I
Nous entrâmes au port après une heureuse traversée, qui cependant n’avait pas été pour moi sans fatigues. Dès que le canot m’eut mis à terre, je me chargeai moi-même de mon très mince bagage, et, fendant la foule, je gagnai la maison la plus prochaine et la plus modeste de toutes celles où je voyais pendre des enseignes. Je demandai une chambre. Le garçon d’auberge, après m’avoir toisé d’un coup d’oeil, me conduisit sous le toit. Je me fis donner de l’eau fraîche, et m’informai de la demeure de M. Thomas John.
« Sa maison de campagne, me dit-il, est la première à main droite, en sortant par la porte du Nord. C’est le palais neuf aux colonnades de marbre. »
Il était encore de bonne heure ; j’ouvris ma valise, j’en tirai mon frac noir, récemment retourné, et, m’étant igmes.
On avait atteint le bosquet, lorsque la jeune Fanny, qui semblait être l’héroïne du jour, s’entêta à vouloir arracher une branche de rosier fleurie. Une épine la blessa, et quelques gouttes de sang vermeil relevèrent encore la blancheur de sa main. Cet événement mit toute la société en mouvement. On demandait, on cherchait du taffetas d’Angleterre. Un homme âgé, pâle, grêle, sec et effilé, qui suivait la troupe en silence et à l’écart, et que je n’avais pas encore remarqué, accourut, et glissant la main dans la poche étroite de son antique justaucorps de taffetas gris cendré, en tira un petit portefeuille, l’ouvrit, et avec la plus profonde révérence présenta à la dame ce qu’elle demandait. Elle accepta ce service avec distraction, et sans adresser le plus léger remerciement à celui qui le lui rendait. La plaie fut pansée, et l’on continua à gravir la colline, du sommet de laquelle les yeux s’égaraient sur un labyrinthe de verdure, pour se reposer, plus loin, sur l’immensité de l’Océan. La perspective était en effet magnifique.
Un point lumineux se faisait remarquer à l’horizon, entre le vert foncé des flots et l’azur du ciel.
« Une lunette ! » s’écria M. John.
À peine les laquais, accourus à la voix du maître, avaient entendu ses ordres, que déjà l’homme en habit gris, s’inclinant d’un air respectueux, avait remis la main dans sa poche et en avait tiré un très beau télescope qu’il avait présenté à M. John.
Celui-ci, considérant l’objet lointain, annonça à la société que c’était le vaisseau qui, la veille, était sorti du port, et que les vents contraires retenaient à la vue des côtes. La lunette d’approche passa de main en main, mais ne revint point dans celles de son propriétaire. Quant à moi, j’examinai cet homme avec surprise, et je ne pouvais comprendre comment un si long instrument avait pu tenir dans sa poche ; mais personne ne semblait y prendre garde, et l’on ne s’inquiétait pas plus de l’homme en habit gris que de moi.
On offrit des rafraîchissements ; les fruits les plus rares, les plus exquis, furent servis dans des corbeilles élégantes et sur les plus riches plateaux. M. John faisait avec aisance les honneurs de la collation. Il m’adressa pour la seconde fois la parole.
« Prenez, me dit-il, cela vous manquait à bord. »
Je m’inclinai pour lui répondre, mais déjà il causait avec un autre.
Si l’on n’eût craint l’humidité du gazon, on se serait assis sur le penchant de la colline, pour jouir de la beauté du paysage.
« Il serait ravissant, dit quelqu’un de la société, de pouvoir étendre ici des tapis. »
À peine ce voeu avait été prononcé, que déjà l’homme en habit gris avait la main dans sa poche, occupé, de l’air le plus humble, à en faire sortir une riche étoffe de pourpre, brodée d’or. Les domestiques la reçurent tranquillement de ses mains, et la déroulèrent sur l’herbe : toute la société y prit place. Moi, stupéfait, je considérais tour à tour et l’homme, et la poche, et le tapis, qui avait plus de vingt aunes de long sur dix de large. Je me frottais les yeux, et je ne savais que penser, que croire, en voyant surtout que personne ne témoignait la moindre surprise.
J’aurais voulu m’informer quel était cet homme, mais je ne savais à qui m’adresser, car j’étais aussi timide envers messieurs les valets qu’envers le reste de la société. Je m’enhardis enfin, et m’approchant d’un jeune homme qui me semblait sans conséquence, et qu’on avait souvent laissé seul, je le priai à demi-voix de m’apprendre quel était ce complaisant d’une nouvelle espèce, vêtu d’un habit de taffetas gris.
« Qui ? me répondit-il, celui qui ressemble à un bout de fil échappé de l’aiguille d’un tailleur ?
- Oui, celui qui se tient là seul à l’écart.
- Je ne le connais pas. »
Il me tourna le dos, et, sans doute pour éviter mes questions, il se mit à parler de choses indifférentes avec un autre.
Cependant le soleil avait dissipé les nuages, et l’ardeur de ses rayons commençait à incommoder les dames. La belle Fanny, se tournant négligemment vers l’homme en habit gris, auquel personne, que je sache, n’avait encore adressé la parole, lui demanda si, par hasard, il n’aurait pas aussi une tente sur lui. Il ne répondit que par le salut le plus profond, comme s’il eût été loin de s’attendre à l’honneur qu’on lui faisait. Et cependant il avait déjà la main dans sa poche, dont je vis sortir, à la file, pieux, cordes, clous, coutil, en un mot tout ce qui peut entrer dans la construction du pavillon le plus commode. Les jeunes gens s’empressèrent d’en faire usage, et une tente ombragea bientôt de sa gracieuse coupole tout le riche tapis précédemment étendu sur le gazon. - Personne, cependant, ne donnait la moindre marque d’étonnement.
Déjà j’étais frappé d’une secrète horreur, et je frissonnais involontairement ; que devins-je, lorsqu’au premier désir exprimé dans la société, je vis l’homme gris tirer trois chevaux de sa poche. - Oui, trois beaux chevaux noirs, à tous crins, sellés et bridés, de cette même poche dont venaient déjà de sortir un portefeuille, une lunette d’approche, un tapis de vingt aunes de long sur dix de large, et une tente des mêmes dimensions. - Certes, mon ami, tu refuserais de le croire, si je ne t’affirmais avec serment l’avoir vu de mes propres yeux.
Quelle que fût, d’une part, l’humilité de l’homme en habit gris, et, de l’autre, l’insouciance de la société à son égard, moi, je ne pouvais détourner les yeux de sa personne, et son aspect me faisait frémir. Il me devint impossible de le supporter plus longtemps. Je résolus de m’éloigner, ce qui, vu le rôle insignifiant que je jouais, devait m’être facile. Je voulais retourner à la ville, rendre le lendemain une nouvelle visite à M. John, et, si j’en avais l’occasion ou le courage, lui faire quelques questions au sujet de l’homme étrange en habit gris. Trop heureux si j’avais réussi à m’échapper !
Déjà je m’étais glissé hors du bosquet, et me trouvais au pied de la colline, sur une vaste pièce de gazon, lorsque la crainte d’être surpris hors des allées me fit regarder autour de moi. Quel fut mon effroi ! En me retournant, j’aperçus l’homme en habit gris, qui me suivait et venait à moi. Il m’ôta d’abord son chapeau, en s’inclinant plus profondément que jamais personne n’avait fait devant moi. Il était clair qu’il voulait me parler, et je ne pouvais plus l’éviter sans impolitesse. Je lui ôtai donc aussi mon chapeau et lui rendis son salut. Je restai la tête nue, en plein soleil, immobile comme si j’eusse pris racine sur le sol : je le regardai fixement, avec une certaine crainte, et je ressemblais à l’oiseau que le regard du serpent a fasciné lui-même paraissait embarrassé ; il n’osait lever les yeux, et s’avançait en s’inclinant à différentes reprises. Enfin, il m’aborde et m’adresse ces paroles à voix basse, et du ton indécis qui aurait convenu à un pauvre honteux :
« Monsieur daignera-t-il excuser mon importunité, si, sans avoir l’honneur d’être connu de lui, j’ose me hasarder à l’aborder. J’aurais une humble prière à lui faire. Si monsieur voulait me faire la grâce...
- Mais, au nom de Dieu, monsieur, m’écriai-je en l’interrompant dans mon anxiété, que puis-je pour un homme qui... »
Nous demeurâmes courts tous les deux, et je crois que la rougeur nous monta également au visage.
Après un intervalle de silence, il reprit la parole :
« Pendant le peu de moments que j’ai joui du bonheur de me trouver auprès de vous, j’ai, à plusieurs reprises... Je vous demande mille excuses, monsieur, si je prends la liberté de vous le dire, j’ai contemplé avec une admiration inexprimable l’ombre superbe que, sans aucune attention et avec un noble mépris, vous jetez à vos pieds... cette ombre même que voilà. Encore une fois, monsieur, pardonnez à votre humble serviteur l’insigne témérité de sa proposition daigneriez-vous consentir à traiter avec moi de ce trésor ? Pourriez-vous vous résoudre à me le céder ? »
Il se tut, et j’hésitais à en croire mes oreilles.
« M’acheter mon ombre ! Il est fou », me dis-je en moi-même.
Et d’un ton qui sentait peut-être un peu la pitié, je lui répondis :
« Eh ! mon ami, n’avez-vous donc point assez de votre ombre ? Quel étrange marché me proposez-vous !... »
Il continua :
« J’ai dans ma poche bien des choses qui pourraient n’être pas indignes d’être offertes à monsieur. Il n’est rien que je ne donne pour cette ombre inestimable ; rien à mes yeux n’en peut égaler le prix. »
Une sueur froide ruissela sur tout mon corps lorsqu’il me fit ressouvenir de sa poche, et je ne compris plus comment j’avais pu le nommer mon ami. Je repris la parole, et tâchai de réparer ma faute à force de politesses.
« Mais, monsieur, lui dis-je, excusez votre très humble serviteur ; sans doute que j’ai mal compris votre pensée. Comment mon ombre pourrait-elle... ?
Il m’interrompit.
« Je ne demande à monsieur que de me permettre de ramasser ici son ombre et de la mettre dans ma poche ; quant à la manière dont je pourrai m’y prendre, c’est mon affaire. En échange, et pour prouver à monsieur ma reconnaissance, je lui laisserai le choix entre plusieurs bijoux que j’ai avec moi : l’herbe précieuse du pêcheur Glaucus ; la racine de Circé ; les cinq sous du Juif-Errant ; le mouchoir du grand Albert ; la mandragore ; l’armet de Mambrin ; le rameau d’or ; le chapeau de Fortunatus, remis à neuf, et richement remonté, ou, si vous préfériez, sa bourse...
- La bourse de Fortunatus ! » m’écriai-je.
Et ce seul mot, quelle que fût d’ailleurs mon angoisse, m’avait tourné la tête. Il me prit des vertiges, et je crus entendre les doubles ducats tinter à mon oreille.
« Que monsieur daigne examiner cette bourse et en faire l’essai. »
Il tira en même temps de sa poche et remit entre mes mains un sac de maroquin à double couture et fermé par des courroies. J’y puisai, et en retirai dix pièces d’or, puis dix autres, puis encore dix, et toujours dix. - Je lui tendis précipitamment la main :
« Tope ! dis-je, le marché est conclu ; pour cette bourse, vous avez mon ombre. »
Il me donna la main, et sans plus de délai se mit à genoux devant moi ; je le vis avec la plus merveilleuse adresse détacher légèrement mon ombre du gazon depuis la tête jusques aux pieds, la plier, la rouler, et la mettre enfin dans sa poche.
Il se releva quand il eut fini, s’inclina devant moi, et se retira dans le bosquet de roses. Je crois que je l’entendis rire en s’éloignant. Pour moi, je tenais ferme la bourse par les cordons la terre était également éclairée tout autour de moi, et je n’étais pas encore maître de mes sens.
II
Enfin je revins à moi, et me hâtai de quitter ce lieu, où j’espérais ne plus avoir rien à faire. Je commençai par remplir mes poches d’or, puis je suspendis la bourse à mon cou et la cachai sous mes vêtements. Je sortis du parc sans être remarqué ; je gagnai la grand’route, et je m’acheminai vers la ville.
J’approchais de la porte, lorsque j’entendis crier derrière moi :
« Jeune homme ! Eh ! jeune homme ! écoutez donc ! »
Je me retournai, et j’aperçus une vieille femme, qui me dit :
« Prenez donc garde, monsieur, vous avez perdu votre ombre.
– Grand merci, ma bonne mère », lui répondis-je en lui jetant une pièce d’or pour prix de son bon avis, et je continuai ma route à l’ombre des arbres qui bordaient le chemin.
À la barrière, la sentinelle répéta la même observation :
« Où celui-ci a-t-il laissé son ombre ? »
Des femmes, à quelques pas de là, s’écrièrent :
« Jésus, Marie ! le pauvre homme n’a point d’ombre ! »
Ces propos commencèrent à me chagriner. J’évitai avec le plus grand soin de marcher au soleil ; mais il y avait des carrefours où l’on ne pouvait faire autrement, comme, par exemple, au passage de la grande rue, où, quand j’arrivai, pour mon malheur, justement les polissons sortaient de J’école. Un maudit petit bossu, je crois le voir encore, remarqua d’abord ce qui me manquait, et me dénonça par de grands cris à la bande écolière du faubourg, qui commença sans façons à me harceler avec des pierres et de la boue.
« La coutume des honnêtes gens, criaient-ils, est de se faire suivre de leur ombre quand ils vont au soleil. »
Je jetai de l’or à pleines mains, pour me débarrasser d’eux, et je sautai dans une voiture de place que de bonnes âmes me procurèrent.
Aussitôt que je me trouvai seul dans la maison roulante, je commençai à pleurer amèrement. Déjà je pressentais que, dans le monde, l’ombre l’emporte autant sur l’or que l’or sur le mérite et la vertu. J’avais jadis sacrifié la richesse à ma conscience ; je venais de sacrifier mon ombre à la richesse. - Que pouvais-je faire désormais sur la terre ?
Je n’étais pas encore revenu de mon trouble lorsque la voiture s’arrêta devant mon auberge ; l’aspect de cette masure m’indigna ; j’aurais rougi de remettre le pied dans ce misérable grenier où j’étais logé. J’en fis sur-le-champ descendre ma valise ; je la reçus avec dédain, laissai tomber quelques pièces d’or, et ordonnai de me conduire au plus brillant hôtel de la ville. Cette maison était exposée au nord, et je n’avais rien à craindre du soleil ; je donnai de l’or au cocher, je me fis ouvrir le plus bel appartement, et je m’y enfermai dès que j’y fus seul.
Et que penses-tu que je fisse alors ? Ô mon cher Adelbert, en te l’avouant, la rougeur me couvre le visage. Je tirai la malheureuse bourse de mon sein, et, avec une sorte de fureur semblable au délire toujours croissant de ces fièvres ardentes qui s’alimentent par leur propre malignité, j’y puisai de l’or, encore de l’or, sans cesse de l’or. Je le répandais sur le plancher, je l’amoncelais autour de moi, je faisais sonner celui que je retirais sans interruption de la bourse, et ce maudit son, mon coeur s’en repaissait. J’entassai sans relâche le métal sur le métal, jusqu’à ce qu’enfin, accablé de fatigue, je me roulai sur ce trésor. Je nageais en quelque sorte dans cet océan de richesses. Ainsi se passa la journée ; le nuit me trouva gisant sur mon or, et le sommeil vint enfin m’y fermer les yeux.
Un songe me reporta près de toi ; je me trouvai derrière la porte vitrée de ta petite chambre. Tu étais assis à ton bureau, entre un squelette et un volume de ton herbier ; Haller, Humboldt et Linné étaient ouverts devant toi, et, sur ton canapé, Homère et Shakespeare. Je te considérai longtemps, puis j’examinai tout ce qui était autour de toi, et mes yeux te contemplèrent de nouveau ; mais tu étais sans mouvement, sans respiration, sans vie.
Je m’éveillai. Il paraissait être encore de fort bonne heure ; ma montre était arrêtée ; j’étais brisé, et de plus je mourais de besoin : je n’avais rien pris depuis la veille au matin. Je repoussai avec dépit loin de moi cet or dont peu auparavant j’avais follement enivré mon coeur. Maintenant, inquiet, triste et confus, je ne savais plus qu’en faire. Je ne pouvais le laisser ainsi sur le plancher. J’essayai si la bourse de laquelle il était sorti aurait la vertu de l’absorber ; mais non, il ne voulait pas y rentrer. Aucune de mes fenêtres ne donnait sur la mer ; il fallut donc prendre mon parti, et, à force de temps et de peines, à la sueur de mon front, le porter dans une grande armoire qui se trouvait dans un cabinet attenant à ma chambre à coucher, et l’y cacher jusqu’à nouvel ordre ; je n’en laissai que quelques poignées dans mon appartement. Lorsque ce travail fut achevé, je m’étendis, épuisé de fatigue, dans une bergère, et j’attendis que les gens de la maison commençassent à se faire entendre.
Je me fis apporter à manger, et je fis venir l’hôte, avec lequel je réglai l’ordonnance de ma maison. Il me recommanda, pour mon service personnel, un nommé Bendel, dont la physionomie ouverte et sage m’inspira d’abord la confiance. Pauvre Bendel ! C’est lui dont l’attachement a depuis adouci mon sort, et qui m’a aidé à supporter mes maux en les partageant. Je passai toute la journée chez moi avec des valets sans maîtres et des marchands. Je montai ma maison et ma suite conformément à ma fortune actuelle, et j’achetai surtout une quantité de choses inutiles, de bijoux et de pierreries, dans le seul but de me débarrasser d’une partie du monceau d’or qui me gênait ; mais à peine si la diminution en était sensible.
Je flottais cependant, à l’égard de ce qui me manquait, dans une incertitude mortelle ; je n’osais sortir de ma chambre, et je faisais allumer le soir quarante bougies dans mon salon, pour ne point rester dans les ténèbres. Je ne pensais qu’avec effroi à la rencontre des écoliers cependant je voulais, autant que j’en aurais eu le courage, affronter encore une fois les regards du public, et donner à l’opinion l’occasion de se prononcer. La lune éclairait alors les nuits 5e m’enveloppai d’un large manteau, je rabattis mon chapeau sur mes yeux, et me glissai, tremblant comme un malfaiteur, hors de l’hôtel. Je m’éloignai à l’ombre des maisons, et ayant gagné un quartier écarté, je m’exposai au rayon de la lune, résigné à apprendre mon sort de la bouche des passants.
Épargne-moi, mon ami, le douloureux récit de tout ce qu’il me fallut endurer. Quelques femmes manifestaient la compassion que je leur inspirais, et l’expression de ce sentiment ne me déchirait pas moins le coeur que les outrages de la jeunesse et l’orgueilleux mépris des hommes, de ceux-là surtout qui se complaisaient à l’aspect de l’ombre large et respectable dont leur haute stature était accompagnée. Une jeune personne d’une grande beauté, qui semblait suivre ses parents, tandis que ceux-ci regardaient avec circonspection à leurs pieds, porta par hasard ses regards sur moi ; je la vis tressaillir lorsqu’elle remarqua la malheureuse clarté qui m’environnait. L’effroi se peignit sur son beau visage ; elle le couvrit de son voile, baissa la tête, et poursuivit sa route sans ouvrir la bouche. Des larmes amères s’échappèrent alors de mes yeux, et, le coeur brisé, je me replongeai dans l’ombre. J’eus besoin de m’appuyer contre les murs pour soutenir ma démarche chancelante, et je regagnai lentement ma maison, où je rentrai tard.
Le sommeil n’approcha point, cette nuit, de ma paupière. Mon premier soin, dès que le jour parut, fut de faire chercher l’homme en habit gris. J’espérais, si je parvenais à le retrouver, que peut-être notre étrange marché pouvait lui sembler aussi onéreux qu’à moi-même ; j’appelai Bendel. Il était actif et intelligent ; je lui dépeignis exactement l’homme entre les mains duquel était un trésor sans lequel la vie ne pouvait plus être pour moi qu’un supplice. Je l’instruisis du temps et du lieu où je l’avais rencontré, et je lui dis encore que, pour des renseignements plus particuliers, il eût à s’informer curieusement d’une lunette d’approche, d’un riche tapis de Turquie, d’un pavillon magnifique, et enfin de trois superbes chevaux de selle noirs, objets dont l’histoire, que je ne lui racontai pas, se rattachait essentiellement à celle de l’homme mystérieux que personne n’avait semblé remarquer, et de qui l’apparition avait détruit le repos et le bonheur de ma vie.
Tout en parlant, je lui donnai autant d’or que j’en avais pu porter ; j’y ajoutai des bijoux et des diamants d’une valeur encore plus grande, et je poursuivis :
« Voilà ce qui aplanit bien des chemins, et rend aisées bien des choses impossibles. Ne sois pas plus économe de ces richesses que moi-même. Va, Bendel, va, et ne songe qu’à rapporter à ton maître des nouvelles sur lesquelles il fonde son unique espérance. »
Il revint tard et triste. Il n’avait rien appris des gens de M. John, rien des personnes de sa société. Il avait cependant parlé à plusieurs, et aucune ne paraissait avoir le moindre souvenir de l’homme en habit gris. La lunette était encore entre les mains de M. John ; le pavillon, tendu sur la colline, couvrait encore le riche tapis de Turquie. Les valets vantaient l’opulence de leur maître, mais tous ignoraient également d’où lui venaient ces nouveaux objets de luxe. Lui-même y prenait plaisir, sans paraître se rappeler celui de qui il les tenait. Les jeunes gens qui avaient monté les chevaux noirs les avaient encore dans leurs écuries, et ils s’accordaient à célébrer la générosité de M. John, qui leur en avait fait présent.
Le récit long et circonstancié de Bendel m’éclairait peu ; cependant, quelque infructueuses qu’eussent été ses démarches, je ne pus refuser des louanges à son zèle, à son activité et à sa prudence mesurée. - Je lui fis signe, en soupirant, de me laisser seul.
« J’ai, reprit-il, rendu compte à monsieur de ce qu’il lui importait le plus de savoir ; il me reste à m’acquitter d’une commission dont m’a chargé pour lui quelqu’un que je viens de rencontrer devant la porte, en retournant d’une mission où j’ai si mal réussi. Voici quelles ont été ses propres paroles : " Dites à M. Pierre Schlémihl qu’il ne me reverra plus ici, parce que je vais passer les mers, et que le vent qui vient de se lever ne m’accorde plus qu’un moment ; mais que d’aujourd’hui dans un an j’aurai moi-même l’honneur de venir le trouver, et de lui proposer un nouveau marché qui pourra lui être alors agréable. Faites-lui mes très humbles compliments, et assurez-le de ma reconnaissance. " Je lui ai demandé son nom, il m’a répondu : " Rapportez seulement à votre maître ce que je viens de vous dire, et il me reconnaîtra. "
- Comment était-il fait ? » m’écriai-je avec un sinistre pressentiment.
Et Bendel me dépeignit, trait pour trait, l’homme en habit gris, tel qu’il venait de le signaler lui-même dans son récit.
« Malheureux ! m’écriai-je, c’était lui-même. »
Et tout à coup, comme si un épais bandeau fût tombé de ses yeux :
« Oui ! s’écria-t-il avec l’expression de l’effroi, oui, c’était lui, c’était lui-même. Et moi, aveugle, insensé que j’étais, je ne l’ai pas reconnu, malgré la peinture exacte que vous m’en aviez faite, et j’ai trahi la confiance de mon maître ! »
Il éclata contre lui-même en reproches amers, et le désespoir auquel je le voyais se livrer excita ma compassion. Je cherchais à le consoler ; je l’assurai que je ne doutais nullement de sa fidélité ; mais je lui ordonnai de courir aussitôt au port, et de suivre, s’il en était encore temps, les traces de l’inconnu. Il y vola, mais un grand nombre de vaisseaux, retenus depuis longtemps par les vents contraires, venaient de mettre à la voile pour toutes les contrées du monde, et l’homme en habit gris avait disparu, hélas ! comme mon ombre qu’il emportait, sans laisser de vestiges.
III
De quoi serviraient des ailes à qui gémirait dans les fers ? elles ne feraient qu’accroître son désespoir. J’étais, comme le dragon qui couve son trésor, dépourvu de toute consolation humaine, et misérable au sein de mes richesses ; je les maudissais comme une barrière qui me séparait du reste des mortels. Seul, renfermant au dedans de moi-même mon funeste secret, réduit à craindre le moindre de mes valets, et à envier son sort, car il pouvait se montrer au soleil et réfléchir devant lui son ombre, j’aigrissais ma douleur en y rêvant sans cesse. Je ne sortais ni jour ni nuit de mon appartement ; le désespoir peu à peu s’emparait de mon coeur, il le brisait, il allait l’anéantir.
J’avais un ami cependant, qui, sous mes yeux, se consumait aussi de chagrin : c’était mon fidèle Bendel, qui ne cessait de s’accuser d’avoir trompé ma confiance en ne reconnaissant pas l’homme dont je l’avais chargé de s’informer, et auquel il devait croire que se rattachaient toutes mes douleurs. Pour moi, je ne pouvais lui faire aucun reproche ; je ne sentais que trop dans tout ce qui s’était passé l’ascendant mystérieux de l’inconnu.
Un jour, pour tout essayer, j’envoyai Bendel avec une riche bague de diamants chez le peintre le plus renommé de la ville, en le faisant prier de passer chez moi. Il vint. J’éloignai tous mes gens ; je fermai soigneusement ma porte ; je fis asseoir l’artiste à mon côté, et, après avoir loué ses talents, j’abordai la question, non sans un serrement de coeur inexprimable. J’avais cependant pris la précaution de lui faire promettre le plus religieux secret sur la proposition que j’allais lui faire.
« Monsieur le professeur, lui dis-je, vous serait-il possible de peindre une ombre à un homme qui, par un enchaînement inouï de malheurs, aurait perdu la sienne ?
- Vous parlez, monsieur, de l’ombre portée ?
- Oui, monsieur, de l’ombre portée, de celle que l’on jette à ses pieds au soleil.
- Mais, poursuivit-il, par quelle négligence, par quelle maladresse cet homme a-t-il donc pu perdre son ombre ?
- Il importe peu, repartis-je, comment cela s’est fait ; cependant je vous dirai (et je sentis qu’il fallait mentir) que, voyageant l’hiver dernier en Russie, son ombre, par un froid extraordinaire, gela si fortement sur la terre, qu’il lui fut impossible de l’en arracher. Il fallut la laisser à la place où le malheur était arrivé.
- L’ombre postiche que je pourrais lui peindre, répondit l’artiste, ne résisterait pas au plus léger mouvement ; il la perdrait encore infailliblement, lui qui, à en croire votre récit, tenait si faiblement à celle qu’il avait reçue de la nature. Que celui qui ne porte point d’ombre ne s’expose pas au soleil ; c’est le plus raisonnable et le plus sûr. »
Il se leva à ces mots, et s’éloigna en me lançant un regard pénétrant que je ne pus supporter. Je retombai dans mon fauteuil, et je cachai mon visage dans mes deux mains.
Bendel, en rentrant, me trouva dans cette attitude, et, respectant la douleur de son maître, il allait se retirer en silence. Je levai les yeux je succombais sous le fardeau de mes peines ; il les fallait alléger en les versant dans le sein d’un ami.
« Bendel ! lui criai-je, Bendel ! toi le seul témoin de ma douleur, qui la respectes, et ne cherches point à en surprendre la cause, qui sembles t’y montrer sensible et la partager en secret, viens près de moi, Bendel, et sois le confident, l’ami de mon coeur. Je ne t’ai point caché l’immensité de mes richesses ; je ne veux plus te faire un mystère de mon désespoir. Bendel, ne m’abandonne pas. Tu me vois riche, libéral, et tu penses que le monde devrait m’honorer et me rechercher. Cependant tu me vois fuir le monde ; tu me vois mettre entre lui et moi la barrière des portes et des verrous. Bendel, c’est que le monde m’a condamné ; il me repousse, me rejette ; et peut-être me fuiras-tu toi-même lorsque tu sauras mon effroyable secret. Bendel, je suis riche, généreux, bon maître, bon ami, mais, hélas ! je n’ai plus... Comment achever, grand Dieu !... Je n’ai plus... mon ombre.
- Plus d’ombre ! s’écria-t-il avec terreur, plus d’ombre ! »
Et ses yeux se remplirent de larmes.
« Misérable que je suis, d’être condamné à servir un maître qui n’a point d’ombre ! »
Il se tut, et mon visage retomba dans mes deux mains, dont je le couvris de nouveau.
« Bendel, repris-je en hésitant après un assez long silence, Bendel, maintenant tu connais mon secret, et tu peux le trahir. Va, dénonce-moi ; élève contre moi ton témoignage. »
Je m’aperçus qu’un violent combat se passait en lui. Enfin je le vis se précipiter à mes pieds. Il saisit mes mains, les arrosa de ses pleurs, et s’écria :
« Non, quoi qu’en pense le monde, je ne puis ni ne veux abandonner mon maître parce qu’il a perdu son ombre. Si je n’agis pas selon la prudence, j’agirai du moins selon la probité. Je demeurerai près de vous ; je vous prêterai le secours de mon ombre ; je vous rendrai tous les services qui pourront dépendre de moi ; je pleurerai du moins avec vous. »
À ces mots, je jetai mes bras autour de son cou, je le serrai contre mon coeur, étonné d’un si admirable dévouement, car je voyais bien que ce n’était point le vil appât de l’or qui le portait à se sacrifier ainsi pour moi.
Depuis ce moment mon sort et ma manière de vivre changèrent. On ne saurait croire avec quel zèle, avec quelle adresse Bendel savait remédier à ma déplorable infirmité. Toujours et partout il était près de moi, devant moi, prévoyant tout, prenant les plus ingénieuses précautions, et, si quelque péril venait à me menacer, plus prompt que l’éclair, il accourait et me couvrait de son ombre, car il était plus grand et plus puissant que moi. Alors je pus me hasarder de nouveau parmi les hommes, et reprendre un rôle dans la société. Ma situation me forçait, à la vérité, à affecter diverses bizarreries, mais elles siéent si bien aux riches ! et, tant que la vérité demeurait cachée, je jouissais doucement des honneurs et des respects que l’on doit à l’opulence. - J’attendais avec plus de tranquillité l’époque à laquelle le mystérieux inconnu m’avait annoncé sa visite.
Je sentais cependant très bien que j’aurais tort de m’arrêter longtemps dans un lieu où j’avais été vu sans mon ombre, et dans lequel je pouvais être reconnu d’un moment à l’autre. Je me rappelais aussi, et peut-être étais-je le seul à y songer, l’humble manière dont je m’étais présenté chez M. John, et ce souvenir m’était désagréable. Je ne voulais donc qu’apprendre et répéter ici mon rôle, afin de le jouer ailleurs avec plus d’assurance. Cependant, je fus arrêté quelque temps par ma vanité.
Fanny, la beauté du jour, celle même que j’avais vu briller chez M. John, et que je rencontrai ailleurs sans qu’elle se doutât de m’avoir jamais vu, Fanny, dis-je, m’honora de quelque attention, car maintenant j’avais de l’esprit, de l’agrément, de la délicatesse ; on m’écoutait dès que j’ouvrais la bouche, et je ne savais pas moi-même comment j’avais pu apprendre si vite à manier la parole avec tant d’art, à diriger la conversation avec tant de supériorité. L’impression que je crus avoir faite sur cette dame produisit en moi tout l’effet qu’elle désirait ; elle me tourna la tête, et dès lors je ne cessai de la suivre, non sans peine ni sans danger, à la faveur de l’ombre et du crépuscule. J’étais vain de la voir mettre son orgueil à me retenir dans ses chaînes. Je ne réussis pas cependant à faire passer jusque dans mon coeur l’ivresse de ma vanité.
Mais à quoi bon, ami, te rapporter longuement tous les détails d’une histoire aussi vulgaire. Toi-même souvent tu m’en as raconté de semblables, dont tant d’honnêtes gens ont été les héros ! Cependant, la pièce usée dans laquelle je jouais un rôle rebattu eut cette fois un dénouement nouveau et fort inattendu.
Un soir où, suivant ma coutume, j’avais rassemblé dans un jardin magnifiquement illuminé une société nombreuse et choisie, je m’enfonçai avec ma maîtresse dans un bosquet écarté. Je lui donnais le bras ; je lui disais des douceurs son regard était modestement baissé, et sa main répondait légèrement à l’étreinte de la mienne, répondait légèrement à l’étreinte de la mienne, lorsque inopinément la lune apparut derrière nous, sortant du sein d’un épais nuage. Elle ne réfléchit que la seule ombre de Fanny, qui, surprise, me regarda d’abord, puis reporta ses yeux à terre, y cherchant avec inquiétude l’image de celui qui était à ses côtés. Ce qui se passait en elle se peignit d’une manière si bizarre sur sa physionomie, que je n’aurais pu m’empêcher d’en rire aux éclats, si, au même moment, songeant à moi-même, un frisson glacial ne m’eût saisi.
Cependant Fanny perdit l’usage de ses sens. Je la laissai se dégager de mes bras, et, perçant comme un trait la foule de mes hôtes, je gagnai la porte, me jetai dans la première voiture qui se rencontra, et revins précipitamment à la ville, où, pour mon malheur, j’avais laissé cette fois le circonspect Bendel. Le désordre qui se peignait dans tous mes traits l’effraya d’abord ; un mot lui révéla tout. Des chevaux de poste furent à l’instant commandés. Je ne pris avec moi qu’un seul de mes gens, un certain Rascal. C’était un insigne vaurien, mais adroit, expéditif, industrieux. Il avait su se rendre nécessaire, et d’ailleurs il ne pouvait se douter de ce qui venait d’arriver. Je laissai derrière moi, cette nuit-là même, plus de trente lieues de pays. Bendel était resté pour congédier mes gens, répandre de l’or, régler mes affaires, et m’apporter tout ce dont on a besoin en voyage.
Quand, le jour suivant, il m’eut rejoint, je me jetai dans ses bras et lui jurai, sinon de ne plus faire de sottises, du moins d’être plus circonspect à l’avenir. Nous poursuivîmes jour et nuit notre route, passâmes la frontière, traversâmes les montagnes, et ce ne fut qu’après avoir mis cette barrière entre le théâtre de mes infortunes et moi, que je consentis à m’arrêter pour respirer. Des bains que l’on disait peu fréquentés se trouvaient dans le voisinage. Ce fut là que je résolus de me rendre pour me remettre de mes fatigues.
IV
Je serai forcé de glisser rapidement sur une époque de mon histoire où je trouverais tant de plaisir à m’arrêter, si ma mémoire pouvait suffire à retracer ce qui en faisait le charme. Mais les couleurs dont elle a brillé sont ternies pour moi et ne sauraient plus revivre dans mon récit. Je chercherais en vain dans mon coeur ce trouble cruel et délicieux qui en précipitait les battements, ces peines bizarres, cette félicité, cette émotion religieuse et profonde. En vain je frappe le rocher, une eau vive ne peut plus en jaillir ; le Dieu s’est retiré de moi.
Oh ! de quel oeil indifférent je regarde aujourd’hui ce temps qui n’est plus ! Je me disposais à jouer dans ce lieu un personnage important ; mais, novice dans un rôle mal étudié, je me trouble et balbutie, ébloui par deux beaux yeux. Les parents, qu’abusent les apparences, s’empressent de conclure le mariage de leur fille, et une mystification est le dénouement de cette scène commune. Tout cela me semble aujourd’hui misérable et ridicule, et je m’effraye cependant de trouver ridicule et misérable ce qui alors, source d’émotions, gonflait ma poitrine et précipitait les mouvements de mon coeur. Je pleure, Mina, comme au jour où je te perdis. Je pleure d’avoir perdu mes douleurs et ton image. Suis-je donc devenu si vieux ? Ô cruelle raison !... Seulement encore un battement de mon coeur ! un instant de ce songe ! un souvenir de mes illusions ! Mais non, je vogue solitaire sur le cours décroissant du fleuve des âges, et la coupe enchantée est tarie.
Bendel avait pris les devants pour me procurer un logement convenable à ma situation. L’or qu’il sema à pleines mains et l’ambiguïté de ses expressions sur l’homme de distinction qu’il servait (car je n’avais pas voulu qu’il me nommât) inspirèrent au bon peuple de cette petite ville une singulière idée. Dès que ma maison fut prête à me recevoir, Bendel vint me retrouver, et je continuai avec lui mon voyage.
La foule nous barra le chemin environ à une lieue de la ville, dans un endroit découvert ; la voiture s’arrêta. Le son des cloches, le bruit du canon et celui d’une musique brillante et guerrière se firent entendre à la fois. Enfin, un vivat universel retentit dans les airs.
Alors une troupe de jeunes filles vêtues de blanc s’avança à la portière de la voiture ; la plupart étaient d’une grande beauté, mais l’une d’elles les éclipsait toutes, comme l’aurore fait pâlir les étoiles de la nuit. Elle s’avança la première en rougissant, et, fléchissant le genou, me présenta, sur un riche coussin, une couronne de laurier, de roses et d’olivier. Je ne compris pas le compliment qu’elle m’adressa en balbutiant je n’entendis que les mots d’amour, de respect, de majesté ; mais le son de sa voix fit tressaillir mon coeur. Je crus retrouver, tracés dans ma mémoire, les traits déjà connus de cette figure céleste. Cependant le choeur des jeunes filles entonna les louanges d’un bon roi, et chanta le bonheur de ses peuples.
Remarque, cher ami, que cette rencontre avait lieu en plein soleil, et moi, privé de mon ombre, je ne pouvais me précipiter hors de cette prison roulante où j’étais enfermé ; je ne pouvais tomber à mon tour aux genoux de cette angélique créature. Oh ! que n’aurais-je point en cet instant donné pour avoir mon ombre ! Il me fallut cacher dans le fond de mon carrosse ma honte et mon désespoir. Bendel prit enfin le parti d’agir en mon nom ; il descendit, et, comme interprète de son maître, déclara que je ne devais ni ne voulais accepter de tels témoignages de respect, qui ne pouvaient m’être adressés que par une méprise ; mais que cependant je remerciais les habitants de la ville de leur obligeant accueil. Je tirai de mon écrin, qui était à ma portée, un riche diadème de diamants, destiné naguère à parer le front de la belle Fanny, et le remis à mon orateur. Il prit sur le coussin la couronne qui m’était présentée, posa le diadème à la place, offrit la main à la jeune personne, l’aida à se relever, et la reconduisit vers ses compagnes. Il congédia d’un geste de protection le clergé, les magistrats et les députations des différents corps, ordonna à la foule d’ouvrir le passage, et remonta lestement dans la voiture, qui partit au grand galop des chevaux. Nous entrâmes dans la ville en passant sous un arc de triomphe qu’on avait élevé à la hâte et décoré de fleurs et de branches de laurier. Cependant le canon ne cessait de tonner. La voiture s’arrêta devant mon hôtel. J’y entrai avec précipitation, obligé, pour gagner ma porte, de fendre les flots de la foule, que la curiosité et le désir de voir ma personne avaient rassemblée à l’entour. Le peuple criait vivat sous mes fenêtres, et j’en fis pleuvoir des ducats. Enfin, le soir, la ville fut spontanément illuminée.
Je ne savais encore ce que tout cela signifiait, ni pour qui on me prenait ; j’envoyai Rascal aux informations. On lui raconta comment on avait eu la nouvelle certaine que le roi de Prusse voyageait dans le pays sous le simple titre de comte ; comment mon chambellan s’était trahi et m’avait fait découvrir ; et, enfin, quelle avait été la joie publique à la certitude de me posséder dans ces murs.
Maintenant que l’on voyait quel strict incognito je voulais garder, on se désolait d’avoir si indiscrètement soulevé le voile dont je m’enveloppais. Cependant ma colère avait été mêlée de tant de marques de clémence et de grâce, que l’on espérait que je voudrais bien pardonner aux habitants en faveur de leur bonne intention.
La chose parut si plaisante à mon coquin, que, par ses discours insidieux et ses graves remontrances, il fit tout ce qui dépendait de lui pour affermir ces bonnes gens dans leur opinion. Il me rapporta ces nouvelles avec beaucoup de gaieté, et, voyant qu’il me divertissait, il alla jusqu’à se vanter de son espièglerie. Faut-il l’avouer ? j’étais en secret flatté des honneurs que je recevais, bien que je susse qu’ils s’adressaient à un autre.
J’ordonnai de préparer pour le lendemain au soir, sous les arbres qui ornaient la place où donnaient mes fenêtres, une fête, à laquelle je fis inviter toute la ville. La vertu secrète de ma bourse, l’activité de Bendel, l’adresse inventive de l’ingénieux Rascal, levèrent tous les obstacles, et triomphèrent de la brièveté du temps. Tout s’arrangea avec un ordre et une précision admirables. Magnificence, délicatesse, profusion, rien ne manqua. L’illumination brillante était disposée avec tant d’art, que je n’avais rien à craindre ; je n’eus, en un mot, que des louanges à donner à mes serviteurs.
À l’heure indiquée, tout le monde arriva, et chaque personne me fut présentée. Le mot de Majesté ne fut plus prononcé, mais chacun me salua avec le plus profond respect sous le nom de comte. Que pouvais-je faire ? J’acceptai le titre, et me laissai nommer le comte Pierre. Cependant, au milieu de cette foule empressée et joyeuse, mon âme ne soupirait qu’après un seul objet. Elle parut enfin, bien tard au gré de mon impatience, celle qui, digne de la couronne, en portait sur son front le simulacre - le diadème que Bendel avait échangé contre l’offrande de cette bonne ville. Elle suivait modestement ses parents, et semblait seule ignorer qu’elle était la plus belle. On me nomma M. l’inspecteur des forêts, madame son épouse et mademoiselle sa fille. Je réussis à dire mille choses agréables et obligeantes aux parents, mais je restai devant leur fille muet et déconcerté, comme l’enfant qui vient d’être pris en faute ; enfin je la suppliai, en balbutiant, d’honorer cette fête en y acceptant le rang dû à ses grâces et à sa beauté. Elle sembla, d’un coup d’oeil expressif et touchant, réclamer mon indulgence ; mais, aussi timide qu’elle-même, je ne pus que lui offrir en hésitant mes hommages comme à la reine de la fête. La beauté de mon choix réunit facilement tous les suffrages ; on adora en elle la faveur et l’innocence, qui a bien aussi sa majesté. Les heureux parents de Mina s’attribuaient les respects que l’on rendait à leur fille. Quant à moi, j’étais dans une ivresse difficile à décrire. Sur la fin du repas, je fis apporter dans deux bassins couverts toutes les perles, tous les bijoux, tous les diamants dont j’avais autrefois fait emplette pour me débarrasser d’une partie de mon or, et je les fis distribuer, au nom de la reine, à toutes ses compagnes et à toutes les dames. Cependant, du haut des différents buffets élevés derrière les tables, on jetait sans interruption des pièces d’or au peuple rassemblé sur la place.
Bendel, le lendemain matin, me prévint en confidence que les soupçons qu’il avait conçus depuis longtemps sur la fidélité de Rascal s’étaient enfin changés en certitude.
« Hier, pendant la fête, me dit-il, je l’ai vu détourner et s’approprier plusieurs sacs pleins d’or.
- N’envions point, lui répondis-je, à ce pauvre diable le chétif butin qu’il a pu faire. J’en enrichis bien d’autres ; pourquoi celui-là ne tirerait-il pas parti de la circonstance ? Il m’a. bien servi hier, ainsi que les gens que tu as nouvellement attachés à mon service ; ils ont tous contribué à ma joie, il est juste qu’ils y trouvent leur profit. »
Il n’en fut plus question. Rascal resta le premier de mes domestiques, car Bendel était mon confident et mon ami. Celui-ci s’était accoutumé à regarder mes richesses comme inépuisables, sans jamais s’enquérir quelle en pouvait être la source. Se conformant à mes caprices, il m’aidait à inventer des occasions de faire parade de mes trésors et de les prodiguer. Quant à l’inconnu, il savait seulement que je croyais ne pouvoir attendre que de lui la fin de mon opprobre. Il me voyait en même temps redouter cet être énigmatique en qui je mettais ma dernière espérance, et, persuadé de l’inutilité de toute perquisition, me résigner à attendre le jour que lui-même m’avait fixé pour une entrevue.
La magnificence de ma fête et la manière dont j’avais représenté confirmèrent d’abord les habitants de la ville dans leur prévention. Cependant, les gazettes ayant démenti le bruit du prétendu voyage de S. M. Prussienne, les conjectures se tournèrent d’un autre côté. Il fallait absolument que je fusse roi, et l’une des plus riches et des plus royales majestés qui eussent jamais existé. Seulement, on se demandait quel pouvait être mon empire. Le monde n’a jamais eu, à ce que je sache, à se plaindre de la disette de monarques, et moins de nos jours que jamais. Ces bonnes gens, qui cependant n’en avaient encore vu aucun de leurs yeux, devinaient l’énigme avec autant de bonheur les uns que les autres. J’étais tantôt un souverain du Nord, tantôt un potentat du Midi. Et, en attendant, le comte Pierre restait toujours le comte Pierre.
Un jour, il arriva aux bains un négociant qui avait fait banqueroute pour s’enrichir : il jouissait de la considération générale, et réfléchissait devant lui une ombre passablement large, quoique un peu pâle. Il venait dans ce lieu pour dépenser avec honneur les biens qu’il avait amassés. Il lui prit envie de rivaliser avec moi et de chercher à m’éclipser ; mais, grâce à ma bourse, je menai d’une telle façon le pauvre diable, que, pour sauver son crédit et sa réputation, il lui fallut manquer derechef, et repasser les montagnes ; ainsi j’en fus débarrassé.
- Oh ! que de vauriens et de fainéants j’ai faits dans ce pays !
Au milieu du faste vraiment royal qui m’environnait, et des profusions immenses de tous genres par lesquelles je me soumettais tout, je vivais dans l’intérieur de ma maison très solitaire et très retiré ; je m’étais fait une règle de la plus exacte circonspection : personne, excepté Bendel, n’entrait, sous aucun prétexte que ce fût, dans la chambre que j’habitais. Je m’y tenais, tant que le soleil éclairait l’horizon, exactement renfermé avec mon confident, et l’on disait que le comte travaillait dans son cabinet ; on supposait que les nombreux courriers que j’expédiais pour les moindres futilités étaient porteurs des résultats de ce travail. Je ne recevais que le soir, dans mes salons ou dans mes jardins illuminés avec éclat, mais toujours avec prudence, par les soins de Bendel, et toujours surveillé par ses yeux d’Argus ; je ne sortais que pour suivre la jolie Mina au jardin de l’inspecteur des forêts, car mon amour faisait le seul charme de ma vie.
Oh ! mon cher Adelbert ! j’espère que tu n’as pas encore oublié ce que c’est que l’amour ! Je te laisserai ici une grande lacune à remplir. Mina était en effet une bonne, une aimable enfant ; j’avais enchaîné toutes les puissances de son être. Elle se demandait, dans son humilité, comment elle avait pu mériter que je jetasse les yeux sur elle. Elle me rendait amour pour amour ; elle m’aimait avec toute l’énergie d’un coeur innocent et neuf. Elle m’aimait comme les femmes savent aimer ; s’ignorant, se sacrifiant elle-même, sans savoir ce que c’est qu’un sacrifice, ne songeant qu’à l’objet aimé, ne vivant qu’en lui, que pour lui oui, j’étais aimé !
Et moi cependant, oh ! quelles heures terribles, heures pourtant que rappellent mes regrets, j’ai passées dans les larmes, entre les bras de Bendel, depuis que, revenu d’une première ivresse, je suis rentré dans moi-même ! Moi, dont le barbare égoïsme, du sein de mon ignominie, abusait, trahissait, entraînait après moi dans le précipice cette âme pure et angélique. Alors je prenais la résolution de m’accuser moi-même devant elle ; ou soudain je faisais le serment de m’arracher de ces lieux, de fuir pour jamais sa présence ; puis, je répandais de nouveaux torrents de larmes, et je finissais par concerter avec Bendel les moyens de la revoir le soir même dans le jardin de son père.
D’autres fois je cherchais à me flatter de l’espérance de la visite prochaine de l’homme en habit gris ; mais mes larmes coulaient de nouveau, lorsque en vain j’avais essayé de me repaître de chimères. J’avais sans cesse devant les yeux le jour qu’il avait fixé pour me revoir, jour aussi redouté qu’impatiemment attendu. Il avait dit : « D’aujourd’hui en un an », et j’ajoutais foi à sa parole.
Les parents de Mina étaient de bonnes gens, qui, sur le retour de l’âge, n’avaient d’autre affection que le tendre amour qu’ils portaient à leur fille unique. Notre amour les surprit avant qu’ils s’en fussent avisés, et, dominés par les événements, ils ne savaient à quoi se résoudre. Il ne leur était pas d’abord venu dans l’esprit que le comte Pierre pût jeter les yeux sur leur enfant, et voilà qu’il l’aimait et qu’il en était aimé. La vanité de la mère allait jusqu’à se bercer de la possibilité d’une alliance dont elle cherchait même à aplanir les voies ; mais le bon sens du père se refusait à une aussi folle ambition. Tous deux cependant étaient également convaincus de la pureté de mes sentiments ils ne pouvaient que prier Dieu pour le bonheur de leur fille.
Une lettre de Mina, écrite dans ce temps, me tombe en ce moment sous la main. Oui, c’est son écriture ; je vais te la transcrire.
« J’ai de bien folles pensées. Je m’imagine que mon ami, parce que j’ai pour lui beaucoup d’amour, pourrait craindre de m’affliger. Tu es si bon, si incomparablement bon ! Entends-moi bien : il ne faut pas que tu me fasses aucun sacrifice ; il ne faut pas que tu veuilles m’en faire aucun. Mon Dieu, si je le croyais, je pourrais me haïr ! Non ; tu m’as rendue infiniment heureuse, tu t’es fait aimer. Pars. Je n’ignore pas mon destin. Le comte Pierre ne saurait m’appartenir ! il appartient au monde entier. Avec quel orgueil j’entendrai dire : Voilà où il a passé voilà ce qu’il a fait ; voilà ce qu’on lui doit ; là on a béni son nom, et là on l’a adoré ! Quand j’y songe, je pourrais t’en vouloir d’oublier tes grandes destinées auprès d’une pauvre enfant. Pars, mon ami, ou cette pensée détruira mon bonheur, moi qui suis par toi si heureuse. N’ai-je pas orné ta vie d’un bouton de rose comme j’en avais mêlé dans la couronne que je t’offris ? Ne crains pas de me quitter, ô mon ami ; je te possède tout entier dans mon coeur. Je mourrai, je mourrai heureuse, oui, au comble du bonheur, par toi, pour toi. »
Je te laisse à penser combien ces lignes me déchirèrent le coeur. Je lui déclarai un jour que je n’étais nullement ce que l’on semblait me croire ; que je n’étais qu’un particulier riche, mais infiniment misérable ; que je lui faisais un mystère de la malédiction qui pesait sur ma tête, parce que je n’étais pas encore sans espérance de la voir finir ; mais que ce qui empoisonnait la félicité de mes jours, c’était l’appréhension d’entraîner après moi dans l’abîme celle qui était, à mes yeux, l’ange consolateur de ma destinée. Elle pleurait de me voir malheureux. Loin de reculer devant les sacrifices de l’amour, elle eût volontiers donné toute son existence pour racheter une seule de mes larmes.
Mina interpréta autrement ces paroles ; elle me supposa quelque illustre proscrit dont la fureur des partis poursuivait la tête, et son imagination ne cessait d’entourer son ami d’images héroïques.
Un jour, je lui dis :
« Mina, le dernier jour du mois prochain décidera de mon sort ; mais si l’espérance m’abuse, je ne veux point ton malheur ; il ne me restera qu’à mourir. »
À ces mots, elle cacha son visage dans mon sein.
« Si ton sort change, me dit-elle, laisse-moi seulement te savoir heureux. Je ne prétends point à toi ; mais si le malheur s’appesantit sur ta tête, attache-moi à ton destin, et laisse-moi t’aider à le supporter.
- Ô mon amie, quelles indiscrètes paroles se sont échappées de tes lèvres ! Rétracte ! rétracte ce voeu téméraire ! Connais-tu le destin que tu t’offres à partager, et l’anathème qui me flétrit ? Me connais-tu bien ? Sais-tu... ? Ne me vois-tu pas frémir et hésiter ? Ne me vois-tu pas, dans mon désespoir, entretenir un fatal secret entre toi et moi ? »
Elle tomba à mes pieds en sanglotant, et me répéta avec serment la même prière.
L’inspecteur entra, et je lui déclarai que mon intention était de faire la demande solennelle de la main de sa fille le premier jour du mois suivant. Je ne lui précisais ce temps, ajoutai-je, que parce que d’ici là certains événements pourraient beaucoup influer sur ma position, mais que mes sentiments pour sa fille étaient inaltérables.
Le bonhomme parut confondu d’une telle proposition de la part du comte Pierre. L’amour paternel a aussi son orgueil. Ravi de la brillante destinée offerte à sa fille, il me sauta cordialement au cou ; puis, revenant de son émotion, il sembla confus de s’être un instant oublié. Cependant, au milieu de sa joie, il lui vint quelque scrupule. Il parla de sûretés pour l’avenir, du sort qu’il devait chercher à régler en faveur de son enfant ; le mot de dol enfin lui échappa. Je le remerciai de m’y avoir fait songer, et j’ajoutai que, désirant me fixer dans un pays où je paraissais aimé, pour y mener une vie retirée et libre, je le priais d’acheter, sous le nom de sa fille, les plus belles terres qui se trouveraient en vente dans les environs, et d’en assigner le paiement sur ma cassette. Je le laissais, lui dis-je, maître de tout, parce que, dans cette occasion, c’était un père à servir un amant. Cette commission, dont il se chargea avec joie, ne fut pas pour lui sans peines, car un inconnu mettait partout l’enchère sur les biens sur lesquels il jetait les yeux ; aussi ne put-il en acquérir que pour environ la somme d’un million.
J’avoue que je n’étais pas fâché de lui procurer quelque occupation qui l’éloignât de nous. C’était une ruse que j’avais déjà employée plusieurs fois, car le bonhomme ne laissait pas que d’être un peu fatigant. Pour la mère, elle avait l’ouïe dure, et n’était pas, comme son mari, jalouse de l’honneur d’entretenir monsieur le comte. Ces heureux parents me pressèrent de prolonger avec eux la soirée. Il fallut me refuser à leurs instances. Nous étions au milieu du jardin, et déjà je voyais la clarté de la lune s’élever à l’horizon ; je n avais pas une minute à perdre mon temps était accompli.
Le lendemain je revins au même lieu. J’avais jeté mon manteau sur mes épaules et rabattu mon chapeau sur mes yeux ; je m’avançai vers Mina ; elle leva les yeux sur moi et tressaillit. À ce mouvement, je me rappelai cette nuit lugubre où, jadis, je m’étais exposé sans ombre aux rayons de la lune. En effet, c’était elle-même que j’avais vue cette nuit-là ; m’avait-elle aussi reconnu ? Elle était silencieuse et abattue ; ma poitrine était oppressée. Je me levai de mon siège. Elle se jeta sans rien dire dans mon sein et l’inonda de ses pleurs. Je m’éloignai.
Souvent, depuis lors, je la trouvai dans les larmes, et l’avenir s’obscurcit de plus en plus pour moi. Ses parents, cependant, étaient au comble du bonheur.
La veille du jour fatal arriva. À peine pouvais-je respirer. J’avais, par précaution, rempli d’or un assez grand nombre de caisses. J’attendais avec impatience la douzième heure. Elle sonna. Assis vis-à-vis de la pendule, l’oeil fixé sur les aiguilles, chaque minute, chaque seconde que je comptais, était un coup de poignard. Je tressaillais au moindre bruit qui se faisait entendre. Le jour se leva, les heures se succédèrent lentement, comme si elles avaient eu des ailes de plomb ; la nuit survint. Onze heures sonnèrent. Les dernières minutes, les dernières secondes de la dernière heure s’écoulèrent ; personne ne parut. Voilà minuit !... Je compte, les uns après les autres, les douze coups de la cloche ; au dernier, mes larmes s’échappèrent comme un torrent, et je tombai à la renverse sur mon lit de douleurs. Je n’avais plus d’espérance et je devais, à jamais sans ombre, demander le lendemain la main de ma maîtresse. Un sommeil plein d’angoisse me ferma les yeux vers le matin.
V
Il était encore de bonne heure lorsque je fus réveille par des voix qui s’élevaient avec véhémence dans mon antichambre. Je prêtai l’oreille : Bendel défendait ma porte ; Rascal jurait qu’il ne recevrait point d’ordre de son égal, et prétendait entrer malgré lui dans mon appartement. Bendel lui représentait avec douceur que ces propos, s’ils parvenaient à mon oreille, le feraient renvoyer d’un service auquel le devait attacher son propre intérêt. Rascal le menaçait de porter la main sur lui s’il s’obstinait plus longtemps à lui barrer le passage.
Je m’étais habillé à demi ; j’ouvris ma porte avec colère, et m’avançai vers Rascal en l’apostrophant :
« Que prétends-tu, misérable ?... »
Il recula d’un pas et me répondit avec le plus grand sang-froid :
« Vous supplier humblement, monsieur le comte, de me faire voir enfin votre ombre ; tenez, le plus beau soleil luit maintenant dans votre cour. »
Je demeurai immobile et comme frappé de la foudre. Il se passa quelque temps sans que je retrouvasse l’usage de la parole.
« Comment un valet peut-il, vis-à-vis de son maître ?... »
Il m’interrompit :
« Un valet peut être fort honnête homme, et ne pas vouloir servir un maître qui n’a pas d’ombre. Donnez-moi mon congé. »
Il fallait changer de ton.
« Mais, Rascal, mon cher Rascal, qui t’a pu donner cette malheureuse idée ? Comment peux-tu croire ?... »
Il continua comme il avait commencé :
« Il y a des gens qui prétendent que vous n’avez point d’ombre, et, en un mot, vous me montrerez votre ombre, ou vous me donnerez mon congé. »
Bendel, pâle et tremblant, mais avec une présence d’esprit que je n’avais plus, me fit un signe, et j’eus recours à la puissance de mon or il avait perdu sa vertu. Rascal jeta à mes pieds celui que je lui offris :
« Je n’accepte rien d’un homme sans ombre. »
Il me tourna le dos, enfonça son chapeau sur sa tête, et sortit lentement, en sifflant son air favori.
Bendel et moi nous restâmes pétrifiés et le regardâmes sortir, stupéfaits et immobiles.
Enfin, la mort dans le coeur, je me préparai à dégager ma parole et à paraître dans le jardin de l’inspecteur, comme un criminel devant ses juges. Je descendis sous l’épais berceau de verdure, auquel on avait donné mon nom et où l’on devait m’attendre. Ce jour-là, la mère vint à moi, le front serein et le coeur plein d’espérance. Mina était assise, belle et pâle comme la neige légère qui vient quelquefois, en automne, surprendre les dernières fleurs. L’inspecteur, une feuille de papier écrite à la main, se promenait à grands pas ; il semblait se contraindre avec effort ; la rougeur et la pâleur se succédaient sur son visage, et sa physionomie, d’ailleurs peu mobile, trahissait l’agitation de son âme. Il vint à moi, et, s’interrompant à diverses reprises, me témoigna le désir de m’entretenir en particulier. L’allée dans laquelle il m’invitait à le suivre conduisait à une plate-forme ouverte et éclairée par le soleil. Je me laissai tomber, sans lui répondre, sur un siège qui se trouvait là, et il se fit un long silence.
L’inspecteur, cependant, continuait à parcourir le bosquet à pas inégaux et précipités. S’arrêtant enfin devant moi, il regarda encore le papier qu’il tenait à la main ; puis, me fixant d’un regard perçant, il m’adressa cette question :
« Serait-il vrai, monsieur le comte, qu’un certain Pierre Schlémihl ne vous fût pas inconnu ? »
Je gardai le silence, et il continua :
« Un homme d’un caractère distingué, de vertus singulières ?... »
Il attendait une réponse.
« Eh bien ? lui dis-je, si c’était moi ?
- Un homme, s’écria-t-il, qui a perdu son ombre !
- Ô mes funestes pressentiments ! s’écria Mina ; oui ! je le sais depuis longtemps, il n’a point d’ombre. »
À ces mots elle se jeta dans les bras de sa mère, qui, pleine d’effroi, la serra contre son sein, lui reprochant d’avoir pu taire cet horrible mystère. Elle était comme Aréthuse, changée en une fontaine de larmes, qui redoublaient au son de ma voix, accompagnées de sanglots convulsifs.
« Et vous avez eu l’impudence, reprit le forestier furieux, de tromper, ainsi que moi, celle que vous prétendiez aimer, celle que vous avez perdue ! Voyez-la, contemplez votre ouvrage, malheureux que vous êtes ! »
J’étais tellement troublé, que mes premières paroles ressemblèrent à celles d’un homme en délire. Je balbutiai qu’une ombre n’était à la fin qu’une ombre, qu’on pouvait s’en passer, et que ce n’était pas la peine de faire tant de bruit pour si peu de chose ; mais je sentais parfaitement moi-même le peu de fondement et le ridicule de ce que je disais, et je cessai de parler sans qu’il eût daigné m’interrompre.
« Oui, j’ai perdu mon ombre, ajoutai-je alors, mais je puis la retrouver. »
Il m’interpella d’un ton menaçant :
« Dites-le-moi, monsieur, comment avez-vous perdu votre ombre ? »
Il me fallut de nouveau mentir.
« Un jour, lui dis-je, un malotru marcha dessus si lourdement, qu’il y fit un grand trou ; je l’ai donnée à raccommoder, car que ne fait-on pas pour de l’argent ! On devait me la rapporter hier.
- Fort bien, monsieur, reprit l’inspecteur des forêts ; vous recherchez la main de ma fille ; d’autres y aspirent comme vous ; c’est à moi, en qualité de père, de décider de son sort. Je vous donne trois jours pour chercher une ombre ; si d’ici à trois jours vous vous présentez devant moi avec une ombre qui vous aille bien, vous serez le bienvenu ; mais, je vous le déclare, le quatrième ma fille sera l’épouse d’un autre. »
Je voulus essayer d’adresser encore quelques paroles à Mina, mais elle se cacha en sanglotant dans le sein de sa mère, et celle-ci, me repoussant du geste, me commanda de m’éloigner. Je sortis en chancelant du jardin, et il me sembla que le paradis se fermait derrière moi, et que j’étais poursuivi par l’épée flamboyante de l’ange des vengeances.
Échappé à la vigilance de Bendel, je me jetai dans la campagne, et parcourus au hasard les bruyères et les bois. Une sueur froide découlait de mon front ; de sourds gémissements sortaient du fond de ma poitrine ; un affreux délire m’agitait. J’ignore combien de temps pouvait s’être écoulé, lorsque, sur la pente d’une colline, éclairée des rayons du soleil, je me sentis arrêter par la basque de mon habit. Je me retournai : c’était l’homme en habit gris, qui paraissait m’avoir poursuivi à perte d’haleine. Il prit sur-le-champ la parole :
« Je vous avais annoncé mon retour pour aujourd’hui ; mais vous n’avez pas eu la patience de m’attendre ; c’est égal, rien n’est encore perdu. Vous suivrez mon conseil, vous rachèterez votre ombre que je vous rapporte et retournerez sur-le-champ sur vos pas ; vous serez le bienvenu dans le jardin de l’inspecteur, et tout ce qui s’est passé n’aura été qu’une espièglerie. Quant à Rascal, qui vous a trahi et qui vous supplante auprès de votre maîtresse, j’en fais mon affaire : le scélérat est mûr. »
Je crus rêver : « annoncé son retour pour aujourd’hui ». J’y réfléchis de nouveau. Il avait raison : je m’étais constamment trompé d’un jour dans mon calcul. Ma main cherchait la bourse dans mon sein. L’homme en habit gris devina ma pensée, et, reculant de deux pas :
« Non, monsieur le comte, me dit-il, elle est en de trop bonnes mains ; conservez-la. »
Je l’interrogeais d’un regard fixe et étonné ; il poursuivit :
« Je ne demande qu’une légère marque de votre souvenir ; vous voudrez bien me signer ce billet. »
Le parchemin contenait ces mots :
Je soussigné lègue au porteur du présent mon âme après sa séparation naturelle de mon corps.
Muet d’étonnement, je considérais tour à tour et le billet et l’inconnu. Il avait cependant recueilli sur ma main, avec le bec d’une plume nouvellement taillée, une goutte de sang qui coulait des blessures que les épines m’avaient faites, et il me la présentait.
« Qui donc êtes-vous ? » lui dis-je à la fin.
- Que vous importe ? me répondit-il, et d’ailleurs ne le voyez-vous pas ? Je suis un pauvre diable, une espèce de savant, de physicien, qui pour prix de tout le mal qu’il se donne à servir ses amis, n’est payé par eux que d’ingratitude, et n’a d’autre amusement dans ce monde que celui qu’il prend a ses expériences. Mais, signez donc ! là, au bas de l’écriture, Pierre Schlémihl. »
Je secouai la tête, et lui dis :
« Pardonnez-moi, monsieur, je ne signerai pas.
- Vous ne signerez pas ! reprit-il avec l’expression de la surprise. Et pourquoi pas ?
- Mais, lui dis-je, il me semble que c’est une chose qui mérite au moins réflexion racheter mon ombre au prix de mon âme !
- Ah ! ah ! reprit-il en partant d’un grand éclat de rire, une chose qui mérite réflexion ! Mais, oserai-je vous demander, monsieur, ce que c’est que votre âme ? L’avez-vous jamais vue ? Et que comptez-vous en faire quand vous serez mort ? Estimez-vous heureux de trouver un amateur qui, de votre vivant, mette au legs de cet X algébrique, de cette force galvanique ou de polarisation, de cette entéléchie, de cette sotte chose, quelle qu’elle soit, un prix très réel, le prix de votre ombre, auquel sont attachés la possession de votre maîtresse et l’accomplissement de tous vos voeux ; ou voulez-vous plutôt la livrer vous-même, la pauvre Mina, aux griffes de cet infâme Rascal ? Venez, je veux vous le faire voir de vos propres yeux ; je vous prêterai ce bonnet de nuage (il tirait quelque chose de sa poche), et nous irons, sans qu’on nous voie, faire un tour au jardin de l’inspecteur. »
Je l’avouerai, j’étais humilié d’entendre cet homme rire à mes dépens ; il m’était odieux, je le haïssais de tout mon coeur, et je crois que cette antipathie naturelle contribua plus que mes principes ou mes préjugés à me faire refuser la signature qu’il me demandait pour prix de mon ombre, quelque nécessaire qu’elle me fût en ce moment. Rien au monde n’aurait pu m’engager à faire dans sa compagnie le pèlerinage qu’il me proposait : voir entre moi et mon amie, entre nos coeurs déchirés, ce hideux rieur aux écoutes, et endurer ses moqueries ! Cette idée me révoltait, elle bouleversait tous mes sens ; je considérai les événements passés comme une destinée irrévocable, et ma misère comme consommée. Je repris la parole et lui dis :
« Monsieur, je vous ai vendu mon ombre pour cette bourse merveilleuse, et je m’en suis assez repenti ; voulez-vous revenir sur le marché, au n