Blason de Luce
Luce aimait les images colorées, les objets simples de décoration, les papiers découpés, les boîtes de rangement rouge, la propreté et l’ordre. Elle vivait dans le neuvième arrondissement.
Sa chambre était blanche et gaie. Elle y vivait comme dans un œuf, confortablement, douillettement couvée, au milieu de cartes postales punaisées au mur, de tableaux et d’aquarelles. Son lit était face à une fenêtre.
Personne ne sut pourquoi, elle tomba amoureuse de ce garçon qui était son opposé, mais peut-être faut-il souffrir en amour pour prétendre avoir aimé.
Pour fonctionner, Luce avait besoin d’être heureuse, la tristesse la changeait.
Elle portait souvent des baskets fines avec une rayure jaune. Elle aimait marcher dans les rues, visiter la ville. Suivant les saisons, ses itinéraires changeaient.
Avec moi, qui tentais de la séduire, elle fut accessible mais décourageante. Déjà, elle aimait l’autre homme qui l’aima aussi.
Sa garde-robe était une palette, elle accrochait à des cintres des tissus sobres et des vêtements de sortie aux styles éclatants : bleu, orangé, rouge sombre et magenta, vert feuille, jaune d’or, crème de café.
Elle goûtait la solitude, n’éprouvait aucun ennui à demeurer seule au soir. Elle ne possédait pas la télévision, je me suis toujours demandé comment elle occupait les moments de creux où le vide rôde. Elle avait des disques, c’était pour elle une passion que de les acheter, de lire les notes de pochette, de chercher des heures de nouveaux albums d’avant garde, des tirages limités d’étranges groupes inconnus. Elle vouait une véritable vénération à des musiciens qui composaient des morceaux de techno à cordes. Elle se révélait très pointue sur ce sujet, connaissait les biographies, allait au concert. Un jour, elle partit traverser la France pour entendre dans une ville du sud, son artiste favorite donner un concert privé.
Elle portait des cheveux coupés à la garçonne, avait une voix grave, légèrement rauque et cassée. Bonjour les garçons disait-elle, quand elle nous rejoignait au bar, elle s’asseyait et ajoutait : Quoi de neuf sous le soleil ? Comment était votre semaine ?
Je la cite dans le désordre : "J’ai vu la rue où je veux vivre. C’est une impasse !", "J’ai rêvé qu’un chat beige mangeait un scolopendre. Je me suis réveillé en riant.", "Vous vieillissez bien pour des gens qui boivent tout le temps", "Qui veut m’accompagner voir The Domino Mountain ? Oui c’est un groupe expérimental.".
Peut-être aurais-je dû m’efforcer de la suivre dans ses virées, d’aller parfois avec elle écouter la musique bizarre qu’elle aimait. C’est en partie de ma faute, mais de toute façon, je n’avais aucune chance. Je ne lui plaisais pas.
Avant que de les faire raccourcir, elle avait eu des cheveux longs, presque baudelairiens. Les mèches tombaient autour de son cou, souples et brillantes, lâches et courbées. Il arrivait qu’elle les attache et dégage le front. Elle avait une conscience très sûre de son aspect et sans coquetterie, savait se présenter. Par désespoir, un jour elle se rasa pour s’enlaidir. Elle apparut cassée avec un sac, son ami était un cas, il l’avait quitté pour l’une de ses copines, une petite conne au con baveux. Un caprice classique de méchant amoureux.
Mais tout repoussa.
L’appartement avait quatre fenêtres dont l’une était constamment ouverte. La couverture de son lit était rouge sang, elle détestait les oreillers, ne jurait que par les polochons contre lesquels, elle s’enroulait. Son frère lui avait offert un encensoir en métal où elle brûlait des tiges indiennes. Elle croyait au pouvoir mystique de l’assainissement d’air.
Lorsqu’elle me recevait, elle se laissait aller à s’allonger sur le dos, et me parlait sans me voir. Dans cette position, dont elle ne pouvait ignorer la teneur, je m’imaginais la saisir. Je l’appelais alors : Lumière du jour, figue, petit radis, feu dansant, flamme rouge, russe de la pampa, île du petit bonnet, vinaigre doux, bocage normand, mauvaise graine, tentatrice, succube, tasse à thé, et je la surnommais l’anglaise.
Il arrivait qu’elle me fasse peur, oui, j’étais effrayé. De la timidité sans doute, un vieux reste d’éducation. Je la sentais indépendante, intelligente et libre. Je n’aimais pas trop cela. Je sentais du danger à me laisser séduire, une très légère crainte pour son caractère affirmé, un vague refus qu’elle put exister lorsque j’étais absent.
La littérature embellit, grandit et subjectivise tous les objets d’amour, mais je me refuse à tromper. Pour réaliser le blason, donner de la consistance aux chairs, rendre de la pensée, créer le modèle unique, coupé sur mesure, je dois maintenant tailler dans le détail. Cette réalisation demande que j’apporte au portrait, le grain, l’humeur et des notions de mises en scène. Concourt à sa fabrique, pour que la femme crée soit plus qu’une poupée, ce très léger frottis de prosaïsme qui donne vie aux toiles.
C’est ainsi, que s’ouvre au son de mots magiques, cette nouvelle scène, où apparaît enfin, dans sa complexité concrète, Luce se réveillant boudeuse :
Elle maugrée, le visage aplati, l’eau bout dans la casserole, son doigt est crocheté à l’anse d’une tasse, elle fait des réponses brèves, pieds nus sur le carrelage. Ses yeux collés sont bridés de fatigue, le quotidien mesquin entre en querelle, le jour est une catastrophe, une lourde machine à abrutir le temps.
"Je me fais toujours baiser. Absurdité, souffrance, douleurs qui n’en sont pas, flasques moments amorphes, odeur de vieux souliers. Si j’avais un valet ! Ou un chien ? Non, un valet, un beau valet."
Au bain, lavons, sous la douche frileuse, le râle de l’eau chaude dans l’enfer de l’évier.
Chaque jour est festif, un jour sur deux, un jour sur trois, un jour sur quatre. Souvent, jamais.
As-tu toujours envie de coucher avec moi ? Je suis certaine que oui. Dit-elle.
Elle s’arrêta, je répondis.
Blason de Camille
Camille avait une peau claire, que trois nævi relevaient de sombres tâches caramel. Ses formes avantageuses, l’opulence des seins, la taille prise dans un fin excédent de graisse, le ventre rond feuilleté en brioche, la carnation molle de l’intérieur des cuisses, tout concourait à l’appétit, à la dégustation. Elle était d’une texture gélatineuse, souple comme un gâteau et sa poitrine en dôme semblait faite de gelée.
On dit des papillons que leur existence éphémère n’a d’autre but que la reproduction. Ainsi de Camille dans ses jeunes années, avant qu’elle ne rencontre un homme à qui elle dévoua sa vie de jeune sentimentale qui s’était dépravée tôt.
Elle languissait le jour, triste comme au carnaval quand on se prend à méditer sur son arrêt prochain. Son corps gondolé de courbes potelées appelait à l’amour paillard, à la courtoisie sale, à l’emmanchement.
Camille était une femme lacunaire qui demandait quelqu’un pour être complétée. Seule, elle tombait dans un puits, moisissait, s’ennuyait, dépérissait. Je la voyais souvent, elle aimait ma compagnie et j’aimais être vu avec elle, grâce à quoi j’assurais mon standing. J’étais alors un être faible, bavard, concupiscent, intéressé.
Elle avait des propensions au luxe, un goût marqué pour les lieux chics et capricieuse dépensait plus d’argent qu’elle n’avait. Je me montrais généreux quand nous sortions, je voulais qu’on nous voie, jeunes et prodigues, boire des alcools chers. Je jouissais qu’elle m’ait choisi comme compagnon de stupre, et camarade de vice. De candide et morose, fumer, boire, la rendait tapageuse, souveraine, adorable et tolérante pour les excès.
Nous étions une association de contraires. Moi, sérieux, casanier et rieur, elle vivace, conquérante, et sachant de quel prix, elle pouvait être achetée. Moi moraliste et fort buveur, elle immorale mais incapable d’ironie.
Camille n’avait aucun humour et parfois, nous ne parlions pas la même langue et nous devions inventer pour nous comprendre une forme supérieure d’amour et d’amitié. J’étais conciliant parce qu’elle était splendide, et qu’à l’époque, je ne savais pas contredire les femmes.
Ensemble, nous jouions certains soirs à être mélancoliques, à jeter de longs regards brisés sur les gens et les choses. Ne pas parler, et être là, nous donnait l’illusion d’être des gens du monde, des connaisseurs exquis, des juges et des acteurs. Nous retenions notre gaieté. Nous nous donnions des airs de châtelains, quand nous n’avions qu’à peine assez pour vivre, manger et payer les factures. Ce mode de vie parfumait nos soirées. Je la regardais embrasser son verre, y déposer les lèvres, secouer son chignon.
Elle me complimentait, elle m’avait dit ressentir de l’admiration et c’est avec des gestes de sœur qu’elle déclara un soir que nous avions parlé de nos vies et de nos désirs, que j’étais extraordinaire. J’avais souri qu’enfin quelqu’un reconnaisse cette évidence et j’avais répondu : Oui, je te l’accorde, tu devrais le crier dans un porte-voix.
Nous discutions à voix basse comme timides d’en être aux confidences. Mon tour vint de rompre sa pudeur, et je lui dis : Je t’adore, tu es extraordinaire.
Bonnes vibrations ! Confort émotionnel ! Musique et profusion ! Mais nous ne pouvons pas être amants. Besa me mucho ! Les êtres indépendants ne se rencontrent pas. Et pourquoi donc ? Avais-je envie de dire. Ah ! C’est bon, je comprends. Quoiqu’il en soit, In my solitude ! Trinquons As time goes by !
Camille était aimante, nue elle était invincible. Etrangement, elle n’était pas difficile, elle pouvait aller avec toutes sortes d’hommes. Elle était trop agréable pour être chieuse, trop séductrice pour ne pas souhaiter plaire. Son contentement était régulier, facile était de lui combler la mesure, de faire reculer ses barrières.
Action ! Que Priape me vienne en aide !
J’aurais donné ma bibliothèque pour lui toucher les nichons. Magnifique crémière au cerveau bien fait. Son corps aphrodisiaque crémeux comme un fromage déclenchait des besoins de déclarations fiévreuses, jusqu’à la mort et pour toujours. Je voulais vivre son intimité, m’installer chez elle et prendre terre, l’aider pour la vaisselle, lui donner mon argent, lui apprendre à faire à manger, la soigner et lui rouler ses joints. Elle le savait, car je me trahissais par mon empressement, venait la voir le matin, passait la prendre en voiture, la surprenait à son travail, l’invitait au concert.
Assise dans le jardin, Camille m’écoutait critiquer l’époque, moquer sans haine des personnalités éminentes, ré-échelonner les réputations, le sol était jonché des graines d’érables que l’on nomme familièrement hélicoptères. Je lui posais la main sur la cuisse. Je ne savais que faire de mon autre main qui était semblable à une araignée d’eau. J’étais tendu, cet attouchement s’il était repoussé allait détruire toute relation possible, un non conduirait à une séparation.
As-tu toujours envie de coucher avec moi ? Je suis certaine que oui. Dit-elle.
Et je répondis "Merci Camille" en desserrant le poing.