(Adaptation libre de la bande dessinée de Guillaume Chardon. En mémoire d’une amitié, commencée il y a vingt-six ans.)
Le monstre.
Un garçonnet de sept ans et demi, les lèvres tachées, repeintes de confiture cassis pleurait amèrement au milieu des hautes herbes. Il venait de faire tomber sa tartine au-dessus d’une fourmilière et regardait les insectes escalader la mie de pain et s’embourber dans les flaques de gelée.
Sa distraction l’empêcha de voir la mante religieuse géante qui s’approchait. Elle était verte et son abdomen jaune couvert d’une épaisse cuirasse satinée. Elle était de la hauteur d’un arbre à quetsches (puisque la sonorité le veut).
Le garçonnet avait les cheveux en épis et lustrés à la gomina, blonds. Quand il aperçut l’insecte, terrifié, il jeta un cri aigu.
- Maman !
Suprême ironie que ce cri filial lancé juste avant la mort ! Sublime attachement maternel ! Subtile dernière parole !
L’enfant se cacha les yeux des bras. La patte de l’insecte descendit dans un ralenti glissé, faucha l’herbe au raz du sol et coupa l’enfant en deux.
La mante religieuse abaissa son corps plastifié, l’arrière du corps dressé vers le ciel et des mandibules déchiqueta la proie, cisailla et crocheta le bambin vautré dans l’herbe.
La mère crut entendre un écoulement d’eau suspect, un bruit curieux de gouttière percée. Sa maison de poutres blanches était sise en bas d’un col neigeux. Elle appela l’enfant, et partit à sa recherche. Contournée l’aile ouest, elle se retrouva face à la bête qui fit pivoter son cou d’un mouvement automatique. Elle poussa un cri d’horreur : Fiston ! auquel répondit lointain, un coq. La créature écarta les pattes en crabe et se jeta sur la femme, qu’elle attrapa par l’épaule et comme au ciseau, lui trancha le bras.
C’était la première fois dans ce pays, qu’un monstre était détecté.
Présentation des héros.
A deux kilomètres du carnage, une demeure en pierre de taille est plantée comme un refuge, les rideaux sont tirés sur de larges baies vitrées qui donnent sur un étang. La lumière asperge les pierres luisantes qui semblent suer. La porte de la maison est ouverte, l’air circule dans les pièces et rafraîchit trois occupants qui allongés sur le sol discutent pour savoir comment occuper leur après-midi.
Parmi eux, est une jeune fille en jupe bleu marine. Elle porte des souliers vernis et des chaussettes roses, ainsi qu’un T-shirt jaune pimpant sur lequel est écrit Vitamine C.
Elle a des yeux ronds d’une couleur turquoise métallique, les pommettes sont fermes et pointues, et la bouche en croissant de lune laisse voir des dents blanches, alignées comme les briques d’un mur. Elle est allongée sur le ventre, la tête entre les mains et regarde devant elle, un insecte se débattre dans une toile d’araignée.
Les deux autres personnages sont des adolescents, le premier porte un jean et des chaussures de sport type basket, avec un tourbillon pour logo, il est couché sur le côté et sa tête touche le sol, il a une chemise très colorée avec des dessins de vitraux géométriques, et asymétriques où dominent les rouges, les noirs et les orangés.
Le second garçon est étendu sur le dos, il mâche une paille, plantée dans une bouteille de sirop à bulles qu’il vient de terminer. Il a l’air de s’emmerder sérieusement.
Il dit s’adressant à la jeune fille :
- Hé, Kokuri, mes pouvoirs de chaman dépérissent dans cette contrée sans onde.
- Je sais, je sais, Puppisar, mais je ne sais pas quoi faire. Répond-elle après s’être assise en lotus sur le canapé.
- Nous devrions reprendre l’entraînement et mettre nos tenues de combat. Dit le second jeune homme, qui se nomme Untaï.
- Ouais.
Kokuri enlève son t-shirt qu’elle jette négligemment par terre, elle ouvre le zip de sa jupe et se ballade en culotte. Ses seins sont de la grosseur du melon en mai, ils ont la consistance du raisin chasselas. Les deux garçons se sont mis torses nus et commencent d’enfiler leur combinaison spéciale.
Kokuri prend dans un tiroir son équipement, une minijupe moulante verte et en un mini-chemisier collant à rayures bleues, grisées de stries. Elle a quelques difficultés à passer la tête et le chemisier en matière caoutchouteuse lui arrache les cheveux. Une fois enfilé, le vêtement se plaque au corps sans laisser passer de bulle d’air, il a le défaut d’aplatir la poitrine, car il est vraiment super serré.
Elle fait des mouvements d’échauffement, lève haut la jambe, envoie des coups de poings au vide, puis saisit sous le lit sa paire de bottes qui remonte à mi-mollet. Au contact de la peau, les bottes se sont rétractées pour venir épouser les lignes des jarrets.
- Excellentes ces bottes thermo-formées. Dit-elle avant de sortir dans une pirouette qui fait s’exclamer les deux garçons.
Dehors, elle poireaute nerveuse dans le champ de coquelicots qui s’étend face à la maison.
Untaï la suit, il porte un casque profilé, et un pistolet à la ceinture. Il s’étire sous le soleil et la rejoint dans le champ. Puppisar apparaît à son tour dans sa combinaison rouge et blanche, il a des cheveux humides, pleins de mèches et de triangles.
Ils entament l’entraînement parmi les fleurs de ponceau. Untaï, les mains jointes en salutation, se lance dans des sauts carpés et des vrilles athlétiques. Puppisar effectue des mouvements de décontraction sur un pied, une jambe repliée sous la fesse comme un héron, il garde les bras en ailes d’avion pour tenir en équilibre. Kokuri fait le poirier, le visage dans les tiges.
Le ciel est bleu pâle uni.
Après une heure, suants, le visage poisseux, ils stoppent l’exercice. Désormais, une tâche plus formidable les attend : découvrir qui ils sont et sauver le monde.
Kokuri est dans son bain, ses jambes écartées touchent les bords de la baignoire, et l’eau monte jusqu’aux genoux qui forment des îles. Les alvéoles des seins, deux ronds mauves aux tétons durs, dessinent des flotteurs bruns au-dessus de l’eau. Ses cheveux sont attachés par un nœud rouge. Elle lit un magazine de jeu vidéo. Elle est petite et ronde, son corps de taille enfantine est formé. Son nombril est large et évidé comme une entaille, sa vulve est rasée et les deux valves sont espacées par une ligne couleur de corail.
Allongée dans la baignoire qui est juste à sa taille, elle lit et bat des jambes pour provoquer des remous qui s’échouent contre son menton.
- Oui. Dit-elle, s’adressant aux grands carreaux blancs de la salle de bain. Ce jeu a l’air vraiment bien ! Faut que je l’achète !
Une autre jeune femme a repoussé la porte, la serviette de bain accrochée à la patère tourne.
- Ca va, j’arrive. Chacun son tour. J’ai droit de me prélasser. Dit Kokuri.
La jeune fille qui vient d’entrer se nomme Sunshi, elle est de même taille et de même poids que Kokuri. Elles se ressemblent dans la conformation des yeux et jusque dans la silhouette, mais Sunshi a de plus fortes épaules, des seins plus lactés et des mollets de cycliste. Ses cheveux sont coupés en carré avec une natte dans le dos. Elle est superbe.
- Encore à barboter ! Dépêche-toi, le maître veut nous voir. Dit Sunshi.
- J’ai presque fini. Que veut-il ?
- Il a une mission pour nous, il l’a baptisé Opération Initiation.
- Qu’il attende. Il est très dangereux de sortir trop vite du bain. On peut en mourir.
- Depuis deux mois, je me prépare pour la cérémonie d’aujourd’hui. Réponds Sunshi. Je ne veux pas être en retard. Allez magne-toi petite otarie.
- Ok. Râleuse. Dit Kokuri en coupant l’eau chaude. Juste cinq minutes.
Elle sort enfin du bain, et s’essuie. Des gouttes grosses comme des graviers lissent ses hanches.
- Comment tu le trouves le maître ? Tu as déjà eu des mauvaises pensées sur lui ? Demande-t-elle.
- T’es pas bien ! Tu parles de nôtre maître ! Prendre un bain t’as rendu folle.
- Allez avoue que tu l’aimes.
Sunshi porte son doigt à la tempe et grimace.
- Je préfère t’attendre dehors si c’est pour entendre des imbécillités. Je te donne deux minutes pour te calmer.
Kokuri est enfin prête. Les deux filles ont reçu un ordre, elles doivent retrouver à l’église maître Ichi, qui est leur enseignant et leur guide spirituel. De lui, elles apprennent les ruses de l’esprit, les défis de la conscience et la télékinésie. Depuis plusieurs mois, elles attendaient ce moment.
L’église est un bâtiment en bois, avec une estrade très simple qui avance sur la rue. Le porche est soutenu par des arc-boutants. En face se trouve un saloon, remplis d’hommes aux chapeaux de cuir, aux vestes avachis qui sentent le mufle de vache, et dont les yeux sont grippés. Là-bas on compte les jours, en décilitres et non en heures.
L’intérieur de l’église est épuré, des bancs passés à la peinture blanche sont alignés, chaque siège a son coussin et un écusson particulier pour aider les gens à s’identifier au rite. L’autel ressemble à une arche, il s’ouvre comme un buffet et recèle des offrandes, il est recouvert d’un tissu brodé où l’on voit des pirogues, des poissons, des étoiles et des coquillages. Derrière, un rideau de scène rouge descend du plafond. Et derrière encore c’est la loge secrète de l’officiant. Des niches ont été creusées le long des murs, elles contiennent des ex-voto, des fleurs, des statues en plâtre, souvent des moulages, parfois des faïences faites main.
Les deux filles entrent dans le bar, c’est là qu’elles ont rendez-vous. Pour patienter, elles décident de boire un verre au comptoir. Leurs tenues excentriques font cligner de l’œil les hommes, quelques-uns uns perdent aux cartes à cause d’elles, d’autres deviennent rêveurs et croient tomber amoureux.
- Il nous reste dix minutes. Dit Kokuri pour se rassurer dans cette atmosphère virile.
Elle fait l’effort de parler pour se donner une contenance. Elle se sent intimidée, bien qu’elle n’ait aucune raison de l’être.
- On aurait du se changer au dernier moment. Ca la fout mal, ces vêtements dans ce trou paumé...
Un homme moustachu près d’elles, lit un journal qui n’est constitué que d’images et de gros titres. Sur la couverture, on voit une mante religieuse géante, à côté est dessiné à échelle un adulte d’un mètre quatre-vingt, un arbre à quetsches et une maison de deux étages. La mante fait la taille de l’arbre.
L’homme boit une bière jaunâtre, il n’est pas rasé, et du poil lui herbe le cou, il a un fin collier duveteux au menton. Sa moustache peu fournie, drue, pubescente est vaguement ridicule, elle est humide de bière. Il fume une longue cigarette qui sent le bois et rejette une épaisse fumée jaune qui vole comme des lacs en suspension.
- Bonjour les filles, comment allez-vous ? Dit l’homme qui a posé son journal et s’est approché.
- Répond pas. C’est un poivrot. Confie Sunshi à l’oreille de son amie.
- C’est moi, maître Ichi. Dit l’homme qui s’est penché près du cou de Kokuri qui sent une haleine tiède la faire frissonner de dégoût.
Les deux filles se retournent du même geste, dans un double mouvement parallèle. Leurs visages expriment la surprise et une colère juvénile prête d’éclater. Les yeux de Kokuri se sont fendus en amandes et leurs bords se sont redressés alors qu’une flamme étincèle dans l’iris.
- Attention à ce que vous dites, mon petit monsieur, je vais vous donner une correction !
- Je suis maître Ichi, je vous dis. Allez, quoi. J’ai décidé de changer d’apparence pour venir au bar. Je ne pouvais pas venir ici, avec mon physique classique.
Kokuri fait une moue d’écolière surprise, elle hésite à identifier dans le pale buveur de bière à la moustache grasse, le maître qu’elle vénère. Pourtant dans le ton de la voix et certaines lignes du front, elle croit reconnaître les attributs caractéristiques du maître. Elle sent une aura curieuse planer autour de l’inconnu qui lui parle. Malgré le visage assez laid, elle songe à un sommet d’iceberg, et s’impose à son esprit l’idée farfelue que le visage qu’elle observe dissimule une autre face. La sensation est encore confuse, mais persistante. Sunshi est interloquée, elle réfléchit et son intuition lui dicte que l’homme ne ment pas.
- C’est lui ! Dit Sunshi dans un satori. Ah ! Quelle blague ! Alors, vous, maître ! Vous êtes terrible !
- Je m’attendais à être repéré plus tôt. Je suis déçu qu’une apparence dégradée vous empêche de voir l’aura. Vous êtes encore des aveugles.
- Excusez-nous. Est-ce qu’on a raté le test ? Dit Kokuri dont les traits se sont figés dans la surprise comme de la patte à modeler.
- Rassurez-vous, ce n’était pas un test. (Il soupire) Etes-vous êtes entrées dans l’église ? Demande Ichi.
- Oui.
- Vous avez trouvé l’élan ?
- Un élan. Quel élan ?
- L’élan mystique ! Sa tête est accrochée derrière le rideau, elle sert de relais et de transmetteur pour l’autre monde. Je vais vous accompagner.
- Pourquoi maître Ichi avoir choisi cette apparence, hum, plutôt non esthétique ?
- C’est celle d’un type très en vogue aux Etats-Unis que j’ai vu sur des t-shirts.
Zzzzaaoouummm BBBBaaaaannnnnnnnggggg
Un avion dans le ciel vient de franchir le mur du son, le bruit a éclaté derrière lui comme un parachute.
VVVVVVVrrrrroooooooommmmmmmmmm
Le maître a repoussé le rideau, la tête de l’élan resplendit dans le minuscule sanctuaire, elle est entourée d’un halo clair qui lui fait un collier de fleurs lumineuses, moussues et ondoyantes. Kokuri a un mouvement d’épaules, elle pouffe devant l’air comique de l’animal empaillé.
- Ne riez pas. Voici le passage vers le monde initiatique de la dimension parallèle. Vous êtes face au portail. Bon, je sais, il ne ressemble à rien. Allez, avancez, et touchez-lui le museau.
La gueule de l’élan semble être chargée d’électricité statique, elle est parcourue de radicelles lumineuses qui dansent comme des lucioles.
- Vous êtes sûr qu’il n’y a aucun danger ? Il me fait peur ce bestiau mystique.
- Tu n’as rien à craindre. Sois reposée et sereine. Touche les bois de l’élan, pour être transportée vers la pyramide où doit se passer ton initiation. Dit Maître Ichi qui tire des bouffées d’épaisse fumée grise, d’une pipe de céramique décorée de motifs radioscopiques.
Sunshi pose les mains sur les épaules moites de Kokuri, elle l’encourage doucement.
- Masse-moi un peu le cou, s’il te plait, ça me détend.
Elle malaxe la chair autour des salières, enfonce les pouces dans les creux, la sarcle des doigts.
- Je n’ai plus peur. Dit Kokuri que la chaleur du contact a rasséréné et qui se sent désormais prête à franchir la porte dimensionnelle.
Elle dodeline de la tête comme une qui s’apprête à faire un plongeon dans un verre d’eau, saute sur place par bonds de chevreau, approche de l’élan, le touche à pleine main.
Une explosion comme un éternuement de Z s’est mise à siffler et Kokuri se retrouve instantanément au centre d’un kaléidoscope de couleurs qui s’infusent les unes dans les autres. En une seconde, elle a disparu.
Il ne reste de sa présence dans le sanctuaire qu’une odeur d’encens et de papier d’Arménie que maître Ichi hume pour apprécier.
- Elle sent bien bon, cette petite. Elle est adorable. Va la rejoindre maintenant, c’est à toi de faire le voyage.
Sunshi approche les doigts de l’élan, après une seconde d’hésitation elle se tourne vers le maître qui s’est assis par terre et fume son calumet. Elle attend un geste d’encouragement qui ne vient pas, puis mécontente, elle attrape brutalement les bois. Aussitôt, elle est entourée d’un nuage rose où gravitent des flocons de neige bleue.
Elle s’est volatilisée. Un parfum de caramel flotte. Maître Ichi respire et renifle.
- Il y a une légère effluve de cuir et de café. Elle est délicieuse. Je n’ai jamais eu meilleures élèves.
La moitié du journal est consacré à la mante religieuse géante. Des témoins assurent avoir vu l’insecte, un homme déplore que sa femme soit morte, un autre lance un avis de recherche pour retrouver son fils disparu dans un quartier insalubre. Il feint de croire que le monstre est responsable de la disparition de son fils qui cuve dans une ruelle, après avoir vainement tenté de rentrer chez lui à vélo, sans être parvenu à tenir en selle.
Des scientifiques s’interrogent sur la nature du monstre, des artistes proposent des croquis. Une photo animée montre une pelouse tondue comme un golf, au centre des traces de pattes bêchées dans la terre.
Maître Ichi est retourné dans le bar, lire les derniers articles, il commande une boisson qui rend fou, dite boisson « Test » et qui fait perdre conscience à ceux qui manquent de résistance mentale. Le soleil est arrêté dans l’encadrement de la fenêtre, il ressemble à une grosse tarte au citron. Maître Ichi est secoué par la boisson Test, malgré son savoir, sa sapience, sa science, sa sagesse, cet alcool sursaturé lui cogne les tempes et il doit lutter.
Le journal terminé, il lampe les dernières gorgées, fait claquer sa langue et descend sans encombre du tabouret. Il est encore parvenu à finir son verre sans chuter. Dans le pays, ils sont cent à en être capable.
Les initiées.
Kokuri est prise dans un tourbillon de vent frais qui par sa force de rotation, dessine autour d’elle comme la spirale d’un coquillage. Elle sent l’air s’enrouler, durcir sous la vitesse et former une bogue protectrice, puis elle est propulsée en avant, dans un infini carré blanc. Elle ferme les yeux et a la sensation d’être en apesanteur, d’être debout dans l’espace, de nager portée par un courant, de faire la planche, de rêver.
Le voyage prend fin et elle est éjectée de la bulle. Elle est étendue par terre, au sommet d’une pyramide à étages, mais elle ne le sait pas encore. Elle sent sur son dos le contact de la pierre chaude.
Elle fait l’effort de se lever, mais ses muscles sont ankylosés, elle est prise d’une crampe, Aie ! Ouille ! Elle ne peut que tourner le cou. Elle se sent fragile. Peu à peu, elle plie les coudes et se redresse poitrine en avant. Son sexe pique et la démange.
Le sommet de la pyramide est surmonté d’un auvent. De remarquables incrustations labyrinthiques de personnages tracés à la file indienne d’un seul trait continu, couvrent le dernier étage. Un homme en position assise est sculpté en haut des marches, il a les mains croisées sur le ventre et porte une couronne qui serpente sur son front. Proche de lui sont deux chiens au pelage épineux, et qui ont un bec. L’un regarde à droite vers le ponant, l’autre a les yeux levés vers un oiseau au plumage invraisemblable.
Le toit est gravé selon des procédés qui défient la logique, mais qu’une étude poussée permet de comprendre. Les ornements rappellent les mandalas qui sont des figurations cosmiques de l’ordre universel. De nombreux animaux imaginaires sont figurés comme dans les marges des anciennes bibles, des limaces dragons, des poissons à patte, des lapins avec boucliers, des ânes à lunettes, des coqs qui pondent des cubes.
Kokuri cligne des yeux d’étonnement.
- Ce que ça gratte ! Vache ! Fichtre !
Elle vient d’entendre le son d’une respiration, une chevelure apparaît en haut des marches, une chevelure semblable à la sienne, puis un front, des yeux, un nez, une bouche, pareils aux siens, enfin c’est un corps entier de femme qui est visible. Elle est face à son double comme devant un miroir. Cette copie conforme, ersatz ou doppelganger, vient de passer la dernière marche et s’approche sans un mot. Kokuri se protège des mains, elle a retrouvé un dixième de sa liberté de mouvement, elle tâtonne sur le sol, tente de se redresser. Le double vient à sa rencontre et l’embrasse sur la joue, puis fait glisser sa main sur les seins, qu’il pelote.
Kokuri est stupéfaite. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de dingue ? Encore un truc de pervers ! Pense-t-elle, très fâchée. Le double s’est assis sur ses jambes, et la regarde de biais.
- Quelle expérience curieuse que d’être embrassée par soi-même. C’est plutôt agréable, mais je n’ai pas que ça à faire. Pense notre héroïne qui a récupéré des forces.
Le double s’est penché, il soulève l’élastique de la combinaison et aplatit le ventre rebondi. Ca commence à devenir gênant. C’est à ce moment de haute intensité dramatique, que Sunshi dans un éclair rouge BAMZAM est télétransportée sur la pyramide. Yeaahhh ! Trop cool !
Ses cheveux sont ébouriffés, sa coupe au carré fait plutôt coupe au bol, et elle atterrit d’un coup sec sur la pierre mais elle ne chute pas sur le dos et plus forte que sa consœur, se relève immédiatement, éberluée de la scène où elle vient de faire son entrée. Kokuri a un grand sourire béat, et la langue tirée hors de la bouche, essaye de crier. Le double n’est pas dérangé par l’irruption de Sunshi, et tranquille, il essaye d’abaisser le slip de Kokuri dont les yeux deviennent immenses. Il tient fermement la bretelle de la hanche gauche, il tire et ricane bêtement.
- Au secou....
Sunshi, n’a aucune hésitation, elle doit sauver son amie de l’horrible terrible danger effroyable. Elle se jette sur le double, l’agrippe, le pince, lui tire les cheveux, le mord, le griffe, le harcèle. Le double couine et se débat, Kokuri lui bourre les côtes de coups de poings mous et dans son dos, il reçoit des claques. Il tangue sans réaction. Il est dans une position très inconfortable, roué d’assauts et molesté.
- Arrêtez ! Crie-t-il. Vous allez me faire pleurer. Vous me faites mal à la fin.
Les deux filles ne fléchissent pas et continuent de tambouriner leur ennemi qui demande grâce.
- Pitié ! Je ne peux pas me défendre. Arrêtez. Vous avez gagné.
- Comment t’appelles-tu ? Répond et je te libère ! Dit Sunshi sans relâcher la pression et prête à frapper du coude.
- Je suis le Mochoï Pichu. Dit le double dont la voix mue.
Sunshi déplace le buste et recule, elle tient l’un des bras du double en clef. Kokuri roule sur le côté comme une chenille et va s’asseoir en tailleur.
- Regarde ! Il se transforme !
Le Mochoï Pichu s’est couvert de poils, sa face s’est allongée, son dos s’est voûté, et ses mains se sont refermées. Des coussinets apparaissent. Il se tient à quatre pattes, et diminue de taille. Une corne lui troue le museau et croît comme une plante, les oreilles remontent au sommet de la tête. Les yeux se sont rétrécis et une queue lui a poussé.
Apparaît autour du double une lumière rose hachurée au crayon de couleur - Ring Tshaw Onyx Zam Opal - qui s’élargit et se comprime. La nuée masque les dernières étapes de la modification corporelle du Mochoï Pichu, qui entouré de brume pastel pousse un jappement. Il est devenu un coyote. Il a les naseaux humides, ses canines jaunes dépassent de la chair brune et baveuse des joues, sa queue bat l’air. Excepté la corne de rhinocéros qui termine le museau, la queue en plumeau qui rappelle celle de l’écureuil, l’animal qui glapit debout sur ses quatre pattes est de la famille des Canis latrans et plus spécifiquement du sous-groupe des Coyotl Aztecis Errabunda.
Sunshi halète, son cœur bat, ses sens sont en alerte. Kokuri reste les jambes repliées, la victoire contre le Mochoï Pichu semble l’avoir épanouie, elle goûte l’instant épique, la suave saveur de la réussite, le bonheur d’avoir triomphé rend de la sève à ses membres, le flux sanguin de la vie irrigue son corps las.
WOUUU WOUUUUWWOOUUU Hurle l’animal qui demeure entre les filles comme un chien de compagnie. Enfin, il parle en parfait français avec un accent pointu :
- Je vous appartiens. Je suis votre allié. Traitez-moi comme il convient, et je vous suivrais. Maintenant, redescendons.
En bas de la pyramide s’étend une zone désertique sableuse, où deux chaises de jardin, plus précisément des transats sont déployés. Y sont confortablement installés Maître Ichi et sa compagne, la charmante Mio Otori Kanuki dite l’espiègle. Le sable est ridé par un vent qui décoiffe de rares buissons maigres, il sinue le long des dunes. Ichi fume, il porte un T-shirt rouge avec la lettre S écrite en majuscule. Il a le nombril à l’air, sa ceinture est dégrafée. Mio Kanuki est affaissée dans sa chaise, les épaules basses et la tête courbée, ses yeux ont une couleur de ruisseau de montagne, bleu clair avec des éclats gris souris. Elle ne pense à rien, ce qui est très compliqué quand comme elle, on est une éveillée.
- Regarde ! C’est pas vrai ! Le fainéant ! S’exclame Sunshi qui descend les marches à la suite du Mochoï Pichu, qui gambade, aboie et sautille.
- Quel salaud tout de même. Réplique Kokuri qui vient d’apercevoir dans l’éloignement flouté jaune d’or brûlé de rayons, les silhouettes gommées d’Ichi et de sa concubine.
- C’est nous qu’on fait tout ! Il va m’entendre ! Le filou !
Lentement, râleuses, en se tenant par la main pour s’entraider, elles descendent le grand escalier. Elles semblent oublier que l’épreuve fut aisée, et qu’elles ont acquis un animal fabuleux, destiné à devenir leur totem.
- Ah je vois ça ! On se délasse !
Kokuri bafouille, sa colère est si enfantine, si mutine et sans objet, que les mots ne lui viennent pas, elle crie pour se défouler, se répète, insiste. Elle use d’onomatopées pour s’exprimer. Sunshi se laisse tomber sur le sable, elle se met en grève de rage, et refuse de bouger.
- Vous avez été à la hauteur. Dit maître Ichi. Approchez. Vous avez été impeccables.
Le compliment les réconforte, et désamorce le conflit. Elles viennent s’asseoir, tandis que le Mochoï Pichu flaire Mio Otori Kanuki, gratte la terre, fouine à la recherche de gerboises. Kokuri enfouit sa jambe gauche, sous des grains que sa main disperse en sablier.
- Vous allez devoir utiliser la pyramide pour atteindre à votre conscience des doubles et sceller le pacte. Mio vous accompagnera pour vous surveiller. Elle est initiée et vous secondera. Saviez-vous ce qu’était un Mochoï Pichu ?
- Non. Répondent les filles.
- Ses transformations varient suivant l’adversaire. Une fois vaincu, il adopte l’apparence de l’animal totémique de ses ennemis. Pour vous ce fut le coyote.
La sable s’égoutte sur la cuisse de Kokuri et forme un mamelon. Un oiseau dans un cactus chante un mambo, ou peut-être une rumba. Son chant ponctue le discours de maître Ichi, et se fait entendre plus fort lors des pauses. Les dunes de sable semblent disposées avec symétrie comme des fractals, leurs emplacements paraissent avoir été pensés et soumis à des lois mathématiques d’harmonie. C’est un désert reconstitué, la disposition des arbres est logique, et ordonné suivant le nombre pi.
- Quand le soleil sera abaissé, que son centre sera aligné avec l’œil de la pyramide, commencera la seconde étape de votre aventure. Mio se mettra dans le prolongement direct de l’œil, Kokuri se placera sur la gauche, Sunshi sera à droite. Maintenant, silence. Ecoutons la nature.
Les deux filles restent immobiles. Elles attendent confiantes les heures à venir. De dos, elles ressemblent à de petites statues potelées.
Maître Ichi a sorti un livre, il lit et tourne lentement les pages. Il goûte les subtilités de la langue, comme un connaisseur en vin détaille les composants d’un Bordeaux. Il savoure des tournures emboîtées dans des idées, il retrouve le parfum particulier qui ressort de ce qui a été écrit par intelligence. Il reconnaît le lieu familier et toujours neuf de l’ESPRIT.
- Lors de votre retour au monde, vous serez assaillies de désirs souterrains, comme ceux des rêves. Pour les dominer, vous devrez y rester neutres. Dit maître Ichi.
Le soleil est haut, l’attente à son zénith se prolonge.
- Encore un quart d’heure.
Le disque solaire s’est avancé vers le toit, des rayons flirtent et rognent les gravures, elles brillent, scintillent de reflets losangés.
- Il est l’heure. Montez la pyramide.
Les trois filles grimpent une à une les marches, elles ahanent et sourient. Elles prennent positions et inquiètes attendent que le moment vienne de leur ascension. Le soleil place sa première flèche de lumière dans l’œil de la pyramide, puis il remplit le cœur de la cible. Un éclair jaune jaillit.
PACCCMCCCANN PC MAANNNNN
Mio Otori Kanuki est frappée par la source resplendissante, elle est étourdie, elle flambe. Elle fond et flageole. Extase.
- J’arrive, je suis là. Pense-t-elle indistinctement.
Le soleil est passé en elle, chaud comme une ampoule ruisselante d’énergie. Elle s’électrise.
Ses yeux sont démesurément écarquillés et quoique aveugle, elle regarde dans la fournaise.
- Calme, calme. Je suis.
- C’est merveilleux.
YEAH
La quête des deux garçons.
Pendant ce temps dans une autre dimension, à des milliers de kilomètres, les deux garçons s’ennuient. Ils sont seuls dans la grande maison. Untaï bouquine un vieux journal écorné dont il manque des pages qui ont servi à enrober du poisson. Puppisar croque une barre chocolat, caramel, nougat, cacahouètes grillées. Un ordinateur ronronne dans la pièce, l’écran de veille s’est déclenché, laissant apparaître des vaisseaux spatiaux inspirés de peintures de la Renaissance.
- Qu’est-ce qu’on se fait chier ! Dit Untaï à Puppisar qui approuve.
- Plus que 72 heures. Que c’est long.
- Je te propose de rompre les consignes et d’aller butter l’insecte géant.
- Oui. Répond Puppisar qui s’introduit un doigt dans la bouche pour se nettoyer les molaires.
- Allons-y, sinon il ne se passera rien.
Puppisar est accroupi en grenouille, les mains ballantes sur les jambes.
- D’après les informations, l’insecte vit dans la montagne, il possède un terrier dans les hauteurs.
- J’ignorais que tu savais lire.
- J’achète le journal parlant.
Ils se sont équipés pour supporter les basses températures. Les voilà partis à pied à travers champ, avec des sacs de provision. Après une demi-journée de marche, ils atteignent un panneau qui marque la frontière avec les terres froides. Sur la pancarte est écrit : Au-delà de cette limite, commencent le vide et la glace. Attention, la faune est hostile.
Au feutre sous l’indication, une note est gribouillée : Attention ! C’est la fin des femmes à poil. Pensez à prendre des rations.
- On y va quand même ?
La montagne dresse son pic en face d’eux, elle n’est que blanc pur et sapins. La neige commence dès les premiers mètres. Leurs bottes sont mouillées. Untaï est chargé de la cartographie, mais comme ils ne savent pas où ils vont, il montre toujours le haut. Sa langue lie de vin fume. L’hiver glacé étend son blanc manteau floconneux (sic), sa croûte de sel, son drap d’ivoire immaculé (resic), la tenture noire que vit Anaxagore (?), son coton éclatant (bis sic).
Puppisar sort un thermomètre de son blouson renforcé et le plante dans le sol.
- Moins cinq.
Untaï s’est mis en boule, et a rabattu son blouson jusqu’aux chevilles, comme un poncho. La neige craque et ses pieds sont pris comme dans un socle, ils sont moulés dans le ciment tendre des cristaux.
- Tu connais l’histoire du garçon qui couchait avec toutes les filles, sans se soucier ni de leur classe sociale ni de leur beauté mais pour un soir seulement ? Dit Puppisar.
- Non.
- Il se prétendait bienfaiteur de l’humanité, et disait préférer les filles laides, parce qu’il disait qu’elles seules, sont timides et s’abandonnent sans arrière pensée.
- C’est un ami à toi ?
- Bah, c’est une légende.
Tandis qu’ils discutent de la possible véracité de cette histoire étonnante, un lynx croise leur chemin. Il est arrivé sans un bruissement, souple et liquide. Ses oreilles pointues et mouchetées tremblent. Furtif, il s’arrête, nerveux, il inspecte. Untaï a mis la main au côté, il tient son pistolet par la crosse. Puppisar s’apprête s’il le faut à se battre, il a saisi dans son sac le bâton électrifié et activé le bouclier total de sa combinaison. Ainsi protégé, il est quasi invincible et seul un obus pourrait transpercer le champ de force qui l’englobe.
- Je n’ai pas envie de tuer. Dit-il.
- Pareil.
- Allez, va-t’en gros chat.
Le lynx n’est pas affamé, il n’a pas souci d’attaquer. Il passe avec mépris, et s’éloigne sous les conifères.
La brume vient de se lever, elle crée un rideau opaque comme un nuage posé sur le sol. La neige est nacrée, suivant les pentes et les couches de gel, elle luit ou ternit.
- J’ai l’impression de marcher dans du sucre ou de la paille concassée.
L’air glacé siffle poudreux au ras du sol. Les combinaisons thermiques sont impuissantes à protéger les visages, le froid leur serre les tempes. Ils marchent dans la couche craquante. La température semble diminuer avec les heures. Le cou rentré dans les épaules et soufflant, ils avancent tête basse. C’est une sorte de douleur, un rétrécissement qui se cristallise, leurs corps raides perdent la faculté de sentir, les sens s’atrophient, la pensée s’use et se congèle.
- Je suis comme un billot de bois et en même temps, je me sens fragile. Dit Untaï qui articule avec peine des mots qui partent en vapeur.
Il frissonne et se tient voûté, les bras regroupés autour du corps pour ne pas perdre de chaleur.
- Vivement que la douleur cesse. Dit Untaï. J’en ai marre de me geler.
- Et moi donc, j’ai le sang qui tourne en petit lait caillé. Foutre !
- Oui t’as raison. Foutre, chiasse à cul et merde à ce monde mal fait.
- Moniche de vache, foutre de chienne et pine qui chie. Réplique Puppisar. Culotte de grand-mère et copine poilue. Mierda !
Untaï ne répond pas, il ne servirait à rien de renchérir. Désormais, il a une solide migraine en forme d’escargot qui lui suçote l’aile droite du cerveau. Il se répète des airs de musique qu’il n’a jamais entendu, il s’invente des berceuses pour se tenir compagnie. Marcher dans le froid mordant rend vertigineux, les arbres les plus proches qui apparaissent en trompe l’œil sur sa rétine fatiguée.
Malgré les conditions météorologiques, et le vent violent, quelques corbeaux coassent, comme des spectateurs moqueurs. Installés dans les branchages, ils poussent leurs chants cyniques, agitent les ailes et secouent les arbres lors de leurs envols.
- Enfin ! Voici le chalet. Nous y sommes. Dit Untaï qui aperçoit à cent mètres la masse tassée d’une habitation.
Il s’ébroue comme un cheval, pousse la porte et va s’affaler sur un banc, sans remarquer que la table de cuisine est gravée de hiéroglyphes qui se modifient. De même, fermant les yeux quelques secondes, il ne voit pas au-dessus de la cheminée, le crâne poli d’un être humain, encadré de deux bougies.
Puppisar ramasse des bûches, les imbibe d’essence pour ne pas perdre de temps, et jette une allumette dans l’âtre. Un bon feu flambe immédiatement dans une grande flamme d’abord verte puis qui bleuit avant de rosir et de rougeoyer.
Untaï s’est adossé au mur, ses joues se réchauffent et sa chair s’amollit. Il n’a pas envie de faire le moindre geste, il somnole sans volonté. Il entend comme un bouillonnement de vapeur puis c’est à nouveau le silence. Sa conscience a décroché, il se laisse aller au plaisir de sentir revenir les sensations corporelles. Sa tête chancèle, moutonnent dans son esprit des images que la fatigue dilue. Le sommeil l’enlace et le fume.
Puppisar a saisi un livre qui traînait, les pieds sur la table, il le compulse. L’épuisement lui donne envie de rire sans raison. Un instant, il lève les yeux et sourit comme à une connaissance retrouvée à la tête de mort. Il la salue d’un hochement de menton.
NNNIIIRRRVVV AAANNNAAA-
Une fente de lumière descendue de la toiture, sabre le visage d’Untaï qui ronfle légèrement. Il rêve, la chaleur du feu se disperse dans la pièce, les flammes jettent leurs langues sur le bois. Quelques étincelles font éclater les branches de sapin.
Puppisar lit sans comprendre, les mots s’additionnent en phrases dont le total est inexplicable, la fatigue brise les liaisons, les paragraphes perdent leurs enchaînements, il relit trois fois les mêmes termes, sans pouvoir les fixer. Il est possédé de fatigue. Le livre est labyrinthique, les virgules sont des couloirs, les adjectifs des bifurcations, et il n’atteint le point qu’après s’être perdu en route.
Tant pis. Il sort alors de son sac un sonar, le pose sur la table, et déplie l’antenne. L’instrument fonctionne comme une alarme, et capte les déplacements autour du chalet. Si une masse venait à passer dans un périmètre de 150 mètres, le sonar retentirait d’un long BIP. La lumière éteinte, il se couche sur un matelas. Bonnet bleu, bonnet bleu pense-t-il, puis il s’endort.
Après dix heures de sommeil, il fait encore jour, la nuit a refusé de tomber.
- La mante religieuse ne peut survivre plus d’une heure dans le noir, son corps comme celui d’une plante ne subsiste que sous l’action de la lumière, par photosynthèse. C’est pour cela, qu’elle a trouvé ici son habitat naturel. Dit Puppisar.
- Vite fait, qu’on lui claque la gueule et qu’on puisse rentrer boire du champagne.
- D’après mes calculs, si nous remontons encore puis tournons à droite, nous découvrirons un geyser. Selon toute probabilité, son terrier doit être proche d’une source de chaleur.
- Tu sais que je t’admire !
- Mangeons avant de repartir et laissons un témoignage de notre passage.
Puppisar marche en tête, il avance attentif, soucieux de n’être pas pris au dépourvu, de ne pas égarer le bon chemin, sa boussole thermique clignote indiquant l’augmentation de température. La neige a commencé de fondre, et des zones d’herbes grises apparaissent dans des trous. La végétation reverdit à l’approche du geyser, c’est comme un oasis en montagne.
- J’aime bien ce passage, vraiment. Dit Untaï. Regarde, voilà un arbre à quetsches qui n’est pas desséché, il porte du fruit.
- Chut !
- Je vais aller voir s’il y en a qui sont mûres. Oh, mais oui, tu devrais venir voir.
- Tais-toi. Chut !
- Elles sont bonnes, juteuses et grasses. Tu veux que je t’en ramène une pour essayer.
- Ferme-là, putain.
Le vent fait des bruits d’archets.
Devant eux, encore masquée par les branches d’un pin, la neige vient de se soulever, la créature qui était en sommeil, s’est redressée sur ses pattes, dérangée par la conversation des intrus. Son abdomen filiforme se redresse, les mandibules s’activent, avec un bruit d’aiguisoir huileux. Les pattes avant, se portent à hauteur des deux gigantesques ciseaux qui manœuvrent devant une minuscule tête triangulaire dont les yeux ronds explorent le monde par facettes. L’insecte a un mouvement étonné, stupide, de biais, comme s’il faisait une révérence. Son ouïe grossière lui interdit d’entendre les deux garçons qui se sont tus et demeurent immobiles.
La mante debout, guette. Les pattes arrières dressent le corps sur des échasses, elle effectue un mouvement rapide puis court subitement dans la direction de Puppisar et Untaï qui ne peuvent retenir un cri.
Ils voient arriver l’insecte, dans une sorte de danse en pas chassés, le voient trébucher maladroitement sur une plaque de glace, et se relancer sec, les pattes grandes ouvertes. Untaï fait feu, et Puppisar se précipite, le bouclier activé, pour planter le bâton électrique dans la partie charnue et visqueuse du ventre. Le rayon laser fuse dans une lumière de néon, le tir comme un coup d’épée déchire le flanc gauche qui sue un liquide jaune. La mante a freiné, l’impact l’a ralenti, mais elle fonce sur Puppisar et d’un coup de cisaille, l’envoie s’étaler au sol sans qu’il ait pu la toucher. Untaï tire. Le cou de la bête explose et se casse comme celui d’une girafe, la tête tombe brusquement, et l’insecte va s’écraser dans la neige sur Puppisar qui l’attaque d’une décharge dans un membre postérieur. L’insecte dégoulinant, le cou crevé, a un dernier stimuli réflexe. Sa patte s’agite comme un drapeau blanc, mais il est mort, et ne vit plus que par réflexe des terminaisons nerveuses. Son beau corps vert purule d’une sale crème jaunâtre.
Puppisar arrache le bâton, planté dans la cuisse et se relève.
- On est des héros, en quelque sorte, non ?
- La bête est morte.
- On aurait pu lui trouver une cage.
La mission est terminée, il ne leur reste plus qu’à redescendre, après avoir pris pour trophée une mandibule.
- C’est un succès.
- Oui, mon cher, c’est un succès.