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J’entends des voix 

vendredi 29 juin 2012, par Mouloud Akkouche

« Un cœur ou un rein peut se greffer, jamais une nouvelle enfance.‘’
J.VALDOX
Veilleur d’absence
Editions des Ruffins

Prologue

Quartier Bregille, Besançon

Quand la balle fusa, Marie-Christine fit un bond sur le côté et répliqua. Son adversaire courut en vain. Elle sourit. Un point avant la victoire.
Elle lâcha sa raquette et s’effondra.

— Qu’est-ce que tu as maman ?
Il sauta par-dessus le filet.

— Je ne sais pas... J’ai mal à la cheville droite.
Il l’aida à se relever. Elle trébucha. Il la rattrapa de justesse. Elle s’agrippa à lui, regard absent. Puis, sans un mot, ils gagnèrent la maison.
Elle s’affala sur un fauteuil.

— Je reviens maman.
Elle ôta sa chaussure et bâilla.

— Mets ça.
Elle plaqua la poche de glaçons sur la cheville.

— Cela ne m’arrive jamais. En plus, j’ai eu... comme un malaise.
Il fronça les sourcils.

— Tu devrais voir un médecin.
Elle marcha de long en large.

— Je n’ai plus mal.

— Bon, je vais rentrer chez moi.
Elle grimaça de douleur.

Je ne peux pas aller au Palais comme ça !
Elle boitilla jusqu’au fauteuil.

— Tiens maman.
Il lui tendit une carte de visite.

— Merci.
Son histoire venait de basculer.


***


Quartier la Planoise,

— Allongez-vous, s’il vous plait.
Le kiné, un brun musclé, parlait français avec un léger accent. Il posa les yeux sur le corps de l’avocate et l’examina des pieds au sommet du crâne. Comme si son regard fouillait sous la peau.
Née à Besançon, jamais Marie-Christine n’avait mis les pieds dans la Zup de la Planoise. Comme beaucoup de ses proches, elle ne connaissait ce quartier qu’à travers les faits divers relatés par la presse. A la lecture de l’adresse du cabinet, elle avait tiqué mais son fils avait insisté : « Tu vas voir maman, ce type a des mains d’or. »
Mal à l’aise, elle promena le regard dans le cabinet. Elle s’arrêta sur le mur derrière le bureau. Plusieurs photos de famille étaient punaisées. A droite du vélo d’exercices, un poster de la baie d’Alger.
Il lui prit le mollet et tira sur la jambe.

— Je vous fais mal ?

— Non.
Elle ferma les yeux.
« Bonjour Marie-Christine. Je m’appelle... ».
Elle ouvrit les paupières.

— Qu’est-ce que vous m’avez dit ?

— Rien, répondit le Kiné.
Ses yeux se refermèrent.


***


Je m’appelle Ahmed. Tu me connais pas et je ne suis jamais allé dans ton pays. Disons que... Bref, je vais te raconter une histoire. Pas grand chose. L’histoire d’un vieillard qui va bientôt mourir sans bruit dans son village. Aujourd’hui, j’ai 92 ans et je finis ma vie dans la maison de pierres où je suis né. De ma fenêtre, je vois la colline. Quand j’étais gosse, je surveillais les moutons et travaillais la terre avec mon père. Aujourd’hui, c’est plus dur pour les gens d’ici. La Kabylie a beaucoup changé... La roue tourne et elle finira tous par nous écraser un jour ou l’autre. En attendant, continuons de respirer tant qu’il y a de l’air dans les poumons.
Tu sens cette bonne odeur ? L’odeur des figuiers au matin va me manquer quand je serai mort. Et puis tous ces oliviers sur la colline. Attends, je m’assois sur mon muret. D’ici, je vois les peupliers du cimetière, bientôt, ils m’offriront de l’ombre. Y a plus rien de mon père, y aura bientôt plus rien de moi. Mais ces pierres sèches et ce ciel au-dessus de ma tête resteront. Je quitterai cette terre seul comme un chien errant. Qui viendra tenir la main du vieux fou usé par la mer ? Qui fermera les paupières d’un homme ne parlant qu’aux pierres ? Personne. Mais je sais que le ciel et ce mur seront là quand je serai mort. Les savoir près de moi me rassure. Je m’en irai, une pierre dans chaque main et des souvenirs pleins la tête. Dernier voyage d’un collectionneur de vents.
Marie-Christine, accueille en toi ces voix venues d’ailleurs. N’aie pas peur. Cherche pas à comprendre, laisse tes oreilles te guider. Écoute simplement ces voix qui parlent d’hier et d’aujourd’hui. Elles te raconteront notre histoire. Ton histoire.


***


Marie-Christine s’approcha du rétro : la nuit blanche bien camouflée. Elle rajouta du rouge à lèvres. Prête à afficher le masque d’avocate d’affaires. Elle sortit de la voiture et traversa la rue.
Elle but une gorgée de café et se plongea dans un dossier. Mais, malgré plusieurs tentatives, elle ne dépassa pas la troisième page. Bloquée.
Elle décrocha le téléphone.

— Annulez tous mes rendez-vous d’aujourd’hui.
Peu après, elle arriva essoufflée à la terrasse d’une brasserie du centre-ville. Florence, une amie d’enfance, l’attendait. A peine assise, elle se mit à raconter la séance chez le kiné.

— Je... J’entends des voix ! Ce vieil homme me parlait comme s’il me connaissait. Il m’appelait même par mon prénom
Florence la fixa, interloquée.

— ... Comment va ta cheville ?

— Impeccable !

— Tout le monde dit que c’est un bon kiné.
Marie-Christine lança un regard inquiet sur la terrasse puis murmura :

— Et il y a les photos.

— Quelles photos ?
Elle vérifia que personne ne les écoutait avant de répondre à voix basse :

— Le kiné a de nombreuses photos dans son cabinet.
Florence savait qu’elle traversait une période difficile dans son couple. Catholique très rigide, elle refusait une séparation, préférant se voiler la face sur la double vie de son mari.

— Quelles genres de photos ?

— Des photos d’Algérie.

— Tout s’explique pour tes voix !


***


La porte s’ouvrit. Elle posa la revue. Il l’invita d’un sourire à le suivre dans son cabinet. Tu es ridicule, pensa Marie-Christine. Elle avait insisté pour qu’il la soigne en urgence. Pourquoi ce nouveau rendez-vous ? Elle ne souffrait pas. Quel mensonge inventer ?
Son regard se posa alors sur l’affiche détaillée du corps humain.

— J’ai... j’ai... bredouilla-t-elle, main sur le ventre. J’ai mal au genou.
Il fronça les sourcils.

— Vous aviez déjà mal l’autre fois

— Non, ça c’est déclaré hier.
Il lui demanda de se déshabiller et rangea un énorme ballon vert dans un coin.

— Et votre cheville ?

— Ca va.

— Allongez-vous.
Elle désigna les photos.

— C’est votre famille ?
Il appuya sur la rotule.

— Vous avez mal quand je touche là ?


***


Ras-le-bol de ce con qui me mate comme ça ! Je ne vais pas me coller un bout de tissu sur la tronche pour lui faire plaisir à ce con. En plus, moche comme il est, c’est lui qui devrait se voiler la face. Désolée Marie-Christine de commencer notre rencontre par ce coup de gueule, mais... Parlons d’autre chose sinon je sens que je vais encore m’énerver.
Excuse-moi, j’ai oublié de me présenter. Je suis Fadila, je suis journaliste et je vis à Alger : face à la baie d’Alger. Les barbus peuvent tout prendre, mais jamais ils ne pourront mettre un hijab à la mer. Ici, il fait très chaud aujourd’hui. Voilà que je me mets à philosopher sur le temps ... Faut dire que je suis émue de communiquer avec toi. Je sais que tu habites de l’autre côté et je sais aussi que, avec tous mes contacts en Europe, je pourrais traverser la mer. Te rencontrer et rencontrer ces français qui nous soutiennent. Me battre à distance. Mais comme Tahar Djaout [1], je préfère parler et mourir. Bon, j’arrête avec mes idées noires ; je les garderai pour mon papier de tout à l’heure. Encore un papier qui risque d’être censuré.
Ne t’inquiète pas, je ne vais pas te demander un visa. Fais pas attention à mon humour... Ici, nous n’avons plus que l’humour noir pour éponger le sang et la bêtise. Chacun de nos rires est une victoire sur la barbarie. Un acte de résistance. Chaque jour, je me regarde dans le miroir et me dis : Fadila, tu es très belle. Fadila, tu as le droit de plaire. Et surtout : tu as le devoir d’être heureuse.
Ca va, j’ai assez parlé de moi. Et toi : qui es-tu ? Comment vis-tu ? Es-tu comblée par la vie ? Peut-être qu’un jour l’Histoire nous permettra de nous rencontrer. Et ce jour-là, je serai très fière de t’offrir un verre de Mascara dans un bar.Un verre face à la baie d’Alger.


***


Elle ôta sa robe.

— Qu’est-ce qui vous amène aujourd’hui ?

— La hanche.

— Marchez un peu.
Elle traversa la pièce.

— Pas de déséquilibre apparent.

— Vous les voyez souvent ?

— Qui ?
Elle montra le mur.

— Eux.
Il pâlit.

Disons que...
Il grimaça un sourire :

— Tous les jours.
Il détourna le regard.
La blessure de cet homme lui apparut pour la première fois. Exilé et privé des siens. Où trouvait-il la force de soulager les maux des autres ? Chaque jour, ses mains couraient sur des corps, effaçaient nœuds et tensions ; souvent des petits bobos sans importance. Alors qu’une profonde souffrance nichait sous sa peau.
Souffrance sans partage.

— Je...

— Bon ! On commence la séance.

— ...
Elle grimpa sur la table.

— Non, allongez-vous sur le ballon.


***


Je te hais ! Je vais pas prononcer ton prénom pour pas me salir la langue. Pourquoi je te parle ? J’ai juste envie de te cracher à la gueule ! Je hais ton pays et ses millions d’infidèles. Vous pensez qu’à l’argent et au sexe. Plus rien d’autre vous intéresse. Plus que la luxure. Mais la vraie révolution est en marche ! Notre révolution à nous, Allah ! Akbar ! elle va purifier notre époque, la remettre entre les mains de Allah. Nous avons besoin de lui : notre sauveur. Avec lui, plus de pollution, de faim sur la planète, d’épouses infidèles, de... d’homosex... Plus de drogue. Il châtiera aussi les pédophiles. Il redonnera un sens à nos pauvres existences perdues. Quand la terre sera redevenue pure, je me marierai et j’aurai des enfants. Et la vie sera belle. Allah Akbar ! J’ai honte que nous soyons de la même famille. Si je t’avais croisée, je t’aurais tuée de mes propres mains. Je suis sûr que tu montres tes seins et ton cul à n’importe qui comme... Toutes ces putains qu’on voit toute la journée sur le câble. Comme ma propre mère qui montre ses cheveux. Quelle honte ! On peut pas tuer sa mère sinon je l’aurais fait depuis longtemps. Et ces couples qui se tiennent la main... Faut un nettoyage. Faut que tout change. Allah ! Akbar ! Et moi je vais aider à ce changement. Moi, je suis un vrai croyant. Demain, mon nom sera sur tous les écrans. Dans quelques heures, je serai assis avec les jeunes de la Chi-Chi [2] dans une boîte de nuit à Alger. C’est une soirée privée, mais j’ai réussi à avoir une invitation par un étudiant en médecine proche de notre cause, un pauvre de la campagne qui doit bosser, lui, pour se payer ses études. Pas comme eux. Tous des gosses de riches qui pensent qu’à s’amuser. Ils vont regretter d’avoir quitté la voie de Dieu pour se comporter pire que des porcs. Je vais attendre que la boîte soit bourrée à craquer et je vais m’exploser.


***


Marie-Christine monta l’escalier. Elle entra dans sa chambre d’enfant. La pièce avait été entièrement retapée. Elle s’approcha de la fenêtre.
Un soir, quand elle avait environ six ans, ses grands-parents mangeaient dans le jardin. A un moment, la voix de sa grand-mère la réveilla en sursaut. Elle sortit du lit et entrouvrit les volets. La vieille femme ne décolérait pas. Jamais elle ne l’avait vue aussi fâchée. Sa grand-mère leva les yeux et la gamine se précipita sous les draps. Pourquoi s’énerver autant pour un abat-jour abîmé ?
Elle sortit de la chambre et longea le couloir jusqu’à une porte. Comment le prendrait-il ? Elle prépara ses phrases avant de frapper.

— Oui.

— C’est Marie-Christine.
Il ouvrit et, comme à chaque fois, l’inspecta des pieds à la tête. Buste raide, sourcils froncés. Toujours sur la réserve, le sourire rare.

— Ca faisait longtemps.
Elle dansa d’un pied sur l’autre.

— Papa, je suis là pour...
Il recula d’un pas, bras croisés.

— Tu as encore un souci avec Maurice.
Jamais il n’avait supporté son gendre.

— Non.

— Tu as des problèmes au cabinet. Je...

— Non, le coupa-t-elle.

— Dis-moi alors.
Elle essora ses mains.

— Suis-je une enfant adoptée ?
La surprise passée, il décrocha deux cadres ovales du mur.

— Regarde. Tu es bien une Lecard !
Elle prit les photos. Sur la première, deux jeunes mariés sortant d’une église. Elle regarda l’autre : un couple vingt-cinq ans plus tard sur le seuil de la même église. Quatre sourires crispés de cérémonie. Seuls la couleur sur le cliché et les vêtements différaient. Visage rond comme son père, les yeux en amande de sa mère.
Elle sourit.


***


Moi c’est Lila mais tout le monde m’appelle tante Lila. Je suis la fille d’Ahmed. Je le vois pas souvent. Il veut plus qu’on aille le voir là-haut sur la colline. Il est devenu agressif. Il reste des heures assis sur son mur à parler au ciel. Il a vécu trop de sales choses et ça remonte maintenant. La boue et le sang ne quittent jamais la mémoire. Mais je suis pas là pour parler de mon père.
Je me demande si tu nous ressembles un peu. Tu dois avoir le même âge que Fadila : ma fille. Ah ! Celle-là ! Qu’est-ce qu’elle me fait endurer ! Qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu eu pour avoir une telle fille ? Elle était mariée avec un homme avec une bonne situation, un mari très gentil qui lui a donné trois enfants, et cette... elle a tout lâché. Tout ça pour travailler dans des journaux. Qu’est-ce qu’elle croit ? Qu’elle est mieux que moi parce qu’ elle sait lire et écrire ? Elle jure que par Abdel : son père mort pour l’indépendance. Un héros. Et moi elle me prend pour une idiote. Mais elle sait pas que moi aussi j’ai participé à tout ça. Je transportais des armes pour les fellaghas planqués. Un jour, les militaires ont fouillé la maison ; ils ont rien trouvé. Le pistolet était sous l’oreiller de Fadila qui dormait. Cette même Fadila qui a grandi et m’énerve avec ces airs de je sais tout mais... Je suis très fière de ce qu’elle fait. Son combat est beaucoup plus dur que nôtre guerre d’indépendance. Aujourd’hui, les ennemis sont de ta propre famille, parfois tu les portes en toi. Comment s’évader d’une prison sans murs ? Comment quitter dix ans de nuit ? Retrouver l’avenir... Je suis trop vieille, fatiguée, mais Fadila peut compter sur moi. Je suis prête à reprendre le maquis s’il le faut !
Je parle, je parle mais j’ai du boulot. Faut que j’aille aider les autres femmes à cueillir les figues de Barbarie. J’espère que tu viendras un jour en manger dans notre maison. Je te ferai aussi du Sfinge [3]. Je t’embrasse. Et oublie pas : tu es chez nous chez toi.


***


Elle s’assit au bord de la piscine, les pieds dans l’eau. Le téléphone sonna dans le salon. Elle bâilla et s’allongea sur le carrelage.
Tout allait trop vite : la mort de son grand-père, la cinquantaine, les aventures de son mari, le cabinet à gérer. Et maintenant ces voix.
Elle se sentait sombrer.
Deux cachets plus tard, elle écrivit un courriel très en retard mais se trompa de destinataire. « Quelle conne ! » Elle referma le portable d’un geste sec. Appeler Florence ? La seule à qui elle se confiait. A quoi bon ? Elle lui répéterait les mêmes choses.
Le bain et le CD des variations Goldberg la détendirent un peu. Florence avait sans doute raison ? Juste une crise à régler dans un lit ou sur un divan. Peut-être les deux ? Le savon lui glissa des doigts.
Ses mains imitèrent celles du kiné. Elle massa les mêmes endroits. Pas la moindre voix. Elle sortit de l’eau et se planta devant la glace.
Face à une autre.


***


La séance débutait quand le téléphone sonna. Il décrocha. Son front se plissa. Il bredouilla une excuse à Marie-Christine et s’empressa de sortir.
« Ne me culpabilise pas Nabila ! Tu sais bien pourquoi je ne peux pas venir. »
Elle se redressa sur les coudes.
« Pas pire pour un homme que de ne pas pouvoir assister à l’opération de son fils. »
Sans bruit, elle descendit de la table de massage et se glissa derrière le bureau. Très près des photos. A moitié nue devant le mur.
« Si je viens, ils vont m’abattre. Ils veulent ma peau. Peut-être qu’un jour, on fera comme les tunisiens… »
Le kiné plusieurs fois avec une vieille femme, elle lui serrait souvent le bras. Sur un autre cliché : le kiné, âgé d’une vingtaine d’années, allongé sur une plage à côté d’une brune en maillot de bain. Et le même couple, plus âgé, encadrant un bébé sur un canapé.
« J’ai tout essayé. Depuis le changement de président c’est très dur. Pour eux, nous ne sommes plus des réfugiés mais des profiteurs.  »
Deux enfants souriaient sur l’ écran de l’ordinateur du kiné. Une photo prise devant un immeuble, près d’un panneau de direction en arabe. Elle se pencha et réussit à lire le nom sur la plaque vissée à la porte : Mustapha Megdouda, Kinésithérapeute.
« Je n’ai plus confiance. Regarde ce qu’ils font avec les italiens depuis des années... On vaut moins cher qu’un accord sur le gaz ou une centrale nucléaire. »
Un coup de klaxon s’éleva de la rue.
« Non, pas dans cet hôpital !
Elle colla l’oreille à la cloison.
« Je vais essayer de rassembler la somme le plus vite possible et je te rappelle. Faut que je trouve quelqu’un pour te l’apporter. »
Un silence.
« Je vous embrasse très fort tous les trois. »
Le plancher craqua. Elle regagna sa place, les yeux sur le plafond.
Il griffonna un post-it et le colla sur l’écran.

— Je suis à vous.
Sa main tremblait sur la cuisse.


***


Moi je m’appelle Rachida. J’ai 22 ans et je suis la plus jeune de la famille. Je n’habite plus au village depuis deux ans. Je suis avec deux autres filles dans un appartement à Oran. Je pourrais vivre chez ma mère ou mon père, mais ils sont... Comment dire ? Pas pareil que moi. Surtout ma mère. Elle n’arrête pas de me prendre la tête parce que je porte un hijab. Est-ce que moi je lui reproche son rouge à lèvres, ses décolletés et ses jupes trop courtes ? Non, jamais... Si un peu pour ses jupes et ses décolletés. Je trouve que ça se fait pas de montrer son corps à des inconnus. Avec Ali l’un de mes frères, on n’arrête pas de se chamailler. Il me traite de bigote et d’arriérée. Il sait à peine écrire et me traite d’arriérée alors que je rentre en troisième année de médecine à la fac. Je suis plus moderne que lui, mais il ne le sait pas, il est juste un esclave des paraboles. Pas parce que je porte un hijab que je suis une abrutie. C’est un choix. Moi, je ne les empêche pas de fumer, boire, bai..., vivre leur vie. Comme dit votre chanteur... Comment s’appelle-t-il déjà ? J’aime bien ce chanteur... Ah ! Oui Georges Brassens ! ( Elle fredonne : « les brav’gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux... » ) Le seul de ma famille que je ne vois plus c’est Mohamed mon autre frère. Il nous fuit. Il a beaucoup changé depuis qu’il fréquente les... Les voyous qui veulent nous faire croire qu’ils vénèrent Allah ! Des escrocs qui nous font plus de mal que de bien. Leur Islam n’est pas le mien. C’est... C’est l’Islamafia. Nous ne sommes pas comme eux : des terroristes ou des arriérés restés au temps des tribus. Détrompe-toi. Le prophète Mohamed lui-même a aussi épousé des femmes pas vierges. Il a même commencé par aimer et épouser une veuve plus âgée que lui, mère de deux enfants : Khadidja. Tout ce que ces voyous disent sur la femme n’a jamais été écrit dans le coran. Ils invoquent même notre livre saint pour empêcher les femmes de conduire, comme si c’était écrit dans le coran. Des escrocs qui refont l’Islam à la sauce qui les arrange. Les seuls interdits du coran sont les jeux d’argent, la consommation d’alcool et de porc. Bon, j’arrête... Ne crois pas que je veuille te convertir. Reste ce que tu es : Dieu a pas créé le monde pour qu’il y ait que des musulmans. J’aimerais bien que tu viennes nous voir. Et peut-être que, inch Allah, tu me feras visiter un jour la tour Eiffel.


***



— Monsieur Julien Lecard.
Une infirmière l’invita à entrer.

— Qu’est-ce que c’est cette histoire ?
Un médecin lui désigna un siège et attendit qu’il s’assoit pour parler.

Les service de police m’ont amenée votre fille cette nuit parce qu’elle errait pieds nus dans les rues. Et elle parlait toute seule.
Il balaya l’explication d’un geste.

— C’est faux !

— Elle a été interpelée dans le quartier Battant [4]. Elle montrait des parties de son corps aux passants et ...

— Impossible ! l’interrompit le vieil homme. Elle devait être soûle.

— Elle n’était pas sous l’emprise de l’alcool.

— Je n’y crois pas.
Le psychiatre ôta ses lunettes.

— Le plus inquiétant est que, lors de son interpellation, elle assurait entendre des voix.

— Quelles voix ?

— Des voix d’algériens vivant en Algérie. Elle prétend qu’ils sont de sa famille.

— Foutaises ! Nous n’avons pas de famille dans ce pays, Dieu merci. Et jamais nous n’y avons mis les pieds. Ni elle. Je ne comprends pas.
Le psychiatre afficha un air rassurant.

— Ne vous inquiétez pas. Cinq pour cent de la population souffre d’hallucinations auditives.

— Où est-elle allée chercher cette famille algérienne ?

— Pas le premier patient qui s’invente une famille de substitution. Ces hallucinations apparaissent le plus souvent après un choc émotionnel important comme une séparation ou un deuil.
Le vieillard semblait submergé.

— Elle va m’entendre !
Le psychiatre fronça les sourcils.

— Votre fille a besoin de repos et de suivre une thérapie.
Il pointa l’index sur le médecin.

— Ma fille n’est pas folle !

— Je n’ai jamais dit cela. Mais il est indéniable qu’ elle souffre d’un réel trouble.
Un long silence.

— Vous êtes le professionnel. Je m’en remets à vous Docteur.
Une dizaine de minutes plus tard, le vieil homme suivit une infirmière. Elle le laissa devant une porte. Il marqua une hésitation avant d’entrer.
Marie-Christine, prostrée sur une chaise, leva lentement la tête.
Un rictus déformait ses lèvres.


***


Cool de te parler la cousine. Bientôt on va se voir en chair et en os. Je vais me tirer d’ici. Me barrer même si je dois me planquer dans l’essieu d’un camion ou dans un train d’atterrissage. Tant pis si je meurs congelé ! J’ai plus rien à foutre dans ce village. Ma mère est à Alger avec ces histoires politiques de journaux et de je sais pas quoi... Moi, j’y comprends rien. Je veux juste passer de l’autre côté. Mon père, lui, pense qu’à se faire du fric et je peux pas supporter ma sœur et mon frère. On vient du même ventre, pas du même monde. Le seul avec qui je m’entends c’est mon grand-père Ahmed. Lui, il a des trucs à raconter... Moi, je l’écoute. Pépé y juge jamais. Lui sait que j’ai quelque chose dans le ventre. Je suis pas un naze. Ici, tout le monde m’appelle Ali le danseur. Pas meilleur que moi en hip-hop. Je fais des trucs de fou. J’ai des cassettes que je peux montrer aux producteurs. Et je suis aussi vachement fort en Parkour [5]. À Paris, je vais trouver du boulot dans le cinéma pour faire des cascades. Je vais réussir. Pépé Ahmed est le seul qui me manquera. Bon ! Faut que je trouve ton adresse pour venir te voir.

EPILOGUE

Marie-Christine trempa la main dans l’eau et frotta son visage. Un chien aboyait après les vagues. Sacs en bandoulière, elle grimpa les marches couvertes de sable jusqu’à une maison blanche.
Elle sonna plusieurs fois. En vain. Elle poussa la porte et traversa un couloir.

— Y a quelqu’un ?
Simone Lecard, enfoncée dans un canapé, sursauta et se retourna. Elle sourit, dressée sur les accoudoirs. Elles s’embrassèrent, serrées très fort l’une contre l’autre. Elle réussit à décrocher les mains tremblantes et s’installa dans le fauteuil du grand-père.

— Tu dormiras dans ta chambre comme quand tu venais passer tes vacances avec nous..
Elles se dévisagèrent.

— Grand-mère, je... je...

— L’air de l’océan te remettra en forme.

— Grand-mère, je... Tu sais...

— Ne te sens pas obligée de parler, murmura-t-elle en lui caressant la joue.
Marie-Christine, regard absent, commença à déballer. Elle parlait très vite.
Simone l’écouta, visage tendu.

— Arrête ces bêtises maintenant !

— Toi aussi, tu crois que je suis folle !
Elle se leva.

— Reste assise !

— Non !
Elle se laissa tomber dans le fauteuil.

— Bon, marmonna Simone, faut bien que quelqu’un le sache un jour. Surtout qu’un soir, toi, tu as entendu ne conversation que... Bref, voilà... ton père est bien ton père, ta mère aussi. Tu n’es donc pas une enfant adoptée comme tu as pu le croire..
Elle se tut et jeta un coup d’œil à la photo de son époux : un moustachu dans une robe d’avocat. Puis elle baissa lentement les yeux.

— Pardonne-moi, mon Joseph...

— Dis-moi !
Simone s’humecta les lèvres.

— Tout a débuté à l’ été 38. Nous étions en croisière. Et, une nuit pendant que ton grand-père jouait à la roulette... Il adorait jouer. Ce soir-là, un jeune marin algérien est venu réparer un abat-jour détérioré dans notre cabine... Et bien… Voilà, c’est lui ton vrai grand-père.
Marie-Christine blêmit.

— Grand-père l’a su ?

— Bien sûr. Joseph était malheureusement... Il ne pouvait pas avoir d’enfants.

— Papa sait tout ça ?
Sa question chargée de colère.

— Non. Tu es désormais la seule à savoir.
La vieille femme poussa un soupir de soulagement.

— Pourquoi tu n’en as jamais parlé à papa.

— Moi, je voulais mais Joseph n’a jamais voulu que je lui dise la vérité.

— Tu as revu ce marin ?

— Non.
Marie-Christine tritura son alliance.

— Tu connais son nom ?

— Même pas son prénom.
L’avocate balançait entre colère et tristesse. Comment se terminerait cette histoire ?
Elle fuma une cigarette à la fenêtre. Un goéland tournoyait au-dessus de la plage. Quand l’oiseau disparut, elle composa un numéro sur son mobile.

— Qui appelles-tu ?

— Mon agence de voyage.
Le regard de Simone s’assombrit.

— Faut que tu te reposes.

— Pas le temps.

— Qu’as-tu de si urgent à faire ?
Marie-Christine sourit.

— Rendre visite à ma famille.

Notes

[1Ecrivain, poète et journaliste algérien (1954-1993). En 1193 il fut l’un des premiers intellectuels victime de la « décennie du terrorisme » en Algérie.

[2Jet set algérienne.

[3Beignets que l’on peut déguster nature, salés, sucrés ou au sirop.

[4Quartier avec une importante population maghrébine.

[5Le Parkour (ou « art du déplacement ») est une pratique sportive consistant à transformer les éléments du décor du milieu urbain en obstacle à franchir par des sauts, des escalades ou des acrobaties.

1 Message

  • J’entends des voix 23 juillet 2012 01:21, par Oujda Kherchiche

    bonjour,
    j’ai lu l’article et je le trouve excellent. J’ai beaucoup aimé. Tout y est traité de façon très subtile.
    BRAVO !

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