Lors de l’exposition où furent regroupées toutes les œuvres que l’on désignait alors par le terme d’Art Raté, ne figurèrent pas que des travaux d’inconnus, mais par jeu et impertinence, on mêla des oeuvres de maîtres et des pièces récentes qui remportaient quelque succès, sans que les noms des auteurs soient mentionnés.
Les artistes inconnus étaient majoritaires et occupaient les deux tiers de la surface d’exposition. Parmi eux, on en distingua plusieurs, et leur fut décerné le prix d’Artiste Majeur d’Art Raté. Quant aux œuvres de maîtres, et à celles trop récentes pour qu’on puisse les estimer suivant beaucoup d’autres critères que leur valeur financière, certaines parurent mériter cette déflation, mais d’autres apparurent aussi peu à leur place qu’un séminariste au comptoir du Balto
Les visiteurs vinrent nombreux, et l’exposition malgré son caractère déceptif (on payait pour mépriser), fut une réussite. Le public se pressait, attiré par le goût du monstrueux, et curieux s’ingéniait à reconnaître quelles œuvres étaient amateurs, quelles autres étaient encloses dans le champ de l’art, mais parmi ceux qui vinrent voir, quelques uns s’étaient déplacés, non pour se distraire, se moquer, mais pour réfléchir à la notion d’art que l’exposition volontairement rendait floue.
Parmi les penseurs influents et reconnus pour leur indépendance, les chercheurs en esthétique les plus implacables, Albert Mong était sans doute le meilleur, et il faisait référence pour tous ceux qui savent apprécier la vivacité d’esprit. Mong avait été à l’origine du projet d’exposition.
Parce qu’il était rosse, et ne reculait pas devant l’outrage, il décida un conservateur de musée, de l’aider à regrouper un maximum d’œuvres nulles. Il commença par un appel d’offres qu’il diffusa dans un grand journal quotidien :
Cherche œuvres d’art d’amateurs pour exposition nationale dans grand musée parisien. Tout envoi sera vérifié, personne ne sera écarté.-
Les propositions affluèrent, il fut débordé, ce qui le confirma dans sa théorie que l’art était une compulsion, puisque tout le monde se croit du génie, alors que chacun sait renoncer à devenir champion de tennis.
Mong n’aimait pas travailler seul, de là lui venait sa popularité, et il s’entourait d’amis, de confrères, et même de contradicteurs pour ne pas laisser sombrer sa pensée dans la monotonie. Il regroupa quinze chercheurs pour l’aider à faire le tri. L’après-midi, les hommes ouvraient les paquets, lisaient les lettres qui leur étaient adressées, émettaient une opinion rapide, rejetaient des toiles parce que trop bonnes, se régalaient d’avance devant une splendide croûte qui ferait l’unanimité.
Ceci leur prit deux mois, et ils réunirent 150 œuvres de tous formats, modernes et exécutées par des ignorants.
La seconde partie du travail à accomplir était plus subtile, il s’agissait de repérer parmi les œuvres reconnues, des exemples d’échecs criants, et de sortir des galeries quelques travaux contemporains dont malgré le prix, le cénacle estimait que la nullité était flagrante. Les débats furent âpres et les quinze spécialistes passèrent des nuits blanches à argumenter, discourir sans trouver de compromis. Il leur manquait un classement, une échelle de compréhension, car il était impossible que seul les goûts de chacun servent d’arbitrage.
Mong avait fait l’erreur de créer son groupe de penseurs comme une démocratie, il ne s’était pas accordé le droit de veto, dès lors obtenir une majorité devint délicat et certains artistes qu’il eut voulu voir au panthéon de la médiocrité lui furent refusés, quand d’autres qu’ils ne méprisaient qu’à peine, furent rapidement sélectionnés. Il le déplora et s’en expliqua dans un article de journal qui fit sensation et qui lança une polémique virulente qui enflamma jusqu’aux hebdomadaires consacrés aux programmes de télévision. Le scandale promettait une exposition sensationnelle et des records d’affluence.
Le monde de l’art français, c’est à dire environ 15000 personnes était en ébullition, la polémique enflait, et même symptôme le plus immédiat, au journal de 20 h, où Mong fut invité juste avant la page des sports.
Il s’exprima avec clarté, et occupa avec sérénité ses trois minutes d’interview pour faire le tour d’une question qui pourtant était insoluble. Le journaliste, parut comprendre ce qui était dit, Mong en conclut qu’il avait su rester réducteur et assez basique pour passer sur les grandes ondes, et que c’était ainsi qu’il fallait agir.
L’intelligence pensait Mong, est la capacité de s’adapter sans verser dans le mensonge. Il n’éprouvait pas de scrupule à se livrer à la comédie médiatique. En quelques phrases choisies, il ramena ses idées à des slogans, et coagula contre lui, la masse immense des sans opinions qui avait un point de vu.
Rapidement son patronyme qui n’était connu que d’étudiants en veste à peau de mouton circula pendant les dîners de famille, et engendra des querelles de table. Cette fille publique que l’on nomme la gloire, et qui croyait-il avant qu’elle ne l’atteigne, n’était destinée qu’à la crapule, venait de l’atteindre.
Mong se rassura, sachant que cette gloire qui le rattrapait, s’éteindrait bientôt, et il remarqua qu’elle ne s’intéressait à lui qu’en rapport lointain avec son travail et qu’elle s’était coagulée autour d’une déclaration, et de même que l’on finit toujours par aborder quand on parle de littérature davantage la vie sexuelle d’un auteur, plutôt que son dernier livre, il convint qu’il ne se reconnaissait pas dans ce miroir déformant.
- Mais voyez, il a eu 125 femmes dont 55 par sodomie.
- Et son dernier livre ?
- Il parle de fellation.
Mong délégua des membres de son équipe pour répondre à toutes les questions que la presse voulait aborder et que le scandale avait provoqué. Bien lui en prit, car partager la gloire, donne toujours l’illusion d’être un grand seigneur et crée une saine émulation.
Une déclaration cosignée par les trente membres fut signée, la voici :
« C’est sans volonté de rire des faiblesses du monde, sans cruauté que nous avons préparé l’exposition nommée : Art Raté. Nous avons pris garde, de ne pas confondre notre vision qui est nouvelle avec les procédés de l’art brut, et avons écarté tous les travaux de déments, ce qui fut complexe, car ce n’est pas en voyant une œuvre, que l’on peut à tout coup savoir si l’artiste était fou.
Les critères qui nous ont semblé les plus représentatifs sont :
1 - Manque de suivi dans les intentions.
2- Valeur symbolique lourde et délirante.
3 - Sentimentalisme exacerbé.
4 - Manque de maîtrise.
5 - Abus des répétitions.
6- Absence de créativité.
7 - Nullité grossière.
8 - Incompatibilité et inadaptation au réel.
9 - Disproportions.
Ces 9 points qui ont été sévèrement passés au crible, nous semblent malgré le vague qui les caractérise, permettre une sélection des trésors de l’Art Raté qui seront exposés à partir du 10 mai au Grand Palais. »
Lors d’une interview pour une revue d’art qui se sentait visée, un chercheur déclara que si l’exposition ne présentait que des contemporains, ce n’était pas pour défendre l’art du passé, mais uniquement pour donner un panorama logique de l’état de la mauvaise création en France au début du 21ème siècle.
A la question : Est-ce qu’un artiste ayant fait notre couverture a été sélectionné ? Il fut répondu oui, nous en avons choisi deux, et votre magazine a publié plus de 200 numéros, avouez que ce n’est pas offensant pour votre publication.
A la dernière question : Craignez-vous le vandalisme ? Il fut répondu non.
Enfin, pour apaiser les esprits qui s’échauffaient à hauteur de leurs préjugés, il fut spécifié que tous les artistes présentés avaient donné leur accord, que les œuvres pouvaient être vendues lors de la présentation, contrairement à la politique habituelle des musées.
Le 10 mai, une file d’impatients attendait que le musée ouvre. La présence de la star du porno, Miss Chatanooga dont c’était peut-être la première visite dans un lieu de culture fut très remarquée. La foule amassée ressemblait à celle d’un concert.
Mais une fois à l’intérieur, les spectateurs furent médusés et déçus. Ils comprirent qu’ils s’étaient laissés entraîner. La première salle vit s’exclamer la foule en colère :
- De qui se moque-t-on ? Mais c’est nul ! Quelle horreur !
En effet, pour l’essentiel les tableaux se caractérisaient par le kitsch, usaient de procédés d’affiches publicitaires, et semblaient des imitations. Des nus maladroits aux couleurs sans vie étaient accrochés de travers, à côté de paysages montmartrois, pullulaient des pseudo copies de Van Gogh, Picasso, Bacon, Pollock, Dali. Des œuvres abstraites côtoyaient des monochromes, des amoncellements de patates étaient engrangés contre un mur, un matelas éventré était recouvert de tampons hygiéniques, un tableau classique avait été reproduit sur le couvercle d’une poubelle à pédale, des agrandissements de culs de juments jouxtaient des animaux empaillés qui tenaient des coton tiges etc.
Pour augmenter le désarroi et la confusion, les commissaires d’exposition par ludisme avaient retiré les noms des artistes.
Les œuvres n’étaient pas distribuées par genre, mais par progression vers le néant, afin que les plus abouties figurent proche de la sortie, pour permettre la fuite des visiteurs au comble de l’écoeurement. Les pièces maîtresses placées dans la dernière salle, étaient comme une ultime épreuve à franchir. L’idée qui présida à la décision de les mettre au fond, fut que le public devait désirer sortir, avoir vécu l’expérience de la nullité comme une apnée, et vouloir revenir à la pollution, aux voitures, et au quotidien avec des bénédictions.
Malheureusement, passé le premier choc, le public retrouva son calme, apparut blasé, et peu effrayé par l’accumulation d’œuvres sans valeur, il ne cilla plus, et parut retrouver sa force d’inertie.
Certains s’essayèrent à retrouver les noms, et à découvrir les œuvres célèbres. Très peu s’enfuirent, seul une dizaine allèrent d’un pas décidé vers l’issue de secours. La majorité s’amusa et parut ravie. Chatanooga montra sa poitrine devant l’œuvre au matelas, et le leader du groupe Envie Vitrine posa bras croisés devant un buste de plâtre. Ce fut un fameux bordel et un très joli succès, mais l’exposition n’eut lieu qu’une année, Mong estimant qu’en matière de plaisanterie, il fallait éviter la répétition. Il préféra sur trois autres continents réitérer le concept, afin de démontrer ce qui était devenu autant une facilité qu’un gagne-pain : que la bêtise est universelle.