Le monde natif qui nous environne parle une langue faite de signes, de motifs que le discours des sciences évite pour imposer le sien plein d’une mathématique ratiocinante et qui a détourné depuis longtemps les yeux de la devise de l’Académie de Platon : "Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre". Cependant, cette devise qui a pour but d’atteindre l’essence des choses grâce à la mathématique n’est pas celle que je suivrai. L’émerveillement — que le même Platon met à l’origine de la philosophie — sera mon viatique.
Entre les signes de la nature et l’écriture les relations d’homologie ont longtemps prévalu. Les pictogrammes de toutes origines, hiéroglyphiques ou non, les idéogrammes chinois qui ont tant fait rêver les philosophes ou les poètes ont été inspirés, pour une part, de signes lus dans la nature. De quoi entretenir l’espoir d’une langue en prise directe avec l’Être. Mais c’est un espoir qui place encore une fois l’homme et son contrôle sur le monde au centre de ses préoccupations.
Kenneth White cherche pour sa part, avec la géopoétique, un ABC du monde [1], un ’monde blanc’ qui serait ’non-interprété’. Certes, Nietzsche a affirmé que toute vérité était sur le mode impératif et non indicatif, c’est-à-dire qu’elle doit venir d’une intention et non d’une soumission à la vérité des faits. D’autre part, la Gestaltstheorie, ou théorie des formes, a mis en évidence notre capacité à reconnaître des formes de façon structurée et rien moins que spontanée. Je me demande ainsi, lorsque je me promène et photographie telle ou telle parcelle de monde, à quoi j’obéis ; je pense que c’est à l’émerveillement. Ce que je cherche ? A décentrer le regard, sortir la tête du cadre, déconditionner ma perception induite par mon échelle, ma biologie, ma culture et mes goûts.
Le résultat est peut-être l’autoportrait d’un quidam semblable à celui dont Francis Ponge dépeignait l’attitude ainsi :
« Que fait un homme qui arrive au bord du précipice, qui a le vertige ? Instinctivement il regarde au plus près - vous l’avez fait, vous l’avez vu faire. C’est simple, c’est la chose qui est la plus simple. [...] L’homme qui vit ce moment-là, il ne fera pas de philosophie de la chute ou du désespoir. Si son trouble est authentique, ou bien il tombe dans le trou, comme Kafka, comme Nietzsche, comme d’autres, ou plutôt, il n’en parle pas, il parle de tout mais pas de cela, il porte son regard au plus près. [...] On regarde très attentivement le caillou pour ne pas voir le reste. Maintenant, il arrive que le caillou s’entrouvre à son tour, et devienne aussi un précipice [...] ; on peut, par le moyen de l’art, refermer un caillou, on ne peut pas refermer le grand trou métaphysique, mais peut-être la façon de refermer le caillou vaut-elle pour le reste, thérapeutiquement. Cela fait qu’on continue à vivre quelques jours de plus. » [2]
(1) Écorces
Ouverture myope
Au milieu d’un sous-bois, sans prévenir de la translation ni de l’élévation qui s’appliquent à mon corps, surgit un fût. L’oeil myope qui s’en rapproche fait basculer l’oreille interne, l’échine soudain frémit de trouver son équilibre sur l’horizon, les mains agrippées lâchent prise — et voici que s’effectue le survol d’un grand relief karstique où perce un gouffre et ce long fleuve qui passe auprès !
Pavillon aux abois
Le cri d’une bondrée a retenti dans les collines. La colonie de guêpes a vrombi sa défiance. L’espace est mâché de pâte de bois. Ce sont les sons qui s’y impriment. Rien ne se voit dans l’air, mais la lutte est là : sur le tronc. Les vrombissements font onduler l’écorce que parcourt un réseau flexueux de sinuosités, des mèches à taille de guêpe où l’ouïe aime à frisotter. Mais la lame d’un cri lacère l’écorce ondoyante. La bondrée s’est nourrie...
Un cent mâts prend l’eau
J’avais cru voir des archipels, j’avais cru trouver un amer pour naviguer. Partout la mousse prenait les troncs et les fougères couvraient le sol, refermant le sillage sur soi. Lorsque les vagues se sont élancées, j’ai vu qu’elles se figeaient en fûts, j’ai espéré des îles amers — mais des talwegs dépouillés de leurs flancs se sont assis sur ma topographie. Je n’avais pas même vu les rivières limoneuses qui les avaient meulés.
Bernique
Tout se retire. L’estran s’étend à perte. Vu d’ici ou d’ailleurs, rien ne se crée, ça s’écoule et ça s’évanouit. La forêt dalle gaiement son anarchie et son corps crépusculaire se couvre de mamelons.
Quand Würm fut conté
Un ours glacier a passé par ici – je ne serai plus là. Dans l’ancien effroi polaire il pourchassait la petite ourse, remueuse de croupe boréale, ionisatrice des fourrures célestes qui aimait tant les faines. Avec lenteur, le fou de glace a parcouru toute l’Europe. Du nord au sud. Et de montagne en plaine. Mais les fayards ont toujours fui à son approche, et sans faines à glaner – pas d’ourse affable. Après des milliers d’années à frotter son ventre raidi sur tous les sols du continent, l’ours, glacial, a fait ses griffes une dernière fois, a laissé ses glacis pour nos regards émus et s’en est allé en son septentrion comme un petit glaçon.
Belles porcelaines
La transhumance a débuté. Ils ont quitté leurs terres de laîches et de lichens, leurs terriers abrités. Les lemmings des toundras fuient les tourbières gelées. Dans les forêts de bouleaux, les troncs forment les pattes du tapis nival renversé sur le dos. En dessous courent ces rongeurs, affairés et poilus comme des bœufs musqués. L’échine blanchie par le gel et les cornes accrochant la lumière, leur déplacement lent s’accommode de la neige épaisse qu’ils grattent pour y brouter la laîche et l’épilobe. L’hiver, ils ne piétinaient pas les lemmings. Depuis Würm, ils ne se voient pas même l’été.
Mappa mundi
Du temps. Des écorces. Quels temps ? Éparses époques où je m’égare. Le monde est un cylindre où je pose les mains (son rêche de la peau), où les yeux lisent à ciel ouvert les fractures des continents – anciens cratons accrus de croûtes et de sédiments, mers suturées et bourrelées. Contre toute raison ces troncs se lisent, mais de toute évidence l’œil a raison.
Tyrinthe ou Machu Picchu
Rien n’est construit. Pourtant falaise ou muraille, elles émettent comme un radon. Par les interstices les traces – parlez rayons de contrebande ! – font défaut aux saisons des hommes. Cent piles de livres centrifuges sont disposées en labyrinthe : quelle aubaine pour l’aubier si les lecteurs sont grimpereaux plutôt que pics !
Puis rien…
Grande marche en avant vers les abîmes et le néant – c’est un jeu que l’étant peut s’offrir : les squames ajoutent leurs soustractions, qui tombent sans être des mues ni des exuvies : une dilapidation des formes, un éclatement lent et sans mémoire…
Tête sans margelle, aux yeux poreux, merci – de rien.
Les photographies sont magnifiques et le texte étrange. Bon, il faut aimer les arbres, c’est sûr. C’est un peu halluciné, comme si une vie parallèle nous était révélée. A quand la suite ?
@ Garnier : d’accord, les photographies sont belles, certaines sont même très belles, mais le texte est supérieur. Je suis surprise qu’il soit en ’photographie’ plutôt qu’en ’poésie’.
Vos photos magnifiques et les textes qui les accompagnent évoquent pour moi tout un monde. En géographe passionné je vous suis sans hésiter sur une piste où chaque détail du monde qui nous entoure est un signe à déchiffrer d’une vaste grammaire que peu jusque là se sont aventurés à décrire et à comprendre. A Kenneth White et Francis Ponge, j’ajouterais Gaston Bachelard et aussi Eric Dardel.
Continuez, je souhaite prendre connaissance au plus vite des autres volets de cette grammaire ouverte.
Je vous remercie pour vos commentaires chaleureux. Un deuxième volet est déjà publié sur notre revue : "Eléments d’une grammaire ouverte : (2) boues" (voir ci-dessous).
Dans un article déjà ancien, j’ai écrit : Ainsi "pour ce qui concerne la représentation du monde, nous trouvons-nous entre deux pôles. L’un selon lequel toute carte, tout ‘cosmogramme’ devrait être interprété comme figuration de la perception du rapport entre le sujet et les phénomènes (un peu à la façon d’un mandala) ; l’autre pour qui les formes cartographiées ne seraient que l’exacte et objective réalité." (à lire ici : http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article549)
C’est dans la continuité de cette réflexion, en privilégiant plutôt la première option, que je mène ce travail d’écriture.
Un autre texte est en gestation.
Merci pour votre intérêt.