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Jean Starobinski : Regards sur le texte de Kafka 

vendredi 31 janvier 2014, par Bernard Umbrecht

Dans le cadre de la Dissémination de jan­vier "écri­ture et image /​écri­ture de l’image /​images de l’écriture" la revue des ressources vous propose ce texte de Bernard Umbrecht.

Dans un texte dont on trouvera un extrait ci-dessous, publié sous le titre « Regards sur l’image » dans le catalogue de l’exposition Le siècle de Kafka (Centre Pompidou 1984), Jean Starobinski s’intéresse à l’écrit et à l’écriture comme image : « chaque mot sur la page est image » partie d’un ensemble d’images qui constituent l’imaginaire de l’écrivain. Son œuvre forme l’Image avec un grand I. Elle est fuyante, insaisissable même pour son auteur.

Pour Kafka, estime J. Starobinski, « un maléfice habite l’image, l’écriture du fait que, lors même qu’elles expriment la nostalgie de la vie simple et réconciliée, elles ne sont toujours pas la vie ». Les figures portent en elles « la faute d’avoir été substituée à la vie ».

Kafka lui-même en porteur d’une œuvre est devenu image, voire contre-image, en l’occurrence la contre-image du « réalisme socialiste »

« Chaque mot sur la page est image, si l’on entend par image une pseudo-présence. L’ensemble de ces images se compose comme « l’univers imaginaire » d’un écrivain : son imagination tout entière nous y est livrée. L’imagination littéraire, dont on parle avec tant de facilité, se confond avec ses produits ; elle n’est rien d’autre et rien de moins que la somme de ses opérations ; on échouera toujours à vouloir la saisir en deçà, au niveau des facultés, dans une formule synthétique. Encore faut-il qu’à partir des mots singuliers, des choses et des rapports simples, qui constituent les images unitaires, l’on en vienne à considérer les liens complexes qu’elles établissent : syntaxe et « figures de mots » ; tropes et « figures de pensée » ; rhétorique et procédés narratifs … Ces figures, aussi bien, sont des agrégats d’images unitaires, animés d’une vie supérieure. De figures en figures, par voie de complexité croissante – c’est-à-dire en lisant mieux et plus complètement l’ensemble des textes -, l’on s’oriente à la limite en direction de l’image de toutes les images, de la figure de toutes les figures : l’œuvre. Or celle-ci, par le jeu indéfini des rapports qui la constituent et qu’elle suscite autour d’elle, défie toute saisie globale. Totalité non maîtrisée par son auteur même, et toujours dépendante de ses lecteurs, elle provoque et désarme les interprétations. Pas plus qu’il n’a été possible de saisir abstraitement la formule générale de l’imagination productrice, on ne peut circonscrire la grande Image de l’œuvre comme un territoire cadastrable. Toute approche légitime est vouée à demeurer inégale à sa visée, donc à reconnaître une part d’illégitimité. Il n’y a rien là qui nous contraigne à désespérer du sens et de la compréhension, car, dans le domaine de la littérature, le sens n’est vivant qu’à la condition de s’avouer provisoire et dépassable.

Cet effet d’intimidation exercé par l’œuvre n’est nulle part aussi marqué que chez Franz Kafka. La grande Image de l’œuvre comme celle de Rimbaud doit être lue « littéralement et dans tous les sens ». Indéfiniment interprétable, puisqu’elle porte en elle tout ensemble la structure de la parabole, et la volonté de n’être qu’allusion à ce qui ne peut se dire, – elle est ininterprétable en dernier recours. Marthe Robert l’a rappelé, l’œuvre littéraire ne fut pas un but, mais un exercice face à la mort. Dans sa perfection fragmentaire, elle se voulait préparatoire, et ce n’est pas sa propre réussite qu’elle souhaitait préparer. Nul plus que Kafka, en ses grandes années créatrices, n’a été en proie au flux des images ; mais chez nul autre l’on ne voit une telle énergie de refus de travailler à contre-courant. Non pas seulement (comme tant de pages du Journal l’attestent) parce que la ligne qui vient d’être écrite ne répond pas à l’idée très haute que se fait Kafka de la beauté littéraire, mais parce qu’un maléfice habite l’image, l’écriture, du fait que, lors même qu’elles expriment la nostalgie de la vie simple et réconciliée, elles ne sont toujours pas la vie. Ainsi l’image globale de l’œuvre n’est pas seulement l’ensemble concertant des figures imaginaires et des fictions qui se succèdent et s’entre-répondent. Ces figures, pour lesquelles Kafka a donné les meilleures forces de sa vie, portent en elles la faute d’avoir été substituées à la vie. La fiction, dans la nécessité qui la fait surgir, comporte un péril aussitôt perçu par Kafka ; il dirige contre elle un désaveu qui, entrant presque immédiatement en composition avec la fiction elle-même, devient figure dans le monde coupable de la fiction. Conçue dans l’exaltation du travail nocturne, la figure dérobe et dévore la vie, cependant que les énergies mises en œuvre pour lui résister éternisent le combat. La négativité propre à l’image elle-même (qui n’est pas la chose qu’elle « représente ») s’accroît d’une négativité d’autre provenance, ­l’angoisse de celui qui, après ravoir produite, ne veut pas qu’elle survive à la place de l’existence qu’elle a envahie. Le chant de Joséphine, loin d’être le remède qui apporte l’oubli ou l’abolition des malheurs, n’est qu’un couinement, sans différence avec celui que profère tout un chacun dans le peuple des souris. La figure dernière (puisque Joséphine la cantatrice est le dernier texte) porte en elle la figure de son abolition, de sa réduction au langage quotidien. Et si nous nous souvenons que Max Brod a publié Le Château, Le Procès et L’Oublié en dépit d’un ordre formel de destruction, nous comprenons que nous lisons ces grands textes comme si nous avions le privilège de les arrêter dans leur trajet, entre la nuit dont ils proviennent et la nuit où ils devaient retourner.

Et force nous est de constater, de surcroît, que le nom même de celui qui fut l’inventeur, et pour une large part, le contradicteur de cette œuvre merveilleuse – Franz Kafka – est devenu à son tour une image singulièrement forte, chargée d’un rayonnement bien plus large que la seule gloire littéraire et la nuée des exégèses, et d’un pathétique surpassant celui d’une brève destinée achevée par la tuberculose laryngée et par l’étouffement. Car son image est inséparable d’un monde détruit : le judaïsme d’Europe centrale, la culture européenne en Tchécoslovaquie. L’ironie a voulu que ce nom, que cette œuvre, qui survivaient à peu près seuls à toute une famille anéantie dans les camps nazis, aient été tenus, pendant longtemps, pour inacceptables par le marxisme policier, comme si ces ouvrages de fiction, avec leur humour angoissé, étaient capables de mettre en péril un régime politique censé représenter une conquête décisive dans l’histoire humaine, conquête assurée par tant de divisions blindées. Quel singulier pouvoir s’attache donc à la fiction, si le nom de Kafka a pu être tenu pour le synonyme d’un péril. Le « réalisme socialiste » avait trouvé en lui – nom noir occultant une œuvre prohibée, à ne lire à aucun prix – sa contre-image, son modèle du mal… Les choses ont néanmoins quelque peu changé et aujourd’hui, dans sa patrie, le nom de Kafka n’est plus anathème ; son image n’est plus démonisée mais son œuvre n’est plus accessible. Il fait pourtant partie de l’itinéraire touristique. Reste que cette biffure de naguère, même gommée, est inscrite sur son image. La grossière censure de la bêtise dogmatique se superpose à la critique, autrement plus clairvoyante et plus pénétrante, que cette conscience dirigeait contre elle-même, sous l’aspect figuré de la justice absurde et de la loi incompréhensible ».

Tous les éléments graphiques, accents, ponctuation, forme du texte, la prose n’a pas la même forme que le théâtre qui ne se présente pas comme de la poésie sont constitutifs de cette image du texte. « Au vrai les données graphiques peuvent donner lieu au rebond imagé, au même titre que les données acoustiques ».

Dans la suite du texte, Jean Starobinski, examine la place de la fenêtre (et de la porte), ouverture sur l’image dans l’œuvre de Kafka.

Je n’en retiendrai que deux extraits :

1.Les occurrences de la fenêtre

« Le rapport dynamique entre le dedans et le dehors, par l’entremise obligée de la fenêtre subira d’infinies variations. Pas un roman, depuis L’Oublié (où reviennent avec insistance les balcons avec vue sur la rue ou sur les balcons voisins) qui n’ait son jeu de fenêtres. Les occurrences de la fenêtre, chez Kafka, sont au moins aussi nombreuses que celles des portes, seuils, clôtures, escaliers, corridors : lieux de passage, mais qui, d’être destinés au passage, mettent d’autant mieux en évidence l’impossibilité de passer outre, laquelle, à son tour, met en valeur le dangereux privilège du franchissement… »

2.La fenêtre, lieu d’apparition de l’image

« De fait, que ce soit à titre métaphorique ou en vision directe, de nombreux textes font de la fenêtre le lieu d’apparition de l’image. Mais l’image n’apparaît jamais innocemment, sans qu’il en coûte à celui qui l’accueille de gré ou de force ».

La porte et la fenêtre peuvent aussi rester fermées sans donner à voir ce que l’on y entend.

P.-S.

Image du logo : Franz Kafka et le manuscrit de son "Procès" (Pablo Sanchez)

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