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Keremma (troisième extrait) 

mercredi 2 juin 2010, par François Lunel

Je t’ai fait la courte échelle,

puis on est passé,

toi et moi,

de l’autre côté du mur.

Quelques nuits plus tard, au milieu d’une heure inconnue, on sort et on marche jusqu’à la mer, on s’assoit sur une couverture posée à même le sable frais, dans l’obscurité presque.
Là, elle raconte une chose qui sur l’instant m’a semblé anodine, mais qui plus tard m’a éclairé sur l’histoire. Elle me parle de réussite.

– Je réussissais tout ce que j’entreprenais, fillette, dans la danse, les études… il fallait que je sois la plus forte, la meilleure.

J’écoute, attentif, curieux.

– Tiens, une fois, au collège, pour ne pas échouer à un examen, j’ai fait semblant de me cogner à ma table en me relevant, dit-elle. Mon professeur est venu vers moi. J’étais par terre, en train de me tenir le crâne et de hurler. Il a appelé les pompiers, qui m’ont évacuée vers l’hôpital le plus proche... Tout ça pour éviter d’être notée.

– Vraiment, tu as fait ça ?

– Oui. Et je crois que ça m’a coupée de beaucoup de choses, d’être ainsi.

– Forcément, à vouloir toujours réussir, il y a un moment où on finit par tricher, dis-je.

Je sens comme la conscience d’un regret chez elle, d’une honte. Elle voudrait être une autre. Cela, je le vois, c’est ce qui me pousse à rester auprès d’elle. Je crois en un changement possible. Je me dis que je pourrais l’aider à passer d’une vie à une autre. C’est une chose réalisable, non ? Je sais cependant qu’on produit souvent le contraire de ce qu’on veut, surtout quand on y met trop de manque. Je sais aussi qu’en prenant le risque de partager l’échec de ce projet, je cours aussi celui de ramener la fille du Nord pour toujours.

Elle me parle de ratage. C’est une chose qu’elle dit ou que je crois entendre.

– J’aimerais rater quelque chose, et c’est peut-être à cause de ça que je t’ai choisi, toi, un type à l’envers.

Elle aime cette inversion des choses en moi, elle veut m’aimer et s’inverser aussi. C’est cela qu’elle veut et qui l’effraie, parce que ça la démunit de ses armes propres, ça la fragilise d’une façon qu’elle ne pouvait imaginer.

– Je veux rater quelque chose, dit-elle.

Il y a un appel d’ouverture incroyable à cet instant, une aspiration, et dans cet endroit-là, sur cette plage de la Manche, il y a la possibilité de vraiment perdre pied, de tomber dans un ratage parfait, de basculer dans un amour infini, donc. Cette possibilité-là lui déchire le ventre. Elle s’agrippe à moi, elle a peur, croit avoir tout perdu, tout oublié dans sa peur, et qu’on disparaisse. Elle continue de parler de ça, de ce paradoxe, pareil à une plaie.
Je dis oui, puis on s’endort à même le sable, dans la couverture.

Un jour, j’aurai cent ans et je mourrai.

Elle viendra,

tant de sollicitude dans son regard,

et elle dira :

"C’est toi que j’aimais, toi seul…"

Aurai-je alors gagné ma vie ?

P.-S.

KEREMMA un livre de François Lunel à paraître le 10 juin 2010 chez Riveneuve Editions

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