Moishe Postone, dont l’ouvrage clé Temps, travail et domination sociale, vient d’être traduit en français, est l’un [1] des inspirateurs du groupe de théoriciens allemands rassemblés autour de la revue Krisis. Ce groupe né en 1986 à Nuremberg a centré sa réflexion sur la théorie de la valeur de Marx, puis, grâce à Robert Kurz notamment, sur la critique du travail et du « fétichisme de la marchandise ». La filiation théorique de Krisis avec l’École de Francfort est explicite, surtout avec Adorno et son disciple Hans-Jurgen Krahl. La participation récente d’Anselm Jappe a accentué la référence à l’Internationale situationniste, en particulier à Guy Debord [2].
Postone cherche à découvrir l’essence du capitalisme à partir des catégories critiques du Marx de la maturité, tout en proposant une « reconceptualisation du capital qui rompe fondamentalement avec le cadre marxiste traditionnel d’interprétation [3] ». Pour lui, Marx utilise le terme marchandise « pour désigner une forme historiquement spécifique de relations sociales, constituée comme une forme structurée de pratique sociale qui est en même temps le principe structurant des actions, des vues du monde et des dispositions des gens ». Il ajoute que la « spécificité du travail dans le capitalisme est qu’il médiatise les interactions humaines avec la nature, aussi bien que les relations sociales entre les gens. »
Sa grille d’analyse utilise donc des concepts plutôt orthodoxes (marchandise, capital, travail, valeur...), mais il s’efforce de déterminer lequel d’entre eux joue le rôle de vrai principe structurant ou de vraie médiation qui rend le système rationnel. Et c’est donc en définitive le « travail » qui semble spécifique au capitalisme au point que « ce qui arrive est quasi-indépendant des gens qui sont engagés dans ces pratiques » et que « ses produits ne sont pas socialement distribués par des normes traditionnelles ou des relations manifestes de pouvoir et de domination - c’est-à-dire par des relations sociales non-déguisées [relation de parenté ou relation de domination directe personnelle NDLR] comme c’est le cas dans d’autres sociétés. » Même si Postone tempère son jugement en n’éliminant pas totalement les « anciennes » formes de domination, il semble évident pour lui qu’à l’époque capitaliste ces dernières ont été rendues inopérantes par cette nouvelle catégorie si puissante qu’est le travail (mais, dans ces conditions, pourquoi n’assiste-t-on pas à un dépérissement de l’État ou à la disparition de la hiérarchie dans l’entreprise, pourquoi la police et ses caméras de surveillance sont-elles de plus en plus omniprésentes et la pression de la bureaucratie socio-juridique de plus en plus forte et personnalisée ?)
En réalité, dans toute société, les relations de pouvoir ont tendance à se dissimuler derrière l’écran des institutions et des dispositifs qui semblent « marcher » d’eux-mêmes. Comment expliquer l’autonomie apparente de ce qui est institué ? « L’institution, écrit Castoriadis dans L’institution imaginaire de la société, est un réseau symbolique, socialement sanctionné où se combinent en proportions et en relations variables une composante fonctionnelle et une composante imaginaire. L’aliénation, c’est l’autonomisation et la dominance du moment imaginaire dans l’institution, qui entraîne l’autonomisation et la dominance de l’institution relativement à la société. Cette autonomisation de l’institution s’exprime et s’incarne dans la matérialité de la vie sociale, mais suppose toujours aussi que la société vit ses rapports avec l’institution sur le mode de l’imaginaire, autrement dit ne reconnaît pas dans l’imaginaire des institutions son propre produit. » C’est au fond la question que se pose Postone lorsqu’il dit que « ce qui arrive est quasi-indépendant des gens qui sont engagés dans ces pratiques » ou que le travail est la médiation centrale des relations entre les gens et que le véritable sujet est constitué par leurs relations objectivées. La vision fonctionnaliste du travail [4] fait comme si la société visait l’accroissement du capital, le développement, ou quoi que ce soit d’autre, et adaptait ses moyens, en particulier le travail, à cette fin. Le travail serait donc une institution au service d’une finalité réelle-rationnelle. Il en irait de même de la valeur, de la marchandise, etc. Ces formes dont on cherche les caractéristiques objectives semblent se compléter et interagir comme les rouages d’une machine qui avance toute seule. On pourra cependant s’épuiser en cherchant à cerner l’essence de tel ou tel rouage ou de telle ou telle forme sans rien découvrir de la fonctionnalité même de la machine car cette dernière n’est mue que par des chaînes de signification, des rituels ou des visées auxquels la fonctionnalité se trouve en bonne partie asservie. L’institution, aussi concrète soit-elle : travail, argent, droit, temps, État ou langage, ne se réduit pas à sa fonction.
De même que la domination inter-humaine ne peut s’exercer durablement que dans le cadre de significations partagées, l’objectivité est toujours co-constituée par la signification imaginaire sociale qui la rend reconnaissable. Si l’on se rend compte que la chose est à la fois réelle et imaginaire, à la fois autre et faisant partie de soi, on cessera de penser en termes d’automouvement des choses ou d’autonomie de la technique, et donc de nécessité de reconquête de ses prérogatives ontologiques par le sujet maître des choses. Il y a, comme on a vu plus haut, et c’est toute la subtile simplicité de la situation en même temps que sa difficulté majeure, une vision imaginaire de certaines significations centrales comme le travail capitaliste par exemple, mais cette vision ne les reconnaît pas encore comme ses propres produits ; elle les attribue à la « nécessité » ou à la « raison », territoires au sein desquels l’imaginaire est censé (à tort) faire place au fonctionnel.
Si toute société doit nécessairement avoir recours au réel rationnel pour survivre et organiser sa vie matérielle, elle n’est jamais contrainte de se reproduire strictement selon ce type de lois (Castoriadis, op. cit.). Ses choix sont surdéterminés par les significations imaginaires nucléaires de l’époque considérée, autrement dit par son axiologie (axia) « source de ce qui se donne chaque fois comme sens indiscutable et indiscuté, support des articulations et des distinctions de ce qui importe et de ce qui n’importe pas, origine de surcroît d’être des objets d’investissement pratique, affectif et intellectuel, individuel ou collectif. » Il est d’ailleurs difficile de concevoir que l’invention de la machine-travail – « l’appareil le plus puissant jamais créé par l’homme est le réseau réglé des rapports sociaux » (Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, 1) – ait obéi à des objectifs fonctionnels, pas plus que l’apparition de l’esclavage dans certaines sociétés non productives où l’esclave, bien que totalement subordonné à son maître, n’avait aucune tâche précise et n’était pas prisonnier. La division du travail et la naissance des classes ne sont pas le fruit d’un ordre naturel ou transcendant, mais de l’évolution du symbolisme sur les débris de ses manifestations antérieures. Il est impossible de comprendre l’histoire humaine sans tenir compte du fait qu’un système symbolique établit, parmi l’infinité des structures possibles, les relations prévalentes, oriente dans une des directions possibles toutes les métaphores et métonymies abstraitement concevables.
Des sociétés semblables ont institué ou non l’esclavage ou la sédentarisation, ont nommé des chefferies autoritaires ou sans pouvoir, ont pratiqué l’égalité ou l’accumulation inégale de richesses. Certaines ont conservé les mêmes techniques durant des millénaires, d’autres ont choisi la rationalisation et technicisation de tout leur univers. Mais le délire de rationalité moderne est lui-même l’une des formes possibles de l’imaginaire social et ne correspond à aucune finalité assignable. L’imaginaire de la rationalité n’a fait qu’envahir toutes les sphères sociales et les soumettre à un haut degré de rationalisation. Fins et significations sont posées simultanément. Castoriadis précise cependant (L’institution...) que les « significations ne sont évidemment pas ce que les individus se représentent, consciemment ou inconsciemment, ou ce qu’ils pensent. Elle sont ce moyennant et à partir de quoi les individus sont formés comme des individus sociaux, pouvant participer au faire et au représenter/dire social [...] Aucun individu n’a besoin, pour être individu social, de se représenter la totalité de l’institution de la société et les significations qu’elle porte. » Autrement dit, les significations imaginaires sociales ne sont pas de simples représentations, elles sont d’une nature différente des autres domaines de notre expérience bien qu’elles puissent et doivent évidemment trouver des points d’appui dans l’inconscient des individus.
Une chaîne de fabrication ou de montage est la matérialisation d’une foule de significations imaginaires centrales au capitalisme. On notera également que traiter un homme comme un objet mécanique n’est pas moins, mais plus imaginaire que de prétendre voir en lui un hibou (être moins dissemblable d’un humain qu’une roue ou un boulon). Pour Castoriadis « il n’y a aucune différence essentielle, quant au type d’opérations mentales et même d’attitudes psychiques profondes, entre un ingénieur taylorien ou un psychologue industriel d’un côté, qui isolent des gestes, mesurent des coefficients, décomposent la personne en “facteurs” inventés de toutes pièces et la recomposent en un objet second ; et un fétichiste, qui jouit à la vue d’une chaussure à talon haut ou demande à une femme de mimer un lampadaire. » (op. cit.)
Marx avait d’ailleurs bien intuitionné que le rapport aux choses était un mélange de nécessité et de « surnaturel » (théorie du fétichisme de la marchandise), mais en bon rationaliste, il pensait que l’illusion finirait par se dissiper quand les rouages objectifs de l’économie seraient dévoilés parce que l’imaginaire devait fatalement être subordonné au réel-rationnel de l’économie. Marx voulait découvrir les propriétés intrinsèques de la catégorie objective désignée par le terme marchandise, il voulait résoudre l’énigme de la substance correspondant à ce concept, réduire ses significations sociales à des substances chimiques. Par la fascination durable qu’a exercé son exposé, l’auteur du Capital a ouvert la voie à plus de deux siècles de malentendus et de discutaille. En présentant les relations entre les hommes comme des relations « entre les choses », il induisait qu’il existe un objet en soi et un sujet en soi. À partir de prémisses dualistes, il assimilait la signification marchandise – instituée par la société humaine et désignant des comportements d’individus et des dispositifs matériels – à l’objet lui-même ; Marx affirmait à partir de là que la signification imaginaire de l’objet marchandise ne semblait pas être l’œuvre des individus, mais émaner de l’objet lui-même. Un Mélanésien ne serait nullement étonné si on lui disait que tel objet cérémoniel est à la fois objet utilitaire et signification symbolique dans le cadre d’une pratique rituelle, et que ce qui ressemble au sacré émanant de l’objet lui-même traduit en réalité le sacré de sa relation à autrui. Alors que le penseur civilisé croyait que l’objet était avant tout fonctionnel et correspondait à un usage rationnel, et que la science allait découvrir la raison pour laquelle il était utilisé dans des pratiques aliénantes.
Castoriadis s’est donc démarqué de l’objectivisme marxiste. Pour lui, l’économie et l’économique ne sont pas des références réelles-rationnelles à des entités concrètes, mais sont des significations imaginaires centrales qui désignent comme « économiques » une multitude d’autres entités ou activités. Mais, ajoute-t-il, l’aspect le plus inquiétant de ces formes et le plus lourd de conséquences, c’est qu’elles sont l’expression d’un imaginaire qui n’a pas de chair propre, qui est investissement fantasmatique, valorisation et autonomisation d’éléments qui en eux-mêmes ne relèvent pas de l’imaginaire. (L’institution... ) Tout est effectivement subordonné à l’efficacité : mais l’efficacité pour qui, en vue de quoi, pourquoi faire ? La croissance économique se réalise, mais elle est croissance de quoi, pour qui, à quel coût, pour arriver à quoi ? C’est parce que l’imaginaire social moderne n’a pas de chair, conclut Castoriadis, parce qu’il emprunte sa substance au rationnel qu’il transforme ainsi en pseudo-rationnel qu’il est voué à la crise et à l’usure.
Car l’imaginaire social tient lui aussi un rôle, possède en quelque sorte lui aussi une fonctionnalité, celle de faire tenir ensemble l’édifice des relations sociales et des institutions ; or l’imaginaire social moderne remplit mal ce rôle, il est un mauvais ciment, il s’est usé au bout de quelques siècles alors que d’autres formes ont duré des millénaires. Les éléments qui le composent ne conviennent pas à des symbolisations durables. C’est là, me semble-t-il, une vision très lucide de la part de Castoriadis car nous assistons aujourd’hui à ce qui est en premier lieu un effondrement imaginaire qu’on déguisera selon les cas en crise climatique, financière, énergétique, écologique, sociale, ou ce qu’on voudra. Un effondrement de l’imaginaire dominant qui ouvre le champ à de nouvelles significations sociales dont chacun peut constater qu’elles sont en train de naître et qu’elles cherchent à se réaliser dans un faire collectif.