Né à Montevideo en 1846 de la rencontre de l’interstice de sa mère et de l’embout d’un diplomate, Isidore Ducasse qui devint par le choix de sa volonté souveraine le Comte de Lautréamont et qui mourut à l’âge de vingt-quatre ans de tuberculose, est tenu par ses lecteurs comme l’inventeur du roman poétique. Sa prose goûte modérément aux délices de la narration, et se laisse davantage caresser par la poésie la plus frénétique. Sa première œuvre « Les chants de Maldoror » est exemplaire. Elle constitue la première incursion d’un poète original dans le formalisme du roman. Les chants sont au nombre de six, et disons d’eux que Gide écrivit qu’il aurait donné toute son œuvre pour écrire le sixième chant, qui est le plus romanesque du livre et qui se situe rue Vivienne, une rue que connut Lautréamont, puisqu’il vécut dans un périmètre qui allait du quartier de la Bourse aux Grand Boulevards.
La vie de Lautréamont est pauvre de faits qui permettraient de la cerner. Un portrait gravé de Félix Vallotton, un de Dali ont taché de lui donner une figure possible. Et récemment dans l’édition de poche NRF Gallimard était insérée une photographie incertaine mais tenue pour vraie d’un mince jeune homme aux cheveux mi-long, bien habillé, le regard studieux. Les certitudes aiment se défiler et se transformer en hypothèses chaque fois que commence la dissection d’un poète qui s’était placé sous le signe du refus, et qui était peu enclin au pardon.
Poète maudit qui n’eut pas l’honneur de figurer dans l’ouvrage de Verlaine, au côté de ses semblables (Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé), Lautréamont malgré l’extrême brièveté de sa vie ne fut pourtant pas tout à fait un inconnu, puisque l’ouvrage pour lequel il devint célèbre, Les Chants de Maldoror était en attente de publication, si l’auteur s’amendait de certains excès contenu dans l’ouvrage, quand il mourut à son domicile en 1870.
Il est regrettable que l’auteur n’ait vécu jusqu’à l’âge canonique de 163 ans, auquel cas, il eut pu compulser dans son lit sa parution en Pléiade. Mais la mort frappa tôt, celui qui en deux ans et deux œuvres réussit à créer l’œuvre malsaine et sublime pour laquelle son nom est resté et qui composa un délicieux opuscule de maximes poétiques intitulé Poésies, sans jamais donner l’impression d’un quelconque reniement. Ainsi l’œuvre était-elle bouclée avec ses deux faces morales. D’un côté le Comte, ses révoltes, sa philosophie du mal et du côté pile, Isidore Ducasse, en voie de rédemption, expurgé.
Empruntons la première route, celle des Chants de Maldoror qui constituent une attaque de la rationalité par la jouissance, et s’attachent à faire l’apologie du satanisme féérique. Que Lautréamont ait voulu se libérer de la pesanteur rhétorique du 19ème siècle, lui qui avait certainement beaucoup lu, et se soit attaqué au langage comme le premier fondement d’une société étouffante, n’est pas à mettre en doute. La racine de l’œuvre est là, vivace, à jamais dans sa transgression.
Jeune homme de 22 ans, dépensant ses nuits en lectures jusqu’à l’insomnie, et déjà d’une imagination très vive, Lautréamont dès lors que le contrôle disparut, que la seule résistance à sa frénésie sauta, embrassa le meilleur vice qui peut s’exercer en chambre : l’écriture. Mourant alors socialement, il déposa toute la prostitution de son esprit pour déshonorer la société, la religion et les beaux esprits, et se défit dans un acte vengeur, des attaches qui le rendaient prisonnier. Il gratta assez de papier, avec assez de talent pour obtenir cette souveraineté absolue et laisser trace de ses visions.
Lautréamont, cet adolescent éternel qui fait honte aux hommes que nous deviendrons fut un sérieux plaisantin, et un parfait remède contre l’ennui. La compagnie des auteurs pompiers, les expositions de sirènes en plâtre n’ont ni les perfections ni la fièvre, ni les séductions dangereuses de cet écrivain qui tutoyait l’immortalité en l’appelant par son petit nom.
D’autant mieux que les écritures (au pluriel) de Lautréamont, tant il a passé à la moulinette les figures de style avec cette souplesse que seule l’adolescence permet dans sa genèse, ne cessent sur 400 pages d’accumuler un curieux palais de briques, d’or et de diamants à la démesure de son inventeur. Un étudiant venu de Montevideo qui allait, à peine séchée l’encre de Maldoror, faire un autre don du sang et écrire en présentant l’autre bras, un recueil de pensées qui s’appelle Poésies.
Avec Poésies, Lautréamont parachève son entreprise et se secoue les épaules, pour passer à autre chose. Il a multiplié les figures et les libertés, il veut maintenant bombarder la littérature de réflexions, non d’images. Après avoir été laborantin qui conduit des hybridations, il fait le choix de remettre à zéro ses expériences, et de devenir moraliste, à la manière de Pascal ou La Rochefoucauld. Il devient un stratège du mot.
Son écriture au lieu de se déployer, veut des raccourcis, elle ne supporte plus le verbiage et dans une auto-critique qui n’a pas d’exemple dans notre littérature se remet en cause. L’œuvre se condense en phrases saisissantes qui sont autant d’accusations contre les mauvais auteurs, les admirations factices et les troubles qui conduisirent l’auteur à se perdre dans les différences de son génie.
Désormais Ducasse, revenu à son vrai nom, compte tailler dans cette jungle une machine à calculer. Après avoir cédé aux plaisirs de l’imagination, il décide d’élucider et de désherber en détail sa relecture de sa propre œuvre corrigée, et de s’attaquer à des ancêtres qui n’ont plus pour nom Jéhovah. Peu d’auteurs eurent la lucidité de s’accuser des torts que leurs ennemis commettaient, comme Isidore Ducasse qui bannit de sa prose pour la vivifier toutes les richesses insensées et les marques de luxe intellectuel qui avaient fait sa beauté.
« Les Poésies » sont relativement mal connues, comparativement à Maldoror. On leur reprocha de s’opposer aux qualités qui plurent tant aux surréalistes. Et on ne voulut souvent pas voir que l’auteur dans un curieux mouvement contradictoire rejetait en quelque sorte ses futurs admirateurs. Ce qui avait séduit Ducasse, et l’avait rendu malade, il s’en détacha publiquement et d’une manière inattendue apporta un démentis flagrant à sa future gloire. Il n’était pas Maldoror. Cela n’avait été qu’une flamme dans un esprit qui avait brûlé et qui ressentait maintenant un besoin de vive clarté.
« Les Poésies » sont un magnifique exemple de littérature dégraissée, et il est remarquable de constater que Ducasse fut aussi doué pour le laconisme que pour les grandes orgues. En ce sens, il fut un écrivain impeccable et assez agile pour ne pas reproduire sur deux œuvres un système. Il ne voulut pas s’imiter. C’est ainsi qu’il faut lire « Poésies », ce livre testament qui voulait être un programme de littérature nouvelle. Et c’est dans Jarry sûrement, qu’il faut chercher le meilleur disciple du Janus génial que furent Lautréamont et Ducasse.