On est en effet loin de la tragédie de Goethe, dont Klinger connaissait le Fragment de 1790. La vie de Faust, publié un an plus tard, est un roman convoquant tous les genres, théâtre, épopée, farce même, et fait se succéder une série de scènes où le grotesque et le tragique se disputent la partie. Est-ce le fait que son auteur, bien oublié - et il faut saluer le courage d’un petit éditeur et d’un traducteur qui nous le font redécouvrir -, fut de l’espèce des esprits pratiquant avec force la liberté d’opinion parce qu’exilés loin de leur pays, à une époque où dire la vérité sur celui-ci représentait un risque important ? On est en effet surpris par la violence de la critique politique que contiennent ces pages, celle-ci étant le résultat d’un processus de prise de conscience dont Faust se trouve être, sinon le jouet, du moins l’acteur principal. Plus que d’un contrat passé entre ce dernier et le diable, il s’agit en vérité d’un pari suite auquel la croyance de Faust en la vertu des hommes va se trouver confrontée à la réalité du monde qui, derrière un rideau de lois et d’idéaux de justice, se révèle être un chaos infernal dont l’homme est bien le seul responsable.
Représentant avec Goethe du mouvement Sturm und Drang qui avait promu la figure du génie, Klinger, vingt ans plus tard, établi en Russie où il est entré dans l’armée, adopte un point de vue plus critique et place le personnage prométhéen au milieu de la société humaine, plongé dans ses vicissitudes dont il découvre avec consternation la profondeur abyssale. Et si rien, c’est-à-dire aucun être, aucune situation, n’échappe à l’analyse, c’est aussi la figure supérieure de Faust qui s’effondre. Dans sa postface, le traducteur François Colson trouve les mots justes : « (...) l’écrivain donne corps au pari d’un homme de cabinet qui conclut trop tôt sans tenir compte du réel. L’erreur de Faust est une erreur de méthode, car chez lui la théorie prime l’expérience. Dès qu’il parcourt le monde, il est mis en déroute. Son entêtement forcené poussé jusqu’aux larmes lui donneront une grandeur tragique ». La vie de Faust raconte ainsi une série d’aventures auxquelles se trouvent mêlés nos deux personnages, l’un voulant croire à la bonté des princes et des hommes en général, l’autre dévoilant aux yeux de son compagnon de route les mobiles cachés des actions apparemment les plus nobles, les ressorts secrets de tout phénomène historique, quand Faust reste lui attaché à la prétendue authenticité des discours et des affirmations grandiloquentes. Et surtout : il pointe du doigt la fragilité intérieure de tout être, laquelle génère dans des situations particulières les crimes les plus inattendus. A l’exemple de cet ermite qui, séduit par une jeune pélerine, ne tardera pas à être convaincu par elle d’assassiner ses deux hôtes. Une vaste comédie humaine se déroule devant nos yeux, et en cela Klinger est bien le précurseur des grands romanciers du dix-neuvième siècle.
Adepte du renversement de point de vue, le diable est le représentant sur terre du pessimisme absolu quant à la possibilité pour l’homme d’améliorer sa condition : « De toute chose, l’homme abuse, autant de la force de son âme que de la force de son corps ; de tout ce qu’il voit, entend, touche, ressent et pense, de tout ce qui lui est jeu et occupation sérieuse. Non content de détruire et de déformer ce qu’il peut saisir de ses mains, il s’élance sur les ailes de l’imagination dans des mondes qui lui sont inconnus et les déforme, au moins dans la représentation qu’il s’en fait. La liberté elle-même, leur bien suprême, même s’ils ont versé des fleuves de sang pour elle, ils la vendent pour de l’or, du plaisir et un leurre, à peine en ont-ils goûté ».
Même les inventions les plus prestigieuses conduisent l’humanité à la catastrophe. Ainsi, Klinger fait de Faust l’inventeur de l’imprimerie et du livre, qualifié par Satan de « jouet dangereux des hommes » en ce qu’il propage à grande échelle mensonges et erreurs, folies et croyances absurdes, créant de nouveaux besoins qui conduiront à des guerres d’une dimension nouvelle. Ecrit à la fin du dix-huitième siècle, à une époque où, en Allemagne, le livre et l’auteur avec lui deviennent l’objet d’intenses tractations commerciales, La vie de Faust aborde la question de l’écriture comme un formidable accélérateur de l’histoire, celle-ci étant conçue comme une farce monstrueuse. Le diable alors devient l’allié de l’auteur exilé, génie inverse en somme, génie de la critique radicale du monde tel qu’il est ou se prétend être, quand sa réalité profonde est fondamentalement différente.