Ossip Mandelstam, Tristia
Tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques
et architecturales s’émouvront autour de ton siège
Arthur Rimbaud, Vingt ans
Le poète s’efforce d’échapper au clivage du « moi » pris entre le langage pratique des objets qui l’environnent, et celui, symbolique en un certain sens, de l’imaginaire personnel qui se manifeste en privé (confessions des rêves et des actes manqués, névrose). Il a toujours déjà « ex-proprié » son expérience personnelle dans une tension harmonique, vers une forme ou structure dont il cherche à féconder sa vie, qui de ce fait même, par cet acte, « s’a-privatise ». Il choisit de vivre dans l’univers des formes parce qu’il a le sentiment du caractère exponentiel de leur signification, tandis que le « moi » ne parle qu’en un sens limité (depuis la distinction objectif/privé). L’acte poétique consiste à chercher dans cette forme harmonique le critère de son élaboration.
Jusqu’à quel point cette ex-propriation du « moi poétique » dans la tension vers une forme harmonique, est un processus critique, au sens de la recherche perpétuelle d’un critère qui n’est autre que l’élaboration elle-même, c’est-à-dire le travail du verbe, c’est ce que nous voudrions mesurer à la relecture d’un pan du XXè siècle qui nous avait échappé : le « classicisme révolutionnaire » d’une certaine avant-garde, vorticiste et acméiste [3], qui a été occultée en France par le surréalisme.
Phantastikon et surréalisme
Le premier mouvement, « originel » en quelque sorte, d’expropriation vers l’univers des formes, consiste à refonder la perception en prenant au premier degré l’imagination, « Fancy » ou, pour reprendre l’expression d’Ezra Pound, « Phantastikon » [4]. Les créations de cette imagination visionnaire sont acceptées comme « impressions de fragments du macrocosme » [5] et intégrées à la perception humaine, au même titre que les impressions sensibles. Ce Phantastikon n’est pas une « romantisation » du Grec, il est consubstantiel à une certaine poésie : c’est la matière dont sont formés les dieux de la Théogonie d’Hésiode, c’est l’écrin paradisiaque de Béatrice, c’est la poésie qui se reconnait dans le mythe, c’est au XXè siècle ce que certains considèrent encore comme « l’une des voies » de la poésie, à laquelle puisent largement les Cantos d’Ezra Pound [6]. Cette irruption du visionnaire dans l’expérience, c’est-à-dire l’intégration à celle-ci des impressions imaginaires, est en conflit avec l’ordre social constitutif du « moi », qui prend soin de contenir l’imaginaire du côté du sujet privé pour conserver le rapport pratique à l’objet. Lorsque la civilisation a pris un tour résolument rationnel, en délimitant nettement ce partage entre sujet et objet dans la représentation, les réactions du « moi poétique » ont culminé avec le romantisme. Une certaine opposition est née entre « langage des images » et « langage des objets » : le premier incluant la dimension imaginaire, le second bornant le langage à un usage pratique et limité. Le surréalisme, à l’extrême pointe du symbolisme qu’il transgresse, a exacerbé ce conflit après la Première Guerre Mondiale.
Alors que le symbolisme restait attaché aux évocations d’objets, le surréalisme attribue une universalité aux symboles, très loin (« ailleurs ») du carcan logique et moral que transporte avec lui le langage pratique des objets. Ce qu’il s’agit de détruire, c’est l’« esprit critique sur le langage » [7] qui fait de ce dernier un mode d’information logique et grammatical des données de l’expérience, à des fins pratiques et morales. Le critère harmonique, André Breton le trouve dans « le verbe humain [rendu] à son innocence et à sa vertu originelles » [8]. Le verbe rendu à son innocence signifie un langage libéré de son attache aux objets tels qu’on en use quotidiennement. Or c’est l’image qui a le privilège de bouleverser le rapport logico-pratique des mots aux objets, dans la mesure où elle est celle « qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé […] ; celle qu’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique » [9]. Le langage de l’imagination harmonique ou « Phantastikon » universel, doit investir et en même temps recouvrir ce qui n’est pas son domaine propre : l’habituel, le connu, le déjà-nommé. Plus l’arbitraire est grand, plus la probabilité de nommer de façon nouvelle, surprenante, des objets connus du « sens commun » est importante, plus la mécanique symbolique universelle est approchée. Le critérium surréaliste suprême est l’expérience du merveilleux, qui n’est autre que la correspondance parfaite, enchantée, entre la vie symbolique et la vie quotidienne – entre le langage universel des images et le langage limité des objets. L’image harmonique est là pour dynamiter le langage des objets, pour perturber son fonctionnement « normal » parce que normé, pour désentraver le langage des chaînes de « de la logique, de la morale, et du goût » [10]. Le verbe vierge est celui du merveilleux, qui mine systématiquement, par l’image surréaliste et l’arbitraire qu’elle instille, le langage usé des objets. Le langage est tout entier symbole, c’est-à-dire image des évènements « surréels ». Le verbe n’est qu’un moyen (au sens faible de « medium »), un signe, qui n’est pas travaillé en tant que tel car il n’est accepté que dans sa pureté, dans sa virginité – autrement dit dans sa transparence, voire dans son absence [11]. La forme harmonique du merveilleux est une telle négation, systématique, du langage des objets tel qu’il s’est historiquement sédimenté, une telle exacerbation d’un pôle unique du « moi », qu’on est en droit de se demander si elle échappe réellement à celui-ci. L’ « ex-propriation » va tout entière dans le sens de la foi en une correspondance universelle qui n’est pas le résultat d’un travail critique mais un état de nature. Ce que propose Breton, de son aveu même, est une « voie mystique » : l’« appétit du merveilleux resté vierge » [12]. Le clivage est résolu par le raz-de-marée du merveilleux ; l’image n’est que le moyen, au fond réactif, de s’affranchir de « l’esprit critique sur le langage » pour entrer dans le symbolisme universel dont la structure est supposée commune [13]. Cette résolution du conflit par une utilisation corrosive du Phantastikon, ne touche pas à l’essentiel, au souci de partager ce qui s’efforce de n’être pas privé. Ce partage a lieu dans le surréalisme, soit superficiellement par la négation absolue, soit profondément au prix d’une conversion mystique.
La forme verbale
Ossip Mandelstam, Tristia
Cette voie mystique est à l’opposé de la voie critique prise par Ossip Mandelstam et Ezra Pound en opposition au symbolisme finissant. Ceux-ci incluent dans les données du problème la réalité du verbe, c’est-à-dire la façon dont celui-ci enchâsse nécessairement toute perception et, par-là, son épaisseur temporelle. Tandis que Breton ne voit dans le langage habituel des objets qu’un lien moral, logique ou purement esthétique à la réalité [14], c’est-à-dire un diktat social qu’il s’agit de renverser, Mandelstam et Pound prennent acte du caractère indéfectible de ce lien : c’est même l’archaïsme de ce lien qu’il s’agit de formaliser par l’expression poétique [15]. Le langage est tout entier images et objets (images des objets) : il recèle dans sa profondeur historique la forme harmonique d’ex-propriation du « moi » - ex-propriation verbale, temporelle, non fantasmatique.
Le rapprochement entre Ossip Mandelstam et Ezra Pound se justifie par leur objectif commun : le « goût d’une représentation verbale achevée » [16] pour le premier, l’« aiguisage de l’aperception verbale » [17] pour le second. Le verbe est aperception ou représentation : la symbolisation est toujours celle d’un objet et a toujours pour medium le langage. Un symbolisme laissé à lui-même, c’est-à-dire à la création imaginaire pure, est une trahison du verbe qui est en son principe représentation ou aperception d’objets. Mandelstam, raillant les symbolistes avec lesquels « il est impossible de déjeuner à table parce que ce n’est pas qu’une table » [18], dénonce avec violence un « symbolisme professionnel » qui, sous prétexte de libération, asservit le langage à des vues personnelles (ces vues « personnelles » incluent évidemment – c’est elle qui est visée – la prétention universelle des impressions imaginaires du « moi ») [19]. Le symbolisme, dont le surréalisme est l’ultime rejeton, est une poétique aveugle qui se voudrait voyante. Pour Mandelstam et Pound, le verbe n’est pas vierge et n’a pas à l’être. L’image garde un rapport à l’objet tel qu’il s’est constitué dans le langage ; le langage est lui-même l’image en constante évolution de cet objet [20]. L’image n’est pas la négation de l’ordre pratique des objets véhiculé par le langage, ni la libre association découvrant le vierge, mais le travail historique, l’épaisseur verbale du clivage suscité par le « moi poétique » entre les objets et les images qui les symbolisent. Elle opère, chargée de l’histoire de la perception inscrite dans chaque langue, dans chaque réalité verbale, comme un « vortex » : « nœud irradiant, ou grappe dans lesquelles les idées se jettent constamment » [21]. Pound et Mandelstam conçoivent tous deux l’image comme une « représentation verbale [qui] est un ensemble complexe de phénomènes, un nœud, un système ». C’est dans la complication du nœud qu’est le critère, dans l’irradiation de la charge contenue dans les formes majeures d’un verbe. Si le critère harmonique d’expropriation du « moi » dans les formes se situe dans le langage comme « nœud irradiant », comment le mettre en œuvre et créer à partir de lui ? Qu’est-ce qu’une forme verbale harmonique ?
Pour entrer dans les profondeurs du verbe comme seule forme d’ex-propriation possible, pour en desceller le principe formel intérieur, Pound a recours à la musique. Dans son texte consacré à Georges Antheil, il définit l’harmonie comme « mélodie instantanée », c’est-à-dire captation, à un instant t harmonique, de la totalité des notes qui se succèdent dans le temps mélodique [22]. Ce critère de l’harmonie n’est pas négation de la temporalité, mais saisie originaire de celle-ci comme force structurante, comme puissance architecturale. En deçà du déroulement linéaire de la mélodie, l’harmonie est là qui l’a permise. C’est ce rapport créateur à la forme temporelle qui obsède Pound dans la poésie : il s’agit de définir les instants harmoniques où la mélodie de l’histoire d’une langue a été captée de manière instantanée par un artiste. C’est de ce critère qu’il fera découler son analyse des types créateurs et leur hiérarchie dans Comment lire en 1929 : en premier les inventeurs, ceux qui sont en possession, à un instant t harmonique, de la totalité mélodique des formes de leur art, et qui ont les clés pour en inventer de nouvelles selon une progression logique ; puis les maîtres, qui aiguisent ces nouvelles formes dont ils héritent pour les parfaire ; enfin les autres [23], qui ne font que vivre de la création originale et diluer la perfection artistique. C’est dans cet effort de synthèse, dans cette tentative de pénétrer les formes verbales jusqu’au principe créateur qui les structure originairement, que Pound se lance avec son immense vitalité. Mandelstam, bien que moins péremptoire et formel dans la méthode, vit la même obsession d’un temps originaire et structurant qu’il appelle le « tchernoziom » [24]. L’herbe de Pétersbourg, qui affleure sous les monuments et dans laquelle il imagine déjà la forêt vierge qui engloutira la ville, exprime cet humus originaire sur lequel la vitesse historique n’a pas prise. Cette pensée, qui devrait être mélancolique, est au contraire l’expression du renouveau et la certitude de voir à l’œuvre les créations du temps : ce qui rédime est avant tout, d’un point de vue harmonique, ce qui contient en germe les formes à venir. Le « tchnernoziom » n’est pas informe, il est puissance de formes : il contient en lui le principe des œuvres à venir, il est le principe structurant, créateur, du devenir qu’il appelle. Autrement dit : créer ne se peut qu’en regard de cette puissance formelle du temps originaire. Le critère harmonique est là : que la forme créée soit l’appel de sa répétition [25]. Aux abords de la mélodie instantanée, le verbe exprime une puissance de répétition, d’éternité. Cette inspiration est également celle de Nietzsche avant eux : créer à l’intérieur du schème originaire de l’éternel retour. Et tel est le « classicisme révolutionnaire » [26] de ces poètes qui exigent des œuvres « qu’on puisse [les] relire » [27] et l’éternel retour des œuvres abouties [28]. Le critère d’ex-propriation du « moi » dans la forme verbale est d’abord la nécessité de générer cette forme depuis un temps originaire qui appelle à lui, comme une structure centripète (un vortex), la répétition de cette forme et sa reproduction dans d’autres [29]. Cette capacité pour une forme verbale à se réengendrer, tel est le critère classique de la forme harmonique. Elle implique une érudition touchant aux formes prises par la poésie au cours de l’histoire d’une part ; un travail de condensation verbale à l’échelle du poème d’autre part. Ce qui se retrouve, ce qui revient à l’échelle de l’histoire de l’art et qui définit le bon, le nécessaire, doit en effet se refléter et être exploité comme procédé, à l’échelle de l’œuvre elle-même. Le poème doit se vouloir lui-même harmoniquement : son tout doit appeler ses parties et ses parties son tout ; chaque partie cohérente (vers, ensemble de vers, parties), qui s’additionnent dans la lecture linéaire, doit rappeler la structure instantanée de la totalité. Telle est la transposition formelle de l’exigence harmonique dans cette poétique où le verbe contient, dans l’intrication historique ou temporelle de son nœud, le clivage du « moi poétique » faisant travailler ensemble sans qu’ils se perdent de vue langage des images et langage des objets. Le critère harmonique est celui d’une « formation cristalline », d’un « équilibre des plans et des masses », où toutes les parties sont liées entre elles comme un tout « qui ne laisse voir ni soudure ni défaut » [30]. La perfection de la forme artistique est l’image de la perfection harmonique qui est un appel à s’engendrer encore et toujours [31]. Celle-ci n’est pas seulement postulée, comme un inconscient collectif et magique, elle est travaillée dans une relation critique au langage à partir de ce qu’il est et tel qu’il se donne dans le temps. Elle travaille l’antagonisme du « moi » et l’exprime harmoniquement dans un fragment verbal particulièrement « chargé » [32] : le poème. C’est par cette ouverture du Temps comme aspiration illimitée aux formes présentes et déjà survenues (amor fati dirait Nietzsche) que se communique l’excès du poète sur le « moi » dont découle l’expression harmonique.
La création harmonique
« […] à la faveur de ce moment, la forme infinie est dotée d’une structure, l’alternance du faible et du fort, - et la matière infinie d’une harmonie, - l’alternance du plus ou moins sonore – ; […] toutes deux se concilient négativement dans la lenteur ou la rapidité, enfin dans le suspens du mouvement, la fusion négative ; toujours grâce à ce moment et à l’activité qui la fonde : la belle réflexion infinie qui, sans sa limitation continue est en même temps principe de relation et d’unification continue »
Le « moi poétique » n’échappe pas au clivage que nous posions au début mais l’élabore dans l’intrication des éléments objectifs et visionnaires constitutifs du verbe. Le rapport au temps qu’instaure la musique, qui est à la fois simultanéité harmonique et succession mélodique, donne sa forme à la création en exigeant qu’elle soit à la fois Une et Multiple, c’est-à-dire qu’elle instaure une unité en elle qui aspire au multiple comme à sa répétition. Cet appel, dans le travail verbal d’une œuvre, à la structure répétitive du temps originaire, qui définit la forme classique, implique de définir la poésie comme rythme. C’est le rythme qui organise harmoniquement la mélodie, c’est lui qui révèle la structure du temps tout en en déployant sa fécondité, c’est-à-dire sa nécessaire répétition. Hölderlin, bien avant Pound ou Mandelstam et dans un contexte très différent, mais avec le même souci classique de « la rigueur et la précision formelle de la poésie » [33], dont il cherchait le schème originaire chez les Grecs [34], définit le « Rythme » comme « exposition des diverses facultés [faisant] un tout » et « cohérence des parties plus autonomes des diverses facultés » [35], autrement dit comme correspondance entre le tout de l’exposition et la cohérence des parties. Le rythme est ce qui définit l’unité du tout et des parties : la cohérence interne des parties comme expression du tout et le tout comme nécessaire exposition des parties.
Remarquons que nous ne sommes plus, avec Hölderlin, dans le seul travail verbal, mais dans le travail des « facultés » de l’homme. De même, Ezra Pound déclare : « Je crois en l’existence d’un rythme absolu, c’est-à-dire d’un rythme qui correspond parfaitement à l’émotion à exprimer » [36]. « L’aiguisage de l’aperception verbale » ou « la représentation verbale achevée » sont loin d’être des formalismes de l’art pour l’art : ils véhiculent une expérience humaine du temps harmonique. Hölderlin pense que les formes - exprimées en genres - de la poésie des Grecs ne sont pas simplement de belles apparences mais le résultat d’une « convenance sacrée » [37]. C’est cette convenance entre la forme verbale et la vie poétique, entre le rythme et l’émotion, entre la forme et le sens, qu’il nous faut maintenant examiner.
La démarche de l’esprit poétique de Hölderlin reprend en les menant jusqu’au bout les questions que nous avons posées, dont Pound et Mandelstam nous ont rappelé la nature formelle et verbale. Hölderlin est habité par la double nécessité d’exprimer la « simultanéité entre elles de toutes les parties » (Idéal harmonique ou Un) et de « sortir de soi-même » en « se reproduisant en d’autres » (Alternance ou Multiple) [38]. Ce conflit qui définit le « moi poétique » ne trouve de solution que « dans la réalisation ». L’harmonique serait « fantasmagorique » sans l’ « alternance » ou « nécessité de se reproduire en d’autres » [39]. « L’harmonique n’est pas que la vie belle » (ou merveilleuse), c’est la vie dans la succession et l’alternance rythmique de ses états. Les formes matérielles de la métamorphose existent au même titre que la forme idéale harmonique. Ce à quoi le poète aspire, davantage qu’à une Forme qui serait au-dessus des formes, c’est à l’Identité matérielle : celle-ci n’a de formel que son antagonisme constitutif, à savoir ce qu’il y a d’infiniment ouvert et insoluble en elle. De la même manière que l’instantanéité harmonique est invivable, parce qu’elle appelle constitutivement la mélodie du temps, l’identité matérielle est la forme aspirante d’un antagonisme que Hölderlin appelle « acmé » ou « point culminant ». En ce point de synthèse contradictoire, « tout se montre pour la première fois » et les formes déjà connues « ne parlent pas avant qu’un langage n’existe [pour le poète] ». C’est-à-dire que le verbe est le produit de l’état de tension harmonique mené à son acmé. Le travail verbal n’est pas une fin en soi mais un simple exercice en vue du moment harmonique où une convenance entre la chose à exprimer et sa forme, entre l’émotion et le rythme, est trouvée. Ce produit du langage dans l’élément matériel-formel, ou « sensible-spirituel », est ce que Hölderlin appelle la signification du poème. La signification est le processus d’ « ex-propriation » du moi poussé à l’extrême, puisqu’elle est un processus critique absolu. La séparation critique, ou antagonisme, sont travaillés en tant que tels jusqu’au point d’aboutissement qu’est la création verbale. Il s’agit bien d’une création verbale et plus seulement d’un travail conçu comme « aiguisage », « achèvement » ou perfectionnement formel. Le critère harmonique loge au cœur de la réflexion critique qui est la vie même du « moi poétique ». Le point culminant de la réflexion créatrice est un « point suprême de formation », c’est-à-dire un « point de jonction de l’esprit au signe » et Hölderlin appelle cela le langage : « non point bonheur, ni idéal, mais œuvres et création réussies ».
Avec la lecture de Hölderlin, la distinction image/objet, cantonnée au début de notre réflexion à celle d’imaginaire harmonique/trivial successif, est essentialisée sous la forme d’un antagonisme Un/Multiple, ou Forme/Matière, qui vise l’Identité (le Même). Cette identité est la forme répétitive du rythme, qui est l’appel en l’œuvre à son principe, ou « tchernoziom », c’est-à-dire structure originaire du Temps comme éternel retour du Même (ou désir de cette répétition). Cette structure originaire, ce critère harmonique, n’est pas une forme dans laquelle se projette subjectivement le poète, mais la forme même de l’antagonisme du « moi poétique ». La forme d’expropriation est strictement celle de la vie du poète en tant qu’elle est critique. C’est pourquoi le langage ne survient « dans sa convenance » que lorsque l’antagonisme est pleinement incarné, lorsque la vie même prend la forme de l’éternel retour, se charge intérieurement et extérieurement de cette émotion originaire. Le travail du verbe, en tant que connaissance harmonique de la poésie, est le moyen d’approcher de l’acmé où forme idéale (image harmonique) et contenu sensible (objet mélodique), dans leur antagonisme, ne laissent plus d’autre choix que d’inventer. C’est dans cette création nécessairement nouvelle que parle la vie critique du poète et que son langage dépasse le perfectionnement formel pour se charger de signification. Le sens de la poésie se trouve dans l’Identité antagoniste, éclatante, « du moi poétique », qui n’existe qu’en acte, dans un langage dont la forme rejoint et embrasse la signification : Identité qui est processus infini d’unification. C’est le caractère infini de ce processus vital qui est en dernier lieu le critère harmonique de l’élaboration poétique [40].