le paysage de ce qu´il est déjà convenu d´appeler l´ex-RDA : villages noircis par la consommation de charbon dont l´odeur forte, ce printemps, traverse le couloir du wagon ; champs et forêts visiblement pollués par les fumées des usines que nous longeons, comme à Breba, sur plusieurs kilomètres ; tout un pays victime d´une politique industrielle aberrante.

Le long de la voie ferrée, les barbelés et les miradors sont les vestiges d´une guerre qui s´est achevée la veille. Et plus le train avance, plus j´ai la curieuse impression de revenir en arrière, dans ce qu´il est toutefois malaisé d´appeler une „autre époque“ : Allemagne des années 50, les boutiques et les habitations n´ayant pas beaucoup changé depuis (la plupart sont délabrées et n´ont jamais été recrépites ni repeintes).

Kreuzberg, Paul Lincke Ufer. Au bord du canal, des saules aux feuilles toutes fraîches, des bâtiments bleus, beiges, blancs. Eau brune et verte du canal. C´est une rue un peu à part, presque huppée à côté des autres rues de ce quartier populaire. Maintenant que le mur s´écroule, Kreuzberg se trouve situé au centre de Berlin, alors qu´il n´était jusqu´à maintenant qu´un secteur alternatif, bien loin des avenues commerciales et du Kurfürstendamm. A certains endroits, on se croirait au milieu d´un ghetto : boutiques abandonnées, aux vitrines défoncées et pleines d´un fatras de chaises, de pots de peinture, de morceaux de plâtre et de verre. Une fille aux cheveux violets disparaît dans l´une d´entre elles, vivant sans doute dans un squatt. D´autres boutiques sont des bazars où l´on vend des transistors, des tapis, de la vaisselle, des balais, et toute sorte d´ustensiles de cuisine. Ce sont aussi des épiceries le plus souvent. Et puis beaucoup de Kneipen où l´on mange debout un kebbab ou un samoussa pour quelques marks.

Je marche de Kreuzberg jusqu´au mur, quelques centaines de mètres. Je longe celui-ci, pour la première et peut-être la dernière fois. Sensation de l´éphémère auprès de ce béton qui devait diviser Berlin encore plusieurs siècles. De nombreux graffitis ont déjà disparu. Des Mauerspechte ou „piverts de mur“ sont au travail depuis quelques mois, armés d´un burin et d´un marteau, vendant les morceaux aux touristes. Par endroits le mur est percé, ouvrant sur le Niemandsland. Immeubles et rues aussi gris que ceux de Berlin-ouest. Le gris du siècle.

Arrivé à Check Point Charlie, lieu de passage obligé entre l´Est et l´Ouest, il y a un peu partout des stands où sont exposés des morceaux du mur, morceaux de toutes les couleurs, avec parfois des bouts de verre incorporés, juste à côté d´une croix plantée à la mémoire d´un jeune homme abattu alors qu´il tentait de passer à l´Ouest. On réussit ce miracle : transformer un symbole de l´horreur et de la bêtise de ces quarante dernières années en un objet de commerce. Encore quelques mois et l´on vendra des bouts de barbelé, des pièces de mirador, et quelques morceaux d´os humains découverts sur le grand chantier à venir.

Je marche longtemps le long de cette construction absurde à moitié en ruines, je marche dans le Niemandsland, des policiers est-allemands font maintenant bonne figure, discutent tranquillement avec des passants sur lesquels ils auraient tiré il y a encore quelques mois, à ce même emplacement. Des voiture vont et viennent aux postes de contrôle ouverts depuis peu. Je ne sais si j´avance sur un immense chantier ou sur un champ de bataille.

Pour fêter la Réunification, il y aura cette mise en scène grotesque que Günter Grass a si justement dénoncée : des centaines de drapeaux nationaux flottant sur la porte de Brandebourg, une foule immense amassée autour du chancelier et du maire de Berlin, tous entonnant l´hymne national devant les caméras de toutes les chaînes du monde et au milieu des flashes photographiques : grande cérémonie carnavalo-historique pour consommateurs d´opéra politique fin de siècle et tournant à vide (qu´allez-vous faire ensemble, mes amis ?). Fête grandiose pour ceux que tout ennuie en commun (famille, travail, environnement).

Niemandsland : le pays de personne.

La ville est là

son cœur absent

entre les deux murs

à moitié abattus

quelques hommes

marchent timidement
dans le Niemandsland

eux-mêmes surpris de leur présence

vivante en ce lieu ouvert

la page est tournée

Neue Zeit, faut-il croire
à cette promesse tracée en lettres capitales

noircies avec le temps

sur un immeuble à raser ?

Fin de siècle, fin d´un monde : et, comme toujours, dans l´espoir d´autre chose. Mais il faudra bien plus que de l´espoir.

Près de Check Point Charlie, je suis entré dans une galerie de photos portant l´enseigne Wall Street Gallery (bourse de l´art ?). Y sont exposées des photos d´actualité, dont l´une d´entre elles où flambe un feu terroriste et passent des policiers de je ne sais quel pays (le cliché s´intitule „La guerre dans ma rue“), puis d´autres photos représentant des ossements et des masques collés sur le mur, ou bien, plus saisissant comme le sont toujours pour moi les reflets brisés, une quantité d´éclats de miroir reflétant des fragments des immeubles voisins, des nuages, des visages, le trottoir, des feuillages, éclats de miroir qui me font apercevoir entre deux errances le grand tableau berlinois, sans cadre ni sujet. Et c´est peut-être là, dans cette galerie et devant ce mur éclaté en mille bris de glace, que quelque chose a commencé pour moi à Berlin, au-delà du vide de l´époque.

Au musée Käthe Kollwitz, non loin de la Gedächtniskirche. Lithographies, dessins, sculptures représentant hommes, femmes et enfants du prolétariat entre 1900 et 1945 en Allemagne. Traits noirs sur fond blanc, ou pierre toujours sombre. Femme violée et peut-être morte dans un jardin. Homme ivre rentrant chez lui. Vieil homme et vieille femme assis sur un banc et le regard vidé par la fatigue, à la fin d´une vie de labeur. Révoltes ouvrières. Veillées funèbres. Soldats morts dans une tranchée. Enfants agrippés à la robe de leur mère pour obtenir du pain. En guise de titre, quelques mots de colère anticapitalistes et antifascistes. Et au milieu de ce monde de spectres historiques, des autoportraits au regard désespéré, mais exprimant toujours la résistance. Le feu noir jamais éteint de Berlin.

Il joue de son xylophone pas très loin de Unter den Linden, frénétiquement, xylophone composé de plusieurs bouteille de verre plus ou moins remplies d´eau, chaque son de la gamme claque, vif, aussi brillant cet après-midi que le verre blanc et vert des bouteilles, lui le visage calme observant des mains rapides et nerveuses.

Sur une carte postale récemment imprimée, deux hommes tapent au burin sur le mur pour en tirer quelques morceaux. A côté d´eux, déjà un peu effacé mais encore lisible, écrit en lettres capitales : NOUVEAU.

Un après-midi au marché aux puces de la station de métro Nollendorfplatz. Les stands sont installés dans d´anciens wagons. Timbres, verres, uniformes, livres (dont Aus meinem Leben, de Honecker, auquel il manque encore un chapitre !), des modèles réduits de trains, voitures, etc. Dans un machine à écrire, un heideggerien de passage a tapé : das Dasein, que l´on traduit couramment par „l´être-là“.

Après quelques journées passées dans les rues, j´erre à présent dans les musées de la ville, étouffant dans l´atmosphère de ces jours prétendument historiques, au milieu de ce spectacle déjà usé après les quelques semaines de l´automne passé. On dirait ici que les passants sont assommés, comme paralysés par le vide sur lequel s´ouvrent les bouleversements récents, et je me demande d´ailleurs si ce n´est pas le propre de l´actualité de diriger les regards vers l´absence persistante de ce qui devrait être au centre de nos vies. Berlin serait alors le sujet le plus actuel de notre époque parce qu´elle est la ville au passé rasé, au présent nul (malgré tout le brouhaha médiatique), et dont l´avenir est au fond sans surprise, malgré tout ce que racontent les journalistes et les hommes politiques, qui ne peuvent faire croire à personne que les lendemains de cette métropole, avec ses nouveaux gratte-ciels et ses centres commerciaux ultra-modernes, chanteront.

Ici, je ne vois aucun monde formé se lever, et c´est la raison pour laquelle je parcours les musées et les cultures du monde, à la recherche d´une entente de l´esprit et de la matière que toutes les ruines du présent ne peuvent promettre.

Musée égyptien :

Des hommes et des femmes jambes et torses nus portent différents mets, une chèvre sacrifiée, des vêtements, des objets usuels, jusqu´au tombeau d´un défunt -

le hérisson, l´hippopotame, le chien, le cochon, le chat, le scarabée, le lion sont aussi des dieux, loin des panthéons grecs, romains et chrétiens où l´homme seul est digne de représenter la divinité -

un sarcophage reste ouvert -

des scribes sont assis en tailleur, le stylet à la main, le corps rose et les cheveux noirs, papyrus posé à côté d´eux -

dans le sarcophage la momie -

le prêtre et sa femme se tiennent debout, bien droits, les jambes solides -

la chair noire et séchée sur le crâne, le reste du corps encore enveloppé dans les bandelettes -

quatre masques de momies maquillés d´or („chair de dieux“) et aux cheveux de laine noire -

une déesse à la tête de cochon ! rose comme les autres statues d´homme, l´air tout à la fois grave et souriante -

le roi Amenemket III regarde droit devant lui, buste à la coiffe impériale de granit gris-noir -

une barque équipée d´un grand gouvernail avance sur le Nil -

un chien, un lapin, une souris en faïence courent dans le sable -
le buste de Nefertiti -

un homme et une femme se promènent dans un jardin en dansant, séparés par une rose.

D´autres vies, d´autres formes, d´autres visages, d´autres mondes, d´autres possibilités.

Parmi les musées que je visite, il y a aussi le Dahlem Museum, où je suis retourné plusieurs fois. Arts indiens, africains, océaniens, amérindiens dont les structures et les formes toujours étonnantes et dynamiques me communiquent quelque vigueur pour retourner dehors, dans le chaos et le bruit.

Bratislava, deux ans après la chute du mur de Berlin : le centre-ville est en chantier, à l´accueil d´un hôtel une femme qui ne me salue même pas me dit qu´ici on paye en dollars - je fous le camp. Il faut que je traverse en tramway une immense zone industrielle (plusieurs usines d´automobiles dont Citroën) avant d´atteindre un camping. Le lendemain, depuis le château, j´aurai une perspective impressionnante sur la cité moderne vue par les technocrates communistes : de l´autre côté du Danube, des immeubles blancs sur des centaines et des centaines de mètres, sans aucun arbre ni jardin : des blocs de béton chus d´un désastre moderne, pour caser je ne sais quelle espèce humaine.

A l´institut français, je parle avec le bibliothécaire visiblement stressé : il m´explique qu´il doit faire attention à ce qu´on ne vole pas les livres : seule bonne nouvelle de ce périple slovaque ... qu´il y ait encore des hommes pour voler des livres.

Je suis à Kwakiutl, sur la côte pacifique du Canada, au nord de Vancouver. Je découvre une série de masques très colorés, très lumineux, dans l´obscurité de la nuit. C´est le Potlach, fête rituelle indienne, et je suis invité à cette fête, après analyse sanguine qui a permis de déterminer que j´avais du sang indien, moi l´Européen, tout au fond de la cervelle. Depuis que je suis à Kwakiutl, je me suis mis, peut-être sous l´effet de l´air (et de rien d´autre !), à parler le kwakwala, sans le moindre accent français me dit-on partout dans le village (je soupçonne qu´on se moque de moi). Tous les hommes qui sont ici, d´ailleurs, sont comme moi : ils découvrent ou plutôt redécouvrent leur langue, langue qui leur a été interdit de parler pendant plusieurs générations. Et ils sont tous revenus à Kwakiutl il y a maintenant vingt ou trente ans, après des années d´existence hagarde („désorientation culturelle“ me dit l´un d´entre eux) dans les villes canadiennes. Les masques sont les vrais visages des hommes, des femmes et des enfants de cette côte. Ils sont rouges, verts, jaunes, bleus, blancs, noirs, couleurs fantastiques et naturelles à la fois. Ils sont en bois et ont les yeux grands ouverts, la peau-écorce est traversée de flammes solaires. Ils sont têtes de moustique, de loup, d´abeille, ils sont têtes d´homme et de singe, avec des barreaux couvrant leurs faces, ils sont le soleil, ils sont la lune, ils sont à la fois le soleil, la lune et le ciel nocturne, ils sont l´esprit de la forêt („hommes du sol terrestre“), ils sont têtes de corbeau, d´oiseau-tonnerre, d´aigle. Ils sont l´expression d´autres forces, d´autres vitalités, pleins de la Dugwala. Et ils sont aussi tous les êtres morts, les ancêtres au cœur de la forêt et de la terre, les insectes, les animaux souterrains, ils emmènent les hommes qui les portent dans une maison invisible où les consciences de la vie et de la mort s´associent curieusement, et ne font plus qu´une seule conscience.

J´ai porté tous les masques les uns après les autres, j´ai appris à oublier leur lourdeur, à ne plus être que le danseur rythmant son pas aux sons rapides et secs des crécelles, mille branches ou mille os que l´on casse, et j´ai été loup, feu du grand astre, l´ami fou, moustique, corbeau, et l´ami mort auquel j´ai emprunté la voix pour chanter quelques-unes de ses chansons composées sous terre, tristes, infiniment tristes. Enfin, la fête s´achevant au petit jour (tout le monde était endormi, et je me suis absenté sans réveiller personne), je me suis noyé dans un lac, j´ai senti un instant mon cœur foudroyé par la lumière du jour après de longues heures passées dans la vase aux côtés du crapaud, je suis retourné dans la mer, dansant toujours, et je me suis retrouvé au milieu d´une ronde qui n´était composée ni d´animaux, ni d´étoiles, mais de sons et de couleurs berlinoises, au milieu de la foule qui ne cessait de longer le mur ce mercredi après-midi.

La ville se fragmente

éclats d´un miroir

collés sur le mur

et renvoyant mille images

tableaux composés

de traits et de flèches

tracés dans l´urgence

où se mêlent immeubles

et wagons de métro

feu rouge orange et vert

ciel et trottoir

fenêtres, reflets

toutes les couleurs

tous les sons

bouteilles de verre

remplies selon la note

et d´où jaillissent

des sons aigus

une musique brisée

Glasmusik

coups vifs et enchaînés

des marteaux

miettes du mur

vendues à tous les coins de rue

morceaux rouges

verts et toujours noirs

la ville part en morceaux

pluie d´atomes

de sons parfois cassants

comme ceux de cette voix

hast-Du ´n paar Groschen ?

ou le frottement des roues

sur les rails du métro

taches de peinture

des mots mais peu de phrases

jokes

no future... for the wall

points d´interrogation

peu de sens

journées historiques

partant en éclats

en poussières

ou feu de forêt

avalé par Krishna

et au fond de ma cervelle

feu

coup de gong

étincelant

DÉFLAGRATION !

Dada Berlin. Sur les murs des immeubles, sur les fenêtres, sur les emplacements publicitaires, en première page des journaux, je verrais mieux des slogans dadaïstes, comme des coups de pioche de l´esprit qui veut du neuf, et pas les mêmes rengaines sur l´avenir national et je ne sais quelles autres fadaises. Un peu de feu pour brûler la pierre du mur et effacer les vieux graffitis.

Assis à un carrefour désert parce que disparu il y a quarante ans - je l´ai retrouvé á l´aide d´une vieille photo -, j´entends Johannes Baader gueuler contre l´ordre inane des choses.

Qu´est-ce qu´un dadaïste ? „Un dadaïste est un homme qui aime la vie dans ses formes les plus singulières et qui dit : je sais bien que la vie n´est pas ici seulement, mais qu´elle est aussi là, là, là (da, da, da ist das Leben) ! Par conséquent le véritable dadaïste maîtrise tout le registre des expressions vitales humaines, depuis l´autopersiflage jusqu´à la parole sacrée de la liturgie religieuse sur ce globe terrestre qui appartient à tous les hommes. Et je vais tout faire pour que des hommes vivent sur cette Terre à l´avenir. Des hommes qui soient maîtres de leur esprit et qui à l´aide de celui-ci recrééront l´humanité“.

Fondé après le groupe de Zürich animé par Tzara, le Club Dada de Berlin s´était fait connaître par ses coups d´ éclat. Raoul Hausmann, Richard Huelsenbeck, Johannes Baader et tous ceux qui gravitaient autour d´eux étaient très critiques à l´égard des sociaux-démocrates appuyés par l´armée qui avaient fondé la République de Weimar. Pour eux, qui étaient soit communistes, soit anarchistes, la domination politique, économique et culturelle de la bourgeoisie allemande désavouée par la première guerre mondiale était insupportable, et toutes les formes artistiques devaient servir avant tout à balayer la médiocrité culturelle de l´époque, et à en finir avec l´esclavage social et spirituel de l´homme moderne. L´Eglise comme l´Etat étaient dénoncés, parce qu´ils aliénaient chacun à leur manière ceux qui leur obéissaient.

Baader était devenu le spécialiste des actions de commando dirigées contre les institutions. Un jour il interrompit un sermon à la cathédrale de Berlin par un tonitruant Gott ist uns Wurscht (qu´on peut à peu près traduire par „Dieu on s´en tape !“). Un autre jour il jeta des exemplaires du Grüne Leiche (le Cadavre vert), le journal dada qu´il avait créé, en pleine séance de l´Assemblée nationale...

Ce sont des déclarations comme celles-ci qui font la force à la fois grave et grotesque de Dada Berlin :

„L´homme nouveau prononce ce discours devant ses auditeurs : cherchez un centre pour votre vie et recommencez à croire aux grandes qualités des païens. Où est votre Plutarque, qui vous apprendra ce que cela signifie de mourir pour des choses spirituelles ? Vous n´avez pas de rapport aux choses, vous laissez les petites choses de côté pour vous tourner vers les grandes montagnes fictives, et vous cherchez le paradis partout. Pourquoi ne pensez-vous pas à ce qui fait que le monde est grand et fécond ?“ (Richard Huelsenbeck)

George Grosz, Gesang an die Welt :

Ach knallige Welt, du Lunapark,

Du seliges Abnormalitätenkabinett,

Paß auf ! Hier kommt Grosz,

Der traurigste Mensch in Europa,
„Ein Phänomen an Trauer“.

Turbulence du monde !

Qu´est-ce que l´homme a inventé ?

Le vélo - l´ascenseur - la guillotine - les musées,

La variété - le frac - le musée Grévin,

La sombre Manille ---

Les prisons en pierre grises

Et les parasols scintillants

Et les nuits de carnaval

Et les masques

Regardez !!! Deux singes font des claquettes au cabaret.

La criminalité augmente,

La périphérie se gondole de rire -

A ta santé, Max ! Là-haut une mouche humaine court sur des plaques de verre !!

Mouvement ! Et que ça chauffe !

L´homme masqué !!!!

Georges le Bœuf !!!!

Champion of the world !!!!

Le spectacle-éclat !!

Le murmure des billets de banque !!

Saluuuut !!!

L´assassinat de Jean Jaurès !!

L´explosion du vélodrome !!

Le sensationnel incendie du gratte-ciel !!

Le nouvel attentat des hommes du téléphone !!

Le mouvement continue.

Des milliers d´hommes meurent sans avoir vu le Gulf Stream.

J´ai écrit que les ruines du présent ne pouvaient pas présager, pour moi, un avenir quelque peu souriant. En vérité, je suis partagé. La découverte des paysages de ruines modernes, même celui que constitue pour une bonne part Berlin, m´entraine souvent dans une rêverie qui me fait sortir de l´époque et m´aide finalement à m´imaginer qu´au-delà de ces maisons effondrées, de ces murs démolis, de ces constructions monumentales rendues éphémères par la folie guerrière des hommes, s´ouvrent les voies d´un possible renouvellement. De quelle nature ? Cela reste à élucider. J´aimerais, par exemple, voir Berlin livré à la végétation et aux animaux des lacs qui sont situés à quelques kilomètres de la ville. Que l´on tarde à rebâtir me fait espérer l´apparition lente, aux milieu des décombres, d´une vie moins sauvage que celle de la foule des photographies de la Potsdamer Platz et de l´Alexander Platz. Au fond, je pressens toujours la guerre et la destruction au milieu des foules, même les plus sages. Le chiffre, la quantité sont facteurs de catastrophe inéluctable pour moi. Et j´éprouve une certaine sympathie pour les théories politico-économiques de Rousseau, qui ne peut penser un développement heureux et démocratique d´une population que sur une île montagneuse, telle la Corse, dont les obstacles naturels tiennent les groupes d´habitants les uns à l´écart des autres, en bonne entente...

Oui, le surgissement naturel d´une forêt dans les ruines berlinoises, au beau milieu du Niemandsland, me plairait, comme une image démesurément reflétée de l´arbre dans l´immeuble viennois de Hundertwasser. Il faudrait pour cela cesser de projeter un monde (cité idéale, technopole), et laisser simplement devenir les choses.

Pour le moment, le bruit et la vitesse de chacun de nos gestes, de chacune de nos paroles, désarticulent, à un degré parfois infinitésimal, le monde dans lequel nous tentons de vivre. Nos mots, nos actes les plus insignifiants blessent, défigurent, détruisent même. Le „chant au monde“ de Grosz est aussi vertigineux et catastrophique que le monde des premières techniques modernes dans lequel il surgit : il répète ou reproduit l´ensemble tumultueux de nos vies et de nos objets. La voix d´Orphée, si elle devait resurgir, serait brisée par le chaos sonore de l´époque.

Je voudrais qu´une volonté, une volonté générale, travaille les lieux, non pas une volonté de bâtir, d´emplir l´espace, mais une volonté de l´esprit et du corps d´habiter le monde dans toute son ampleur, dans toute son épaisseur, dans toute sa diversité. Avec ses courants, avec ses croissances, avec toutes ses forces, avec ses intempéries même. Volonté qui, selon moi, ferait que moins de murs soient élevés pour cacher l´horizon, et moins de constructions gigantesques échafaudées. Je rêve pourtant de bâtiments et de communautés, mais qui soient articulés à un ensemble plus vaste.

Je marche une dernière fois le long du mur dont il ne restera bientôt plus rien (certains morceaux sont transportés dans des musées - il faut bien les remplir).

Couleurs printanières du ciel, traversé par un léger vent.

Je ferme les yeux quelques instants, puis les rouvre.

Je regarde un long moment l´espace entre les deux moitiés de la ville, cet espace béant et incroyable, ce vide qui s´offre au marcheur sans destination.

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