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Extrait de "Aux îles Kerguelen" 

dimanche 9 novembre 2014, par Laurent Margantin

Au départ il y a un carnet de voyage qui s’écrit en ligne, jour après jour, et qu’on lit comme un feuilleton. Aujourd’hui ce carnet virtuel est devenu un livre papier publié chez ERR, un livre qui nous questionne sur notre rapport à la vie, à l’écriture à la création, au virtuel et à la mort.

Margantin est venu à Kerguelen pour lire ? Cela interroge. Qui est cet homme qui a fait ce voyage-là, pour lire des livres ? Pourquoi n’est-il pas avec les autres dehors. Comment la littérature et la vie peuvent-elles se rejoindre ?

Pour vous faire découvrir ce petit trésor, la revue des ressources vous propose le premier chapitre de "Aux îles Kerguelen" de Laurent Margantin.

À bord des scientifiques qui vont prendre la relève de leurs collègues à Kerguelen et une vingtaine de touristes dont je fais partie. Mal de mer depuis que nous avons embarqué, le bateau secoué par la houle (qui va se renforcer). Le gris sombre de l’océan, l’obscurité de la cabine. Un paquet de Maigret dans mon sac, mais pas d’humeur à lire. Plus nous avançons vers le sud et nous éloignons des tropiques, plus je sens le froid et dois me couvrir, même à l’intérieur. Déjeuner dans ma cabine (quand je peux manger), car je ne tiens pas à table. On doit me prendre pour un ours, mais je m’en fous.

La première nuit a été houleuse. Je n’ai pas fermé l’oeil. Le temps s’est fortement dégradé, avec des creux de dix mètres. Pas d’horizon à voir sur le pont, un ciel nuageux couvre et assombrit tout. Si l’on arrive à tenir sur le pont, puisqu’à certains moments le navire penche de trente degrés à gauche ou à droite. Descendre un escalier, c’est risquer de se casser la gueule à chaque renversement du navire. On s’accroche à la rampe sans bouger (et dire que j’ai toujours refusé de monter sur des manèges particulièrement violents et que je suis à bord de celui-ci pendant au moins une semaine). J’ai quand même voulu déjeuner avec les autres passagers, et j’ai cru à plusieurs reprises que le serveur allait nous balancer les plats à la figure. Il faut bloquer comme on peut son assiette et ses couverts, quant aux chaises elles sont fixées au sol. Je n’avais pas spécialement le cœur à rigoler, mais je me suis quand même rappelé la scène de La Ruée vers l’or (revu il n’y pas longtemps) où Charlot et son comparse basculent d’un côté à l’autre d’une cabane à cheval sur un abîme. Comme je suis pris par la nausée et que j’évite de parler, j’ai gardé cette association pour moi. Impossible également de rester assis dans la cabine, écrire à l’ordinateur est
tout à coup un sport redoutable, je dois constamment faire attention à ce que mon portable ne m’échappe pas des mains (je le tiens comme je peux sur les genoux). Les autres passagers ont renoncé à rester dans leur cabine, ils disent qu’on y est encore plus malade et qu’il vaut mieux être dehors. J’irai les rejoindre tout à l’heure sur le pont et tenterai de discerner quelque chose dans ce fracas permanent. Et passerai chez le médecin de bord reprendre de nouveaux comprimés pour les prochaines heures. Les Quarantièmes rugissants sont encore devant nous.

L’homme qui a rêvé du voyage et l’homme qui voyage n’ont rien en commun. Le premier ignore un jour avant le départ qu’il vivra fatalement des heures difficiles : il a la tête farcie d’images toutes merveilleuses. L’homme qui voyage et vit les heures difficiles a perdu ces images et ne voit que les vagues immenses s’élever autour de lui, et n’entend que le vent s’abattre sur le navire et le secouer. L’homme qui voyage maudit l’homme qui a rêvé du voyage parce qu’il l’a embarqué sur une mer déchaînée. Et il se promet de ne plus jamais rêver de voyages, de tuer le rêveur en lui.

Nette amélioration de la météo ces dernières heures. On tangue, mais on peut aller sur le pont sans risque, même à l’avant du bateau où des paquets d’eau s’abattaient constamment ces derniers jours. J’ai passé une partie de la matinée à dormir dans ma cabine, récupérant des dernières nuits, puis je suis allé faire un tour sur le pont avant d’aller déjeuner. Un groupe de passagers racontait avoir vu des baleines à bosse avec leurs jumelles. Moi, c’est plutôt les albatros qui m’intéressent. Je ne suis pas le seul. J’ai fait la connaissance de David, un ornithologue envoyé en mission aux Kerguelen pour une année. Les albatros suivent le navire en gueulant et passent très près des passagers, dont plusieurs mitraillent avec leurs appareils photo. Pendant ce temps-là, David est affairé : il a un carnet sur les genoux et note tout ce qu’il observe au fil des heures, jubilant à chaque fois qu’il reconnaît une nouvelle espèce : Albatros à bec jaune ! Albatros hurleurs ! Pétrels géants ! Océanites ! Prions ! Damiers du cap ! Albatros timides ! Albatros de Salvin ! Sternes antarctiques ! Albatros à sourcils noirs ! Albatros à tête grise ! Parmi plein d’autres oiseaux dont je n’ai pas retenu tous les noms. C’est la fête sur le pont, malgré la tempête qui sévit encore (le ciel est encore bien sombre tout autour de nous et la houle reste forte). David ne cesse de lever la tête vers le ciel, de se relever quelques instants pour suivre des yeux tel ou tel oiseau qui passe juste au-dessus de nous, puis se rassoit pour griffonner dans son carnet (il me raconte qu’il rentrera toutes les données sur son ordinateur ensuite). Je reste assis à côté de lui une bonne partie de l’après-midi, apprenant à reconnaître les oiseaux qui reviennent le plus souvent, à l’écoute des commentaires enthousiastes de David qui me fait penser à un enfant pendant un feu d’artifice.

Escale à l’île de la Possession, où doivent débarquer un météorologue et un médecin qui rejoignent une base scientifique créée là au milieu de nulle part, sur l’une des cinq îles volcaniques de l’archipel de Crozet. Roche à nu, presque pas de végétation. La mer est plus calme. Plusieurs touristes partent sur l’île en hélico pour aller visiter la grande Manchotière, mais je décide de rester à bord. Des manchots, ce n’est pas ce qui manque aux Kerguelen. Et puis je veux enfin pouvoir lire tranquille (Pietr le Letton de Simenon à finir).

Ce matin, nous avons longé l’île de l’Est et tout le monde était sur le pont pour prendre des photos. Comme je suis le seul Réunionnais à bord — les autres passagers sont venus en avion de la métropole où les températures sont plus basses encore, je suis aussi le seul à avoir froid. Les autres sont couverts, mais portent juste un pull et un imperméable. Ils n’ont pas l’air de souffrir du vent de plus en plus glacial. Quant à moi, j’ai une chemise et deux pulls sur le dos, en plus d’un parka bleu, d’une écharpe et d’un bonnet de même couleur sous la capuche du parka. Fanny, une infirmière qui va également s’installer pour un an aux Kerguelen, m’a trouvé un surnom : l’ours bleu. Dès qu’elle me voit, elle ne peut s’empêcher de me lancer : Alors, comment va l’ours bleu ? Je lui souris un peu gêné et continue à déambuler sur le pont avant de rejoindre ma cabine où il fait à peine plus chaud. J’allume l’ordinateur et m’informe sur le passage du cyclone Felleng au large des côtes réunionnaises. Et j’écris cette note.

Stéphanie, une des scientifiques à bord. Elle va à Kerguelen, m’a-t-elle expliqué, dans le cadre d’un programme de recherche sur le dépôt de poussières atmosphériques sur l’océan austral. Je ne comprends rien à ses explications. Elle circulera sur quelques îles pendant deux mois.

— Et toi, que vas-tu faire là-bas ? m’a-t-elle ensuite demandé.

Et comme j’avais déjà réfléchi à ce que j’allais dire, je lui ai répondu tranquillement :

— Je vais lire.

Puis je me suis tu en regardant le ciel dégagé depuis que nous avons quitté l’île de la Possession.

— Attends, tu fais trois mille kilomètres en bateau pour simplement lire ?

— Il faut un bon endroit pour lire. Kerguelen me paraît en être un.

Et comme le silence s’installait entre nous, je me suis levé et j’ai pris congé :

— Bon, je retourne à Kafka. Ces jours-ci je relis Amérique, que j’avais lu il y a longtemps. Tu as lu Kafka ?

Forte houle à nouveau, et le mal de mer qui va avec. Plus de doute possible : le voyageur fuit quelque redoutable ennemi. Sinon comment expliquer qu’il ait accepté de monter à bord de ce navire pour passer les Quarantièmes rugissants ? Dans l’espoir de lui échapper, il est prêt à subir les nausées et les vomissements, les angoisses nocturnes enfermé dans sa cabine sans pouvoir dormir, et, pire que tout, la promiscuité avec d’autres hommes que le voyage rend encore plus bavards, malgré leur mal de mer. Mais il faudra bien que le voyageur revienne, et l’ennemi le sait, qui ne s’est pas lancé à sa poursuite. Alors à quoi bon tout cela ?

Un albatros : une salve de photos. Un orque ou un dauphin : une autre salve. Sans parler des photos à bord, entre eux — ils n’arrêtent pas. Ils mitraillent à tout bout de champ, et en réalité ils sont encore ou déjà devant les mêmes images qui précèdent ou suivent le voyage. Leur monde, c’est un stock de choses et de lieux dont il s’agit de s’emparer par l’image, mais jamais d’observer calmement. Ce qui compte, c’est le stockage, la quantité (« J’ai fait tant de photos, — beaucoup en général, — pendant ce voyage »). Il y a donc excitation permanente, comme aux soldes. On ne cesse de solder l’océan, dépêchez-vous de prendre ces poissons volants. Le réel est un supermarché infini où l’œil externe prend tout ce qui l’excite, le fascine. L’argentique obligeait à se poser, à prendre la bonne photo, donc à choisir l’angle, la bonne lumière, sans oublier de régler l’appareil. À attendre le bon moment, donc à observer tranquillement autour de soi. Le photographe n’était pas si éloigné du peintre. On était aussi limité par les vingt-quatre ou trente-six clichés de la pellicule. Maintenant, la photo est, comme la vidéo, un mode de vision hagard, distrait, hystérique au fond puisqu’il est sans fin, sans limites. Ils remplissent leur mémoire externe, dont la capacité épuise leurs propres capacités. Et ils sont déjà dans l’après-voyage, en train de regarder ce qu’ils ont prétendument vu, mais qui ressemble en fait à ce qu’ils ont vu ou auraient pu voir avant le voyage : le stock d’animaux, de bâtiments et de paysages était en vérité déjà disponible. Ils n’avaient pas besoin de partir, ces fantômes de voyageurs.

Cela fait aujourd’hui une semaine que nous sommes partis de la Réunion. Nous serons à Port aux Français vraisemblablement mercredi (il suffit que je m’approche d’un groupe de scientifiques pour avoir des nouvelles complètes sur la vitesse du bateau, la météo, etc.). Je passe ce dimanche assis sur la passerelle, un livre ou l’ordinateur sur les genoux. Bonnes nouvelles de Saint-Denis où le cyclone Felleng n’a pas fait trop de dégâts. Je lis quelques articles du Monde sur la situation au Mali. Ciel dégagé depuis ce matin, et du vent toujours (nous sommes entrés au pays du vent). Je continue Amérique, mais je suis trop distrait par la vie autour de moi. J’attends notre arrivée avec impatience pour pouvoir me mettre vraiment au travail.

Dans l’oubli de sa propre vie, de son propre visage, de son propre nom même. Au vent, dehors, prenant de plein fouet chaque rafale. Frappé par les embruns et la pluie à chaque instant, poreux, imprégné par les embruns et la pluie, spongieux. Traversé seconde après seconde par tout ce qui survient, vagues, oiseaux, nuages, sons, et imprégné de tout cela. Prenant chaque sensation en plein corps, plus que cette ouverture au dehors, être béant qui va en titubant comme un ivrogne, assommé par tout ce qui l’entoure et qui l’a traversé, et qui l’habite désormais sans qu’il sache clairement le distinguer, et encore moins le nommer. Une force invisible : non, des flux, mille flux qui courent dans le corps et progressent au plus loin dedans. À en être idiot, plus rien d’autre que ça, plus soi, que ça, l’extérieur entré, entrant totalement dedans à chaque instant et y cheminant, et y creusant ses galeries.

Cela fait deux jours que je suis enfermé dans ma cabine, à lire. Les scientifiques — toujours en bande désormais — ont fini par m’insupporter, et je préfère les éviter. Je ne vais donc plus au restaurant, et mange de temps en temps un sandwich accompagné d’un thé vert (ma boisson préférée) que je prépare ici. De toute façon je mange de moins en moins depuis notre départ de la Réunion, comme si le froid m’avait coupé l’appétit. Je préfère de loin cet isolement et cette alimentation allégée au blabla des scientifiques qui m’emmerde crescendo. Ils se préparent depuis des mois à leur séjour aux Kerguelen, on leur a payé une formation de plusieurs semaines aux conditions extrêmes de la vie sur l’île, et comme ils ont déjà programmé toutes leurs activités à venir avec leur directeur de labo, ils ne cessent de discuter entre eux de leurs futures « manips » (ce qui signifie sorties ou quelque chose comme ça). « — Tu vas quand sur l’île X ? Ah moi j’y vais en mars faire ceci », etc. : voilà autour de quoi tourne leur conversation. Au fond, ils n’ont plus rien à découvrir, ils connaissent le terrain avant d’y être allés, ne serait-ce que par les rapports qu’ils ont lus des collègues qu’ils vont remplacer là-bas. Le scientifique envoyé au bout du monde fait partie d’une longue chaîne de scientifiques envoyés au bout du monde, participe d’un vaste programme d’étude dont il n’est que le tout petit maillon, à la limite insignifiant. À côté de cette organisation impeccable et financée par l’État, que suis-je moi, espèce de parasite littéraire venu se promener — ou plutôt se perdre — dans leur bout du monde ? Si j’avais dit que j’allais aux Kerguelen pour écrire un livre et que j’étais sous contrat avec un éditeur, sans doute m’auraient-ils regardé avec d’autres yeux. Or je n’écris que ce blog, et ne songe à rien écrire d’autre. Et je prétends me contenter d’aller jour après jour dans l’inconnu, sans programme affiché, sans autre tâche, — mais ô combien ridicule à leurs yeux ! — que lire, lire et encore lire.

Hier en fin d’après-midi, nous avons commencé à apercevoir les Kerguelen au loin. Sur la passerelle, Michel, le capitaine, est venu vers moi :

— Ça te dirait de voir un cimetière marin au bout du monde ? C’est un site très peu visité, on fera une escale demain matin si on continue à avancer à cette vitesse pendant la nuit et surtout s’il n’y a pas trop de vent dans le golfe pour les hélicos. C’est juste en face de Port-aux-Français, on peut se prendre quelques heures avant de débarquer.

Pendant la soirée, nous avons commencé à longer les Kerguelen par le nord — silhouettes impressionnantes des falaises dans l’obscurité —, et ce matin, nous étions comme prévus dans le golfe du Morbihan, le temps était clément et on préparait un hélico pour emmener un premier groupe sur l’île du Cimetière.

Devant nous quand nous descendons, une trentaine de croix blanches plantées dans la terre.

— Au dix-neuvième siècle, les baleiniers américains venaient enterrer leurs morts sur cette île, explique sobrement Michel, qui semble remué par cette visite aux morts anciens.

Puis le craquement de nos pas sur les cailloux. L’air si vif et pur qu’il assomme, rend silencieux.

Un peu plus loin, des lapins en nombre sur cette île rocheuse, une cabane (mais personne n’y vit, c’est un abri pour les scientifiques de passage), et le vent qui se lève, il faut donc se dépêcher de rentrer.

Belle entrée en matière pour ce séjour à Kerguelen, qui s’appelait jadis île de la Désolation.

Je rejoins cette terre désolée avec joie. Parce que c’est la terre, et plus la mer. Pour nulle autre raison. Enfin les vagues ont fini d’envoûter mon corps et mon esprit. Océan, je ne t’aime pas. Entre toi et moi, il n’y aura jamais rien.

P.-S.

Au îles kerguelen
Laurent Margantin
Editions ERR
10 euros.

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