Lyon — dans le nom duquel se lit la confluence d’une rivière et d’un fleuve.
Saône alanguie dans ses vals et qui souvent se déborde, mais contrainte à se presser, à s’étrangler avant d’entrer en ville par des môles granitiques. Moins à son aise qu’à Mâcon où elle s’étale et se fait respecter par ses écarts périodiques, elle n’est ici qu’une passante de ses quais, rendue turbide par les méandres imposés. A tel point que les façades des bâtiments qui la bordent sont, en amont de la Presqu’île, dans les mêmes teintes terreuses. Le trouble de la rivière à son entrée à Lyon suscite par là même le désarroi du promeneur : la cambrure de la Saône dérobe à son regard l’enfilade des quais. Sait-elle déjà par son étiage qu’elle va croiser plus fort qu’elle ?
Venu des hauteurs alpines, le Rhône a sculpté ses puissants muscles liquides au contact des glaces et se permet, lui, d’entrer sans batailler dans l’ancienne capitale des Gaules. S’il était un poète il pourrait être Hugo dont l’Océan s’est emparé, car sa force est allante ; mais Segalen a fort bien dit que ce fleuve se réjouissait de son propre écoulement, sans égards pour ce qu’il traverse. Et, de fait, le Rhône est maître de son destin. Ses abords n’ont été que tardivement peuplés. Pas de verrou à Lyon pour lui. On s’est posé sur ses rives afin de s’octroyer un peu de son importance : cité internationale, mairie, Hôtel-Dieu, préfecture, universités, raffineries sont à le regarder passer en s’espérant durables. Mais le pouvoir véritable, rive droite, rive gauche ici, c’est lui !
Ses eaux de printemps se bossèlent sous la cohue des rus alpins. Ils n’ont pas abdiqué leur vouloir même s’ils ont désormais part à un plus grand dessein. On aperçoit parfois, venu de l’Est et de la Seille, passé secrètement dans le cours de la Saône, une ombre qui remonte depuis le confluent. Les salives de deux terres s’y mêlent à coups légers de langue et le Rhône engloutit ces eaux qui le bousculent. Le silure est discret. Pas de sauts, ni miroitement d’écailles. Une échine peut-être qui ondule un instant, au pire une béance qui se fraye une gueule. Mais rien de décisif pour chasser les fantômes. L’affairement tranquille de la cité le voit à peine passer, rôdeur à ses affaires.
Pas plus visible, le castor laisse sur les berges du fleuve des preuves fraîches de son activité : moignons de jeunes arbres en piquets retournés, copeaux impressionnants de beaux ciseaux dentaires… Sa présence rassure et l’on pardonne à ce commensal de prélever son dû sans nous en informer. Nous avons appris à nous connaître et à nous respecter, du temps où nos pirogues remplaçaient les péniches. Les apparitions bleutées des martins-pêcheurs étaient alors moins rares. Mais le Rhône est poissonneux : les grands cormorans ne font pas que survoler ses flots, ils y vivent et pêchent en sous-marins, ne laissant dépasser de leur corps alourdi - comme les grèbes huppés, que le cou ruisselant jusqu’à l’aigu du bec. Une colonie de mouettes rieuses, quelques goélands leucophées témoignent que le Rhône a un destin marin. Forcément majestueux quoiqu’ils fouillent la vase et du bec et du cou, les cygnes tuberculés sont immanquables. On ne nous en voudra pas de leur préférer la discrétion d’une gallinule ou le front blanc d’une foulque macroule.
De passage vers la Dombes que le fleuve borde lointainement au sud, hérons cendrés et pourprés empruntent cette voie d’eau en ne s’arrêtant guère. Habitués des lieux, les milans noirs sont plus imposants que les faucons crécerelles qui chassent les bisets ou les ramiers. Cependant leurs prouesses aériennes sont à la mesure de leur gibier de poissons morts. Leur survol du fleuve est celui d’éboueurs. Il y a bien d’autres grands rapaces à fréquenter ces airs, les Monts-d’Or très proches leur servant d’ascenseur thermique avant de migrer vers l’Afrique, mais il n’est pas aisé de les identifier pour peu qu’on les voie. J’aime savoir qu’ils existent, comme les antipodes, les calamars géants, les arbres millénaires.
Pour qui sait regarder, attendre et écouter, Lyon n’est pas peuplé que de chiens en laisse, chats errants et pigeons de bord de fenêtre ! Plus que les chiens, les chats attirent notre attention sur des itinéraires insolites. Tel matou croisé à paresser dans la rue, au soleil, je le vois ensuite sur les toits. Une saute d’humeur l’y a fait monter. Il ne peut en revanche se hisser sur les terrasses empierrées des plus hauts bâtiments. Là, les pies se complaisent en l’absence des corbeaux, et font fuir s’il le faut les pigeons.
Traînées d’avions, très haut, muettes ; vrombissements, allées et venues d’hélicoptères ; les avenues, les rues aux véhicules, enchâssés dans leurs rainures ; quelques cyclistes. La conscience des piétons est plus ouverte, leur liberté plus grande : ils pourront lire à s’en briser le cou le vol d’hélice folle des martinets. Le bout de leurs ailes s’agite à la façon d’une lame oscillante. Ces inlassables tisseurs de trajectoires se soucient peu du corbeau, "rameur sombre" jamais en reste pour piquer sur un rapace et le chasser à renfort de croas.
On ne voit guère les fauvettes des jardins, mais leur babil attife les journées d’une présence remarquée. La passementerie du rossignol, gansée dans un certain anonymat, révèle enfin sa finesse le soir, quand les fauvettes lui ont laissé le devant du pavillon. Les parois de béton font résonner, en leur minéralité seconde, ses chants de temps qui pour elles se sont tus. Le crépuscule révèle à l’œil oblique le vol acrobatique des chiroptères : vespertillions, pipistrelles ou autres sérotines dont la discrétion reste le meilleur abri. Aucun hulullement ne vient signaler d’autre présence nocturne — ce qui donne la trompeuse impression que l’activité n’y est qu’humaine. On croit que la nuit nous vient du ciel, qu’elle tombe, mais c’est faux. La nuit monte du sol comme la brume et enveloppe toutes les constructions. Parfois les hiboux et les chouettes s’en font les hérauts de façon à ce que notre tranquille assurance s’étonne et se laisse envoûter.
Tout ce monde élémentaire est mouvant, il n’est qu’à changer d’échelle pour s’en apercevoir. L’air et l’eau. De monstrueuses enclumes se forment souvent vers Lyon et selon leur étendue éclatent et cataractent plus ou moins près des Alpes. Comme les eaux l’air est pris à la gorge entre Monts du Lyonnais — bordure orientale d’un Massif Central intensément muet — et la chaîne alpine dont les crêts enneigés se découpent à l’est. Le Mont Blanc, même rosi par le soleil couchant, fait barrage. Les vents s’engouffrent dans ce goulet, depuis le nord, depuis le sud, apportant froid glacial ou chaleur écrasante. A quelque échelle qu’on considère l’endroit, tout est mouvant car tout est fluide.
Longtemps avant que le dieu Lug n’ait surgi du corps d’un homme, bien avant que les hommes ne se soient extraits de l’imagination simienne, la seule éminence visible était à l’ouest. Des montagnes hautes comme les Alpes trônaient avant leur arasion en Massif Central. Ce que nous en voyons raconte à qui sait lire autant de luttes et autant d’événements qu’un visage buriné. Pas de Rhône ni de Saône. Le piémont n’était que mers aux rivages instables, aux profondeurs variables, parcourues de la vie propre aux eaux tropicales, d’une vie morte qui constitue nos montagnes calcaires. Eaux vives, eaux saumâtres, profusions ou disettes, rien ne survit mais tout demeure dans la roche. Les fonds marins poussés à l’insurrection par de lointains déplacements s’élevèrent haut, très haut. Depuis, au gré des aléas climatiques, les eaux sont contraintes à emprunter le chemin entre un puissant môle et une orgueilleuse chaîne.
Et Lyon est sise là, sur des remblais glaciaires, entre une masse plutonique et une muraille sédimentaire.