3 février 2008
Dans la jungle équatoriale qu’on lui faisait traverser, mon père, après avoir été parachuté sans préavis, encore vêtu de son simple costume de ville et de légers mocassins, se retrouva seul et perdu, sans arme, ni hache, ni petit coutelas, et c’est à mains nues qu’il dut écarter les branches. Et il le fit, avec douceur, au ralenti, en s’émerveillant de la végétation, du poids léger des palmes, de leurs nervures translucides de caoutchouc.
Il était un piètre explorateur et c’est à se demander pourquoi lui, et qu’avait-il fait pour que cela arrive et qui avait eut l’idée démente de lui faire confiance et de le choisir pour une mission sans rapport avec ses compétences. Mais mon père était un homme de ressource, bien qu’incompétent. Il allait sûrement mourir en pleine jungle mais ravi, il était parfaitement prêt à se faire dévorer pour la cause, et à finir broyé par un tigre, du moment que l’animal ne poussait pas le sadisme jusqu’à attraper d’abord la jambe, avant de remonter lentement vers la tête. Mon père exigeait qu’on n’allât pas trop loin dans le stoïcisme, accepter d’être dévoré vivant était la mesure. Pensait-il. Et repoussant les feuilles, parfois, il levait les yeux vers le ciel turquoise et se demandait dans quel dessin animé il était entré et qui était le maître d’œuvre de ce luxe épuisant.
24 mai 2009
J’ai croisé un jeune artiste qui se nommait R. Pradoc, il se tenait pour représentant d’une mouvance dont il était l’unique membre. Il parlait sérieusement de beaucoup de stupidités. Je ne sais pas ce qu’il est devenu, probablement rien. Comme tout le monde. Il vit encore à l’heure qu’il est, probablement d’usufruit et d’emprunts.
Ce nom me rappelait quelque chose, je devais connaître cette personne, et je cherchais où je l’avais rencontré. Je cherchais longtemps et avec effort, en creusant et je n’eus pas de réponse. J’avais un blanc et les souvenirs ne remontaient pas jusqu’à la langue quoiqu’une syllabe et une vague notion très floue me conduisirent à me rappeler une soirée où selon toute probabilité, je l’avais connu. Je poursuivis mes recherches mais rien ne me vint à l’esprit et j’abandonnai.
Ces blocages sont frustrants me dis-je. Au lieu de t’entêter, pense à autre chose, d’autant qu’il y a de quoi penser dans ta tête et beaucoup de lieux variés où tu ne vas plus et qui aimeraient une visite de courtoisie, un dépoussiérage, un simple salut ou des attouchements.
Tant pis pour R.Pradoc, qu’il aille se faire foutre. Pensai-je, enfin soulagé, ravi d’envoyer au loin (pas au diable) ce nom sur lequel je ne mettais pas de visage.
Oui, qu’il aille se faire foutre. Me dis-je. Avant d’allumer la télévision.
26 mai 2009
Dans le concert de louanges imméritées que L’autofictif d’Eric Chevillard a obtenu, je voudrais ajouter un couac et d’un coup d’archet rompre l’admirable unanimité qui entoure cette petite chose, presque modeste et sans grande ambition qu’est L’autofictif.
Mon avis personnel n’est pas de dire que le texte est mauvais. Il est de dire qu’il est plutôt bon mais qu’il n’est rien de plus. Et que pour en parler, il suffirait d’écrire dans la marge "Pas mal. Bien." Puis de mettre un point.
Pourquoi ? C’est qu’à regarder en détail, il est évident que le matériel proposé, petites maximes, aphorismes sortis du tiroir, chutes de textes, tessons de poèmes n’ont en dehors de leur effet immédiat, aucune durée dans le temps et ne possèdent pourtant pas la brillance d’une bulle de savon qui s’évanouirait dans l’air. Ni émerveillement ni persistance donc, dans ces textes (plutôt bons).
Il y a toujours un problème quand le public est unanime. Quand la presse s’empare d’un sujet et que tous les articles se ressemblent. Seul un texte de consensus peut réunir les esprits. L’autofictif est ce texte, ce projet commun qui vise au confort.
Aucune prise de risque ici, aucun remaniement de la forme, mais une suite de ritournelles, jamais d’exaspération contre les limites, mais une docilité au cadre qui va parfois jusqu’au décoratif.
L’humour chez Chevillard est semblable à une note descendante qui sert à terminer une chanson. C’est une pirouette de chat qui retombe sur ses pieds, du jonglage, un tour de passe-passe et peut-être pire un hobby.
Cette littérature semble n’être qu’un passe-temps, chaque jour une assiette de mots.
Je crois donc que le succès de L’autofictif repose sur un malentendu, celui d’un texte que l’on se partage faute de mieux, et sans aventure.
Mais ceci dit, c’est plutôt pas mal, si l’on est plutôt lecteur et qu’on aime un petit peu lire.
1er juin 2009
J’arrivai au Virgin, où je comptais distraire mon esprit embué, qui avait soif de couleurs criardes plus que des finesses de la nature.
Passé le seuil rouge coca-cola, rouge Ferrari, rouge pivoine, je me détendis et me sentis chez moi, déchargé de l’oppression du printemps.
J’allais droit au stand de littérature où une femme ridée mais bronzée, épaules nues feuilletait un volume et lisait la quatrième de couverture avec cette même précision chirurgicale que l’on peut prendre à détailler les étiquettes des boîtes de conserve, pour en connaître les ingrédients.
Elle avait d’ailleurs pris la pose sereine d’une divinité de journal télévisé, et lisait lentement dans sa tête, quelques paragraphes spectaculaires du dernier Tom Clancy.
— Il faut l’arrêter avant le fatidique achat. Il est de mon devoir d’empêcher cette femme d’acheter un roman écrit au dictaphone. C’est mon devoir. Toujours. Chaque âme sauvée forme un trésor dans le ciel. Me dis-je rendu lyrique par la nervosité.
Je m’approchai.
— Ce livre est épais. Il fut moins long à écrire qu’il n’est à lire. D’ailleurs, je l’ai lu. Vous l’avez lu également, il y a trois jours en regardant TF1. Vous connaissez l’histoire, puisqu’elle a inspiré 125 feuilletons policiers, tous diffusés cette semaine. Lui dis-je.
Je m’attendais à ce que la femme réponde, sursaute ou fulmine. Mais avec un sang froid dont je ne l’aurais pas cru capable, me jugeant avec aplomb, pensant sans doute que la méchanceté des hommes était vraiment sans limite, elle préféra subir pour Tom Clancy le martyr, prit le roman, pivota d’un arrière-train de gymnaste, et sans un mot se dirigea droit vers la caisse, où sa carte bleue triompha de mes recommandations.
23 juin 2009
Lorsque les historiens du futur se pencheront sur le cas de Johnny Halliday, ils seront face à un incroyable mystère, et devront s’arrêter méditatifs devant ce trou noir de la chanson populaire, qui vendit de la musique comme un entrepreneur du bâtiment refourgue aux plus défavorisés des maisons Bouygues et des villas en béton. Ils devront se faire les archéologues de la Mongolie intérieure pour comprendre pourquoi une civilisation voulut bâtir cette pyramide inversée.
On ne peut toucher le phénomène J.Halliday, sans s’interroger sur l’époque médiatique qui l’a hypocritement choisi pour idole, et a fait de ce camionneur (avec femmes nues et chef indien), une icône.
On ne peut non plus saisir son parcours de marée noire, sans s’attrister quelques minutes sur la disparition d’une véritable culture populaire dont il ne reste que des ruines, des zones franches, des zup et des bunkers-pavillonnaires.
Je pense que Johnny est le prophète d’une France qui s’est découvert un destin de pays du tiers-monde. Et qu’il fut utilisé pour cimenter la paix sociale et satisfaire les ambitions populistes de politiciens qui écoutent du Mozart chez eux.
On peut aimer les losers, le prolétariat, jusque dans leurs faiblesses, leur reconnaître une violence, une pudeur que la bourgeoisie n’a pas. Mais les fans de Johnny sont différents. Ce sont les créatures du parking, des morlocks aux caddys vides qui errent dans les allées des supermarchés en buvant de la bière tiède. Ceux-là mêmes qui ont renoncé à toute forme de grandeur pour mieux épouser la misère et faire de leur vie, une aire d’autoroute vouée à la destruction.
C’est ainsi, que Johnny a bâti une fortune colossale, qu’il souhaitait d’ailleurs cacher en Suisse, et a lésé des sous-éduqués en les confortant, les encourageant à devenir des militants de leur propre régression. Il est responsable moralement de l’abaissement de ces gens, qui autrefois étaient de paisibles agriculteurs.
Un fan de Johnny est nécessairement un être coupé de toutes ses racines, une plante arrachée du sol et placée en pot sur un rayonnage. Un individu de ce 21ème siècle ravagé, tel qu’on en voit parfois aux informations, sur le pas de sa porte, en chandail bleu ciel, devant une table en formica et qui ne fait rien de son désespoir, de ses colères, entièrement collé à un horizon qui ressemble à un poster (ou à un calendrier de la poste).
Car il faut le dire, Johnny est la tentation nihiliste du prolétariat. Il est sorti victorieux des années 80, et a abattu ce qui subsistait encore de dignité prolétaire pour se payer des villas à Stadt. Son succès s’est établi sur le cimetière du goût. Le petit flûtiste de Hamelin conduit les pauvres en enfer. Merci à lui de les envoyer par charters.
1er août 2009
Je suppose que ma famille est cannibale puisque son objectif affiché durant mon séjour en province fut de me voir grossir. Mon cerveau s’est également empâté. J’ai pris des kilos dans le crâne.
Malgré les exercices de néant pratiqués. Trop couvé que j’étais dans les bons draps d’une bourgeoisie qui au final, me plaît.
Jamais encore, je ne me suis senti si proche des gens ordinaires et de leur invisibilité. Je me suis presque vu habiter une petite ville et m’y complaire dans des habitudes surannées.
Prévoyant de passer un an à me dorloter dans un cadre de fenêtre.
Sur la petite place du village, montait un rire hystérique qui me disait de devenir français et d’abandonner la lutte pour être étranger.
Je me félicite d’être parvenu à l’inconscience éclairée de la sagesse à petit ventre. Je n’ai plus peur de la satisfaction, en ce qu’elle est une borne. Je peux même dire aujourd’hui qu’elle est mon point de départ. Que je suis satisfait d’avoir une corde et un poteau autour duquel brouter.
Sinon, j’ai lu. Beaucoup. Je deviens trop intelligent. Même pour moi. Ca commence à poser problèmes pour trouver des correspondants...
Et j’ai désormais des intuitions et des fulgurances entre les endormissements. Je dois réfléchir environ deux minutes par jour. Le reste du temps est consacré à me tenir dans cette soupe originelle que j’appelle béatitude. Et dont j’espère me lasser rapidement, avant coma définitif et entrée vivant au paradis des idiots qui prétendent au bonheur.
J’ai lu Simmel, Debord, Racine. J’ai bien envie de réécrire Hugo avec des ciseaux ou de raturer les manuels scolaires avec du typex.
Rarement, je ne me suis senti si peu écrivain. Si je pense à l’écriture en tant que forme d’art, je constate n’avoir qu’une paire d’yeux et des aptitudes d’handicapé. Ma seule aisance est de savoir choisir entre le oui et le non.
Il ne faut pas m’en vouloir si je n’ai rien à dire. Je n’ai rien à dire. C’est un bon départ. Ca suinte si j’y pense. J’ignore d’où et qui a mis ça en moi et pourquoi je m’en fais transmetteur. Après tout, je pourrais prendre ma retraite...
Je pense à me retirer des lettres pour gérer un patrimoine. C’est un rêve très petit-bourgeois de cultivateur de patates. Dans mon sang de parisien, coule la vie provinciale, un rêve haut comme un tabouret.
Au final, j’aime bien être assis. C’est un vrai vertige que cette position décriée.
(Extrait du blog de Roland Pradoc, nouvelle adresse)