La Revue des Ressources

Ami (1) 

dimanche 2 août 2009, par Roland Pradalier (Date de rédaction antérieure : 5 avril 2007).

Cette fiction pour les amis, de tout temps, mes soutiens.

Il y a des personnes qui achètent tout exprès de jeunes esclaves bien impertinents (et dont on stimule encore l’impudence par une éducation spéciale) pour leur faire débiter des inventions étudiées, et nous ne traitons pas ces grossièretés d’offenses, mais bel et bien de gentillesses.
Sénèque.

Une nuit de juillet par temps clair, appuyé à la rambarde d’un balcon je discutais avec X, mon ami. Il était installé dans un transat. La lumière de l’appartement qui fuyait vers la fenêtre, éclairait ses jambes, mais son visage qu’il tenait penché au-dessus des cinq étages demeurait à moitié nocturne. J’avais bu. Je tenais un gobelet dans la main gauche. Il souriait.
De mes nombreuses connaissances, X ci-devant présent, était l’une de mes favorites, et je le classais parmi l’élite de mes amis. Je me laissais aller avec lui sans retenue ni hésitation. Il riait avec complaisance de mes maladresses. Complice, il pardonnait mes erreurs. Jamais, je ne l’avais entendu se moquer du balbutiement qui se greffait parfois à mes discours, ou des cris que poussait ma voix. Il acceptait que j’échoue et sois imparfait. Il autorisait le laxisme, et excusait les déviances.
Après une effroyable aventure, où j’avais échoué pâle et nu, je revenais à mon ancien amour : La douceur. Je me convertissais.
Dans l’attente de la grande mue, où j’aurais troqué mes guenilles pour du sur mesure, j’appréciais de venir dériver chez lui, sa compagnie favorisait mon amélioration.
Je ne crois pas que X se soit attardé en considérations morales sur ce que je peux appeler mon cas, il me tolérait et m’aimait.
Pour le remercier de son précieux temps perdu en mon indigne compagnie, je lui offrais des poèmes que sans apprécier vraiment, il collectionnait. Il les rangeait dans une enveloppe qu’il avait mise dans un coffre, dans une banque à Genève, parmi les objets précieux dont on se sert peu.
Malgré la qualité et l’intimité de notre relation, passé un certain point dans le cours libre des discussions, il s’offusquait que je franchisse une limite qui m’était invisible et subitement me sermonnait. Quand j’avais bu, je n’avais plus de frein, plus de pudeur. Le soir, tard, j’improvisais des haïkus expérimentaux et malgré la pauvreté de mon talent poétique, la nullité de ma diction, il arrivait que naisse de ces lectures, une connivence fraternelle.
Beaucoup plus réservé que je l’étais, X se transformait à mon contact, et évoluait suivant les heures. Il s’allongeait dans son transat et quoiqu’il gardât le même aspect, il devenait alors autre chose qu’un homme déterminé. Pendant nos séances de récession que nous appelions des comités de crise, il s’amusait et devenait oublieux puis me reprochait de l’avoir entraîné dans le saccage de tout principe. Il se sentait coupable de ce désœuvrement qui nous poussait à l’invention.
Je crois qu’il m’arriva de l’effrayer par mon absence de préjugés, et que j’ai pu sans le vouloir heurter sa sensibilité délicate, asperger de coups violents des zones de sa pensée qu’il aurait souhaitée préserver.

Je n’ai jamais voulu le mettre mal à l’aise, qu’il me pardonne ma passion. Mes coups bas, il ne savait pas les esquiver, et répondait frontalement, sa susceptibilité mise à mal. Je n’aime pas ce qui est fade, posé d’office sur la table et que l’on saisit dans l’instant, je préfère ce qui se livre avec franchise, et fait tomber le secret. Mais mon amitié ne fonctionnait pas uniquement comme un envahissement et j’admirais X dans ses différences.

Je l’ai rencontré en 1997, à une soirée, dans un appartement parisien, où il s’ennuyait, et avait commencé de lire un roman. Son calme, sa retenue naturelle m’avait attiré comme des particularismes cultivés. J’avais une bouteille de Glenmorangie dans la main, je l’avais taxé à un binoclard sautillant et je proposais à X un verre qu’il me semblait mériter davantage que le porteur de veste à carreau qui bien qu’absolument ridicule sortait avec une très jolie fille, qui vêtue d’une petite blouse de teintes écrue, les épaules dénudées distillait son charme à l’incompétence d’un homme.
X prit la bouteille et me remercia, on eut dit que je venais de lui lancer une bouée, je discutais avec lui puis me levais. J’avais repéré une place près d’un pot de fleurs où il semblait agréable de mourir et de fumer une cigarette, la dernière, puis une autre puis une autre encore, et de se dire à haute voix des confidences indécentes.
Il me suivit jusqu’à la plante aux feuilles vertes caoutchouteuses, s’assit et démarra une conversation qui se révéla passionnante.
A quatre heures trente du matin, l’appartement s’était vidé et les propriétaires dormaient. Avec X, nous discutions encore. J’avais appris entre temps qu’il était un artiste savant, qu’il écrivait un manuel d’optique qui traitait de tonalité des couleurs et de ce qu’il appelait la vision claire, qu’il rapprochait de la lucidité, et qui selon lui provenait de la sagesse et du sentiment épuré. Voir s’apprend, voir s’enseigne me dit-il.
Il s’enthousiasma avec modération des milliers d’observations quotidiennes que des yeux entraînés et perspicaces, peuvent fournir. Il me parla de la pratique de la vision comme d’un sport cérébral et compara ses yeux à ceux d’un détective. Voir est un art. Dit-il. Les hommes deviennent tous aveugles, le monde est un territoire myope.
Il habitait à proximité, s’exprimait dans un français parfait, et goûtait les phrases longues qu’il prononçait avec une délectation de joueur. Il me parut brillant, intelligent et me subjugua par son éloquence.
A cinq heures du matin, j’étais épuisé mais assez alerte pour savoir que je devais le revoir, que cette rencontre imposait de déranger l’ordinaire. Je lui donnais mon téléphone. Comme tous les solitaires, il recherchait la compagnie. Car la solitude est causée par une sévère sélection des fréquentations et l’incapacité de se lier avec le premier passant autrement que sous une forme temporaire, pour prendre un divertissement.

Je le revis. Il m’invita à déjeuner. Il avait préparé un carré d’agneau, s’était acquitté de l’achat de légumes de saison auprès des maraîchers arabes de sa rue, les avait fait revenir par poignées, chacun à leur tour pour respecter leur craquant, avait déglacé le jus, puis arrosé la viande pour qu’elle reste tendre.
Le plat fut servi, le couvercle ôté dans un nuage vaporeux. Je plantais le tire-bouchon dans le col du vin rouge.
Il était temps de couper la musique classique et de mastiquer. L’appartement était sobre, un futon d’un bleu très sombre était utilisé comme canapé, sur le parquet du couloir un carton avait été abandonné sans usage, je remarquais quelques tasses sales posées sur des étagères et parmi les stylos déposés sur le bureau, trois cuillères culottées par le café. Il possédait un ordinateur, une chaîne hi-fi haute gamme, une quarantaine de livres et un tas de linge dans un coin qui ne sentait rien.
- De quoi vis-tu ? Demandais-je, intrigué qu’il puisse payer un loyer sans avoir de revenu fixe.
- J’ai de l’argent de par un âne magique que me confia mon père qui était meunier, il pond des œufs d’or. Je les récolte chaque matin et les dépense ou les donne.
- Tu ne veux pas répondre ?
- J’ai de l’ambition, et lorsque je suis ici et ne fais rien, je prévois des plans pour organiser mon succès. Au sommet, manquent les talents. Du coup, les montagnes nous paraissent basses. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Le public aime le ras de terre.
Le vin débouché était excellent, et l’ivresse qu’il procurait d’une intensité supérieure. Après cette explication, je meuglai comme une vache et applaudit ce discours vengeur, et la fourchette à la main, agitant une pomme de terre, j’émis un léger bravo.

- Musique en dessert ? Dit-il et il alla regarder dans sa collection de vinyles.
Revenu, il poursuivit :
- Certains albums sont introuvables en version originale, et ont été remasterisés, le son est altéré. Les vinyles possèdent une présence que les CD ont rarement. Met le disque sur la platine, pose l’aiguille, écoute, l’air est éventé mieux qu’au spray Pomme Verte.
Je hochais la tête, interdit, quittais la table pour juger des œuvres qui composaient la collection.
- Rien que du classique, sauf deux. Assieds-toi, là sur la bergère jaune, entre les deux baffles. C’est le juste endroit. Je vais te passer un extrait d’un disque incroyable, dix sept minutes. Ne bouge plus et ne parle pas.
Mon verre était plein, je le fis durer jusqu’à l’Allegro final. Jamais, je n’avais écouté de disque dans des circonstances si proches du concert. J’ignorais que cela fut possible. Durant ces dix-sept minutes, qui furent une longue surprise, je me tins cois et attentif, les yeux posés sur les minces nuages embués qui flottaient derrière la fenêtre, et mes souterrains s’éclairèrent.

X savait respirer, manger, boire, marcher, être immobile, parler et se taire. J’avais appris en autodidacte, sur le tas comme un glouton en homme longtemps privé de ses plus logiques convoitises. Je ne calculais pas mes plaisirs, j’étais un être dépensier, pour qui tout événement sedevédetre un profit.
Je quittais l’appartement vers minuit, et saluant sur le pallier, l’alcool me fit dire :
- Je veux être le premier membre de ton fan-club. Je suis enchanté de te connaître.
- Rentre chez toi, tu me fais honte.
L’air extérieur me détendit, je longeais les palissades d’un square, un réverbère disposait d’évocatrices guirlandes aux arbres, pendantes comme des viscères et entre les feuilles de multiples amandes grisâtres inondaient les branches. Une chaleur lourde, engloutissait la ville sous une coupole moite.
Je dégrafais ma chemise et me calmant à la vue de petits groupes qui déambulaient paisibles, je parvins à retrouver le chemin de mon appartement sans m’être perdu.
En ouvrant la porte, le déclic bienveillant de la serrure accueillit mon retour, je m’affalais dans la baignoire et fis couler l’eau.
J’étais reposé, j’avais croisé un compagnon fiable sur la route solitaire que cinq ans plus tôt j’avais pris, dans l’intention de devenir artiste.

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