Journal de Franz Kafka (1911), traduction de Laurent Margantin
Une femme attend déjà (en haut au second étage de l’hôtel Victoria dans la Jungmannsstrasse) mais me prie avec insistance de rentrer avant elle. Nous attendons. La secrétaire arrive et nous fait patienter. Je le vois par une ouverture sur le corridor. Tout de suite après, il vient vers nous les bras à moitié écartés. La femme explique que j’étais là le premier. Je le suis donc tandis qu’il me conduit dans son bureau. Sa redingote noire comme cirée les soirs de conférence (pas cirée, mais brillante de son noir pur) est maintenant à la lumière du jour (3 h de l’après-midi) poussiéreuse même tachée, surtout dans le dos et aux aisselles. Une fois dans sa chambre, je cherche à montrer mon humilité – que je ne ressens pas – en choisissant une place ridicule pour mon chapeau ; je le pose sur un petit meuble en bois où on lace ses chaussures. Table au milieu, je suis assis face à la fenêtre, lui sur le côté gauche de la table. Sur la table des papiers avec quelques dessins qui rappellent ceux des conférences sur la physiologie occulte. Une brochure Annales de la Philosophie de la nature recouvre un petit tas de livres qui paraissent traîner là tous les jours. Le problème, c’est qu’on ne peut pas regarder autour de soi, vu qu’il essaye constamment de vous tenir avec son regard. Et quand il ne le fait pas, il faut faire attention au retour du regard. Il commence par des phrases sans lien les unes avec les autres : Vous êtes bien le Dr. Kafka ? Cela fait longtemps que vous vous intéressez à la théosophie ? Mais moi je me dépêche de lui réciter le discours que j’ai préparé : Je sens combien une grande partie de mon être aspire à la théosophie, mais en même temps j’éprouve face à elle une peur extrême. Je crains d’elle en effet une nouvelle confusion, ce qui serait très mauvais pour moi, puisque mon malheur présent n’est justement que confusion. Cette confusion consiste en ceci : mon bonheur, mes compétences et toutes mes possibilités de servir à quelque chose résident depuis toujours dans la littérature. Et c’est là en effet que j’ai vécu des états (pas beaucoup) qui selon moi sont très proches des états de voyance que vous décrivez, et pendant lesquels j’étais totalement et absolument dans chaque idée, mais tout en accomplissant chacune d’entre elles, états pendant lesquels je sentais que je n’étais pas seulement parvenu à mes propres limites, mais aux limites de l’humain en général. A ces états il manquait seulement la paix de l’enthousiasme qui est probablement propre au voyant, même si elle n’était pas totalement absente. Je conclus cela du fait que je n’ai pas écrit le meilleur de mes travaux dans ces états. – Or je ne peux pas me donner entièrement à la littérature, comme il le faudrait, et ce pour diverses raisons. Sans même considérer ma situation familiale, je ne pourrais pas vivre de la littérature en raison de la lenteur avec laquelle j’avance dans mes travaux et de leur caractère particulier ; en outre, ma santé et mon caractère m’empêchent également de me livrer à une vie qui serait incertaine dans le meilleur des cas. C’est pour cette raison que je suis devenu fonctionnaire dans une compagnie d’assurances sociales. Or ces deux métiers seront toujours inconciliables et ne permettront jamais un bonheur qui les réunirait. Le plus petit bonheur dans l’un devient un grand malheur dans le second. Ai-je écrit un soir quelque chose de bon, le lendemain au bureau je brûle d’impatience et je n’arrive à rien faire. Ce va-et-vient devient toujours plus intolérable. Au bureau je satisfais extérieurement à mes devoirs, mais pas à mes devoirs intérieurs et chaque devoir intérieur non accompli devient un malheur qui reste obstinément en moi. Et à ces deux aspirations qui ne s’accommoderont jamais je devrais maintenant ajouter une troisième, la théosophie ? Ne va-t-elle pas incommoder les deux autres et être elle-même incommodée par les deux autres ? Vais-je pouvoir, moi, un homme déjà si malheureux, mener les 3 à une fin ? Je suis venu Dr. Steiner vous poser cette question, car je pressens que, si vous m’en jugiez capable, je pourrais réellement assumer cette tâche.
Il m’a écouté avec la plus grande attention, sans jamais avoir l’air de m’observer, entièrement concentré sur ce que je disais. Il a hoché la tête de temps en temps, ce qu’il semble considérer comme un moyen permettant de développer une forte concentration. Au début un rhume silencieux l’a gêné, son nez coulait et il le travaillait sans cesse avec un mouchoir qu’il y enfonçait profondément, un doigt dans chaque narine.