“Il y a, au Nord du Mexique, une race de purs Indiens rouges, les Tarahumaras. Quarante mille hommes vivent là, dans un état comme avant le déluge. Ils sont un défi à ce monde où l’on ne parle tant de progrès que parce que sans doute on désespère de progresser. Cette race, qui devrait être physiquement dégénérée, résiste depuis quatre cents ans à tout ce qui est venu l’attaquer : la civilisation, le métissage, la guerre, l’hiver, les bêtes, les tempêtes et la forêt. Elle vit nue, l’hiver, dans ses montagnes obstruées de neige, au mépris de toutes théories médicales...
A première vue, le pays tarahumara est inabordable. A peine quelques vagues pistes qui, tous les vingt mètres, semblent disparaître sous terre. La nuit venue, il faut s’arrêter si l’on n’est pas un homme rouge. Car, alors, seul un homme rouge voit où il faut mettre les pieds.”
Je relis ces lignes écrites par Antonin Artaud voici plus d’un demi-siècle. Par les fenêtres panoramiques du “Chihuahua al Pacifico”, on peut contempler les premiers contreforts de la Sierra Madre s’éveillant sous la caresse dorée d’une tendre lumière matinale. Les taches brunes de rares bovins pourchassent entre les pierres une herbe avare. Le chemin de fer reste le seul moyen de traverser ces terres inhospitalières. Commencée en 1903, il fallut près de 60 ans, 36 ponts et 86 tunnels pour que la ligne rejoignît enfin la côte Pacifique, par les paysages les plus spectaculaires du continent. Accidents et grèves réprimées lors de la laborieuse construction coûtèrent plus de dix mille morts.
Narcotrafiquants, révolutionnaires et chercheurs d’or
Succession de hauts plateaux humides et froids, couverts de pinèdes, déchirés par de profonds ravins au climat tropical harassant, qui firent la fortune d’aventuriers chercheurs d’or, d’argent, de rêve. Si les mines au bout des canyons sont toutes désaffectées, on rencontre encore, dans des trous perdus, de pauvres hères remuant leur gamelle au fond des torrents rageurs, en quête de la pépite miraculeuse. Mais la fortune sourit maintenant plus volontiers aux narcotrafiquants bien armés qui sont, à 300 km de la frontière avec les Etats-Unis, la bête noire des policiers fédéraux mexicains. Dans ce Nord-ouest montagneux qui servit aussi de refuge au fameux Pancho Villa pendant la Révolution, plus d’une douzaine de tribus avaient encore, à la fin du 19ème siècle, réussi à échapper à l’extermination. De nos jours, seuls les Tarahumaras semblent parvenus à survivre en se réfugiant dans les endroits les plus inaccessibles, le plus loin possible de la rapacité des métis et de l’Homme Blanc. Ceux-là ont pris possession de leurs territoires ancestraux, exploité les forêts à outrance, entraînant l’érosion des sols et leur appauvrissement, violé la “Montagne Mère” pour y creuser routes et voies ferrées, pillé les richesses du sous-sol, pollué les rivières.
Après plusieurs révoltes noyées dans le sang, les Tarahumaras, d’un tempérament plutôt pacifique, ont compris que leur unique chance de salut résidait dans l’éloignement le plus complet, réduisant au minimum leurs contacts avec la société mexicaine. Farouchement indépendants, insaisissables pour le recenseur, leur nombre est difficile à évaluer, mais on estime qu’ils pourraient être entre dix mille et soixante mille. Entraînés depuis leur enfance à dévaler d’impossibles sentiers où l’on risque sans cesse de se rompre le cou, ils ont gagné la réputation de coureurs les plus endurants de la planète et leur nom lui-même, “Tarahumara”, déformation du mot indien “Raramuri”, pourrait se traduire par “coureurs à pied”.
Des fermes-caméléons perdues au bout du monde
Pour les atteindre, il faudra quitter le train à Creel, bourgade poussiéreuse et sans âme semblant sortie tout droit d’un western-tortilla. La carte d’état-major, acquise auprès de la Mission Jésuite, essaime les noms aux consonances étranges : Nahuarirachi, Guarianachi, Machogueachi... Pour l’administration, l’église désigne officiellement le centre d’un village indien, le “pueblo”. L’église et parfois l’école. Mais quand on arrive au village, après une ou deux journées de marche éprouvante à flanc de précipice, tirant et poussant les ânes qui refusent d’avancer, on est d’abord surpris et déçu.
Une église, oui, il y a. De terre battue, plutôt émouvante dans son extrême rusticité, malgré sa toiture en tôle. L’école, un modeste bâtiment édifié par le gouvernement, sans charme aucun, tout en longueur, semble abandonnée, les trois quarts des vitres sont brisées. Entre l’école et l’église, une placette déserte où deux panneaux de basket-ball se font face en silence, sous un soleil aveuglant. Le vent soulève par rafales des nuages de poussière. Une croix de bois bancale et sans âge, toute prête à s’effondrer, tient compagnie à deux vieilles cloches en fonte, soutenues à cinquante centimètres du sol par un énorme madrier. C’est tout. Si on a de la chance, un oiseau va chanter. Mais de village, point. Et d’Indiens pas davantage. Dans ce cul-de-sac cerné de falaises vertigineuses, on a l’impression d’être arrivé au bout du monde. Le lieu idéal pour périr criblé de flèches dans une embuscade...
En fait, pendant longtemps, les missionnaires jésuites, arrivés ici au 17ème siècle, ont tenté de regrouper les Tarahumaras en pueblos pour mieux les catéchiser ; le gouvernement a par la suite fait de même avec le souci de mieux les contrôler. Sans succès. L’habitat dispersé, s’il a permis aux Indiens de conserver leur liberté et a contribué à forger leur caractère indépendant, répond d’abord à une nécessité vitale. Sur des terres aussi pauvres et dures à travailler, une économie d’autosubsistance n’aurait pu exister avec des populations plus denses et plus concentrées. Aussi les fermes sont-elles éloignées les unes des autres, de quelques centaines de mètres à plusieurs kilomètres. Les huttes de pierre ou de brique crue, juchées sur une éminence ou accrochées à flanc de colline en d’improbables équilibres, se fondent tels des caméléons dans le paysage aride et rocailleux des Barrancas. On les découvre soudain au détour d’un sentier à peine praticable, mais les habitants vous ont vu venir de loin. Si l’on s’aventure ainsi jusqu’à l’extrême bout du ravin, fermé par un cirque rocheux apparemment infranchissable, on rencontre, toujours bien cachées, d’autres familles qui, à trois bonnes heures de marche de l’église, vous diront toujours appartenir au même village.
Porteurs de bâton et coups de bâton
L’église, nue et solitaire, attend sagement qu’on veuille bien lui rendre visite. C’est évidemment le dimanche qu’on a le plus de chance d’y croiser quelques paroissiens. Pour la « messe »... L’officiant n’est souvent autre que le gobernador. A leur arrivée dans la Sierra, les missionnaires jésuites attribuèrent à certains Indiens des titres hiérarchiques officiels calqués sur l’administration espagnole, espérant que ceux-ci les aideraient à asseoir leur pouvoir sur les autres indigènes en propageant leurs idées. Ils leur remirent un bâton, symbole de leur pouvoir, et les baptisèrent gobernadores. Quant aux Indiens, chez qui bâton se disait kusi, ils appelèrent kusigame les porteurs de bâton. Mais kusi servit aussi bientôt à désigner pour eux les coups de bâton reçus...
L’indifférence des Tarahumaras pour l’autorité, l’absence traditionnelle de chef ont toujours rendu difficile l’instauration durable d’une quelconque hiérarchie. Les gobernadores sont demeurés pour représenter la communauté à l’extérieur, mais n’exercent aucun pouvoir réel et le poste n’est guère convoité. Cependant, tout comme du temps de l’évangélisation où ils traduisaient les propos des missionnaires, ce sont souvent eux qui se chargent des sermons pendant la messe dominicale.
Dieu disparaît quand on y touche trop
Ah, la messe des Tarahumaras ! Si le prêtre monte plus d’une fois par an, c’est bien le diable. Ici, on l’a aperçu pour la dernière fois il y a quatre ans, peut-être cinq. Enfin, on ne s’en souvient pas vraiment. Mais chaque dimanche, les Indiens se débrouillent très bien entre eux. D’abord, il faut attendre d’être assez nombreux, et rien ne presse. Une famille arrive vers dix heures, une autre à onze. La messe est prévue à midi, mais commencera tout aussi bien à quinze heures. On cherche un coin d’ombre pour s’abriter et attendre, les paquets de cigarettes font le tour de l’assemblée jusqu’à ce qu’ils soient vides. La politesse des Tarahumaras voulant que les contacts visuels soient évités au maximum, il n’est pas rare d’observer deux interlocuteurs se parlant côte à côte sans se regarder, ou même se tournant carrément le dos.
Le soleil monte et l’ombre diminue, chacun observe l’église en silence, en crachant par terre de temps en temps. Un groupe de femmes donne un coup de balai surréaliste dans la poussière de la place. Elle retombe aussitôt. Enfin, soudainement, la grande porte - quelques planches de bois mal jointes et qui tremblent - s’ouvre à pleins battants. Un Indien tape à tour de bras sur les deux cloches avec un gros caillou. Les deux douzaines de fidèles se rassemblent devant l’entrée, se recueillent un bref instant avant de pénétrer dans l’édifice.
L’intérieur est aussi sommaire que l’extérieur, mais l’endroit est merveilleusement calme et propice à la prière. Aucune décoration, pas de siège, on s’agenouille avec respect à même le sol dès la porte passée, les femmes sur la droite, les hommes sur la gauche. Les murs sont blanchis à la chaux, tout comme l’autel sur lequel quelques images pieuses en décomposition de saints en extase méconnaissables voisinent avec des ruines de crucifix couverts de fientes d’oiseaux et de toiles d’araignées, un Jésus borgne rose et bleu de 30 cm, une Vierge à peine plus haute, en prière, qui a perdu ses mains, une branche de sapin en plastique couronnée d’un reste de guirlande argentée.
L’officiant prononce une rapide oraison. Il arrose l’autel puis l’assistance avec quelques gouttes d’eau ou de bière de maïs tirées d’une calebasse. Chacun se lève pour passer devant l’autel faire le signe de croix, tourner une fois ou deux sur soi-même, se signer à nouveau et gagner la sortie. Le signe de croix est très libre et chacun semble avoir élaboré son interprétation personnelle. Trois petits coups sur le front et un sur la poitrine, ou deux fois sur chaque épaule, ou encore une tape sur le ventre puis un baiser sur la main : tout est possible, tout est permis, seule compte la conviction. Les Tarahumaras n’aiment pas les querelles théologiques, comme toute querelle en général.
L’officiant fait un sermon à l’extérieur, discours où il rappelle à chacun comment il doit se comporter pour que la communauté s’entende bien, comme des parents s’adresseraient à leurs enfants pour leur dire d’être sages, avant, mission accomplie, d’autoriser la dispersion. Les fidèles répondent en cœur “Natetaraba”(« merci »). Toute la cérémonie a duré moins de dix minutes. Artaud écrivait que, selon les traditions sacerdotales tarahumaras, “Dieu disparaît tout de suite quand on y touche trop, et à sa place c’est le Mauvais Esprit qui vient”.
“Tu en sais plus que moi”
La messe est en général suivie d’une réunion de tous les hommes présents où sont abordés les problèmes de la communauté : un homme s’est disputé avec sa femme et veut la quitter. On essaye de les réconcilier en évoquant le sort des enfants. Le toit de l’église menace de s’effondrer, il faudrait le réparer. La Semaine Sainte approche, on discute de l’organisation des cérémonies. Habituellement, il s’agit de problèmes simples. Les crimes graves, comme le viol ou l’assassinat, sont pratiquement inexistants, et les vols sont rarissimes.
Est considéré comme bon orateur celui qui peut dire le plus grand nombre de mots sur un ton monocorde sans reprendre son souffle. Chacun alors l’écoute avec attention, sans l’interrompre et sans le regarder. Tous ceux qui le souhaitent donnent ensuite leur avis. Même de très jeunes adolescents participent au débat et sont écoutés avec le plus grand sérieux. L’éducation des enfants et le respect qu’on leur porte sont sans doute une des clés de l’harmonie sociale chez les Tarahumaras.
Non seulement l’enfant n’est en aucune circonstance frappé ni maltraité, mais on ne crie jamais sur lui. Il est entouré d’un climat d’amour et de tendresse passionnée où il se sent toujours en confiance et protégé. S’il commet une faute, les aînés le réprimandent avec calme, et s’il persiste, on lui oppose alors un silence obstiné pour marquer la désapprobation du groupe et situer sa responsabilité. Il est alors seul maître de son bonheur ou de son malheur. Les cas d’opposition sont rares. En effet, très tôt, l’enfant est éduqué à l’autonomie et à la responsabilité. Dès l’âge de six ans, ses parents lui confient quelques chèvres. Il en est totalement propriétaire, nul ne peut décider sans son accord de les vendre ou de les tuer. Plus tard, il recevra de même un lopin de terre. On encourage dès le plus jeune âge le partage et les sentiments de solidarité. Cette éducation basée sur le respect d’autrui se fonde sur la philosophie non conflictuelle et profondément pacifique des Tarahumaras. Fait absolument exceptionnel, insultes et jurons n’existent pas dans leur langue !
“Muje Machi”,(« tu en sais plus que moi »), est une formule de politesse courante chez eux. Pour les Tarahumaras, la qualité des rapports humains est la seule vraie richesse. Et plus que de les avoir spoliés et pillés, ils reprochent aux Blancs et aux métis d’accorder toujours plus d’importance aux choses qu’aux gens. Les “chabochi” (« moustachus »), comme ils les appellent, donnent rarement à manger à ceux qui n’ont rien, sinon des restes, des aumônes. Ils parlent beaucoup mais leurs paroles manquent de force et leur langue est pleine de mensonges. Ils se trompent entre eux, se posent des pièges et s’escroquent. Ils vivent si entassés les uns sur les autres qu’ils ne se saluent même plus, ni ne se soucient de leurs voisins.
Une tradition de générosité
Deux institutions essentielles sur lesquelles repose la cohésion sociale des Tarahumaras sont la tesguinada et la Korima. La Korima est un terme raramuri fondamental qui désigne l’aide que tout Tarahumara est en droit de solliciter d’un frère de race en meilleure situation économique que lui quand il se trouve devant une nécessité grave. En cas de mauvaise récolte ou de maladie, une famille raramuri se présentera chez un ou plusieurs de ses voisins plus riches et ceux-ci partageront leurs ressources avec eux. Il ne s’agit pas d’un prêt ni d’une aumône, et la Korima n’engendre aucune obligation, dépendance ni humiliation de la part de qui reçoit. Mais celui qui donne accroît son prestige aux yeux de la communauté. La Korima permet non seulement qu’aucun membre de la communauté ne meure de faim, mais assure également une redistribution de la richesse en maintenant un système égalitaire. Enfin et surtout, elle établit un esprit de coresponsabilité et la conscience d’une dépendance mutuelle. Chacun réalise que celui qui donne aujourd’hui peut très bien se trouver dans quelques années dans la situation de celui qui demande. Nul n’abuse de ces traditions de générosité, car dans une communauté où tous se connaissent, paresseux et profiteurs seraient vite repérés et mis au ban de la société.
“Danser et boire sont notre façon de prier”
Mais le lien principal qui rassemble des familles entre elles est la consommation massive, en commun, du tesguino, une bière de maïs fermentée faiblement alcoolisée. D’une ferme à l’autre, on invite régulièrement voisins, familles et relations à la fête. Une famille peut ainsi participer jusqu’à cinquante tesguinadas dans l’année. Les garçons y sont admis vers l’âge de douze ans, et la participation à cette ivresse rituelle consacre leur passage à l’âge adulte. Les filles, généralement, ne seront autorisées à s’enivrer qu’une fois mariées. Un rite de guérison, une naissance, ou le plus souvent un travail à réaliser collectivement fournissent l’occasion pour se réunir : un champ à défricher, des semailles ou une moisson, le propriétaire en quête de bras lance les invitations et l’on se retrouve le jour convenu pour se mettre au travail. Le tesguino a été préparé par les femmes trois ou quatre jours plus tôt à partir de maïs pilé sur la pierre, mélangé à différentes herbes, le tout brassé avec de l’eau de la rivière et laissé à fermenter dans des pots en terre cuite. Le travail achevé, toute la bande se retrouve à la cabane du propriétaire.
Dans d’énormes pots de terre noircie fermente un bouillon où surnagent les grains de maïs. Pour une vingtaine de personnes, on prépare environ 200 litres de bière, mais parfois plus. Il convient maintenant de tout boire, sans en laisser une goutte. “Danser et boire sont notre façon de prier”, affirment les Indiens. Un guérisseur, un sorcier, offre les premières gouttes du breuvage aux dieux, qui sont friands de tesguino. Une joyeuse beuverie peut durer six heures ou se prolonger toute la nuit, jusqu’à l’épuisement des participants, absolument anéantis après avoir absorbé jusqu’à dix litres de boisson.
Entre-temps, les Tarahumaras, habituellement pleins de réserve et de discrétion, se libèrent. La tesguinada est le moment idéal pour rire et plaisanter sans retenue, mais aussi pour régler d’éventuels conflits latents. Elle joue le rôle de soupape de sûreté dans une société où la violence est bannie du quotidien et la politesse de rigueur. Des disputes violentes peuvent alors éclater et dégénérer en bagarres sanglantes. Néanmoins, le fait qu’elles surviennent en présence du groupe permet un relatif contrôle et évite qu’elles ne s’achèvent par des accidents tragiques. C’est souvent au cours d’une tesguinada qu’un jeune Tarahumara rencontrera celle qui deviendra son épouse. Les couples plus anciens profitent quant à eux du relâchement général pour commettre parfois quelques furtives infidélités. Le lendemain, frasques et querelles seront vite oubliées, mises sur le compte de l’abus de boisson, et l’on se retrouvera bons copains comme avant.
Missionnaires et anthropologues ont longtemps condamné ces pratiques pour leur “alcoolisme débridé et immoral”. Mais on s’accorde volontiers à reconnaître aujourd’hui qu’au-delà du rôle régulateur des tensions à l’intérieur de la communauté et d’affermissement du tissu social par l’échange mutuel d’invitations, le tesguino, boisson sacrée, représente un important apport nutritionnel dans un régime alimentaire frugal principalement basé sur la consommation de tortillas et de haricots. En dehors des tesguinadas, les Tarahumaras ne boivent jamais d’alcool.
LA SEMAINE SAINTE
L’appel des tambours de Dieu
La plus importante fête des Tarahumaras a lieu pendant la Semaine Sainte. Dès le début du Carême, dans le lit des rivières, sur la crête des falaises, on aperçoit partout des Indiens qui courent les sentiers en frappant sur leurs tambours à coups redoublés. Des instruments tout neufs, refaits avec soin chaque année, pour que les sons qui s’élèvent vers le ciel soient plus purs. Chacun sonne l’alarme pour appeler les guerriers de Dieu à se rassembler. Tout le jour les tambours résonnent, comme un immense cœur inquiet qui battrait très vite et dont chaque pulsation ferait trembler la montagne. Il faut que tous soient en alerte : Dieu est en état d’extrême faiblesse puisqu’on va le crucifier. Les Raramuri, peuple de Dieu, doivent être vigilants et le protéger de toutes leurs forces contre les assauts du diable, dont la victoire menacerait la survie du monde.
Ces croyances ne sont pas sans fondement : en effet, sans participation massive aux danses et aux cérémonies, les liens entre membres de la communauté se distendraient. La traditionnelle Korima, qui trouve à s’exprimer en particulier au moment des fêtes, financées principalement par les plus riches, n’aurait plus lieu d’être. L’égalitarisme et l’esprit de solidarité qui ont permis aux Tarahumaras, malgré l’adversité, de conserver leur identité dans de rudes conditions, disparaîtraient, et cela signifierait la fin de leur monde. Danser ou mourir, telle est bien l’alternative qui se pose à eux.
“Quand nous marchons en cercle”
La Semaine Sainte chez les Tarahumaras s’appellent “Noliruachi”, (« quand nous marchons en cercle »). Cercle des guerriers qui dansent et font la ronde jour et nuit autour de l’église pour la protéger des menaces du démon. Cercle des fidèles infatigables qui reprennent sans cesse en processions le Chemin de Croix. Cercles enfin qui redessinent dans l’espace le visage de Onoruame, ”Celui qui vient d’en haut”, le Soleil, identifié à Dieu, et celui de sa mère la Lune, Mechaka, parfois assimilée à la Vierge Marie.
Le soir du Jeudi Saint, à la nuit tombée, les Indiens en grand nombre se rassemblent dans l’église où, près de l’autel, une guitare et un violon répètent à l’infini la même phrase mélodique, triste et lancinante. Dans un coin très sombre, un homme souffle dans un pipeau quelques notes stridentes et déchirées, vaguement inquiétantes. On dirait un loup hurlant à la mort. Sur l’autel ont été déposés des arcs et des flèches. De chaque côté du portail, des archers se relaient pour monter la garde. Chacun à son tour s’agenouille devant l’autel sur lequel un vieil homme au visage grave, vêtu de blanc, est juché tout debout. Il ne dit mot, mais quand tous se sont inclinés, il répartit parmi les femmes images pieuses, statuettes et crucifix, remet aux enfants des bougies.
La procession gagne la sortie, précédée par les musiciens et protégée par la masse des guerriers l’air farouche et décidé. Durant des heures, ils tournent et retournent autour du lieu saint, dans une obscurité totale que ne parvient pas à trouer la pauvre lueur des chandelles portées par les enfants. Dans le ciel nocturne, on distingue plus d’étoiles que nulle part ailleurs. Les lumières de la ville sont beaucoup trop loin pour ternir leur éclat, et avant que la lune ne se lève, l’astre le plus lointain, le plus minuscule, a droit de cité dans cette nuit absolue. Le monde ici paraît vraiment sans fin. Les tambours n’ont pas cessé de battre pour prévenir le Diable que les Tarahumaras ne sont pas endormis et l’attendent de pied ferme.
Guerriers du Diable contre Soldats de Dieu
Car le Diable va venir, dans l’après-midi du vendredi, avec ses guerriers. Ceux-là s’appellent les Pharisiens. Ils représentent les Hommes Blancs, impudents, grossiers et agressifs. Au bord de la rivière, ils se sont couverts toute la peau et la chevelure d’une couche de boue jaunâtre. En d’autres endroits de la Sierra, on utilise la chaux. Mais le principal demeure que, sous le masque de terre qui se craquelle, les Pharisiens soient parfaitement laids et effrayants. Leur chef est Judas, un mannequin vêtu comme un chabochi et pourvu d’organes génitaux démesurés qui évoquent les nombreux viols de femmes indigènes commis par les envahisseurs. Car c’est leur propre histoire que content les Tarahumaras au cours de ces cérémonies pascales. Dans le combat du Christ contre la Mort et les Forces du Mal, ils reconnaissent leur propre lutte séculaire contre la civilisation égoïste et dominatrice des Blancs.
Comme il est impensable de laisser les démons s’approcher de l’église, le centre de la fête s’est déplacé plus haut dans la montagne. Un petit autel en bois et une croix sommaire ont été dressés. Les Pharisiens crasseux miment la messe en la tournant en dérision. Une gigantesque beuverie commence et l’on fait la queue pour ingurgiter de grandes calebasses de tesguino et de mezcal, alcool à base de feuilles d’agave caramélisées et fermentées.
Avec l’absorption continue d’alcool, la tension monte et il me faut user de toute ma diplomatie pour éviter les agressions. Un vieillard aux yeux fous, hagard, dégoulinant de terre et la bave aux lèvres, se rue soudain vers moi la main dans sa culotte et me brandit son sexe sous le nez. Je le félicite du mieux que je peux pour la qualité de ses attributs et tente de lui faire entendre à quel point je goûte tout le charme de sa plaisanterie. Il me débite un discours incompréhensible, apparemment très inamical, me crachant à la figure des volées de postillons pleins de bière, et affiche une mine effrayante. Je finis par le calmer et il s’écroule à côté de moi en rotant tandis que je lui allume une cigarette. J’ai à peine le temps de souffler qu’un autre gaillard s’avance, brandissant celui-là un gourdin, me présente son derrière en pétant bruyamment et en grognant “chabochi, chabochi”. Je ne me démonte pas et lui empoigne joyeusement les fesses à pleines mains, faisant mine de lui faire l’amour. Mon culot a le don de provoquer l’hilarité générale et de gagner à ma cause la plupart des buveurs.
Jusqu’à la nuit tombée, on ne fait plus que danser et boire, et les moins résistants se sont déjà effondrés le nez dans la poussière, le visage sanguinolent. Dès que les ténèbres ont envahi la montagne, les combats s’engagent entre Soldats de Dieu et Pharisiens. Les pieds des danseurs continuent inlassablement de marteler le sol au rythme envoûtant des tambours. Les spectateurs saluent chaque victoire d’un combattant en se mettant à pousser de féroces hurlements, tapant avec le plat de la main sur leur bouche, comme dans les vrais films de Peaux- Rouges !
La lutte se déroule à un contre un, les combattants se tiennent par la ceinture, et il faut soulever du sol son adversaire avant de le jeter épaules contre terre en se couchant sur lui. Certains miment alors la copulation. Plusieurs combats se déroulent simultanément, et les affrontements vont durer jusqu’au samedi soir dans un tumulte assourdissant. Judas est émasculé, écartelé, lapidé et, pour faire tout à fait bonne mesure, brûlé. L’empoignade devient générale et plus personne ne semble guère se soucier de savoir si celui qu’il provoque est Pharisien ou Homme de Dieu. L’important, c’est que la bagarre soit belle.
Gorgés de mezcal et de tesguino, couverts de poussière et ruisselants de sang, les Indiens paient son tribut à la violence. Guerriers du Diable et Soldats de Dieu, épuisés, rompus, s’en retournent chez eux réconciliés, bras dessus bras dessous, titubant et faisant le compte de leurs plaies et de leurs bosses. Seigneur, la fête a été superbe ! Ceux qui ne peuvent plus avancer restent à ronfler là, écroulés sur le bord du chemin, attendant la résurrection... Hécatombe sublime d’ivrognes resplendissants.
Toute la paix du monde
Tout le village s’est endormi. Demain, c’est le Dimanche de Pâques, et on ne dira pas la messe... Dieu est sauvé, il est temps de se reposer. Dans la vieille église de terre battue brille toute fragile la lueur d’une bougie sur l’autel. On n’entend plus que les grillons, et parfois l’oiseau nichant dans les poutres, qui s’agite. La statuette de la Vierge a sans doute les mains brisées, mais l’expression de son visage si douce, la pureté mélancolique de son regard abandonné, sont véritablement miraculeuses. Le Jésus borgne et tout écaillé se tient sagement à ses côtés. La chandelle projette derrière eux, sur le mur blanc de chaux, leurs ombres dansantes, gigantesques. Les arcs des Indiens sont toujours là, et aussi les vieux crucifix poussiéreux enveloppés dans leurs bouts de tissus en haillons.
Les tambours des guerriers se sont tus. Toute la paix et tout l’espoir qu’on peut rêver veillent ici, ce soir, dans cette église cachée au fond des montagnes, protégée par les Indiens. Ces Indiens qui ressemblent aux paysages où ils ont grandi. En dépit de la folie de leurs titanesques soûleries, il émane de tout leur être une impression de calme, de liberté, de silence et de sérénité. De leur Montagne Mère, ils ont reçu la force et la douceur, conquis la permanence et l’assurance. Ils se respectent eux-mêmes, ils se respectent entre eux, et ils respectent le monde dont ils sont nés.
Je vais partir en emportant juste un galet de la rivière, que je prendrai dans ma main parfois, pour ne pas oublier. J’éprouve la désagréable impression d’un immense malentendu entre l’univers et la société à laquelle j’appartiens. Voici plus d’un demi-siècle, Antonin Artaud écrivait que les Tarahumaras “viennent quelquefois dans les villes, poussés par je ne sais quelle envie de bouger, voir, disent-ils, comment sont les hommes qui se sont trompés”.
Menacés de disparition
Plus que jamais, les Raramuri sont aujourd’hui menacés de disparition. Un récent projet de “développement” affecterait une très grande partie des forêts de la Sierra Tarahumara, qui est leur ultime refuge.
La nuit de mon passage dans la ville de Chihuahua, je pus assister à l’étrange spectacle d’une quarantaine de Tarahumaras dansant sur la grande place déserte devant la cathédrale, pour encore prier Dieu. Portant les parures bariolées et multicolores des Matachines, ils progressaient lentement, en avant puis en arrière, sur deux files s’entrecroisant et reprenant sans cesse les mêmes figures. Sans précipitation, le visage impassible, impénétrable, comme pour redire la geste immuable de leur monde au cœur de ce territoire définitivement conquis par les hommes blancs.
Comme s’il s’était agi de revenants. Ou d’extrêmes survivants. Comme si d’une terre oubliée dont chaque arbre, chaque brin d’herbe, chaque caillou avaient été arrachés et emportés dans le tourbillon du néant, ils étaient demeurés en témoignage du passé les uniques fleurs vivantes. Décidés à perdurer, martelant le sol inlassablement de leurs pieds têtus. Et le grincement de l’archet sur les violons, répétant la même phrase mélodique encore et à jamais, exprimait l’éternité de leur revendication.