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Restituer le sujet dans l’intertexte 

Le retour amical des référents dans les Fragments d’un discours amoureux

mardi 23 mai 2023, par Jérémy Levasseur Le Gall

Les premiers penseurs de l’intertextualité, Julia Kristeva en particulier [1], ont fait valoir une notion moderniste participant d’une conception anonymisante et dépersonnalisée de la transmission des textes [2]. Il s’agissait de repenser la relation de coprésence entre deux textes en l’opposant à l’idée d’une simple filiation par rapport à un texte-source : l’intertextualité était avant tout une forme d’entrée en dialogue reposant sur l’altérité constitutive de tout texte, théorisée par Bakhtine sous le nom de dialogisme. Barthes souscrit initialement à cette conception textualiste assez radicale de l’intertextualité qu’il expose, en 1968, dans un article encyclopédique consacré à la théorie du Texte, développée en collaboration avec les autres membres du groupe Tel Quel :

Le texte redistribue la langue (il est le champ de cette redistribution). L’une des voies de cette déconstruction- reconstruction est de permuter des textes, des lambeaux de textes qui ont existé ou existent autour du texte considéré, et finalement en lui : tout texte est un intertexte […]. L’intertextualité, condition de tout texte, quel qu’il soit, ne se réduit évidemment pas à un problème de sources ou d’influences ; l’intertexte est un champ général de formules anonymes, dont l’origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets. Épistémologiquement, le concept d’intertexte est ce qui apporte à la théorie du texte le volume de la socialité : non selon la voie d’une filiation repérable, d’une imitation consciente, mais selon celle d’une dissémination. [3]

Pourtant, lorsqu’il rédige cet article, marqué par les apports théoriques de Derrida sur la dissémination, Barthes ne se reconnaît déjà plus tout à fait dans la conception de l’intertextualité qu’il y développe, plus proche de la définition originelle qu’en donne Julia Kristeva. Depuis le Plaisir du texte [4], son point de vue sur le sujet a évolué, et les Fragments d’un discours amoureux s’inscrivent dans cette perspective nouvelle, ouverte dès la fin des années 1960, et qui aboutira au fameux « retour amical de l’auteur [5] » proclamé en 1971 dans la préface de Sade, Fourier, Loyola. L’intertextualité semble désormais moins « irrepérable [6] » et inassignable : l’écrivain la décline en plusieurs phases de sa vie dans un fragment de Roland Barthes par Roland Barthes [7], et la précise ensuite régulièrement dans la marge des derniers ouvrages de sa production (les Fragments d’un discours amoureux, La Chambre claire et le Journal de deuil). Ce tournant dans la doctrine barthésienne de l’intertexte témoigne d’un désaccord théorique avec la promotion de l’anonymat des voix qui traversent et animent le discours intellectuel, et se traduit par le geste intertextuel inédit [8] que l’essayiste met en œuvre pour la première fois dans les Fragments.

Le retour de l’auteur… dans la manchette

L’intertextualité est une notion abordée dans une perspective poéticienne, et qui pose la question de la genèse d’un texte en l’arrachant à la critique des sources. La volonté de Barthes est d’inscrire la productivité au cœur de l’intertextualité. Chaque texte témoigne d’une transformation et d’une redistribution de textes antérieurs, que le lecteur va à son tour assimiler puis réinterpréter. Le rapport aux sources se trouve repensé : il s’agit pour Barthes d’en finir avec les questions de généalogie du texte. L’auteur cherche en effet à dépasser les exigences de la critique des sources, qui s’efforce d’assigner l’origine des références. Il substitue à ce principe la reconnaissance d’une « force », celle qui a conduit le passage, la transmission du langage d’un sujet vers un autre :

L’ancienne critique s’acharnait à retrouver les « sources » d’un texte, sans jamais s’interroger cependant sur la force qui conduit d’un langage à un autre ; pour elle, l’intertexte existe bien, mais comme projection imitative, descente d’un modèle, représentation ; on ne dit jamais la langueur, l’ardeur qui peut vous attacher à un livre, à une parole. On a voulu poser ici l’existence d’une sorte de généalogie affective du texte, qui commencerait à avoir un statut sémiologique [9].

Ces réflexions nouvelles concernant la diffusion des discours, infléchissant le concept d’intertextualité tel qu’il avait été originellement défini par Julia Kristeva, rendent nécessaire un renouvellement du travail de la citation que Barthes inaugure avec originalité dans les Fragments  :

Si l’énoncé de la citation proprement dite est confondu au texte et s’y inscrit le plus souvent sans guillemets, son « auteur » apparaît au contraire de façon ostentatoire, dans une marge insolite. […] Cet emplacement insolite indique et permet une mutation discursive. En effet, cette position auctoriale, qui est une apposition, transforme la hiérarchie textuelle traditionnelle [10].

En plus de mentionner l’auteur de sa référence en marge de son propos, dans la manchette, Barthes inscrit références et citations dans des notes de bas de page qui ne sont pas séparées du reste du texte par une barre, comme si l’ensemble participait d’une même continuité dans l’ordre du discours : l’auteur trouble ainsi les distinctions hiérarchiques habituelles entre texte et péritexte, accordant une forme de prééminence à la citation au point que les Fragments semblent être un texte
« second, dédoublé, en signe d’accompagnement complice et non plus de modèle [11] ».
Par ce geste citationnel, qui reconnaît et formalise la paternité d’un emprunt, Barthes semble dialectiser ses premières assertions structuralistes au sujet de la « mort de l’auteur [12] », et réhabiliter la place du sujet dans l’intertexte, qu’il avait d’abord présenté, dans ses articles des années 1960, comme un flux irrepérable, une vaste polyphonie indifférenciée. L’intertexte lui permet ainsi d’opposer un principe de simultanéité d’écriture à la verticalité et à la passivité de l’influence : « Les marques de la marge n’impliquent, à proprement parler, ni l’avant du texte (ses « sources ») ni son après (ses gloses), mais plutôt ses concomitances [13] ». Mais ce retour de l’auteur dans la manchette entraîne du même coup une forme de destitution de l’auctorialité, dans la mesure où Barthes produit un dispositif égalisant qui tend à mettre sur le même plan écrivains, penseurs, psychanalystes, philosophies (le Zen), étymologies, noms d’amis et même de l’être aimé (Roland Havas, nommé « R.H. »), sans distinction hiérarchique manifeste. La pratique de la citation ainsi redéfinie soulève la question du rapport au destinataire, et inscrit l’intertextualité dans une forme d’échange :

Des références vagues ont été préférées – et substituées – aux références d’autorité ; au lieu d’invoquer des garanties, on a évoqué des plaisirs, des accords, des stimulations de lecture ou d’écoute, de telle sorte que le texte soit étoilé de ce qu’on pourrait appeler les affects de l’idée [14].

Barthes présente donc ses références comme autant de « gestes d’attachement » et de « saluts échangés [15] ». Cette affirmation indique sa méfiance à l’égard du principe d’auctoritas, que l’on peut mettre en lien avec la critique qu’il engage contre les discours de pouvoir institutionnalisés. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France de 1977, il revient sur la forme de pouvoir conféré à ceux dont la parole est soutenue par l’autorité : « partout des voix ‘‘autorisées’’ qui s’autorisent à faire entendre le
discours de tout pouvoir : le discours de l’arrogance [16] ». En cela, le dispositif égalisant des Fragments parvient à déjouer les logiques du pouvoir et à altérer nos représentations de l’auteur comme caution et autorité théorique, jouissant d’une position de pouvoir institutionnelle et symbolique forte.

Une pratique amicale et amoureuse de la citation

Dans le système citationnel qu’il élabore, Barthes met sur un même plan les textes théoriques supposés légitimes, les discours ambiants et les conversations d’amis. Plus encore, l’amitié aurait une valeur supérieure dans la genèse de son livre, comme il le fait valoir dans un fragment du Séminaire sur le Discours amoureux intitulé « Le livre des amis » : « D’où vient le livre ? – De Philia, de l’Amitié [17] ». Aussi la citation s’inscrit-elle dans son propos, non comme « sommation de modèles », mais plutôt comme « une convocation d’ordre affectif [18] ». Cette opposition est formalisée par l’auteur lui-même dans l’introduction des Fragments, lorsqu’il précise que ses références ne sont pas « d’autorité », mais « d’amitié [19] » : « Je n’invoque pas des garanties, je rappelle seulement, par une sorte de salut donné en passant, ce qui a séduit, convaincu, ce qui a donné un instant la jouissance de comprendre (d’être compris ?) [20] ». Cette pratique amicale de la citation se distingue par son intérêt proprement dédicatoire, ce qui explique que les différents contributeurs à l’élaboration du texte soient cités à la fin de l’ouvrage, dans la « Tabula gratulatoria ». Le remerciement de ces interlocuteurs soulève la question du don de langage, fondamentale dans le livre :

On ne peut donner du langage (comment le faire passer d’une main dans l’autre ?) mais on peut le dédier — puisque l’autre est un petit dieu. L’objet donné se résorbe dans le dire somptueux, solennel, de la consécration, dans le geste poétique de la dédicace [21].

Dans ce fragment de la figure « Dédicace », qui se réfère dans la manchette à Roland Havas, Barthes évoque la pratique de la dédicace dans les termes d’un don de langage, d’une offrande au sens sacré du terme, ce qui peut s’appliquer à sa propre pratique de la citation. La transmission des langages, qui est au cœur du discours intellectuel selon lui, est ainsi reconnue explicitement. On s’aperçoit ainsi que cette dynamique de transmission est un mécanisme omniprésent dans l’écriture des Fragments, tout comme il l’a été dans le séminaire de l’EPHE qui l’a précédé. Ainsi, Barthes justifie la place qu’il accorde à la psychanalyse dans son cours en déclarant qu’il s’agissait pour lui d’un véritable don fait à ses étudiants, un don de langage présenté comme don d’amour :

Recours à la psychanalyse : non par croyance, conviction, responsabilité, mais par dévotion aux amis : des morceaux de langage (en l’occurrence psychanalytiques) sont voués à ceux pour qui ce langage est important : don, don de langage. Problème énorme, et peut-être nouveau : le don de langage nuancerait l’analyse des conversions, convictions, foi, etc., que l’on rapporte seulement, d’ordinaire, à une pulsion d’imitation (psittacisme). En fait, le sujet se met à parler tel langage parce qu’il peut en faire don au sujet (transférentiel) qui l’inspire. Don de langage = don d’amour [22].

Les références citées par Barthes sont donc également choisies en fonction de ses destinataires, dans une dimension oblative : en évoquant le discours de Freud, Barthes investit un langage autre, citant X pour le donner à Y. Il est intéressant de voir que le don de langage ne s’opère pas seulement dans un sens, de l’enseignant vers ses étudiants, puisque le mouvement inverse se produit également : Tiphaine Samoyault explique ainsi la prégnance du vocabulaire lacanien dans le texte par l’influence de Roland Havas, à l’époque où celui-ci s’apprêtait à devenir psychanalyste et s’intéressait au travail de Lacan. La relation de proximité avec cet étudiant du séminaire sur le discours amoureux a donc donné lieu à une forme d’imprégnation de langage, qui met au jour la réciprocité du processus.

La mécanique du désir semble donc animer la transmission des langages d’un sujet à l’autre, de sorte que la citation devient une forme d’hommage ou d’appel à celui qui a compris Barthes :

Ses modalités sont d’ailleurs selon lui plus érotiques que rhétoriques. […] Elle est donc un mouvement d’invite plus que le signe d’une soumission ou d’une allégeance intellectuelle à une autorité. Citer, ce n’est pas faire référence et encore moins révérence, mais c’est convoquer l’autre de façon amicale et impétueuse, selon une espèce de sex-appeal [23].

Mais si le geste intertextuel des Fragments ne présente aucune hiérarchisation manifeste entre les nombreuses références mobilisées, il distingue formellement différents types d’intertextes : les auteurs, figurant avec leur nom complet, et les amis, dont le nom n’est mentionné que par leurs initiales, bien qu’il s’agisse parfois du même référent. Barthes évoque ainsi différemment Philippe Sollers en tant qu’écrivain, mentionné pour son œuvre romanesque, et « Ph.S. » en tant qu’ami, cité dans le cadre d’une conversation privée. On peut donc penser qu’il s’agit d’une différence purement formelle, fournissant à l’auteur un moyen de souligner le caractère amical de la référence, faite à titre d’hommage, comme le confirme sans doute la mention du nom complet des amis dans la Tabula Gratulatoria. En effet, cette levée de l’anonymat à la fin de l’ouvrage accuse l’artificialité du système citationnel de l’essayiste, en ce qu’il permet au lecteur d’identifier aisément chacun des différents contributeurs de l’ouvrage. Par-delà la publication d’une reconnaissance, la référence joue également le rôle d’un signe distinctif : c’est le moyen, pour Barthes, de manifester une forme d’affiliation, de revendiquer son
appartenance à un groupe, tout en donnant une visibilité à ses interlocuteurs. Le geste intertextuel des Fragments participe ainsi à la mise en scène d’une communauté, d’un cénacle : celui du groupe d’étudiants qui a participé au séminaire sur le discours amoureux à l’EPHE ainsi que d’autres proches de l’auteur comme les membres du groupe Tel Quel (Philippe Sollers et Julia Kristeva sont ainsi crédités à la fin du livre). La citation précise des intervenants et l’assignation explicite de ces différents emprunts définissent pour Barthes une façon particulière d’investir sa position dans le champ littéraire, au sein de différents groupes qui lui permettent d’explorer un réseau intellectuel en tant qu’il est aussi un réseau social.

Il s’agit également pour lui de se distinguer de la fusion des voix telle qu’elle apparaît
notamment dans le discours de Deleuze, au sujet de son dispositif d’écriture à quatre mains avec Félix Guattari : « Nous avons écrit L’Anti-Œdipe à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde » [24]. Selon ce postulat d’intertextualité radical, le nom propre ne serait qu’une sorte de commodité, un usage pastichant ou ironique, une coquille vide utilisée pour sanctionner ce qui passe. En effet, L’Anti-Œdipe, co-signé par Deleuze et Guattari, ne précise pas ce qui revient à l’un ou l’autre des deux philosophes, et postule ainsi un ordonnancement nouveau où les auteurs et l’œuvre se confondent, afin de produire une forme d’énonciation par nature collective. Les Fragments, quant à eux, témoignent plutôt d’une tentative de réhabilitation du sujet dans l’intertexte, lors même que celui-ci avait été « destitué [25] », selon la formule de Étienne Balibar, par le structuralisme : il n’est plus question de diluer la parole de l’autre dans une polyphonie indifférenciée, mais bien de manifester la présence de l’autre dans le texte, comme le rappelait déjà Barthes à propos du Plaisir du texte :

Dans ce texte qui est très court, qui a soixante pages dactylographiées, passent, si vous voulez, des conversations d’amis. Je ne peux pas appeler ça des idées des autres, ce sont les autres eux-mêmes qui sont là, et je pourrais dire : « Telle idée, je l’ai eue parce que j’ai parlé tel soir avec un tel », et quelquefois, je crédite l’autre d’une idée que j’ai eue en sa présence. Je crois que la présence de l’autre, même quand il ne parle pas, quand il vous écoute, est créateur des idées qu’on a, en quelque sorte, si vous voulez [26].

Barthes, dans son procédé citationnel, nourrit une conception structurale de l’amitié : les instances énonciatives se définissent en s’opposant, elles entrent en relation et se démarquent par une certaine aura de singularité, d’originalité. L’idée est qu’en mêlant leur voix, les amis se distinguent in fine, faisant résonner leur parole singulière dans le concert du discours intertextuel. Les voix des amis qui s’expriment dans les Fragments font donc preuve d’une véritable personnalité, d’une subjectivité qui leur sont propres, ce qui se retrouve notamment dans les interventions de Roland Havas. Celui-ci occupe une position à part dans l’ouvrage puisqu’il est l’étudiant du séminaire de l’EPHE dont Barthes est tombé amoureux, et donc celui qui est à l’origine de l’écriture des Fragments. L’amoureux vient en ami, en conseiller, et contribue paradoxalement à résoudre la crise amoureuse de l’auteur : c’est donc une position structuraliste qui est illustrée par Barthes ici puisque l’amoureux intervient à une autre place que la sienne.

A.C, voix singulière d’une marge à l’autre

La profusion des références dans les Fragments ne doit pas pour autant donner le sentiment d’une adhésion totale de Barthes à l’auteur qu’il cite, comme le rappelle Éric Marty :

Citer Lacan, Platon, ne fait nullement de l’amoureux un lacanien ou un platonicien, bien au contraire, car c’est souvent en contredisant l’idéologie qui est à l’œuvre chez Lacan ou Platon que Barthes en cite le texte. De sorte qu’en effet, malgré l’immense champ de savoir collectif mobilisé par le livre, celui-ci peut sembler d’une étrange solitude, comme si, jusque dans le processus citationnel, Barthes agissait comme un étranger, comme un autiste, un sujet relativement coupé de son monde, de son univers institutionnel [27].

Cette possible mise à distance de l’intertexte se manifeste notamment dans son usage complexe de la psychanalyse, qu’il cite fréquemment tout en lui attribuant la responsabilité de l’isolement du sujet amoureux de son époque. Les références d’amitié elles-mêmes peuvent avoir un statut ambigu dans le propos de l’auteur, comme c’est le cas pour les mentions d’Antoine Compagnon : ancien élève du séminaire de Barthes, devenu son ami, Antoine Compagnon est ponctuellement cité dans la manchette des Fragments. Il apparaît au lecteur que ces différentes interventions, créditées au nom d’« A.C. », font entendre une parole relativement froide et objectivante :

Interprétation : ce n’est pas là ce que veut dire votre cri. Ce cri, au vrai, est encore un cri d’amour : « Je veux me comprendre, me faire comprendre, me faire connaître, me faire embrasser, je veux que quelqu’un me prenne avec lui. » Voilà ce que votre cri signifie [28].

Dans cet extrait de la figure intitulée « Je veux comprendre », attribué en marge à « A.C. », Antoine Compagnon joue le rôle de celui qui objective son discours, s’exprimant avec la distance magistrale du savoir. La formule finale, adressée au lecteur (« voilà ce que votre cri signifie »), laisse entendre l’expression d’une pesée critique de la part de Barthes, qui suggère ici qu’Antoine Compagnon se perçoit comme détenteur exclusif de la vérité. On retrouve ce reproche implicite formulé dans le Journal de deuil, où figurent les mêmes initiales d’« A.C. » lorsque Barthes s’élève contre les discours de consolation théorique qui dénient l’irréductibilité de son deuil. Le fragment daté du 29 novembre fait ainsi état d’un échange avec Antoine Compagnon, dont la parole rationaliste affecte Barthes :

→ « Deuil »
Expliqué à AC, dans un monologue, comment mon chagrin est chaotique, erratique, ce en quoi il résiste à l’idée courante – et psychanalytique – d’un deuil soumis au temps, qui se dialectise, s’use, « s’arrange ». Le chagrin n’a rien emporté tout de suite – mais en contrepartie, il ne s’use pas. – À quoi AC répond : c’est ça, le deuil. (Il se constitue ainsi en sujet du Savoir, de la Réduction) – j’en souffre. Je ne puis supporter qu’on réduise – qu’on généralise – Kierkegaard – mon chagrin : c’est comme si on me le volait [29].

Cette réduction presque autoritaire est une forme de violence symbolique, qui heurte les sentiments de Barthes au moment où celui-ci veut précisément défendre l’absolue singularité de son chagrin. Une même forme de parole est donc attribuée à Antoine Compagnon d’un texte à l’autre (des Fragments aux notes qui ont donné lieu à la publication du Journal de Deuil), dans la mesure où ces deux citations se rejoignent du point de vue du ton : cette rhétorique du savoir et de l’évidence peut
s’apparenter à l’expression arrogante du pouvoir que Barthes cherche à dénoncer dans sa Leçon inaugurale au Collège de France. En effet, l’approche systématisante d’Antoine Compagnon entre en conflit avec la relation asystématique au savoir que Barthes revendique et illustre dans ses différents écrits. Ce constat nous rappelle que l’amitié elle-même est faite de désaccords, d’échanges antagoniques, et c’est aussi cet aspect-là que l’essayiste expose en relevant de manière critique les propos d’« AC » dans ses textes. Nous retiendrons surtout l’idée que Barthes, malgré l’anonymat partiel des initiales, subjectivise la voix des référents qui interviennent dans son discours, ce qui manifeste à nouveau l’évolution de son rapport à la notion d’intertextualité, élargie comme une forme d’interdiscursivité et même d’intersubjectivité. Or, si Barthes s’emploie, dans son geste intertextuel, à faire entendre la singularité d’une voix, et par là même à réhabiliter la place du sujet dans l’intertexte, c’est avant tout parce que sa conception de l’intertextualité suppose la transmission de « langages » plutôt que d’« idées [30] » : ce qui passe en lui, c’est avant tout des « bouts de langage », des « morceaux de formulations [31] », dont il se fait l’écho ensuite dans son propre texte.

Ainsi Barthes cherche, dans les Fragments d’un discours amoureux, à se détourner des modalités rhétoriques traditionnelles de la citation et de ses fonctions référentielles, et à élargir considérablement le champ des références qui affleurent dans son texte, ce qui pourrait être une des explications de l’échec rencontré par le livre auprès de son milieu institutionnel. Sa pratique, loin d’être assertive, fait valoir un rapport au savoir plus affectif et désinvolte : la citation ne revient plus à chercher la caution d’une tutelle auctoriale, propre à garantir l’efficacité de son propre discours, mais revêt une dimension dédicatoire en jouant le rôle d’une publication de connivence ou de reconnaissance. L’intertextualité pratiquée et repensée par Barthes ne remplace donc pas la notion d’intersubjectivité, comme l’avait avancé Kristeva dans son article de 1968, elle la réinvestit en l’infléchissant : de ce fait, l’auteur opère
une restitution de la place du sujet [32] dans l’ordre du discours, qui demeure solidaire d’une conception structurale de l’amitié, où les instances énonciatives se définissent en se distinguant. Cette pratique amicale, sinon amoureuse, de la citation, placée au cœur de son dispositif d’écriture jusqu’à la fin de sa production, manifeste une forme inédite de circulation des langages et des désirs d’une subjectivité à l’autre.

P.-S.

Jérémy Levasseur Le Gall est Professeur agrégé de Lettres modernes, ancien élève de l’ENS de Lyon

Notes

[1Julia Kristeva emploie ce terme pour la première fois dans un article sur Lautréamont, datant de 1968, initialement publié dans Théorie d’ensemble : « Tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. À la place de la notion d’intersubjectivité (entre le sujet de l’écriture et le destinataire) s’installe celle d’intertextualité, et le langage poétique se lit, au moins, comme double », Julia Kristeva, Sémiotikè. Recherches pour une sémanalyse, Seuil, 1969, p. 85.

[2Cet article provient d’un mémoire de master, intitulé « L’intertextualité et la pratique de la citation dans les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes », rédigé sous la direction de M. Adrien Chassain, à l’École Normale Supérieure de Lyon en 2016.

[3Roland Barthes, « Texte » (Théorie du) Encyclopedia Universalis, t. XV, 1968, 1013-1017.

[4Barthes affirme qu’il faut réintroduire du jeu dans la théorie du texte, voir Œuvres complètes IV, 1972-1976 (nouvelle édition
revue, corrigée et présentée par Éric Marty), Paris, Seuil, 2002. p. 259.

[5Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971, p. 13-14.

[6Id, Œuvres complètes IV, op. cit., p. 471.

[7Id, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 174-175.

[8Nous empruntons cette formule à Raoul Delemazure, qui a travaillé sur le « geste intertextuel dans l’œuvre de Georges
Perec » : https://classiques-garnier.com/une-vie-dans-les-mots-des-autres-le-geste-intertextuel-dans-l-oeuvre-de-georges-
perec.html
.

[9Roland Barthes, Le Discours amoureux. Séminaire à l’École pratique des hautes études (1974-1976), op. cit. p. 695

[10Céline Hanania, Roland Barthes et l’étymologie, Paris, P.I.E. Peter Lang, 2010, p. 164.

[11Ibid., p. 165.

[12Roland Barthes, « La Mort de l’auteur », Paris, Mantéia, n° 5, 1968.

[13Id, Œuvres complètes IV, op. cit., p. 695.

[14Id, Œuvres complètes, V, 1977-1980 (nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty), Paris, Seuil, 2002, p.
693.

[15Ibid.

[16Id, Leçon, Paris, Seuil, 1978, p. 11.

[17Id, Le Discours amoureux. Séminaire à l’École pratique des hautes études (1974-1976), Paris, Seuil (coll. « Traces écrites »), 2007, p. 699.

[18Céline Hanania, Roland Barthes et l’étymologie, op. cit., p. 164.

[19Id, Fragments d’un discours amoureux, op. cit., p. 12.

[20Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, op. cit., p. 12.

[21Ibid., p. 91.

[22Roland Barthes, Le Discours amoureux. Séminaire à l’École pratique des hautes études (1974-1976), op. cit. p. 384-385.

[23Céline Hanania, Roland Barthes et l’étymologie, op. cit., p. 164.

[24Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit (coll. « Critique »), 1980, p. 9.

[25Étienne Balibar, « Le structuralisme : une destitution du sujet ? », Revue de métaphysique et de morale 1/2005 (n° 45), p. 5-22.

[26Roland Barthes, Œuvres complètes IV, 1972-1976 (nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty), Paris, Seuil, 2002. p. 470-471.

[27Éric Marty, Roland Barthes : le métier d’écrire, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2006, p. 198.

[28Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, op. cit., p. 72.

[29Id, Journal de deuil, Paris, Seuil/Imec, 2009, p. 82.

[30Id., Œuvres complètes II, 1962-1967, (nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty), Paris, Seuil, 2002, p. 616.

[31Roland Barthes, Œuvres complètes, IV, op. cit., p. 470.

[32« L’intertexte n’est pas forcément un champ d’influences ; c’est plutôt une musique de figures, de métaphores, de pensées-
mots », Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 174.

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