X me montra la réponse de l’éditeur scientifique auquel il avait fait parvenir son manuscrit, elle était soigneusement dactylographiée, et il semblait qu’elle avait déjà servi :
Cher monsieur,
J’ai lu les premières pages de votre manuscrit dont je refuse la publication. Rappelez-vous quand vous serez en dépression, conséquemment à ce refus, que je suis à l’origine de cette maladie. Songez donc alors quel est mon pouvoir de nuisance sur des êtres qui me sont peut-être supérieurs mais qui sont soumis à mon autorité et à mes décisions. Et dites-vous que je suis mauvais juge. Cela devrait vous aider à sortir de la mélancolie. Je vous reste amicalement indifférent.
Bien à vous.
X s’avoua surpris de cette franchise, et s’il refusa tout à fait de suivre ce judicieux conseil, il m’expliqua qu’il allait se mettre au travail sur une théorie du bâillement. Pour tous ceux qui comme nous sont exclus et dont l’attente est rallongée jusqu’à son maximum d’étirement, comme s’il s’agissait de tester nos capacités de résistance, bâiller est une activité fondamentale et la manifestation révolutionnaire par excellence. Etant donné notre situation, et que notre propension à l’acte diminue jusqu’à l’extrême faiblesse, jusqu’à disparition, que les motifs d’agir se voient fondre dans l’incompétence routinière, bâiller est devenu la marque d’un défi aux tentatives faussement heureuses de réjouissances, et je crois le déni le plus objectif et le plus radical. Bâiller dans un meeting politique, devant la télévision, dans un groupe de connaissances qui dansent, dans la rue, dans un café, devant un film, devant un livre, devant un journal, devant une peinture, est le point de départ d’une contestation et marque une révolte plus audacieuse que celle de la violence. Puisque dès lors que nous sortons du système, il ne nous est plus possible de le réintégrer qu’en le combattant ou par la simulation, j’estime le bâillement comme le seul acte vraiment indépendant et dont rien ne peut nous priver. Certains pourraient prétendre à tort que bâiller ne provoque pas de transfiguration, que bâiller n’apporte aucune valeur ajoutée, et c’est précisément de cela qu’il s’agit, d’une volonté de non participation, d’un désengagement, d’une extériorité et peut-être d’une sagesse.
Et il bâilla pour bravade. Puis bâilla encore.
Je propose que nous passions à table. Je continuerai mes explications en mangeant.
La table fut dressée dans la cuisine, une nappe blanche en coton surmontée de frises irrégulières en batik, des assiettes creuses posées par-dessus d’autres plates, des couverts en plastique, et deux verres à vin larges aux cols évasés.
- Et quel temps fait-il ? Dis-je.
- Beau et orageux comme toujours. Toutes les nuances de la cendre jointes à celles de la mer s’étalent sur l’immeuble. Papiers découpés dont la lumière est le vrai ciseau.
Le vin était de rouge rubis, presque sirupeux et gras.
Le repas achevé, X m’offrit un cordial.
Dans la cuisine, planait l’odeur du graillon, du jus de viande et de l’huile cuite. Nous déménageâmes vers le salon sans garantie de nous trouver mieux.
Je m’installais dans le moelleux des coussins, fumais une cigarette et me mis à penser que climatiquement, nos rapports étaient devenus fixes. Je regrettais le temps orageux et les tornades et je fis part de mes doutes à X concernant notre amitié qui avait tendance selon moi à se survivre dans le calme plat. Depuis quelques temps ajoutais-je, nos rencontres ont cessé d’être des joutes sans devenir des aires de repos. Notre comédie manque de personnages, l’aspect tragique n’est pas accompli, un drame sans rebondissement dont l’action eut été coupé et remplacé par des entractes, n’est-ce pas ?
- Qui t’a dit une chose semblable ?
- Personne.