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Greffier 

mardi 12 mars 2013, par Henri Cachau

Non ! Non !... réveillé en sursaut, recouvert de sueur et son cœur battant la chamade, par de récurrents cauchemars dont les protagonistes féminins, dissimulés derrière des masques correspondant à ceux de chats, ne le taquinaient pas sous le mode de jeux érotiques qui eussent été charmants, mais cruels s’acharnaient sur son corps, le griffaient, le lacéraient, ce rêveur, un jeune homme entré dans la vie adulte s’interrogeait sur les origines de ces songes battant le rappel d’un inconscient cher aux psychanalystes... Ces nocturnes séances ne pouvant s’éterniser, puisque ne ressentant aucune excitation à ces tortures relevant du sadomasochisme, il comprit qu’il devait se débarrasser de celui qui encore vivant, ce vieillissant greffier au poil roux dont il avait hérité la garde, représentait la mémoire d’une ancienne forfaiture, que bien malgré lui il avait dû commettre en anéantissant une portée de chatons. Depuis, cet unique survivant avait eu le temps, bientôt deux décades, de ruminer sa vengeance, d’en affiner les supplices, sans tenir compte du crève-cœur qu’alors l’enfant avait vécu, avant l’heure cette tragique expérience l’ayant fait bénéficier de l’apprentissage de la perte !...

L’enfant comptait sur ses copains, plutôt sur leurs mères, avait fait le tour de leurs domiciles d’où il n’avait reçu que hauts cris et refus : « Quoi, encore un chat, mais mon pauvre Grégoire, déjà Francis et Alain nous en ont ramené, car ils sont si mignons n’est-ce pas ! Mais qui c’est qui soigne ces maudites bestioles, c’est toujours Maman ! »... Aussi, en fin de cette triste journée, s’en revenait-il penaud, avec cette portée de petits êtres qui blottis au fond d’un panier miaulaient, aveugles se grimpaient dessus, affamés n’aspiraient qu’à une bonne tétée... Traîne-misère, se sachant incapable de les tuer par strangulation il chemina le long d’une rivière, d’où après moult tergiversations se résolut à les jeter à l’eau ; soustraits du panier, ses yeux embués de pleurs il fixa chaque frimousse, d’avance leur demanda pardon : « Tu sais, c’est pas ma faute, c’est Maman qui veut pas ! »… Loin d’imaginer que suite à leur mémorisation de ce forfait, individuellement ces chatons le bourreraient de remords, sous l’aspect de crabes lui fouailleraient sa conscience, et bien plus tard, sous celui de vengeresses masquées perturberaient ses amours débutantes. Avant de les abandonner au fil de l’onde, fugacement il songea à Moïse – eut-il un instant l’envie d’y laisser dériver l’ensemble, panier et portée ? –, à leur possible récupération par une main diligente, lorsque une vieille personne, alertée par sa déambulation à proximité de la rive vint s’enquérir de son désespoir : « Qu’est-ce qui t’arrive mon petit bonhomme, pourquoi te promènes-tu ainsi, que je sache à ton âge on n’a pas de velléité de suicide. Quoi, tu as noyé tes chatons, il t’en reste un... il est mignon... Vois-tu, on peut s’entendre, bien que déjà entre les miens et ceux des voisins... Un de plus un de moins, je le garde. Comme ça, tu le verras grandir, il te consolera de la noyade de ses frères... et comment l’appellerons-nous ? »... S’ensuivit un silence ponctué par les pleurs de l’enfant, aussi la vieille dame poursuivit : « Tout simplement Greffier ! À ton âge tu dois connaître les fables de la Fontaine, savoir que ce nom symbolise cet animal, lui octroie les qualités inhérentes à leur espèce, ne sont-ils pas méfiants et matois ! Un chat faisant la chattemite, un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras, arbitre expert sur tous les cas... tu as dû l’apprendre. Allons, cesse de pleurnicher, dorénavant c’est notre secret, quand tu voudras le voir... j’habite derrière le presbytère »...

Grégoire avait souffert, si brièvement, si intensément, qu’aussi rapidement oublierait-il cette mauvaise action dont il n’était que l’exécutant, l’intention, la faute revenant à sa mère ; subissait une violente réaction, aussitôt apparue que diluée à base de câlins, puisque tout en riant d’une hypocrite façon elle lui dit :

Alors, mon pauvre petit, ça y est, tu les as placés chez tes copains ? Ce sont leurs mères qui doivent être satisfaites, tu comprends bien qu’avec deux chats à la maison il nous était impossible...
Oui Maman, ça pas été facile, eux aussi ils avaient les leurs, mais voyant mon désespoir, elles se sont chargées ... bouhouhou !
Allons, allons, cesse de pleurer, tu t’en es débarrassé, tu les as noyés ! Mais mon pauvre chéri, il y aura d’autres portées, lorsque notre vieille Nikita mourra nous la remplaceront...

Des larmes aux rires, il lui suffit d’entendre les appels des copains le sollicitant à se joindre à leurs jeux, pour oublier ce mauvais geste en partie réparé, puisque dorénavant la vieille dame s’occuperait de Greffier, que ponctuellement il viendrait lui rendre visite… Cependant, suite à de premières rencontres teintées d’indifférence, devenu adulte le comportement du matou changea, il devint inamical, à son grand étonnement Grégoire ne reçut que dédain de la part du rancunier qui, refusant ses caresses, l’avertit de son ressentiment en le gratifiant de méchants coups de patte... En fut-il surpris, la vieille dame sut de quoi il retournait et lors de l’une de ses visites lui déclara : « Vois-tu, il se souvient l’avoir échappé belle, in extremis avoir été sauvé par mon intervention ! Il faudra du temps avant que l’un et l’autre vous vous acceptiez, car eux aussi possèdent une sélective mémoire, même une âme selon Baudelaire ! »... Dès son entrée dans le domicile de la vieille dame le chat s’esquivait, par une fenêtre regagnait un jardinet adjacent... Lors de ses visites, impatient mais poli, l’enfant devisait avec l’obligeante personne, parfois lui assurait quelques menues courses, puis ses centres d’intérêt divergèrent, l’adolescence, bientôt le service militaire, suivi de l’inévitable entrée dans le monde des adultes, celui de la vie active, des amours, Grégoire prit d’inévitables distances, les visites se firent espacées, remplacées par de rares missives...

Dont une inattendue, lui faisant part du décès de la vieille dame, et plus étonnant de sa volonté de le voir récupérer Greffier, d’à son tour l’entretenir, un louable dessein auquel le maintenant jeune homme, quoique embarrassé par l’exiguïté de son logis de célibataire, s’assura de son accomplissement. Rapidement la cohabitation y devint délicate, l’animal et l’humain se dédaignaient, s’ignoraient, leurs seuls contacts se limitant aux renouvellements des gamelles et litières... Déjà, avant toute prise de décision, suite à la lecture des souhaits de la défunte, Grégoire avait été assailli par de premiers cauchemars, durant lesquels il se voyait agressé par cette malheureuse portée, des chatons qui devenus d’identifiables félins méchamment le griffaient, lui lacéraient membres et visage, des blessures qui infectées l’obligeaient à recourir à la boîte à pharmacie. Prémonitoires lui firent comprendre que le lointain abandon de la portée ressurgissait, subodorer que la malicieuse vieille, inconditionnelle de la gent animale, avait pris leur défense, au bien nommé Greffier l’avait désigné vengeur de cette abomination, alors que l’ancienne désolation de l’enfant eut dû l’inciter à la clémence, à rabibocher les fils distendus entre le règne animal et celui de l’homme... Le pire survint lors de la venue de premières conquêtes féminines, exclusif le chat n’acceptait pas leur intrusion, les méprisait, les voyant s’installer dans l’exigu studio, après les avoir, de loin, jaugées, avoir refusé leurs caresses – l’on sait depuis Cuvier que ce sont les chats qui se caressent à vous et non l’inverse – sournoisement s’attaquait à leurs jambes, déchirait leurs bas, leur lingerie intime – assurément une affaire d’odeurs –, des agressions qui au grand désespoir de l’amoureux, les unes après les autres firent déserter ces amantes en dernier ressort le comminant de choisir entre elles et le vindicatif matou... L’ultimatum de sa dernière conquête, une brune aux yeux verts, semblables à ceux de Greffier, le conduisit à prendre une énergique décision, il lui fallait se débarrasser non de l’intruse mais du malotru félin s’autorisant à seul décider du futurible de leurs amours... Cependant, plus l’infortuné Grégoire recherchait un moyen de se défaire du ressenti Greffier redoublant de méfiance, comme intuitivement averti des mauvaises pensées de son maître se défilait à son approche, plus les scénarios des récurrents cauchemars devenaient sanglants, plus les identifiables carnassiers s’acharnaient sur son corps. En résulta des douleurs stomacales, des troubles digestifs, aussi comprit-il que pour sauver sa peau il devait sacrifier l’autre, hélas l’on sait que ces animaux ont la peau dure et de surcroît bénéficient de plusieurs vies...

Grégoire songea à un refuge, il lui fut demandé le pourquoi de cet abandon, de s’en justifier par de bonnes raisons, notamment médicales, par exemple la présence d’enfants allergiques, etc. Soupçonné d’inavouables intentions il quitta les lieux, songea à ses anciennes relations qui à leur tour invoquèrent la présence d’animaux de compagnie recommandés pour l’équilibre psychique de leurs enfants – au passage s’étonnèrent du prolongé célibat de leur ami –, refusèrent l’adoption du Grippeminaud qui, de retour de chacun de ces voyages avec un plaisir non feint réintégrait l’appartement, avant de se précipiter sur sa gamelle vérifiait si l’intruse aux yeux verts y avait poursuivi son installation, si traînaient ses fringues ! Ces recherches menées à ras du sol, dignes d’un chien policier, agaçaient Grégoire, convaincu de devoir faire cesser ce jeu de gagne-terrain tant il y allait de son équilibre, ses récurrentes colites, lui avait dit son médecin, attestaient de la virulence non d’un agent pathogène mais d’un problème de comportement... Les cauchemars redoublèrent de virulence – vainement l’on s’attarde à leur déchiffrement, car incomplet ou en retard d’une séquence, celle qu’il ne faut pas manquer, que selon son humeur, la météo affective et son horoscope, l’on imaginera en soft ou en hard –, inversement proportionnelle sa libido chuta, la jeune femme s’en inquiéta, fit comprendre à son amant que si sous quarante-huit heures le problème n’était pas réglé, elle les abandonnerait à leur dialogue de sourds ! La détermination de la jeune femme lui parut si ferme – ses valises ne demandaient qu’à être bouclées – qu’en ultime recours, comme il y avait de cela deux décades il se décida pour la noyade...

Où donc était passée cette sale bête ?... Grégoire avait pris ses précautions, ressorti la panière et choisi une nuit sans lune, après un long dilemme – lui laisser ou non une chance, vu que d’ici peu son euthanasie serait envisageable – l’avait lestée de vieux dictionnaires, car il voulait être assuré de l’effacement de cette mémoire vivante l’accablant par sa seule présence. Depuis un certain temps, outre les récurrents cauchemars, jusque dans la rue il se sentait la cible des regards suspicieux des chats de gouttières qui sur son passage rouffignaient, quant aux chats noirs il en avait croisé un trop grand nombre pour que les évènements ne prissent l’orientation souhaitée : il en était sûr, ça se terminerait mal, rien que d’y penser son estomac et son diaphragme se contractaient... Sa décision était irrévocable, car la veille au soir la brune aux yeux verts avait été catégorique : « C’était elle et lui ou lui et le chat ! » et voilà qu’il le recherchait dans tous les recoins, dessus, dessous, derrière les meubles, jusqu’au plus profond des armoires, des commodes, de leurs tiroirs, rien aucune trace, et nul besoin de l’appâter, au fil de leur cohabitation il avait compris qu’il n’obtiendrait aucun changement de la part de ce félidé, rassis et comptable, nullement porté sur la gourmandise, d’autant que chose étrange sa gamelle était intacte ?... Dès lors redoubla sa gamberge, elle le conduisit au seuil de cette folie tutoyée depuis plusieurs mois... « Et cela pour un quasi mort... dont tu aurais dû te débarrasser, m’offrir une preuve d’amour, à laquelle j’aurais été sensible ! » lui avait déclaré sans rire son amante, son regard empreint de cruauté, ses lèvres ourlées découvrant d’affilées canines, dont le masque résumait ceux des chatons l’assaillant depuis des lustres, et il en prit peur, ne sut, ne put éviter un geste de retranchement qui n’échappa pas à sa belle qui en rit, prête à tout afin de préserver une intimité inutilement troublée par la présence de ce rancunier Greffier... La nuit sans lune s’avançait, l’appartement était sens dessus dessous, le chat avait disparu, Grégoire n’allait pas poursuivre, au risque de passer pour un idiot frapper chez des voisins qui le rembarreraient : « Quoi votre chat ? Mais mon petit vieux vous n’avez pas vu l’heure, minuit passé ? » Se garda de se lancer dans des recherches, n’ouvrit pas sa porte afin de vérifier sur les différents paliers, mais celle de son bar... Cette nuit-là, Cécile ne devait pas venir, avisée de la décision elle avait préféré le laisser seul l’accomplir : « Es-tu un homme, oui on non ? L’on se reverra si seulement tu as été capable de jeter à l’eau ce misérable sac d’os ! »... L’ivresse le gagna, accompagnée de cauchemars comportant de notables variantes, il n’était plus défié par une portée de félins mais par un seul masque juché sur un corps féminin, dont le faciès haineux, cruel, le terrorisa d’autant qu’entre ses poings Cécile tenait, tendait un lacet qu’elle faisait claquer tout en lui assénant : « Il fallait y penser avant, il fallait y penser... » Grégoire comprit que ce fil à la patte, d’urgence il fallait le trancher avant qu’il ne devienne corde au cou...

Photographie : Elisabeth Poulet.

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